Première rencontre


Troisième pleine lune de la onzième année
depuis la création du Sanctuaire.


Quand je m'éveillai enfin, la tête me tourna un peu. Je ne savais plus très bien qui j'étais ni où j'étais, et puis, peu à peu, la lumière réapparut.
La pièce était vide, naturellement ; les lourds murs de pierre avaient été construits pour signifier la solitude de la toute-puissance, et pour la première fois, ils m'oppressèrent. Au milieu de ce grand vide que j'avais habité si souvent sous la forme pure d'un cosmos, j'étais vulnérable désormais, fragile, mais je l'avais voulu. Sensation étrange, et vraiment indéfinissable.
A quoi pouvais-je ressembler ? Pas un miroir dans cette salle austère et sombre, rien que des torches vacillantes, des brûloirs où l'encens fumait, et l'autel de marbre, devant la statue, où je m'étais éveillée. Les hommes qui me priaient avaient un peu déserté les lieux, et le culte qu'ils me vouaient se résumait désormais à quelques murmures jetés au milieu des essences, mais leur foi en moi restait intacte ; le bel état de ce temple, malgré les terribles circonstances, en témoignait.
Je me retournai vers la statue. J'espérais secrètement ne pas ressembler à cette figure gigantesque qu'ils se faisaient de moi, si rudimentaire, si… Oui, disons-le, primitive, un corps de femelle robuste, en armes, mais dont le visage restait blanc et muet. Cette fois, je leur donnerais enfin une image. Ils me verraient à leur ressemblance, avec un corps humain, une voix humaine. Et je les aiderais enfin de mes propres forces.
Mais en attendant, il fallait que je me retrouve un peu, et que je prenne conscience de ce nouveau corps. C'était la première fois que je revenais ainsi sur Terre depuis mon apothéose. Ma mémoire était encore assez fraîche des terribles événements qui avaient fait de moi une déesse, première fille du premier grand roi de la Terre. Je sentais cependant que plus je me livrerais à ce jeu de la réincarnation, plus mes souvenirs s'estomperaient. Je ne devais plus rester si longtemps ainsi en Olympe. Il me fallut d'ailleurs quelques minutes pour retrouver la maîtrise de mes huit sens et me rassurer sur ma puissance, intacte. On se déshabitue très vite d'avoir un corps. Mais je me sentis très vite à l'aise dedans. Trop à l'aise. Première nécessité, il fallait que je trouve des vêtements à ma nudité.
Heureusement, comme je l'avais prévu, il y avait la réserve des prêtresses, et j'usai d'une de leurs robes. Je souris un peu bêtement à l'idée qu'on me prendrait pour une de mes servantes. Mais quoi qu'il en soit, je pouvais maintenant sortir du temple, redécouvrir le monde et moi-même.

Dans la rue, je passais inaperçue, et pouvais ainsi observer tout à loisir le peuple de cette petite ville qui luttait pour sa liberté. C'était un peuple visiblement exsangue et terrorisé. Pas d'animation, quelques rares passants qui essayaient de se procurer le nécessaire pour survivre, et qui marchaient avec une telle rapidité que la méfiance qu'ils avaient envers leurs frères ou leurs voisins étaient presque palpable. Tels sont les ravages de la guerre civile : même dans les gestes les plus simples de la vie, celui qui partage votre pain peut vous conduire à la mort à chaque instant. D'ailleurs, je ne croisais presque que des enfants et des vieillards sur la place publique : les jeunes femmes se terraient chez elles, ou passaient la journée à assurer la survie des leurs ; les jeunes hommes étaient presque tous morts. Ça ne pouvait plus durer.
Mais enfin, un étal de verroterie m'offrit un miroir qui refléta mon image. Ainsi c'était sous ces traits que les mortels me voyaient pour la première fois. Je pensai qu'on me trouverait plutôt jolie. Ma chevelure était brune, lourde et ondulée. Mon corps était jeune, très jeune - peut-être pas plus de quinze ans -, fin mais musclé, taillé pour la bataille. Mes yeux étaient… C'était étrange, j'avais gardé de l'Olympe le surnom moqueur que me donnaient mes frères : des yeux de chouette, grands, perçants, de la couleur des étangs. Peut-être l'un d'entre eux pourrait-il me reconnaître à travers ces "miroirs de mon âme", comme on dit. J'en connaissais un ou deux qui n'y manqueraient hélas pas.

Mais très vite, j'abandonnai ces pensées futiles et me consacrai à l'observation de ces gens, que je considérais un peu comme mon peuple. Les premiers signes de la faim commençaient à creuser les visages ; sans doute la ville était-elle assiégée depuis longtemps. Qu'allaient-ils faire, maintenant que leur chef, mon tendre Erechthée, était mort ? Avant d'entreprendre quoi que ce soit, il fallait que je tente de me souvenir précisément de la situation.
Comme d'habitude, je m'étais disputée avec mon oncle Poséidon. Décidément, je trouvais son appétit de territoires terrestres assez énorme ; les villes côtières comme Corinthe ou le Pirée, les îles, ne lui suffisaient plus ; voilà qu'à présent il tentait de mettre la main sur les cités intérieures, même les plus petites, comme la bourgade perchée où je me trouvais à présent. Tout ceci cachait une ambition malsaine, et je ne me cachai pas pour le lui dire. Ses paroles menaçantes et glaciales résonnaient encore à mes oreilles :

