Chapitre 5 : Tourments


Quelque part dans les montagnes de l'Himalaya, une nuit d'orage. Valkhan pourrait jurer que le Chasseur doit sourire sous son masque sinistre. Ce à quoi il vient d'assister apporte la lumière à bon nombre de ses questions sur les mystérieux pouvoirs de son ennemi.

- Alors tu vois ! Tu n'es pas le seul ici-bas à posséder de puissantes capacités de psychokinésie. La téléportation est mon mode de déplacement favori. C'est ainsi que j'ai pu éviter ton attaque tout à l'heure : j'ai disparu à l'instant où elle aurait dû me frapper, à la vitesse de la pensée qui, tu le sais, parce qu'immatérielle, n'est pas limitée par les lois de la physique comme la vitesse de la lumière. Ma fuite a toujours une longueur d'avance sur ton attaque, même portée avec toute la puissance de ton septième sens. Mes pouvoirs dépassent les tiens, ils dépassent ceux des Chevaliers d'Or, et même ceux du Grand Pope. Et bientôt, ils égaleront ceux de Dieu ! A présent, il est temps d'en finir. Griffes Diaboliques !

Ses griffes s'allongent, prêtes à transpercer le cœur de Valkhan. Mais elles ne rencontrent que le vide.

- Tu l'as dit toi-même, Chasseur, la vitesse de la pensée dépasse celle de la lumière. J'ai appris à maîtriser la psychokinésie, moi aussi je peux t'échapper. Par contre, je viens de te prendre au piège : la Toile de Cristal qui vient de t'emprisonner a le pouvoir de résister à la téléportation. Tu ne peux plus t'échapper et cette fois mes techniques secrètes vont pouvoir te terrasser !

En effet, Valkhan vient de réapparaître quelques mètres derrière le Chasseur, désormais prisonnier d'une immense toile d'araignée faite de cristal.

- Pauvre inconscient, ton esprit est aveuglé par des chimères. Tu veux croire encore à ta victoire alors que tout est déjà écrit !

Ses griffes s'allongent à nouveau. Et leur efficacité remarquable n'est alors plus à prouver : elles commencent à découper les fils de la Toile de Cristal comme s'ils n'étaient faits que de papier.

- Mes ressources sont innombrables ! Même privé d'un de mes pouvoirs, il m'en reste toujours au moins un… pour me tirer d'affaire.
- Par la Poussière des Etoiles !

Valkhan précipite son bras en avant : des dizaines d'étoiles filantes jaillissent du creux de sa main et s'abattent sur le prisonnier. Il doit l'éliminer avant qu'il n'ait le temps de complètement se dégager de la toile. Mais le Chasseur a déjà libéré ses bras. D'une seule main, il bloque puis renvoie chaque étoile filante, tandis que ses autres griffes poursuivent leur entreprise libératoire.

- Une technique secrète ne marche pas deux fois, tu le sais bien. Tu as déjà eu recours à cette attaque au début de notre combat. J'ai compris comment elle opérait, je n'ai donc aucun mal à la parer.

Désormais obligé d'esquiver ses propres projectiles renvoyés par son ennemi, Valkhan ne peut plus attaquer. Maintenant, le Chasseur est libre. Le combat continue. Rien n'a changé… Si ce n'est que Valkhan semble avoir épuisé toutes ses cartes… Mais sa foi ravivée par Balthazar, son maître, est toujours intacte, il trouvera un moyen… il trouvera un moyen de le terrasser !



Juin 2193, l'aube. Une montagne émergeant des flots et crachant des langues de feu, des coulées de lave incandescentes à peine masquées par les vapeurs toxiques jaillissant des multiples geysers qui ornent ses flancs, une chaleur infernale dépassant sans commune mesure les cinquante degrés. Kemri pose le pied sur l'Ile de la Mort, et pour la première fois, il commence à comprendre pourquoi elle est ainsi nommée. Sa respiration est saccadée : l'atmosphère est presque irrespirable, il tousse. La plante de ses pieds sent l'intense chaleur émanant des roches tapissant le sol à travers l'épaisseur de ses semelles. La vie semble avoir déserté cet endroit depuis fort longtemps : pas l'ombre d'un oiseau, pas la trace d'un insecte, pas même la présence de la végétation la plus sèche. Vivre ici, ou plutôt survivre ici, relève forcément du miracle. Le bateau solidement amarré, Hassadan débarque à son tour.

- L'Enfer te souhaite la bienvenue. Allons, ne perdons pas de temps. Nous ferions mieux d'atteindre la tour avant que le soleil ne soit trop haut dans le ciel.
- Parce que ça peut être pire ?
- Bien sûr que oui, tu t'y habitueras avec le temps. Je pensais que je ne m'y ferais jamais mais je résiste assez bien à présent.
- C'est sur cette île que tu t'es entraîné pour avoir ton armure ?
- En partie seulement, je suis allé chercher mon Armure Sacrée en Tanzanie, sur le Kilimandjaro. Mais c'est vrai que c'est ici et en Polynésie que j'ai passé la plupart du temps à m'entraîner, sous la tutelle de Cassandra et de mon grand frère.

Les deux compagnons de voyage entament alors un dangereux périple. Pour atteindre la tour où vit Cassandra, il va falloir traverser une partie de l'île et s'aventurer sur les flancs du volcan. Au bout d'une dizaine de minutes, Kemri n'en peut déjà plus : il s'est déjà brûlé une demi-douzaine de fois en effleurant une roche avec sa main ou en trébuchant sur un appendice terreux avec son pied. Alors qu'il reprend son souffle, il a l'impression de voir une ombre disparaître au loin.

- C'est pas possible, j'ai dû rêver, personne d'autre ne doit vivre sur cette île ?
- Pourquoi dis-tu cela ? lui demande son guide.
- Il m'a semblé apercevoir l'ombre de quelqu'un dans la montagne.
- Non, je pense que tu as bien vu. C'est d'ailleurs pour eux que Cassandra est ici.
- Pour eux ?
- Celui que tu as vu est sans doute un Chevalier Noir. Sache que cette île est ce qui reste du légendaire continent du peuple de Mu, ceux qui ont forgé les Armures Sacrées. Mais des forgerons rebelles à l'autorité d'Athéna ont construit de pâles reproductions de nos armures dans le but d'assouvir leur soif de puissance et de conquête. Ceux qui trouvent et portent ces reproductions sont les Chevaliers Noirs. Aussi, pour éviter que ces criminels ne nuisent au monde, le Sanctuaire a depuis longtemps chargé un gardien d'une mission consistant à les empêcher de quitter l'île. Personne n'aurait cependant voulu s'installer ici et c'est à un chevalier déchu que fut attribuée cette tâche, seul moyen pour lui de racheter sa faute. Aujourd'hui les choses ne sont plus ainsi, et un Chevalier a accepté de devenir le nouveau gardien.
- Et je suppose que ce Chevalier, c'est….
- Cassandra, la gardienne, Chevalier d'Argent de la Colombe.

Au fur et à mesure de la progression, l'air se raréfie et devient de plus en plus suffocant. Kemri s'est couvert le visage avec un linge imbibé d'un étrange liquide sensé l'aider à respirer, qu'Hassadan lui a donné peu de temps avant d'arriver sur l'île. Enfin, au bout de presque deux heures d'une lente et pénible marche, les deux compagnons de route se retrouvent au pied d'une immense tour d'acier.
L'édifice circulaire doit bien compter une dizaine d'étages. Aucune fenêtre, pas la moindre ouverture. Seules deux immenses portes de bronze permettent d'entrer à l'intérieur. Au-dessus de l'arche encadrant les portes, deux rameaux d'oliviers ont été sculptés. Remarquant que le jeune Egyptien les a vus, Hassadan lui accorde une petite explication.

- Les rameaux d'olivier représentent la paix souvent associée à la colombe. Dans la mythologie grecque, il est également dit que c'est la Déesse Athéna qui a offert aux hommes cet arbre qu'est l'olivier. Tu comprends pourquoi le Chevalier de la Colombe ne pouvait qu'accepter de devenir la gardienne de l'Ile de la Mort : empêcher les Chevaliers Noirs de quitter cette île est une manière de préserver la paix.

Dans un grondement sourd, les deux lourdes portes de bronze s'ouvrent. Hassadan pénètre à l'intérieur, Kemri lui emboîte le pas. L'air y est plus frais mais surtout respirable. Il fait très sombre, les parois se contentant de renvoyer la faible lueur d'une unique torche accrochée au mur. Une grande pièce vide, un escalier de pierre en colimaçon en son centre, qui monte vers les étages supérieurs et qui descend vers les sous-sols.

- Cassandra t'attend au sommet de la tour. Emprunte l'escalier jusqu'en haut. Je te retrouverai un peu plus tard au premier étage pour te faire visiter les lieux et te montrer ta chambre.

Kemri commence une nouvelle ascension. Cette fois il s'agit de la tour d'acier de l'Ile de la Mort. L'escalier tourne, l'enfant gravit les étages, il en compte d'ailleurs neuf. Enfin, les marches le mènent au sommet, directement sur le toit, à l'extérieur : une immense plate-forme ronde à plus de vingt mètres du sol, balayée par des vents brûlants. Pas de barrières ni de murets sur le pourtour ; s'approcher près du bord et faire un faux pas est synonyme de mort assurée. Tout en observant la singularité des lieux, Kemri balaie l'horizon jusqu'à ce que ses yeux se posent sur elle.

Cassandra se trouve à quelques mètres de lui, lui tournant le dos. Drapée dans une fine robe ample et plissée, pieds nus sur un sol pourtant incandescent, sa longue chevelure, lactée comme le plumage de l'oiseau qui la représente, volant au gré des bourrasques infernales.

- Je t'attendais… Phénix !

A la fois émerveillé, sans parvenir à se l'expliquer, et étonné de la manière dont elle s'est adressée à lui, Kemri ne parvient pas à détacher son regard de la gardienne. Cassandra se retourne, ne laissant apparaître de son visage qu'un masque blanc orné de rameaux dorés encadrant ses yeux et ses joues.

- Mes yeux aveugles ne peuvent te voir mais tu es tel que je l'avais prédit. Je le lis dans ton cœur.
- Vous… Vous lisez dans mon cœur ?
- Oui… comme d'autres lisent dans les livres.

Elle tend sa main vers le jeune garçon. Entre ses doigts, une plume blanche s'est glissée. D'une voix à la fois limpide, majestueuse, envoûtante et autoritaire, elle s'adresse à lui.

- Il y a longtemps que je t'attendais, Etoile du Phénix. C'est amusant et pourtant si évident que tu aies vu le jour sous le soleil d'Egypte, le pays d'origine du mythe de l'oiseau immortel appelé à guider ta destinée.
- Je … Je ne comprends pas tout ce que vous dîtes…
- Je sais cela aussi. Tu comprendras bientôt. Pour gagner l'Armure Sacrée du Phénix, tu vas devoir affronter de multiples épreuves, des dangers dont tu n'as jamais soupçonné l'existence, mais surtout combattre un ennemi plus que redoutable... un ennemi craint de tous, même des plus puissants... peut-être même des Dieux…
- Et… Et quel est cet ennemi ?
- La mort !
- La… La mort… balbutie le jeune Kemri, de plus en plus intrigué par les étranges paroles de Cassandra. Mais ça ne se combat pas, ça ?
- Pour toi… si ! … Plumes Blanches !

Un souffle à travers son masque envole la plume qu'elle tenait dans sa main. En un instant, celle-ci se démultiplie et des dizaines viennent transpercer le corps du pauvre garçon. Kemri n'a rien vu venir, pourtant Cassandra vient bel et bien de l'attaquer. Les projectiles se sont plantés en de multiples endroits de son être : sur ses bras, sur ses jambes, sur son ventre… Partout son sang se met à couler. Projeté au sol, il sent tout son corps parcouru par d'horribles douleurs.

- La légende, reprend la gardienne de l'île, veut que le Phénix renaisse de ses cendres lorsqu'il meurt. Pour devenir le Phénix, tu dois d'abord mourir… pour pouvoir renaître…

Quelles paroles terrifiantes ! Kemri a le sentiment d'être en face d'un danger insoupçonné : la mort, cet ennemi auquel elle a fait allusion quelques instants auparavant, est en train de se matérialiser dans la propre personne de Cassandra. Elle s'avance vers lui, une nouvelle plume glissée entre ses doigts.

- Non, pense Kemri. Elle va recommencer. Elle veut me tuer ! Ce n'est pas possible ! Valkhan m'a dit qu'elle devait m'apprendre… mais c'est une folle !

Il bondit sur sa gauche pour éviter à nouveau les aigrettes blanches, lesquelles viennent se planter dans le sol. Il a réagi juste à temps. Il ne perd plus Cassandra des yeux : elle s'apprête à souffler une nouvelle fois. Il lui faut fuir, quitter cet endroit et se retrouver le plus loin possible d'elle. Kemri court en direction de l'escalier, gardant un œil sur les plumes qui fondent sur lui. Il dévie sa course : les projectiles se plantent sur la première marche. Il n'y pas d'autre issue ! S'il veut s'échapper, il doit d'abord l'empêcher de l'attaquer.
Alors il s'arrête, relève la tête et fixe la dame blanche qui lui fait face. Oubliant ses douleurs, son esprit se concentre sur son unique cible. Son regard plonge dans les yeux aveugles de la prophétesse… Elle le sent, elle aussi, on pourrait même dire qu'elle le voit… son regard de braise ! Son regard qui s'enflamme !
S'élançant comme s'il s'envolait, Kemri court droit sur elle. Il bondit tandis qu'elle s'apprête à lancer une nouvelle fois ses armes mortelles. Il lui saisit le bras. Et bien qu'elle parvienne presque instantanément à se défaire de sa prise, elle a lâché sa plume.

- C'est fini pour aujourd'hui, déclare-t-elle. Nous reprendrons demain.

Kemri n'est pas certain de comprendre. Etait-ce un test qu'elle vient de lui faire passer ? Mais elle aurait pu le tuer ? La tension retombe cependant. Sans comprendre pourquoi ni comment, il sent toute sa peur et toute sa colère le quitter, gagné par une étrange paix intérieure. Quand la douleur lui rappelle brusquement qu'il est couvert de plaies…

- C'est bien… Nous irons loin ensemble… Phénix !

La maîtresse des lieux se dirige vers l'escalier et descend vers les niveaux inférieurs. Blessé et perplexe, Kemri rejoint le premier étage. Hassadan soigne ses blessures avant de lui montrer ses quartiers et de lui faire visiter le reste de la tour. Au sous-sol, Cassandra semble plongée dans une étrange transe. Kemri s'approche. Elle a l'air si paisible. Il pose sa main sur son épaule et ressent à nouveau une étrange sensation de paix. Il devrait lui en vouloir, c'est ainsi qu'il aurait réagi il n'y a pas si longtemps. Mais il ne le peut : en fait, il éprouve déjà une profonde admiration pour cette femme que pourtant il ne connaît pas encore. Six années à ses côtés seront longues mais certainement riches d'enseignement.

- Nous irons loin ensemble… Maître !


Ile d'Andromède, dans l'Océan Indien. Le long de falaises rocheuses faisant face à la mer, sous un soleil de plomb et une chaleur harassante, un jeune garçon court. Il a changé son ancienne tenue contre celle plus courante des apprentis Chevaliers. Sa tunique est noire comme ses cheveux dont la longue tresse ondule au gré des déplacements d'air produit par sa lente mais longue course. Le jeune Issa a commencé son entraînement depuis plusieurs jours à présent. Les conditions géographiques particulièrement rudes et astreignantes imposent une volonté inébranlable. Combien de carcasses d'animaux morts desséchés croise-t-il chaque matin lorsqu'il commence son échauffement ? Combien de plantes calcinées ses pieds foulent-ils chaque jour ? La nature et la vie ne semblent pas les bienvenues sur l'Ile d'Andromède. Issa avait cru pouvoir trouver un peu de fraîcheur le premier soir, lorsque la température qui avait atteint quarante degrés dans la journée avait tout à coup chuté. Si vite, il s'était retrouvé frigorifié : moins de zéro degré ! Comment peut-on s'habituer à côtoyer de tels écarts de température : chaleur extrême et froid intense.
Non loin de là, le Chevalier d'Argent de Céphée suit attentivement le travail de son disciple. L'image du petit garçon courant le long des falaises s'imprime dans le regard noisette de Mélyan, tandis que ses boucles violettes sont ramenées sur ses joues par la brise marine. Un instant, sa vue se trouble.

- Premiers symptômes, se dit-il. Pardonne-moi de ne pas t'en avoir parlé, Valkhan. Mais je préférais ne pas t'inquiéter davantage. Et puis je vivrai encore suffisamment pour faire de ce petit homme un vrai Chevalier. Je te promets que je ne partirai pas avant.

Mélyan se rapproche de son élève. Maintenant que l'échauffement est terminé, il faut passer aux autres exercices. Six années pour achever sa mission : c'est ce que Valkhan lui a demandé, c'est ce qu'il a promis de réaliser avant que son destin ne s'accomplisse… irrémédiablement. Soliman le Visionnaire ne s'est jamais trompé.


Torrent de Rozan, dans la région des Cinq Pics en Chine. Assis en tailleur, les mains ouvertes posées sur ses genoux, le dos droit, les yeux fermés, Shin médite. Depuis le rocher surplombant la cascade où il est installé, il entend distinctement le bruit continu provoqué par la chute d'eau tandis que son esprit doit se focaliser sur un unique sujet de réflexion, destiné à lui faire découvrir son être intérieur. L'exercice n'est pas si simple et de nombreuses pensées viennent parasiter l'objet de sa méditation. Eryn… Ses amis, ses frères… Eryn… Valkhan, son père… Eryn… Tamon, son rival… Eryn… Soliman, le devin… Eryn… Neishing, son nouveau maître… et Eryn…
Il est arrivé depuis plusieurs jours déjà. La jolie Eryn avait presque réussi à lui faire oublier la douleur due à la séparation, mais le moment de la quitter, elle, était arrivé… si vite… trop vite. Il n'a pas vraiment eu le temps de la connaître, mais cela a suffi à faire naître un sentiment nouveau jusqu'alors inconnu : il est amoureux. Eryn… son nom lui revient sans cesse… Eryn… l'image de son doux visage se dessine sur son écran mental… Eryn !