" Tu verras, Athéna. Entre nous ce sera la guerre. Il n'y aura pas de pitié, et elle ne s'achèvera que par l'extermination de l'un de nous deux, quel que soit le temps qu'il y faudra. "

Ce n'était pas la première fois que nous étions en désaccord, mais cette fois la rupture était consommée. Conquérir cette petite acropole sans nom située au cœur de mon territoire était désormais une question d'honneur, une question de symbole. Et Poséidon leva une armée qui en fit le siège. Cela fut terrible pour chacun des deux camps ; si bien que la famine, épuisant assiégeurs et assiégés, déplaça la bataille au cœur même de la ville. Parmi les citoyens, la moitié se rallièrent au camp de la Mer, tandis que la moitié de son armée, séduite par la promesse d'une divinité purement militaire, me devenait fidèle. Et depuis plusieurs mois, les deux camps se détruisaient patiemment. Toutes les forces vives étaient à épuisement, et de guerriers, ni Poséidon ni moi-même n'en avions plus guère. Même mon Erechthée, mon fils chéri, avait péri dans la bataille ; lui à qui j'avais enseigné toutes les techniques de l'art de la guerre, lui qui possédait le " cosmos ", et qui était mon premier représentant sur cette Terre, avait été assassiné par traîtrise. Mais je surmontai mon immense chagrin. Epuisés, sans guide, mes partisans couraient à la ruine, et si je m'étais laissée aller à pleurer sur son sort, tout aurait été perdu.
C'est après la mort d'Erechthée que j'ai pris ma décision. Ces hommes et ces femmes souffraient, mouraient en mon nom, un nom qui n'était pour eux qu'une âme sans corps, une statue sans chair. J'ai donc décidé de m'incarner. Non plus apparaître sous forme humaine, furtivement, mais me compromettre, risquer la mort, risquer la douleur. Pour comprendre ce que mon fils avait enduré. Et quand j'en ai fait part à mon père, qui l'accepta, je savais qu'Aphrodite irait le répéter à son vieil allié marin. D'ailleurs, il ne tarda guère à rejoindre son royaume près du continent de Mû, ainsi que je l'ai appris peu de temps après.

Le problème essentiel qui était le mien, à cette heure, était de me faire reconnaître de mon camp sans attirer sur moi les violences de mes adversaires. Comment dire à tous ces gens que la blanche jeune fille, habillée en prêtresse, qu'ils croisaient dans la rue, était leur patronne et le chef de leur armée ? Le vague - ou pas vague du tout - mépris de ce peuple pour les femmes, lui qui pourtant n'hésitait pas à vénérer des déesses, m'avait toujours un peu étonnée, mais jamais indignée. J'avais moi-même assez peu d'estime pour les représentantes de ce sexe pusillanime qui régalait de sa coquetterie ma pénible sœur Aphrodite. Mais maintenant, je saisissais toute l'ampleur du problème. Comment la foule pourrait-elle obéir à une fillette de quinze ans ? Heureusement, si je puis dire, d'hommes mûrs il ne restait presque personne. Parmi cette population de femmes et d'enfants, j'avais ma chance. Mais comment procéder ?

C'est à ce moment-là qu'il bouscula ma vie, au sens propre comme au sens figuré. Quel âge pouvait-il avoir ? Quatorze ? Quinze ans ? Il déboula d'une petite rue adjacente. Il fonça si vite que je n'eus pas le temps de le voir ; il me heurta violemment sans s'excuser, manque de respect auquel je n'étais pas habituée et qui me mit hors de moi. Puis, en entendant " Au voleur ! ! Mon pain ! ", je compris et me lançai à sa poursuite.



Ma longue robe me gênait, et il courait incroyablement vite, mais il ne parvint évidemment pas à me semer. Je sentis immédiatement que le cosmos sommeillait dans ce garçon. Il fallait que je le rattrape, pour son vol autant que pour moi. Il tourna dans une ruelle sombre où je m'engageai à mon tour. Plus personne. Pourtant il ne pouvait être loin : je sentais sa présence, un cosmos à l'état brut, qui n'avait pas encore été raffiné par l'éducation, mais plein de promesses, et qui, malgré la pénombre, ne pouvait échapper à mes sens vigilants.

Il sortit de l'obscurité, le morceau de pain à la main, l'air hostile. Il n'était pas très grand, mais musclé et d'un tempérament visiblement nerveux. Son teint était hâlé par de nombreuses journées passées au soleil de Grèce ; ses cheveux avaient la couleur des miens, bruns aux reflets rougeâtres, tout comme ses yeux immenses et ardents. Sa frimousse barbouillée de crasse et de traces de coups m'indiquait sa pauvreté, sa débrouillardise et son culot. Il me fut immédiatement sympathique. Mais manifestement, ce n'était pas réciproque.

- Va-t'en, prêtresse. Il ne fait pas bon servir Athéna dans ces ruelles étroites.
- Tu es du camp de Poséidon ?
- Je suis du côté de celui qui me nourrit. Poséidon me donne du poisson. Que me donne ta déesse ? Une lance ? Un bouclier ?
Je compris alors que tel était le véritable enjeu de cette guerre. La nourriture, cause de tant de morts, pouvait être la solution. Il ne fallait pas que je l'oublie.

- Si tu as du poisson, rends ce pain à la femme à qui tu l'as volé. Ses enfants ont encore sans doute plus faim que toi.
- Et certainement plus que toi, à en croire ta bonne mine. Ne me fais pas la morale, et déguerpis. Il ne fait pas bon être une femme tout court dans ces ruelles étroites.
La menace se faisait plus précise. Pourtant, je sentis que ce n'étaient que paroles en l'air, destinées à m'éloigner au plus vite de son repaire.

- Comment t'appelles-tu ? fis-je simplement. Mon sang-froid dut l'étonner ; il me répondit sans difficulté.
- Seiraios. Et toi ?

Seiraios. Le nom que l'on donnait aux cordes pour attacher les bêtes. Les parents de ce garçon n'avaient pas dû être très aimants. Mais il réclamait aussi mon nom. Que dire ? Physiquement, je ne le craignais pas, mais il pouvait ruiner mes projets s'il restait fidèle à son maître et me trahissait.
C'est à ce moment où je restais désemparée que je sentis d'autres présences. Comme des chats nichés dans l'ombre, des petits yeux luisants apparaissaient à travers des idées de fenêtres surgies de la nuit, des chats sauvages, qui m'observaient tout à loisir avant de me dévorer. Ils devaient bien être une ou deux dizaines, voire plus ; à leurs sifflements et chuchotements je sus qu'il y avait surtout des garçons, et une ou deux filles ; à quelques têtes risquées dans la lumière je sus que c'était des adolescents pauvres, perdus, qui s'étaient unis en bande pour survivre dans les bas-fonds de cette bourgade désolée. Ensemble ils pourraient être forts. Et je compris alors que ce serait cette meute de chats sales et sauvages qui serait ma nouvelle armée.

- Je vois que tu n'es pas seul, Seiraios. Ta famille ?
- Mes frères, aussi affamés que moi et déterminés à garder ce petit pain.
- Et si je te donnais de quoi nourrir tes frères jusqu'à la fin de leurs jours ?

J'y allais un peu au bluff ; de l'Olympe, j'avais certes gardé ma force, ma rapidité, et mon comos, mais en devenant humaine j'avais quasiment perdu le pouvoir de réaliser des miracles ; pourtant l'habitude des promesses faciles est tenace chez ceux que les hommes appellent dieux. Je sentis néanmoins, après mes paroles, la tension baisser et l'intérêt augmenter. Restait à savoir s'ils accepteraient ma proposition, quand même énorme.

- Et que me demanderais-tu en échange de cet incroyable service, esclave d'Athéna ?
- Je vous veux dans mon armée.

Seiraios ne cacha pas sa surprise et éclata de rire. Deux de ses " frères " approchèrent et sourirent à ses côtés. Ma mine sage et bien rangée les amusait, visiblement. L'un d'entre eux était brun, avec des yeux aussi longs et lisses que ses cheveux ; le second, plus trapu, avait les cheveux et les yeux du bleu de la nuit, et semblait assez dangereux. Ils devaient être les chefs de ce clan de gamins débraillés.

- Mais pour qui te prends-tu, fillette, pour nous proposer ça sans rire ? La déesse Athéna ?
Je souris à mon tour.
- Oui. C'est le nom que l'on me donne ici.

Le silence régnait désormais dans la meute des gamins siffleurs désormais très grande. Ils avaient vu que je ne plaisantais pas. Mais quelle preuve leur donner ? Transformer le morceau de pain en serpent ? Faire flamber ma chevelure ? De ces miracles bon marché je n'étais plus physiquement capable. Alors à quoi me reconnaîtraient-ils ?
C'est alors que le plus fort d'entre eux, le garçon aux cheveux de nuit, marqué déjà d'une cicatrice, me provoqua.

- Je m'appelle Ikkos. Tu te prends pour une déesse, fillette ? Tu veux nous mettre à genoux ? Si tu es bien celle que tu prétends, tu ne devrais avoir aucun mal à m'envoyer au tapis ! Mais sache que même si tu gagnais (ne riez pas, vous autres), tu ne me soumettrais jamais.

Les rires allaient bon train. C'était l'occasion rêvée : ridiculiser cette tête brûlée, qui n'hésiterait pas à frapper une femme, me servirait d'épiphanie.
Il se jeta sur moi sans ménagement. J'arrêtai son poing d'une main. Mais il ne lâcha pas prise sous l'étonnement ; il poussait, poussait… Son cosmos était très puissant, quoique encore brut ; il serait très facile et rapide de faire de lui un grand guerrier. Je maintenais son effort avec un peu de peine, car malgré tout je n'étais pas finalement encore très à l'aise dans ce corps, et tant il avait de rage à gagner. Mais il était inexpérimenté. Sous les yeux de tous ses frères, je le fis tomber à terre d'un seul coup de pied. Puis d'une main, je le soulevai et l'envoyai s'écraser contre un mur.
Mon cosmos brûlait autour de moi, et je sus qu'ils le voyaient tous.
Je n'oublierai jamais ces dizaines de paires d'yeux effarés qui me fixèrent alors. La plupart d'entre eux se jetèrent à mes pieds et me jurèrent obéissance, sans preuve supplémentaire. Seiraios et le garçon aux cheveux lisses ne bougèrent pas. Quant à Ikkos, il me lança en se relevant un regard qui me fit comprendre qu'il ne me pardonnerait jamais cette humiliation.
Les chefs me restaient hostiles. Il fallait que je m'impose à tous, et vite. J'eus donc recours à quelques paroles un peu ronflantes, mais efficaces.