- On dirait que tu as trouvé un objet unique sur lequel focaliser ton attention, Shin, mais je ne suis pas certain que ce soit le meilleur pour développer une véritable attitude méditative.

La voix de son maître le tire de son rêve. Il se sent rougir, honteux. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois.

- Tes pensées sont tellement claires et expressives que je n'ai même pas besoin de les lire pour comprendre à quoi tu penses… ou plutôt à qui tu penses, Shin.

Vêtu d'un costume chinois traditionnel violet arborant des idéogrammes des principales créatures de la mythologie locale, Neishing croise les bras tout en fixant sévèrement son jeune disciple de ses petits yeux gris. Shin relève la tête pour affronter timidement le regard de son maître. Son image vient remplacer celle de ses rêves : un visage dur, des cheveux noirs tondus, une posture impassible. Ainsi présente Neishing, le Chevalier de la Balance.

- Bien, je crois qu'il va d'abord falloir détourner ton esprit de cette charmante petite en commençant par des exercices disons, plus physiques, poursuit-il en esquissant un sourire. Je dois te paraître bien cruel, mon garçon, mais si tu veux devenir le Chevalier du Dragon, il va falloir te montrer méritant.

Le maître chinois s'éloigne en lui faisant signe de le suivre. Shin se lève, tout en plongeant dans de nouvelles réflexions.

- Mon maître est sévère, pense-t-il, mais il est gentil et juste. Pourtant j'ai peur : Soliman m'a bien dit de ne pas m'inquiéter, mais comment le pourrai-je ? Même si je ne lui parle pas de Valkhan, comme on me l'a impérativement recommandé, il semble lire dans ma tête comme dans un livre… Soliman avait pourtant l'air d'être confiant…

Tout en suivant son maître vers un bois de bambous, Shin se remémore son arrivée. Soliman s'était longuement entretenu avec Neishing, mais rien n'avait filtré de leur discussion. En fait, il n'avait même pas essayé d'écouter… préférant profiter de ses derniers instants avec Eryn. Cette fois, c'est lui qui lui avait donné un baiser, avant qu'elle ne reparte avec son père et Tamon.
Mais pourquoi donc Neishing ne voulait-il pas entendre parler de Valkhan ? Que s'était-il donc passé pour que le Sanctuaire le considère comme un traître à la cause des Chevaliers d'Athéna ? Neishing le sait sûrement mais puisqu'il ne faut pas en parler…

- La patience, mon garçon, lui avait dit Soliman avant de le laisser. Ta patience sera récompensée. Ne laisse pas ton esprit s'encombrer inutilement de questions. Quand tu seras prêt, l'heure des réponses viendra. Pour le moment, elle est à l'initiation.


Juillet 2193. Sanctuaire, Grèce. Sous un soleil de plomb, épuisé, Néo s'assied sur une grosse pierre. Sa tenue de novice bleu claire et ses sandales hautes témoignent d'un état d'usure qui pourrait faire penser qu'il s'entraîne ici depuis plusieurs années déjà. Sa tête des mauvais jours a pris le dessus. Quelques regards, pour vérifier que personne n'est prêt de lui pour l'entendre, puis il prend son souffle et… se lève.

- J'en ai marre ! Ras le bol de tous ces exercices à la con ! J'ai failli mourir au moins dix fois par jour ! Morgane n'est qu'un bourreau - avec des gros nichons d'accord mais ça suffit pas - elle va finir par me ramasser à la petite cuillère ! Pendu simplement par les pieds au-dessus d'un gouffre à devoir faire des tractions, recevoir une dérouillée à chaque fois qu'elle décide que je dois me battre contre elle, et je passe sur le fait que mon cul me fait encore mal à cause de la fessée qu'elle m'a donné ce matin parce que j'ai pas voulu faire cinquante tours de Colisée !

Après s'être égosillé et avoir vidé ses poumons de toute sa rancœur emmagasinée, Néo laisse tomber ses mains sur ses cuisses, fléchissant les jambes, reprenant son souffle. Quand une voix le fait sursauter.

- Pour quelqu'un d'épuisé, tu me sembles avoir encore de l'énergie à revendre. Je crois même que tu en débordes. Alors comme ça, c'est toi le disciple de Morgane ?

Un jeune homme vêtu d'une tenue de toile brune laissant ses bras musclés nus, chaussés de solides bottes abîmées. Sa peau est marquée par le soleil, son teint méditerranéen ne fait aucun doute : c'est un natif du pays. Ses cheveux bruns descendent jusque dans sa nuque et quelques mèches reviennent sur son front serti d'un bandeau doré. Ses yeux bleus sont magnifiques. Souriant, il s'approche de l'enfant.

- N'aie pas peur. Je ne répéterai pas à ma petite sœur les propos ignobles que je viens d'entendre et qui n'étaient dictés, j'en suis convaincu, que par l'apparente douleur persistante de ton postérieur.
- Vous… Vous êtes le frère de… de Morgane, balbutie Néo d'un air horrifié et tremblant de tout son corps.
- Oui, sourit-il, je m'appelle Mégare. Je suis content de te rencontrer. J'avais entendu la rumeur comme quoi elle avait un disciple, je suis bien content. J'espère qu'elle réussira à faire quelque chose de toi, mais je n'en doute pas… avec l'énergie, et la voix, que tu as… Du Cosmos à revendre ! Mais excuse-moi de ne pas rester plus longtemps à discuter avec toi, je dois rapidement regagner le palais : Raphaëlle m'attend.
- Raphaëlle ? C'est qui ça ?
- Morgane ne t'as pas parlé de Raphaëlle ? reprend-il surpris. C'est étonnant. Bien, sache que c'est le nom de la réincarnation de la Déesse Athéna.

Laissant Néo à ses pensées, Mégare s'éloigne prestement.

- Ben non, elle m'en a pas parlé ! Pourtant c'est vachement important ! La réincantation… non la réimplantation… ah non c'est pas ça ! La " ré-machin-truc " d'Athéna là - j'espère qu'elle est mignonne au moins - c'est pour elle que je dois devenir Chevalier et que j'endure tant de souffrances. Va falloir que je lui en parle !

Et d'un pas déterminé, Néo reprend la direction de la cabane de son maître, mais à peine a-t-il fait quelques pas que Morgane est devant lui. Il lève la tête en direction de son masque inexpressif, mais qui surtout l'empêche de deviner et d'anticiper ses réactions. Il se force à sourire, espérant qu'elle n'a rien entendu de ce qu'il a hurlé un peu plus tôt… puisque visiblement elle n'était pas bien loin.

- Euh… j'ai fait la connaissance de… de ton frère… il a l'air plutôt sympa… il m'a dit…
- Je sais, le coupe-t-elle sèchement. Il est temps que tu retournes t'entraîner.

Est-elle en colère ? Fait-elle semblant de n'avoir rien entendu ? Néo est convaincu qu'elle devait être là puisqu'elle prétend savoir ce qu'il lui a dit. Le remords le gagne. Après tout il a exagéré : il n'a pas fait tant de tractions ni de tours de Colisée… et son derrière ne lui fait plus très mal… juste un peu… et puis il l'avait cherché. L'enfant baisse la tête…

- Pardon… Maître…
- Ce n'est rien. Nous avons du travail. Viens.
- Euh c'est vrai, tu … tu m'en veux pas ?
- Non. Suis-moi.

Tout en suivant son maître, Néo se hasarde à poser la question qui le dérange depuis sa rencontre avec Mégare.

- Mégare m'a parlé d'Athéna… Raphaëlle… Tu m'as jamais parlé d'elle… Ton frère avait l'air surpris que je ne connaisse pas son nom… Tu y as pas pensé ou…

Morgane interrompt sa marche. Elle reste immobile et silencieuse pendant une longue minute : une éternité pour le jeune garçon. Quand enfin, elle laisse échapper quelques murmures en reprenant son chemin.