- Ecoutez-moi, enfants des rues ! Je suis votre déesse Athéna. J'ai vu votre souffrance et celle de vos parents et j'ai eu pitié ; je suis descendue parmi vous pour continuer le combat. Les hommes d'âge mûr ont presque tous disparus ; il ne reste donc plus que vous pour assurer votre propre survie. Mais avec mon aide, vous réussirez, et vous ferez de cette ville la plus grande cité de la Grèce, j'en fais le serment par le grand Fleuve des Morts. Voici ce que je vous offre : des armes, l'art de la guerre, et après la victoire, enfin la nourriture et la prospérité que seule la paix peut apporter. D'ici-là, vous serez tous devenus des hommes, et de grands guerriers. Etes-vous prêts à me suivre ?
Le " oui ", débordement de plusieurs années de désespoir, fut massif et général. Mais pas unanime. Cinq garçons arrivèrent devant moi, manifestement pour parlementer. Parmi eux, Seiraios et Ikkos. Leurs regards étaient brûlants et je sentis un frisson me parcourir, un frisson inconnu jusqu'alors, assez agréable pour tout dire. Je me dis que décidément, les humains m'en apprendraient autant que je leur en apprendrais, et que les Dieux avaient bien tort de rester croupir en Olympe.
Mais le jeune garçon aux chevaux lisses prit la parole. Son visage était calme et posé, et pourtant ses yeux brillaient de détermination.

- Je m'appelle Skiron, et je reconnais en toi la déesse Athéna pour laquelle mes parents se sont battus et ont péri. Je te remercie de venir à notre aide. Mais avant de te jurer fidélité, réponds à ma question, s'il te plaît (sa voix baissa d'un coup et me glaça le sang) :
" Pourquoi n'es-tu pas venue trois ans plus tôt, alors que nous n'étions pas encore des orphelins ? "

- Parce que, Skiron, fis-je, cette guerre était la leur tout autant que la mienne. Cette ville m'avait choisie comme protectrice, car mon fils adoptif, Erechthée, en avait été le roi. Devant la tentative d'invasion des partisans de Poséidon, on s'est battu en mon nom sans que j'aie quoi que ce soit à y voir. Oui, cette guerre était d'abord une guerre entre humains avant de devenir une guerre entre dieux, je ne devais pas intervenir.
Je soupirai longuement avant de continuer :
" Le Destin, à qui même le Grand Zeus obéit, ne m'a même pas autorisée à sauver Erechthée. "

Ma douleur de mère suffit à Skiron l'orphelin pour s'agenouiller devant moi, ainsi qu'un jeune garçon blond au regard noyé, appelé Iônias. Son nom signifiait " l'Ionien ", c'est-à-dire l'étranger venu de l'Est. Avec eux, un gamin encore plus jeune, tête verte et grands yeux rieurs, qui déclara se nommer Schoinos. Je les bénis et leurs camarades virent leur chevelure s'embraser sous mon cosmos. Tout le monde était ému, et je dois l'avouer, moi la première ; j'ai pris immédiatement en affection tous ces jeunes ; je sentais que nous allions faire de grandes choses ensemble. Mais Ikkos, lui, était ennuyé. J'appris plus tard que Schoinos était son petit frère, et que pour la première fois celui-ci avait choisi son camp sans demander conseil à son aîné. Ikkos ne pouvait décemment plus rejoindre les troupes de Poséidon, désormais. Il s'approcha donc de moi, et je dus soutenir à nouveau son regard de braise. Un court silence, puis il me tendit la main.
- Ne compte pas sur moi pour te reconnaître comme ma suzeraine. Je te l'ai dit, je n'ai ni dieu ni maître. Mais j'ai vu ta force, et mon frère a confiance en toi. Si tu as un problème un jour, je serai là.
- Merci, Ikkos. Moi je reconnais ta bravoure et ton sens de l'honneur ; tu es capable de maîtriser ton cœur et de dompter ta rancune. Tu as une force d'âme peu commune, et je t'invite simplement à profiter de ma science.
- Dans de telles conditions, j'accepte, évidemment.

Sa main était si chaude qu'elle me brûla presque.

Après ce bref mais poignant échange, il restait Seiraios, à l'écart de l'attroupement, impassible, mâchonnant son bout de pain. Pourquoi ce garçon se méfiait-il de moi ? Avait-il déjà été trompé ? Peut-être méprisait-il les femmes. A moins qu'il ne fût vraiment un fidèle de Poséidon. Jamais il ne m'a dit les raisons de cette froideur. Tout ce que je comprends, c'est qu'à ce moment-là, je fus portée vers lui je ne sais trop pourquoi ; j'avais le sentiment qu'il fallait que je le convainque. J'avançai donc, il ne s'esquiva pas, et considéra ma main tendue.

-Amis ? fis-je. Ou aimes-tu trop le poisson ?

Il sourit et me répondit : " Je crois que je te préfère. "



Tels furent les débuts de l'ordre de la Chevalerie, que j'ai fondé et organisé tout le restant de ma vie. A tous les Popes et toutes celles qui prendront ma relève, je dis ceci : choisissez uniquement de jeunes garçons pour défendre la Terre des ambitions de ma famille, en souvenir de ces jeunes guerriers, les tout premiers de l'Histoire, que j'ai éduqués, accompagnés, aimés comme mes propres frères, et plus encore.

Voici en quelques mots comment tout ceci a pris forme. Je retournai d'abord dans le temple où avait eu lieu ma renaissance, et où je savais que je pouvais trouver, cachées depuis des centaines d'années par mes fidèles prêtresses, mon armure divine, Nikè et mon épée. Puis je sortis à nouveau discrètement et retrouvai mes nouveaux compagnons.
Je ne pouvais pas me permettre de les entraîner en pleine acropole ; je choisis donc un lieu retiré et connu de nous seuls comme camp d'entraînement. Ce terrain est désormais occupé par le colisée du Sanctuaire. Je leur montrai comment quitter la ville assiégée la nuit sans se faire remarquer - et ces jeunes voyous n'eurent aucun mal à apprendre cela ! - pour rejoindre le camp. Là, pendant deux ans, je leur enseignais tout ce qu'il était nécessaire de savoir pour devenir chevalier. L'apprentissage fut très rapide, soit parce que ma bénédiction développait leurs capacités, soit parce qu'ils étaient naturellement très doués. Toujours est-il qu'au bout de deux ans, j'eus à mes côtés quatre-vingt-huit guerriers, lumières de l'espoir qui brillaient sur cette ville comme autant de constellations dans le ciel, et prêts à se battre contre l'armée que Poséidon était en train de lever.
J'eus en effet confirmation que l'Empereur des Mers faisait la même chose de son côté par mon frère Héphaistos, que j'allais voir souvent pour m'aider à m'équiper d'armures. Héphaïstos avait donc chargé le peuple de Mû, très habile pour les secrets de la métallurgie, de construire quatre-vingt huit armures aux pouvoirs exceptionnels pour mes chevaliers. Il me semblait que les constellations du ciel étaient la meilleure représentation terrestre du " cosmos ".J'ai donc choisi ces motifs pour mes armures, dont je supervisais directement la création sur le continent de Mû. Je m'y rendais presque chaque jour.
Evidemment, les gens de Mû fournissaient aussi Poséidon ; mais je me suis toujours particulièrement bien entendue avec Héphaïstos, et il a accepté de forger certaines de mes pièces de ses propres mains, leur conférant ainsi une puissance extraordinaire. Comme armes créées par la main du dieu, j'ai choisi celles qui devaient représenter les douze constellations du Zodiaque, plus - mais je suis la seule à le savoir - les cinq armures de bronze qui devaient revenir à Seiraios, Ikkos, Skiron, Iônias et Schoinos.

Sous leur apparente simplicité se cachent des pouvoirs divins, et par ces mots j'avertis les futurs grands Popes qui me représenteront de ne choisir les successeurs de ces garçons qu'avec une extrême circonspection.

Que dire d'autre encore sur cette incroyable période où nous vécûmes tous ensemble et où j'enseignai à ces enfants le secret du cosmos, si ce n'est que je me rapprochai de manière incroyable de Ikkos, Skiron, Seiraios, Iônias et Schoinos. Nous devînmes même amis. Je m'entendais particulièrement bien avec Schoinos, toujours très dévoué, et Ikkos, qui avait fini, je crois, par m'apprécier. J'aimais railler Skiron, dont la peau délicate ne supportait guère les coups du soleil, et qui partait souvent se recueillir armé d'une ombrelle orientale volée à l'étal d'un bazar. Quant à Seiraios, notre entente était parfaite. Bientôt enfin, ces jeunes garçons devinrent des hommes, mais jamais ils ne contestèrent les ordres d'une déesse faite femme.
Grands Popes, ne choisissez pas de femmes pour être mes chevaliers, à moins d'y être véritablement obligés ; les femmes dans les camps militaires, quelle que soit leur valeur, n'apportent que des problèmes : excessive galanterie, ou désir, passion, jalousie et leurs cortèges de maux, tout ceci détourne le soldat de sa mission sacrée.
Mais le plus terrible des malheurs, c'est l'amour. Jamais je ne pourrai obliger mes chevaliers à garder leur cœur libre, pourtant j'avertis celles qui ont le tort de les attendre : la mort colle aux pas des chevaliers, compagne plus sûre que leur ombre, et qu'ils la donnent ou la reçoivent, les chevaliers sombreront plus vite dans ses bras que dans ceux de la plus belle des femmes.
J'ai toujours eu une méfiance naturelle envers l'amour. Fils de ma sœur Aphrodite, je sais par expérience que comme sa mère, il ne cache sous une apparence agréable qu'un cœur de fiel et d'amères souffrances, plus amères que celles que mes guerres font endurer. Oui, je le sais.

Je peux bien l'avouer dans ces lignes maladroites.

Pourtant, je ne peux croire que cet amour était un piège d'Aphrodite pour me briser. Il m'a réduite en lambeaux, c'est vrai, mais j'ai toujours ressenti son origine vraiment divine et céleste. Il est né tout simplement, fils du seul Destin.