- Raphaëlle… Athéna… Comment ai-je pu oublier ? … Pauvre petite…

Néo reste interdit un instant après ce qu'il vient d'entendre. Etrangement, il lui semble deviner que c'est un sujet sur lequel Morgane ne s'attardera pas. Pourquoi ? Mystère…


Septembre 2193. Ile de la Mort. Une trouée sur la façade du volcan. Une insatiable curiosité pousse Kemri à s'y aventurer. Hassadan lui a bien recommandé d'éviter de fouler ces lieux : le territoire des Chevaliers Noirs. La galerie permet sans doute à la lave de s'écouler lors des éruptions les plus violentes, mais ici la mince coulée de magma est sèche : cette veine du volcan semble avoir cessé de saigner depuis longtemps déjà. Une grotte plus grande au bout du passage, éclairée par d'étranges cristaux érigés tels des stalactites et des stalagmites. Une sensation curieuse… désagréable… dérangeante… Kemri a l'inquiétante certitude de ne plus être seul… Et ce n'est pas seulement une intuition !
Plusieurs ombres surgissent. Des ombres d'enfants pour la plupart. Ils doivent avoir à peu près son âge. Ils sont disposés en un large cercle tout autour de lui, bloquant toute tentative de fuite : les accès sont tous gardés. Trois d'entre eux sont plus grands, certainement âgés d'une douzaine d'années. Le trio s'approche du jeune Egyptien.
Celui qui semble être le chef est très différent des autres. Il est le seul à ne pas avoir des yeux et des cheveux d'ébène. Tous sont habillés en noir, certains portent un gantelet, comme ce meneur aux cheveux et aux yeux vert sombre, seul également à avoir la peau plutôt claire. Des rictus se dessinent sur les lèvres de tous ces enfants, prêts à… se battre !

- Ne sais-tu pas où tu es, petit ?

L'adolescent a pris la parole tout en tournant autour de Kemri, lentement, à un petit mètre de distance.

- Ne sais-tu pas que tu es sur notre territoire, petit ? Comment t'appelles-tu ?
- Je m'appelle Kemri, lui répond-il sur un ton plein d'assurance, voyant là l'occasion de mettre à profit les premiers enseignements qu'il a reçus. Je suis le disciple de Cassandra. Et toi, qui es-tu ?
- Provocation ou ignorance ? reprend le jeune avec un sourire satisfait. (Murmurant.) N'as-tu pas peur de prononcer devant nous le nom de la gardienne… (haussant le ton) que nous haïssons cordialement !

Il arrête son pas, fixe Kemri droit dans les yeux, abandonnant son sourire pour un visage marqué par la haine, la colère, le défi… Puis il crie !

- Mon nom est Sauran ! Le commandeur des Enfants du Diable ! Moi vivant, jamais un disciple de Cassandra ne s'emparera de l'Armure du Phénix qui repose dans les flammes de ce volcan. Souviens-t'en ! Minus !
- Kemri ! Mon nom est Kemri ! Et pour mon maître, je suis déjà le Phénix ! Alors tu ne m'empêcheras rien du tout ! Sauran !
- Ah oui, poursuit-il en ricanant. C'est ce que nous allons voir. En attendant, tu n'as rien à foutre ici. Montrez-lui ce que valent les Chevaliers Noirs !

Aussitôt, une dizaine de gamins se jettent sur le jeune Egyptien, l'empêchant de frapper Sauran, qui esquive sa première tentative sans peiner. Le commandeur des Enfants du Diable, ainsi qu'il s'est présenté, rejoint les deux autres adolescents, seuls à ne pas être intervenus dans la mêlée.

Le combat est inégal. Kemri est rapidement submergé par le nombre. Malmené, jeté à terre, roué de coups pendant plusieurs minutes par ses adversaires, il n'est bientôt plus que plaies, bleus, douleurs… Gisant, il ne parvient pas à se relever quand enfin, ses bourreaux s'écartent, laissant s'avancer les trois adolescents. Il les distingue mal, mais il reconnaît la voix de celui qui lui relève la tête en tirant ses cheveux. Les yeux de Sauran croisent son regard prêt à s'embraser, malgré son incapacité à se défendre.

- Tu as compris. C'est moi qui commande ici, petit morveux ! J'ai tué de mes mains tous ceux qui étaient plus âgés que moi parce que je suis le seul à être digne de commander aux Chevaliers Noirs. Et cette Armure du Phénix que tu convoites… elle me reviendra. A moi !

Avant de laisser retomber sa tête sur le sol, Sauran lui crache au visage. Puis il s'éloigne en ricanant, le laissant aux mains de ses deux acolytes, lesquels le traînent jusqu'à la sortie du volcan puis le jettent sur les braises brûlantes. Leurs deux visages grimaçant et ricanant s'impriment dans sa rétine. L'un d'eux s'approche de lui, place ses pieds de chaque côté de son corps, se défroque et soulage une envie naturelle.

- Rappelle-toi aussi de Sciron, larve !

Malgré l'urine lui aspergeant les yeux, Kemri enregistre l'image de ce visage dans sa mémoire : une longue et épaisse chevelure noire touffue tenant davantage de la crinière, des cicatrices sur ses deux joues, son regard noir injecté de sang… Sciron, il n'est pas prêt d'oublier son nom.
Sa voix aiguë laisse échapper quelques gémissements étouffés ainsi que des ricanements sadiques, signes qu'il prend un immense plaisir à son acte. Après avoir tari son besoin, il reste un instant à contempler sa victime. Quand enfin, il s'éloigne en riant de plus belle.

- Allez viens Icare, on s'en va ! Je crois qu'il est pas prêt d'oublier la torchée qu'il a subi… ni mon petit cadeau en prime ! Ha ! Ha ! Ha !

Les ricanements s'éloignent : ils sont partis. Kemri tente de rassembler ses dernières forces pour se relever et rejoindre la tour. Son regard de braise traduit une immense violence, une flamme naît dans ses yeux.

- Sci… Sciron… Je te ferai regretter ce que tu as fait… Je te jure que je te… que je te tuerai !


Octobre 2193. Sanctuaire, Grèce. Couché sur le sable d'une plage longeant une portion de la côte de l'île sacrée, Néo se détend un instant, après s'être trempé les pieds dans les eaux méditerranéennes. Il regarde maintenant les nuages défiler dans le ciel. De curieuses formes rappelant parfois des choses réelles. Tiens, en voilà un qui ressemble à une belle jeune femme : les traînées blanches évoquent sa chevelure. L'heure n'est cependant pas à la rêverie, il est temps de reprendre l'entraînement : Morgane va l'attendre. Il se relève, remet ses sandales et s'éloigne du rivage. Mais… Il y a quelqu'un d'autre sur la plage. Comment n'a-t-il pas pu la voir plus tôt ? Elle est étendue sur le sable, vêtue d'une simple robe d'été. On dirait qu'elle dort. Poussé par une curiosité insatiable, Néo se rapproche de la jeune fille. Qu'elle est belle ! Elle doit avoir quinze ans, à peine. Son visage attirant… Ses lèvres délicates… Ses longs cheveux roux ondulant au gré d'une légère brise océanique… Un corps de nymphe… Le garçon sent son cœur battre à toute allure… Il a une envie irrésistible de l'embrasser. Pourquoi ? Il ne la connaît pas. Il ne l'a jamais vue ici. Et même si cela avait été le cas, il ne saurait la reconnaître car au Sanctuaire, les femmes portent toutes un masque, à l'instar de son maître. Tremblant de tous ses membres, le garçon s'agenouille à côté d'elle et longuement la contemple, réfrénant ses désirs… mais l'appel devient de plus en plus pressant… Il approche sa main de son visage… pour le caresser… Il paraît si doux.

- Ne la réveille pas.

Néo retire brusquement son bras, bondit sur ses pieds et regarde d'où vient la grosse voix grave qui vient de résonner. Le ton employé, paisible, semble en contradiction complète avec la voix de celui qui a parlé. Néo le regarde à présent. Comment est-ce possible ? Lui ! Assis à l'ombre d'un rocher, Goliath le fixe.
Il l'a déjà aperçu plusieurs fois autour du Colisée. Ce géant de près de trois mètres de haut, énigme de la nature s'il en est, aussi large que grand, montagne difforme de muscles, inspire une véritable terreur pour tout être humain normalement constitué, ce qui n'est pas le cas de Goliath. Sa peau brûlée par le soleil semble avoir la dureté de l'acier, son crâne bosselé a depuis longtemps perdu la trace de la moindre chevelure à laquelle s'est substitué un tatouage en forme de tête de mort d'un goût plus que douteux. D'habitude, son regard mauvais suffit à faire reculer ceux qui se trouvent en travers de son chemin. Néo a entendu les soldats raconter qu'il peut saisir une chèvre d'une seule de ses mains et qu'il peut la tuer de son étreinte, et qu'il réserve le même sort à ceux qui ont l'audace de le défier.

Une fois déjà, le mois précédent, Néo s'est trouvé en face de lui. Il l'a bousculé malencontreusement en sortant du Colisée où le géant s'apprêtait à entrer. D'un revers de la main, celui-ci a violemment écarté le pauvre garçon qui s'est retrouvé face contre terre.

- Et si t'es pas content, morveux, avait-il ajouté en arborant un sourire carnassier, viens me le dire !

Ce jour-là, Néo avait cru sa dernière heure venue : il avait ressenti une peur presque aussi grande que lorsque le Chasseur a massacré sous ses yeux son Garde Noir. Heureusement, Morgane était intervenue.

- Ne le touche pas ! Goliath ! C'est mon élève !