Ou plutôt non, il n'est pas né ; il est, d'éternité. Plus ancien, plus immortel que je ne le serai jamais. Et lorsqu'il m'a été retiré, même la terre qui s'effondrait alors sous mes pieds me semblait un frisson léger.



Un jour tout fut prêt, et nous pûmes enfin écouter l'appel à l'aide de cette population quasiment moribonde. Je me préparai, et mis ma tenue de combat, mon armure divine, avec mon bouclier de Justice et mon sceptre de Victoire. Pendant à mon flanc gauche, ma fidèle épée Excalibur.
Nous sortîmes tous du Sanctuaire, moi en tête, pour livrer bataille. A ma gauche, celui que j'avais désigné comme mon successeur si jamais il m'arrivait malheur, le Chevalier d'or de la Balance, à qui j'accordai le titre de second Grand pope, mon fils Erechthée ayant mérité le premier cet honneur à titre posthume. A ma droite, Seiraios, chevalier de bronze de Pégase, qui était devenu mon chef d'armées et mon compagnon de combat. Lors de nos entraînements, notre synchronisme faisait merveille à voir. Par la suite, jamais nous ne livrions bataille loin l'un de l'autre, tant nos techniques s'accordaient à merveille. J'ai encore le souvenir émouvant de nos deux lances plongeant souvent ensemble dans le même cœur ennemi.
Quand nous arrivâmes dans la bourgade, ce fut le branle-bas de combat. J'envoyai Schoinos ainsi que quelques chevaliers de bronze mettre la population à l'abri, tandis que Iônias et ses hommes partirent ouvrir grand les portes de la ville aux ennemis. Il fallait que le combat eût lieu sur notre terrain, les remparts dussent-ils être mis à feu et à sang pour cela.

Ils ne tardèrent guère. Les " Marinas ", ainsi qu'ils se nommaient, menés par leurs sept généraux. Et derrière, fermant la marche, Poséidon lui-même, descendu sur Terre lui aussi, sous la forme d'un jeune athlète à la chevelure d'azur, pour livrer bataille.

Je fus prise de doute. Mon oncle Poséidon était au sommet de sa puissance. Maître des sept mers, il possédait également de nombreux territoires sur terre, et s'était octroyé le pouvoir d'ébranler le sol, et d'engloutir villes ou montagnes. Quand je vis arriver ce beau et grand jeune homme qui venait m'assassiner, je compris que ce n'était plus seulement une question de possession de la ville. Si je laissais échapper cette bourgade, je laissais échapper la Terre entière.
La bataille fut encore plus féroce que tout ce que nous pouvions imaginer. Des chevaliers d'or périrent au détour des ruelles tourmentées de la petite cité ; l'ordre de la Chevalerie et celui des Marinas furent décimés. Nous connûmes même la trahison. Oserai-je l'écrire sur ces feuilles qui souilleront à jamais l'honneur des successeurs de cette génération ? Certains tournèrent le dos à leur serment et au milieu même des combats, se jetèrent sur leurs anciens frères contre la promesse d'un plus grand pouvoir. Par la suite, pour faire un exemple et punir ces traîtres de chevalier des Poissons - avec ce signe j'aurais tout de suite dû soupçonner des accointances avec Poséidon - de l'Hydre, du Serpent et de Cerbère selon leur mérite, je les ai envoyés rejoindre leur nouveau maître dans les eaux bleues de la Méditerranée.

Grand Popes, n'oubliez jamais que la traîtrise est le pire des malheurs pour une armée ; elle doit être écrasée avec la dernière sévérité. Jamais je n'ai toléré le moindre manquement au devoir ; dans de telles conditions, la merci n'existe plus.
A cet effet, des chevaliers dont je veux que l'histoire oublie même le nom ont baptisé la grotte du Cap Sounion de leur sang. Certains ont cependant réussi à échapper à mon courroux et se sont enterrés dans une petite région volcanique très loin d'ici, près du continent de Mû. Pour le moment ils se tiennent tranquilles, mais pour les garder à l'œil, j'envoyais très régulièrement Ikkos en mission, puis son successeur. Je te le dis, lecteur, ou lectrice (car peut-être est-ce à nouveau moi qui, dans un nouveau corps, lirai un jour ces lignes ?), méfie-toi de cette île. Les traîtres semblent s'organiser malgré ma vigilance. Il serait bon de les massacrer dès le moindre faux pas.

Cependant revenons à la bataille, dont personne ne sortit indemne. J'eus pour ma part la jambe droite transpercée, Iônias saignait abondamment, Skiron eut un œil crevé, Seiraios un bras cassé. Sur quatre-vingt huit chevaliers, il ne restait plus que vingt survivants, dont mes cinq compagnons de bronze, et huit chevaliers d'or. Du côté de Poséidon, même chose. Lui n'était guère plus vaillant que moi ; nous nous étions affrontés dans un duel qui avait rasé la moitié des habitations. Mais de vainqueur, toujours aucun. Nous étions tous épuisés et cette guerre n'avait progressé que dans le nombre des victimes.

C'est alors que Ikkos eut une idée.

Il bondit sur une colonne brisée qui dominait l'agora et se mit à haranguer les combattants en ces termes :
- Allez maintenant ça suffit. Je suis blessé, je souffre, j'ai tué de mes propres mains. Et tout ça pourquoi ?
Il me regarda.

" Oh non, certainement pas pour toi ! Pour lui ! " et il désigna son frère.

" Pour lui, parce qu'il avait faim, et que votre stupide guerre devait enfin se terminer pour que je puisse remplir son estomac ! Parce que vous vous chamaillez pour un bout de terrain et que vous n'hésitez pas à sacrifier nos vies pour cela ! Alors j'en ai assez. La bataille ne vous permet pas de vous départager ? Faites un concours. Rattrapez-vous auprès de ces gens que vous avez ruinés pour satisfaire votre soif de pouvoir. Athéna, Poséidon ! Montrez que vous êtes digne de la vénération que l'on vous porte. Moi je choisirai le dieu qui m'offrira de quoi survivre, au lieu de celui qui me fera mourir ! "

Poséidon n'apprécia pas le franc-parler d'Ikkos, et d'une œillade l'envoya s'écraser contre les remparts de la ville.
- Dans ce cas tu ne me "choisiras" pas, je suppose… Présomptueux ! ! Comment oses-tu t'adresser ainsi à ton seigneur et maître ? Tu te crois sans doute libre de ton destin ?

Mais Ikkos avait raison. Poséidon lui-même était blessé et saignait abondamment. Continuer ainsi eût été ridicule. Je baissai alors mon épée rougie de son sang et calmai ma voix, avide pourtant de lui crier ma fureur.

- Il a pourtant parlé sagement, Poséidon. Veux-tu paraître plus présomptueux que lui ? Pour ma part, je veux bien renoncer à la gloire d'une victoire militaire, moi, Déesse de la Guerre. Ne souhaites-tu pas en faire autant ?

Mon argument sembla porter. Il me considéra un instant avec ses yeux d'azur, porta sa main à la plaie qui le faisait souffrir, et dit posément :

- Que proposes-tu, Athéna ?

Je sus alors que j'allais gagner.
- Ce que proposait le chevalier Phénix. Un concours. Offrons à ce peuple que nous avons décimé un cadeau chacun, et que le cadeau le plus utile à sa prospérité désigne le vainqueur. Ainsi toi et moi nous pourrons panser nos blessures en toute sécurité. Et si je gagne, je m'engage à te laisser un temple en plein milieu de cette acropole ainsi qu'un sanctuaire à proximité. Qu'en dis-tu ?
- Cela me semble raisonnable, comme toujours de ta part, déesse de la Sagesse. Mais il ne sera pas dit que tu auras été plus sage que moi. J'accepte donc et prends les mêmes engagements que toi. Qui sera notre juge?
- Mais, le peuple lui-même, évidemment.

Quelques minutes plus tard, tout ce qui restait de la population était réuni sur l'agora. Le vote se ferait par proclamation. Sur une estrade, Poséidon et moi-même, dans nos corps de mortels, au milieu des humains. Et sur les côtés, les survivants de nos armées.

J'étais survoltée. Peut-être était-ce cela que les humains appellent le " trac ". Des sentiments étranges se bousculaient dans ma tête. J'avais pourtant l'habitude de manipuler des puissances énormes, de risquer des enjeux importants, d'avoir des milliers de vies entre mes mains. Mais en le ressentant à nouveau comme une humaine, c'était comme si c'était la première fois. Il faut dire que ces gens qui m'observaient avaient tout à perdre ; je ne pouvais pas renoncer. Je lançai alors un coup d'œil anxieux à Seiraios, qui m'apaisa avec un sourire, et je pus réfléchir sereinement.
Ni Poséidon ni moi ne pouvions accomplir de miracle démesuré dans notre condition mortelle. Nous dûmes donc concentrer tout ce qu'il nous restait de cosmos pour réaliser les rêves de ces malheureux.
Il fut le premier à faire exploser son énergie. Une odeur d'embruns envahit la place, la ville, le monde. Sa chevelure d'azur ondoyait comme des algues marines. La terre trembla un peu sous les vibrations de sa force tellurique.
Et soudain, l'animal arriva au galop à travers les portes déchirées de la cité. Sa crinière était encore trempée de la mer d'où le dieu l'avait fait sortir ; c'était… un Pégase sans ailes. La bête était gracieuse et vive, mais docile. Sa robe blanche faisait luire ses muscles au soleil de la Grèce. Une merveille, véritablement.

- Cet animal est pour vous, humains, dit Poséidon. C'est un hippocampe que j'ai tiré de sa condition marine pour en faire un animal terrestre. Grâce à lui, vous pourrez voyager plus loin, plus vite, commercer avec de plus grandes cités. Il vous sera utile pour le labour comme pour la guerre ; il sera l'animal de vos rois !

Le peuple hurla de joie et appela la bête " cheval ". J'étais inquiète. Ces gens affamés étaient trop heureux de pouvoir compter sur un animal aussi pratique.
Affamés.
Je me souvins alors des reproches que Seiraios m'avaient faits à notre première rencontre. La clé de la guerre était là.
Je me concentrai à mon tour, et une lumière argentée envahit l'espace. Jamais je n'avais réuni tant d'énergie sur cette Terre. C'était comme si mes yeux projetaient leur éclat pers sur les remparts. La terre trembla à nouveau sous les pieds de Poséidon.
Mais cette fois-ci, il dut sauter de côté, car des racines grouillantes jaillirent du sol. Il s'éleva bientôt un grand arbre majestueux, aux feuilles vert d'argent nées de mes yeux, et qui soudain se chargea de fruits lourds et noirs jusqu'à rendre sa silhouette noueuse. Apollon faisait jouer la lumière du soleil dans ces feuilles et ces fruits gras d'opulence. Je riais de plaisir.