Goliath s'était alors retourné vers Morgane, et son attitude avait changé : son regard s'était apaisé.

- Ton élève… Alors ce petit a de la chance, Morgane…
- Tu devrais cesser de te comporter ainsi, Goliath. Ou un jour cela finira mal. Est-ce vraiment ce que tu veux ?
- Ai-je seulement le choix, petite Morgane ? avait-il ajouté en s'éloignant.

De nouveau, Néo se retrouve en face du géant. Curieusement, il a l'air doux comme un agneau. Pas de sourire carnassier, pas de regard violent, aucune agressivité : on dirait qu'il veille sur la sieste de la jeune femme. Quand celle-ci ouvre les yeux. Elle s'assied, observe le jeune garçon, révélant de grands yeux verts, elle semble perplexe.

- Ne t'en fais pas Méline, dit doucement Goliath. Ce petit est le disciple de Morgane, il s'appelle Néo.

Etonné que le géant connaisse son nom, Néo adresse un timide bonjour à la jeune demoiselle. Goliath se lève, présente ses respects et s'éloigne. L'enfant reste seule avec Méline.

- Il… Il ne te fait pas peur…
- Peur ? Goliath… Non, au contraire… C'est un homme qui a beaucoup souffert, il n'est pas le monstre qu'il paraît… même s'il s'amuse à le laisser croire à tout le monde… Autrefois, il était le chef de la garde personnelle du Grand Pope… enfin du précédent… jusqu'à ce qu'il devienne ainsi…
- Ah ? Parce qu'il n'a pas toujours ressemblé à… à ça ?
- Non je sais qu'autrefois c'était un homme comme les autres… Victime d'une mutation subite et inexpliquée… Il a appris à vivre avec… Et puis il a un grand cœur…
- C'est pas facile à croire, sourit Néo tout en se grattant la tête.
- Je sais, mais quand j'étais petite, il m'a sauvé la vie : ma barque a chaviré et il est venu me chercher alors que les vagues m'emportaient…

Les minutes passent, peut-être même les heures, Néo ne se lasse pas d'écouter les récits de Méline, qui lui décrit un Goliath qu'elle semble la seule à connaître, présentant un personnage attachant même. Fascinante et envoûtante, mystérieuse et attirante, Néo ne pensera même pas à lui demander ce qu'elle fait ici… Au Sanctuaire, autour de lui, personne ne semblera la connaître… A part Goliath… mais jamais Néo n'osera adresser la parole au géant… Ou à part Morgane peut-être… mais jamais elle ne lui répondra.


Novembre 2193. Plaines enneigées de Sibérie Orientale. Un souffle puissant et glacial émane du Cosmos même de Lushia. Anakin et Sven tentent péniblement d'avancer contre le vent pour rejoindre leur maître qui leur impose cet éprouvant exercice. Lutte acharnée contre un adversaire impalpable que pourtant ils sentent si bien. La tempête glaciale est trop violente : Sven est emporté et s'écrase la tête la première dans la neige. L'instant suivant, et bien que plus expérimenté, Anakin subit le même traitement, cédant sous l'ouragan de givre. Impassible, Lushia continue de générer son souffle de glace.

- Relevez-vous, déclare-t-il sur un ton monocorde. Cet exercice est simple, vous devriez le réussir. Anakin ! Tu es ici depuis bien trop longtemps pour ne pas résister. Relève-toi.

Sven a l'impression que son sang est en train de geler dans ses veines, que le froid paralyse tout son corps. Il ne parvient pas à se relever. Visiblement son compagnon non plus. Pendant plusieurs minutes, Lushia maintient son souffle. Quand enfin il cesse… Les deux enfants parviennent non sans mal à se remettre sur leurs jambes.

- Rentre te reposer, Sven. Nous reprendrons l'exercice plus tard. Anakin ! Suis-moi.

Le Chevalier du Verseau s'éloigne. Anakin adresse un sourire à son jeune ami, puis emboîte le pas de son maître. Au bord de l'épuisement, Sven se dirige vers le chalet. Alors qu'il n'a parcouru que quelques mètres, il sent une force le soutenir : le patriarche Gouriev est à ses côtés et l'aide à marcher.

- C'est dur, n'est-ce pas ? lui dit-il sur un ton bienveillant. Un autre villageois que moi aurait encore accusé Lushia de n'être qu'un bourreau d'enfants.
- Non, ce n'est pas vrai, rétorque le jeune garçon. Les exercices sont difficiles mais ils sont nécessaires, sinon nous ne pourrons jamais devenir des Chevaliers.
- Je sais tout cela, mon bonhomme. Je sais bien qu'il n'est pas un monstre… Je sais même qu'il éprouve une réelle affection pour vous… même s'il ne le montre pas.
- On dirait que vous le connaissez bien ?
- Oui, je le connais bien, c'est vrai. Lushia… Je l'ai vu naître… Grandir… Et souffrir…

La voix de Gouriev est maintenant empreinte d'une profonde mélancolie. Le vieillard s'est arrêté. Sven lève la tête et lit sur son visage les signes que d'innombrables souvenirs sont en train de refaire surface dans l'esprit du vieil homme incarnant la mémoire de toute la région de Cohortek depuis bien des décennies.

- Ses parents étaient d'ici. Ils étaient spéléologues. Ils l'emmenaient souvent avec eux alors qu'il n'était qu'un tout jeune enfant… Et puis un jour, ils ont découvert un mystérieux trésor prisonnier dans les entrailles du Mur des Glaces Eternelles… Cela a attiré les convoitises… Des bandits sont venus… Ils ont massacré les parents de Lushia qui refusaient de leur céder leur précieuse découverte... Lushia les a vus mourir sous ses yeux... Les bandits l'ont abandonné dans la grotte, à demi mort de froid… Jusqu'à la venue du seul homme qui aura vraiment compté dans sa vie, de celui qui l'a guidé vers sa destinée de Chevalier… Melchior…

- Et qui c'est ce Melchior ?
- A cette époque, Melchior était le Grand Pope du Sanctuaire, chargé par la Déesse Athéna de reformer l'Ordre de la Chevalerie pour préparer son retour.
- Alors le Grand Pope est venu ici ?
- Oui, c'est lui qui a trouvé le tout jeune Lushia plus mort que vif et qui l'a ramené au village. Je me souviens encore de ce jour comme si c'était hier… Ce vieil homme portant une magnifique toge dorée et décorée de somptueux motifs grecs et arabes, ses longs cheveux châtain clair paraissant si jeunes en comparaison de son âge fort avancé. Il est entré dans ma maison, portant l'enfant dans ses bras, le réchauffant d'une douce chaleur émanant directement de ce que les Chevaliers nomment Cosmos… Quelques jours plus tard, Melchior est revenu, rapportant le trésor qui avait été volé, le confiant à Lushia…
- Et qu'est-ce que c'était ? Ce trésor…
- L'Armure d'Or du Verseau !
- Je ne l'ai jamais vu la porter…
- C'est une armure magnifique… Mais c'est vrai qu'il ne la porte que rarement… Moi-même je n'ai eu que de rares occasions de la voir. Enfin, Melchior avait rapporté le trésor après avoir châtié les assassins des parents de Lushia. Il lui a raconté la légende des Chevaliers d'Athéna… La suite est assez simple : Lushia est devenu le Chevalier du Verseau après s'être âprement entraîné de nombreuses années durant. Melchior avait réussi à donner un but à sa vie… A cette époque, on le voyait même sourire…
- Alors il s'est passé autre chose ?
- Oui… Un jour… Au terme d'une longue absence, Lushia s'est retiré dans son chalet, il s'est isolé du monde. Et il a créé cette façade, ce masque de glace pour se protéger de la souffrance, gelant son cœur, d'où son nom de Lushia au Cœur de Glace. Je ne l'ai appris que plus tard… Melchior n'était plus… L'homme qui avait redonné un sens à sa vie, remplacé ses parents, était mort… Pour ne pas trahir sa mission sacrée, il a choisi de fermer son cœur aux émotions de toutes sortes, et depuis, plus jamais un sourire n'est venu égayer ses lèvres, plus jamais une larme n'a coulé sur son visage. Pourtant, sans cesse les émotions l'assaillent. Je connais bien son histoire, je ressens ses sentiments… pour Anakin… pour toi aussi. La glace qui tient son cœur n'est que superficielle, elle cache en vérité un profond sentiment d'amour…

Le soir, pendant le souper, Sven se hasarde à évoquer à son maître l'histoire de sa vie. La mine d'Anakin se fige tristement. Les regards des deux enfants se tournent vers le visage du maître. Posant sa gamelle, Lushia reste pensif un bref instant.

- Le passé… Pour moi, il n'existe plus…

Jamais plus pendant les six années qui allaient suivre, ni Sven ni Lushia ne reviendraient sur le sujet. Le passé du Chevalier d'Or semble définitivement révolu aux yeux de celui-ci. Pourtant…


Décembre 2193. Le soleil est sur le point de se coucher sur l'Ile d'Andromède. La fatigue gagne le jeune Issa au terme de cette nouvelle journée d'entraînement sous la chaleur ardente de l'astre du jour déclinant. A-t-il un peu trop donné de lui-même aujourd'hui ? A-t-il présumé de ses réelles capacités ? Alors qu'il veut rentrer vers la maison de Mélyan, Issa est pris par des vertiges, sa vue se trouble. A nouveau, l'angoisse le saisit, signe d'un mauvais pressentiment. Il s'effondre sur le sol caillouteux… Il perd connaissance.
Ténèbres obscures… Silences muets… Senteurs inodores… Sensations impalpables… Saveurs insipides… Intuitions égarées… Solitude… Le néant, le vide, l'infini… Peur… La confusion, le doute, l'absence… Abandon… La présence prend le dessus… Une présence lugubre… La présence de la Mort…
Un univers où règne le noir absolu… Une sphère de lumière se dessine sur ce fond d'ébène… Un petit globe contenant une lumière stellaire… Une étoile contenue dans une boule de verre, tenue par deux petites mains pures, lisses et blanches… des mains d'enfant… d'un tout jeune enfant même…ou d'une toute petite fille… Derrière la petite silhouette indistincte, le spectre sombre de deux grandes ailes dont les contours se détachent des ténèbres ambiantes grâce à la lumière émise par le globe… Un homme ailé… Deux yeux brillants s'illuminent… Une voix majestueuse, noble et masculine semblant provenir de partout et nulle part résonne…

- Tu l'as trouvé… Petite Ange… Tu as trouvé l'âme immaculée… le cœur pur… Le moment est venu… Tu es Lui… par les liens de l'éternité…

Les deux petites mains avancent le globe devant Issa. Une étoile scintillante au milieu d'un univers… Un Cosmos… Lequel se met à tourner dans la sphère, adoptant la forme d'une nébuleuse… Les étoiles prennent une teinte sombre… Quand tout à coup, elles jaillissent hors de la boule de verre et fondent sur le jeune garçon. Impuissant, Issa se sent traversé par une puissance extraordinaire… Vulnérable, Issa se sent pénétré par une force insoupçonnable… Abattu, Issa se sent transfiguré par une énergie incommensurable… Désespéré, Issa se sent imprégné d'une volonté étrangère… Puis une douleur intense, indescriptible et pourtant étrange, impalpable même … Les mots ne pourront jamais traduire ce qu'il ressent en cet instant… Renaissance de cette angoisse qu'il connaît si bien… Le pressentiment d'une tragédie nouvelle et définitive… la Mort…
Ses sens en éveil, Issa l'attend… La musique salvatrice… Issa l'espère… La mélodie de l'espérance… Issa l'entend… Quelques notes… Une ligne d'horizon scintillante… Le son d'un archet glissant sur les cordes d'un violon… L'apparition d'un ange de lumière aux confins de ce monde tourmenté… La souffrance disparaît… Une sensation d'un bien-être serein, une aura de miséricorde, un chant inspirant le courage… Issa n'a plus peur, il se sait à présent en sécurité. Il entend dans son cœur l'expression de l'apparition bénie… Une voix si douce…

- Les liens ne sont plus… Tu n'es pas Lui… Il a changé son destin… Et aujourd'hui le tien…

Un flash aveuglant. Retour des ténèbres… Une nébuleuse sombre à nouveau prisonnière d'un globe de verre toujours tenu par deux petites mains pures, lisses et blanches… Deux yeux étincelants et inquiétants sur le visage obscur d'un homme aux grandes ailes sombres…

- Protégé… Il est protégé, Petite Ange… C'est incroyable… Pourtant son destin était marqué par les liens de l'éternité… Le destin est-il scellé ? N'est-il pas l'âme immaculée, le cœur pur ? Nous n'avons pas trouvé celui que nous cherchions… Nous devrons continuer.

Une brise fraîche caresse le visage du jeune Issa. La nuit est tombée sur l'Ile d'Andromède. Il s'éveille dans les bras d'un jeune homme qu'il ne connaît pas et qui pourtant le ramène vers la maison de son maître. En ouvrant les yeux, le petit garçon contemple le visage de l'inconnu… étrangement familier… Un visage fin, un petit nez retroussé, des yeux pers si tristes, des cheveux bleu clair soigneusement coiffés… Elégamment vêtu… Il repose l'enfant qui a maintenant repris connaissance… A quelques mètres d'eux, Mélyan est debout sur le seuil de sa maison. Le jeune homme s'incline humblement devant le maître d'Issa.

- Je suis heureux de vous revoir, monsieur.
- Moi de même, Rei.

Issa regagne son lit. Il a besoin de dormir après l'étrange expérience qu'il vient de vivre. Tandis qu'il se couche, il se rend compte qu'il porte une chaîne autour de son cou, avec une petite croix ansée en médaillon. C'est alors qu'il distingue clairement les notes d'une mélodie qu'il connaît si bien. C'est la première fois que ses oreilles perçoivent la musique qui n'appartenait jusqu'à présent qu'à ses rêves et ses tourments les plus intimes. Il se lève et regagne le pas de la porte. Mélyan est adossé à un rocher et écoute lui aussi Rei jouant divinement de son violon.
Il faudra attendre plusieurs heures à Issa pour faire plus ample connaissance avec le virtuose. Rei parle peu mais inspire une profonde sympathie au jeune garçon. Mélyan lui aurait sauvé la vie, à lui et à son jeune frère, il y a longtemps dans la région du monastère de Nasheen.

- C'est toi qui m'as donné ce médaillon ?
- Oui, j'ai pensé qu'il te serait plus utile qu'à moi. Ce talisman te protégera contre les démons qui voudraient s'en prendre à toi. La croix ansée est le symbole de la Vie…
- Mais est-ce que je peux vraiment l'accepter ? demande Issa à la fois honoré de recevoir ce présent et gêné de n'avoir rien à offrir en retour.
- Tu en as eu besoin… Tu en auras encore besoin… Surtout maintenant…

Les mots de Rei sont criants de vérité, Issa en est convaincu sans véritablement en comprendre le pourquoi. Mélyan ne lui a jamais semblé aussi triste que cette nuit. Issa s'est certes fait un nouvel ami mais il a l'étrange certitude que ses pressentiments éprouvés plus tôt ont eu des répercutions bien plus grandes que ce qu'il peut imaginer. Il s'est passé quelque chose aujourd'hui sur l'Ile d'Andromède… et ailleurs…


Assis sur une dune de sable, épuisé par la rude journée qui vient de s'écouler, Vicky regarde le soleil couchant sur la ligne d'horizon. Ce soir-là, il a le cœur triste, gagné par une intarissable nostalgie : sa sœur lui manque terriblement, ses nouveaux frères aussi… et son père… surtout son père aujourd'hui. Il laisse couler ses larmes, abondantes le long de ses joues, puis goutter sur ses genoux… Il s'est coupé du monde… Il se laisse tomber… étendu… Quand brusquement une violente douleur lui vrille sa chair… dans son dos… Il se relève aussitôt pour constater avec effroi qu'il s'est couché sur un scorpion… qui vient de le piquer. L'enfant ne portant rien pour le protéger, vêtu simplement d'un short et de sandales, le dard de l'animal lui a profondément perforé l'épiderme, inoculant ainsi son venin assurément mortel. Ecrasé, le scorpion n'a pas survécu, mais à présent il est trop tard… Rapidement rejoindre Argon semble la seule solution : son maître saura certainement le soigner.
Malgré sa grande fatigue, Vicky s'élance à travers l'étendue sableuse qui s'étend devant lui, courant aussi vite qu'il peut. Mais aussi rapidement le poison se répand dans ses veines… Ses sens s'affaiblissent : il n'entend plus rien d'autre que les battements précipités de son cœur depuis l'intérieur de sa tête, sa vue se trouble, ses pensées se désagrègent, ses muscles le trahissent… L'enfant s'effondre sur une dalle de marbre, à quelques mètres de l'obélisque. Mais Argon n'est pas ici…
Il ne sent plus rien. Est-il en train de rêver ? A moins qu'il ne soit en train de mourir ? Une tempête de sable en pleine nuit… Une pluie d'étoiles atteignant la terre… Une petite fille qui pleure… Il voudrait tant la consoler, lui venir en aide tellement elle semble désespérée. Mais il ne peut pas… frappé à son tour par la contagion d'un désespoir sans issue. Son père… Son père est là… lui adressant un sourire bienveillant… puis un signe de la main…
Vicky tente vainement de se précipiter sur lui, il essaie de se jeter dans ses bras… mais n'embrasse qu'un nuage de sable et de poussière… Un cri…
Il se réveille en sursaut. Il reconnaît son lit, dans la pénombre de la lugubre masure de son maître. La douleur… Son corps tout entier le fait souffrir. Des pansements… Il y a des pansements en différents endroits de son corps… Un premier sur le côté gauche de son cou… Deux autres en suivant sur son épaule… Puis son coude, et encore un autre en face sur son flanc… Un sixième au centre de sa poitrine… Ensuite sur le flanc droit… Et enfin sur son autre bras… Les huit pansements forment un dessin… Il le reconnaît : la constellation de la Licorne ! Pourquoi toutes ces compresses en ces points de son corps ? Et rien au niveau de la piqûre du scorpion ? Il passe sa main dans son dos… Il y a pourtant bien la marque…

- C'est le Point Etoilé.

Vicky sursaute. Il ne l'a pas remarqué mais, attablé à quelques mètres de lui, il y a un homme dont le visage est faiblement éclairé par la lueur d'une bougie posée sur la vieille table de bois. Dans ses yeux violets se reflète la flamme, ainsi que sur… son armure… son Armure d'Or ! Vicky se met à scruter le Chevalier qu'il ne connaît pas, lequel se lève et se rapproche de lui.

- Tu as été piqué par un scorpion et le poison s'est largement répandu dans ton corps. Quand je t'ai trouvé, tu étais pratiquement mort… Je n'avais qu'un seul moyen pour te sauver : frapper ton Point Etoilé.
- Qu'est-ce que c'est que ce Point Etoilé ?
- Le destin de chaque homme est placé sous l'influence des étoiles. Nous avons chacun notre constellation. Chaque étoile est représentée sur notre corps et correspond à un point vital particulier : c'est ce qu'on appelle le Point Etoilé. En frappant les huit points vitaux correspondant aux huit étoiles de la constellation de la Licorne, j'ai permis au poison de s'écouler hors de ton corps. Quand celui-ci a été purifié, j'ai stoppé l'hémorragie et pansé les blessures que je t'ai infligées, mais je pense que tu en conserveras les cicatrices.
- Alors vous m'avez sauvé la vie ? Merci… Mais comment saviez-vous que j'étais placé sous la protection de la constellation de la Licorne ?
- Je n'en savais rien. Mais tu es bien ici pour cette Armure Sacrée, non ? En procédant ainsi, j'ai eu la possibilité de vérifier que tel était bien ton destin… et accessoirement de te soigner.
- Mais si ça n'avait pas été le cas ? poursuit-il d'une voix teintée d'effroi.
- Alors mes… soins… n'auraient eu aucun effet… ils auraient même abrégé tes souffrances. De toute façon il n'y avait rien d'autre à faire.

Quel étrange individu, presque sinistre même. Il l'a soigné essentiellement pour en avoir le cœur net sur sa destinée. Et qui est-il vraiment ? Comment pouvait-il savoir qu'il était ici ? Saurait-il quelque chose ? La porte s'ouvre, Argon entre précipitamment… puis s'arrête net, croisant le regard de son maître, lequel tourne à nouveau la tête vers l'enfant.

- Mon nom est Khyron, les gens ont l'habitude de m'appeler Khyron le Sinistre. Je suis le Chevalier d'Or du signe du Scorpion. Nous serons appelés à nous revoir si tu te montres digne de revêtir un jour l'Armure de la Licorne. (Puis se tournant vers Argon…) Tu as les mains libres à présent Argon, pour faire de lui un véritable Chevalier d'Athéna. Car tel est le souhait de notre Grand Pope.
- Comment cela ? reprend Argon l'air étonné.

Khyron le Sinistre se dirige vers la sortie, s'arrête sur le pas de la porte, tournant le dos à son élève. Il baisse la tête, affichant un rictus satisfait et laissant échapper dans un murmure.

- Une étoile s'est éteinte, Argon.

Tandis que le Chevalier du Scorpion s'éloigne dans la nuit étoilée, Argon reste un instant figé puis ferme les yeux. Réfrénant une irrésistible envie de pleurer, Vicky se jette hors de son lit et se précipite à la fenêtre : une étoile filante traverse le ciel.


Sanctuaire, Grèce. Trois novices âgés respectivement de douze, dix et huit ans décident de s'entraîner au beau milieu de la nuit parce qu'ils n'arrivent pas à trouver le sommeil. On ne mesure jamais assez le poids que peut avoir une décision aussi futile et dérisoire sur la vie ou la destinée d'un homme. Courant joyeusement, le cœur plein d'entrain, le plus âgé saute de rocher en rocher… quand au dernier moment, il se rend compte qu'il va heurter quelqu'un. Il réagit à temps pour ne pas le renverser… il l'a seulement bousculé… quand des griffes se plantent dans sa gorge. L'adolescent s'effondre dans une mare de sang. Ses deux jeunes compagnons arrivent… gagnés subitement par la terreur !
Le Chasseur se tient devant eux, retirant ses griffes devenues rouges de ce qui reste du pauvre novice. Son manteau gris est en lambeaux, brûlé, déchiré, les éclats scintillants d'une étrange armure étincellent à la lumière de la lune et des étoiles. Il se tourne vers les deux garçons.

- Pas de témoins !

Il bondit dans leur direction, ses griffes jaillissant de ses deux mains, tailladant la poitrine des deux malheureux incapables de bouger. Projeté au sol, se vidant de son sang, Mika entend les cris désespérés de son compagnon… brefs : son meurtrier vient de l'égorger. C'est son tour à présent. Le petit rouquin voit venir ses derniers instants, l'assassin fond sur lui ! Un choc d'une rare violence !
Ne reste que la douleur qui le torturait déjà, rien de plus. Un éclair de lumière dorée a fendu l'espace qui le séparait du monstre. Le Chasseur est à terre. Surpris, il a crié. Quand une voix suave résonne alentour…

- Ainsi je tombe enfin sur l'assassin qui ose défier la toute puissante autorité du Sanctuaire. Qui es-tu ?

Un miracle ! Quelqu'un est intervenu avant qu'il ne subisse un coup fatal. Mika relève péniblement la tête, puis esquisse un faible sourire à la vue de son héros, paré de son Armure d'Or étincelante : le Chevalier des Gémeaux.
Tenant sous un bras son casque à deux visages, Seigi plonge ses petits yeux d'ébène dans le regard masqué de son adversaire. Ses longs cheveux ténébreux flottant sous l'énergie incommensurable dégagée par son Ultime Cosmos.

- Seigi, le Chevalier des Gémeaux, marmonne le Chasseur en se relevant. Ce n'était pas prévu. Tant pis pour lui !

Se jetant sur le Chevalier d'Or, il scande le nom de son attaque alors que ses griffes à nouveaux s'allongent, atteignant une taille impressionnante.

- Que mes Griffes Diaboliques te déchirent !

Le Chevalier d'Or hésite un instant. Il esquive. Sa joue porte la marque des griffes. Il passe sa main sur son visage : elle est couverte de sang. Il esquive encore un deuxième assaut, complètement cette fois.

- Je ne peux pas y croire, s'étonne-t-il à demi voix. Mais je comprends à présent pourquoi nous n'avons jamais pu le trouver. S'il porte ses coups à la vitesse de la lumière, c'est que son Cosmos est aussi puissant que le nôtre, à nous les Chevaliers d'Or. (Criant à l'attention de son adversaire…) Apparemment tu sais qui je suis, et tes pouvoirs égalent peut-être les miens, mais daigneras-tu me dire qui tu es ?
- A quoi bon puisque tu vas mourir, Chevalier d'Or ! lui répond-il tout en poursuivant ses assauts.

Seigi parvient à éviter les griffes du Chasseur, se déplaçant à la vitesse de la lumière pour esquiver. Comprenant qu'il n'obtiendra pas de réponse, il choisit de contre-attaquer.

- Alors nous ne saurons jamais qui se cache derrière ce masque. Mais je préfère cela plutôt que de te voir poursuivre tes crimes, dit-il alors que de multiples répliques de lui-même apparaissent.

Le Chasseur interrompt sa charge. Il a en face de lui une demi-douzaine d'adversaires, mais un seul est le vrai. S'il se trompe, il risque de ne pas voir venir la riposte.

- Je suis un expert en matière d'illusions, vois-tu ? Grâce à cette tactique, tu ne pourras pas deviner à temps d'où vient mon attaque. Explosion…

Les six images du Chevalier d'Or écartent leurs bras, libérant la prodigieuse énergie de l'Univers en train de se déployer dans leurs auras. Cinq attaques illusoires… Une destructrice !

- … Galactique !

Une véritable apocalypse planétaire, explosion d'objets célestes emportant avec eux le mystérieux assassin qui avait défié le Sanctuaire depuis si longtemps. Il ne reste pratiquement plus rien de lui… Les lambeaux d'un manteau gris calciné, un casque argenté brisé en deux, des bris de son masque et… une dague d'or !
Seigi se penche pour ramasser l'arme sacrée. Comment cet homme a-t-il pu s'emparer de cet artefact gardé par le Grand Pope et représentant un danger pour la Déesse Athéna ? Cet assassin venait-il pour s'en prendre à elle ? A moins que… Une idée terrifiante traverse l'esprit du Chevalier des Gémeaux : il doit en avoir le cœur net !
Après avoir transporté le jeune Mika au dispensaire du Sanctuaire, Seigi regagne la Chambre Sacrée, puisque le Grand Pope lui a demandé de le remplacer en son absence… en lui recommandant expressément de ne jamais entrer dans la salle rituelle… Pourtant, il faut bien remettre cette dague d'or à sa place à présent…


Tour de l'Ile de la Mort. Les exercices de méditation ne sont pas vraiment sa tasse de thé, assis en tailleur en face son maître, Kemri se hasarde à ouvrir un œil : l'esprit de Cassandra semble être complètement absorbé par l'objet de sa pensée ; mais avec ce masque, pas facile de le deviner.
La vue du garçon se brouille. Ce n'est pas la première fois que cela arrive et il sait ce que cela signifie : Cassandra est peut-être aveugle mais elle sait emprunter les yeux d'un autre… C'est d'ailleurs ce qu'elle est en train de faire, une nouvelle fois. Pourtant, ce qui suit diffère de ce qui s'était passé jusqu'alors.
Kemri n'est plus au même endroit : il n'est plus dans la tour… ni même sur l'Ile de la Mort. Il n'y a ni sol ni ciel… juste des lignes fendant un espace insolite pour former d'étranges couloirs circulaires. Et puis un chant… Une petite fille, apparemment plus jeune que lui s'approche. Vêtue d'une longue robe blanche, pieds nus, ses longs cheveux de la couleur du plumage de son oiseau symbole, Cassandra dévoile un visage enfantin si doux, si pur, et deux yeux bleus étincelants… Les yeux de Cassandra… Il est entré dans sa mémoire… dans son esprit. Elle lui sourit…
Un temple en ruines, témoignant du glorieux passé de la Grèce Antique. Kemri voit la petite fille en train de s'adresser avec virulence à un curieux soldat sorti tout droit d'un autre âge : un garde du Sanctuaire. Celui-ci semble saisi d'un rire dément et se jette sur la petite. Kemri tente de s'interposer mais… il passe à travers l'individu… comme s'il n'était qu'un fantôme. Cassandra gît au sol, griffée au visage, ses yeux saignent.
Le volcan. Ils sont revenus sur l'Ile de la Mort. Cassandra s'apprête à se jeter dans la fournaise. Kemri tente vainement de la retenir, ne brassant que de l'air… La main d'un homme la rattrape juste à temps… Un Polynésien des îles voisines… Il s'appelle Jassugan… C'est un athlète… Imposant et musclé… D'épais cheveux très bruns, des yeux marron clair, la peau mate… Il ressemble un peu à Hassadan… Ce doit être son frère… son grand frère… Et il est amoureux de Cassandra… Eperdument amoureux même… Il vient de la sauver…
Le sommet de la tour. Un masque sur son visage, Cassandra fait face à un étrange totem de Colombe magnifique dont les morceaux viennent recouvrir différentes parties de son corps. Naissance d'un Chevalier d'Argent : le Chevalier de la Colombe.
L'intérieur de la tour. Cassandra est assise en face de… Valkhan. D'étranges paroles résonnent… Kemri n'en retient qu'un extrait : " si toutefois tu en as compris le sens et l'essence même de ton existence. ". La prophétie de Cassandra ?

- J'ai enfin compris Cassandra… Merci…

Kemri se retourne brusquement. Valkhan se tient à ses côtés, dans le même état que lui en ce moment même… comme un fantôme étranger au souvenir présent de son maître.
Eveil. Retour à la réalité. Assise, Cassandra semble fatiguée. Elle se lève, passe à côté de lui, s'arrête, posant sa main sur l'épaule du garçon.

- Je suis désolée de t'avoir infligé tout cela. J'ai été prise d'un… malaise... alors que nous étions en résonance télépathique. Pardonne-moi, Phénix. Je dois me reposer.
- Je comprends. Reposez-vous, maître.
- Juste une question : as-tu vu Valkhan ?
- Oui maître.
- A-t-il dit quelque chose ?
- Qu'il avait compris…
- Ainsi l'espoir demeure…


Chambre Sacrée du Grand Pope, Sanctuaire. Le Chevalier des Gémeaux tire la tenture dissimulant une alcôve menant à la fameuse salle rituelle. A l'intérieur, se tient le Grand Pope… Seigi marque un temps de surprise : il ne s'attendait pas à le trouver ici.

- Vous… Vous êtes rentré, monseigneur.
- Je t'avais interdit de pénétrer dans cette pièce. Pourquoi as-tu désobéi à mon ordre ?
- Quelqu'un a volé cette dague, répond-il en brandissant l'arme d'or. Je… Il fallait bien la remettre à sa place…

Tout en parlant, Seigi découvre l'intérieur de la petite pièce dérobée. Devant le Pope, un échiquier posé sur un guéridon témoigne d'une partie déjà commencée… Au fond, un étrange autel sur lequel sont posés… une coupe en or sertie de gemmes, un grand crucifix et… un masque… identique à celui qu'il vient de détruire quelques heures auparavant. Au sol, un cercle tracé avec du sang, contenant de curieux symboles et surtout… une étoile à cinq branches bien particulière… Un pentacle…
Seigi pose à nouveau son regard sur le Grand Pope, lequel saisit le Fou noir de l'échiquier… pour renverser la Tour blanche du camp adverse.

- J'ai compris, murmure le Chevalier d'Or… Bishop…

Le Chevalier des Gémeaux ne laisse pas le temps de réagir au Grand Pope, il se jette sur lui, intensifiant son Cosmos au maximum, brandissant un unique doigt d'où jaillit un imperceptible rayon frappant au milieu du front celui à qui il avait juré allégeance.

- Par l'Illusion Démoniaque !

Bishop tombe à genoux, comme incapable de bouger. A côté de lui, le Chevalier des Gémeaux pousse un soupir de soulagement.

- Ainsi c'était donc vous ? Je ne comprends pas. Comment un suppôt des forces du mal peut-il recevoir la bénédiction d'Athéna ? Grâce à mon attaque cependant, j'ai pris le contrôle de votre cerveau et vous devrez m'obéir aveuglément tant que vous n'aurez pas achevé la quête que je vais vous assigner, à moins que la mort ne vous emporte avant. En attendant, il y a beaucoup de choses que je voudrais vous entendre me révéler. Pour commencer, comment avez-vous survécu à mon Explosion Galactique ?

- J'ai… J'ai eu recours… à la… télépor… téléportation, répond-il tout en montrant sa vaine tentative de lutte contre le pouvoir qui a pris possession de son esprit.
- Je vois. Vos pouvoirs sont donc incroyablement variés. Mais alors Valkhan ? Il n'a pas trahi ?
- Valkhan… n'a… jamais… trahi… A… Athéna…
- Mais alors c'est vous qui vouliez tuer Athéna ? C'est pour cela que vous aviez pris la dague ce soir ?
- Non… Je l'ai… volée… il y a sept ans… C'est moi… qui ai… essayé… de tuer… Athéna… il y a sept ans…
- Vous êtes devenu le Grand Pope ! Nommé par Athéna ! Je n'y comprends rien ! Vous pouviez la tuer…
- Non… pas tant que… la partie… n'est pas… terminée, dit-il en désignant l'échiquier de sa main.
- La partie ? Mais quelle partie ? A quoi jouez-vous ?

Bishop se relève, pris subitement d'un rire dément, témoin de la folie qui s'empare de son esprit. Il se tourne vers Seigi et reprend son souffle.

- Remarquable, cette technique ! Chevalier des Gémeaux. Mais je ne suis pas seul, vois-tu ? Et mes anges gardiens m'ont non seulement permis de m'en libérer, mais surtout…

Décontenancé par les propos de Bishop, Seigi amorce un recul alors que le Chasseur pointe son doigt en direction de son crâne.

- Illusion Démoniaque !

Le rayon saisit l'esprit du Chevalier d'Or, ne s'attendant pas à devoir subir sa technique secrète. A son tour, il tombe à genoux, le regard vide, son esprit sous l'emprise de celui qu'il croyait avoir vaincu. Une dague d'or tombe au sol…

- Merci pour l'enseignement de cette attaque redoutable. Je saurai m'en servir à bon escient, crois-moi ! Mes… gardiens m'ont non seulement aidé à me libérer de ton emprise, mais ils m'ont permis de l'apprendre. A présent tu en sais beaucoup trop pour rester en vie, même si en fait tu ne sais rien ! Oh mais dis-moi… Tu as des choses très intéressantes à m'apprendre… Je sens que le Chevalier des Gémeaux risque de m'être utile… encore un peu…

Se servant une coupe de vin, le Chasseur ôte son masque de Pope et avale une gorgée. Il ramasse l'arme sacrée gisant à terre puis se penche au-dessus de l'échiquier qu'il contemple longuement.

- Tu avais joué un coup de maître, Valkhan. Ce roque, ce coup qui consiste à échanger la place du Roi avec la Tour dans des conditions bien précises, t'a permis de sauver la partie. Mais comment allez-vous vous en sortir à présent ? Maintenant que j'ai pris la Tour !

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Cette fiction est copyright Laurent Habault.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.