- Voici mon arbre, peuple de cette noble cité. Puissent ses fruits apaiser votre faim ; puisse l'huile que vous en tirerez vous apporter une éternelle prospérité ; puisse son feuillage être à jamais un symbole de la paix qui va venir ! Oui, puisse cet arbre faire de ces remparts la capitale de la Grèce !

Ce fut une ovation sans précédent. La population au ventre torturé me choisit comme protectrice et appela mon arbre " olivier ". Elle baptisa également sa ville de mon nom, "Athènes".

Seiraios courut vers moi et me prit dans ses bras comme si j'étais une simple femme.

Quant à Poséidon, il ne reprit pas son cadeau et s'en alla dignement, après que je lui aie consacré une partie de l'acropole et cédé le Cap Sounion, comme nous en étions convenus. Pour l'instant il n'en a encore rien fait et maintient son royaume près de Mû. Depuis huit ans que ces événements se sont produits, il n'a fait aucune autre tentative de conquête, mais, Dolichos de la Balance, toi qui vas régner dès que je ne serai plus, maintiens ta vigilance.



Six ans se passèrent dans une quasi-tranquillité. J'en profitai pour peaufiner l'organisation de mon Sanctuaire et prendre de nouvelles recrues. Dans ce court laps de temps, grâce à la prodigieuse énergie de mes maçons, nous réussîmes à bâtir le colisée et la salle du Grand Pope. Je recrutai un des habitants du peuple de Mû, Siloé, pour réparer les armures endommagées par la guerre contre l'Empire des Mers, et en fis un de mes chevaliers. Toute sa vie il me servit fidèlement, il fut même un ami, et transmit ses connaissances au chevalier d'or du Bélier actuel, Galan.

Grands Popes qui seuls pourrez lire ces annales, que je confie à la crypte sacrée de la Salle du Trône, gardez toujours à vos côtés l'un des représentants de ce peuple sage et inventif ; l'ordre de la Chevalerie ne pourrait subsister si le continent de Mû venait à disparaître.

Je déléguai aussi les tâches d'instructeurs aux chevaliers d'or survivants ; j'étais trop occupée à gérer le Sanctuaire pour me consacrer à ce travail, dans lequel ils excellèrent, d'ailleurs. Je formai également le projet de bâtir douze maisons, une pour chaque chevalier d'or, dont la traversée constituerait une sorte de barrière protectrice pour la Salle du Trône. Le Sanctuaire est un lieu secret, mais pour l'instant ouvert ; n'importe qui, si mon cosmos n'est pas en éveil, peut y pénétrer. Je n'aurai hélas pas le temps de m'en occuper dans cette vie, et je demande aux Grands Popes qui me suivront d'ériger ce chapelet de maisons, qui sera la colonne vertébrale du Sanctuaire.
C'est également pendant cette période que - allez savoir pourquoi - notre artiste Praxitèlès, chevalier du Sculpteur, s'est mis en tête de construire des statues supplémentaires à mon image. Les dieux savent pourtant (et moi la première) que je n'ai jamais eu le temps de poser pour lui ! Il en avait déjà sculpté d'immenses en marbre et en bronze. Pour la dernière, réservée à l'autel situé derrière la salle du Trône, il s'est associé, malgré de multiples interruptions guerrières, avec Siloé puis avec Galan, les réparateurs d'armure, ce que je ne cesse de trouver curieux aujourd'hui encore. Cela fait bientôt sept ans qu'ils essaient de m'en faire la surprise, mais je pense que je n'aurai pas le courage d'attendre le résultat. J'ai trop hâte de retrouver la paix de la mort et le calme de l'Olympe pour oublier les tourments de cette vie.

Des tourments. Comment confier à ce manuscrit ce que je vais confier maintenant ?

J'ai pourtant entrepris de tout dire, pour que le temps qui dévore tout n'emporte pas les événements de cette époque troublée. Et j'ai fait tellement de choses plus dangereuses. Allons, Athéna, ne sois pas timide. Tu ne l'as pas été, à ce moment-là.

Un soir, ce devait être cinq ans après le départ de Poséidon, j'allais faire ma visite quotidienne aux maîtres d'armes et à leurs disciples. Le soleil ne tarderait pas à se coucher sur Athènes. Je comptais aller voir Schoinos et ses trois élèves, mais je me débrouillais toujours pour passer par la petite cabane de Seiraios et de son apprenti, futur chevalier de l'Aigle. J'approchai donc, lorsque j'entendis une dispute. Je voulus m'éloigner, mais la curiosité fut la plus forte.

- Tu es fou, Seiraios. Et ne me parle pas de respect envers mon maître. Ce que tu as en tête n'est même plus de l'irrespect, c'est de l'hubris.
- Disciple imbécile. Tu n'y comprends rien. Je n'ai pas le choix, tu comprends ? Je ne peux plus continuer ainsi.
- Les dieux vont te foudroyer pour cet orgueil. Tu crois peut-être qu'elle daignera écouter seulement ta requête ? Tu es l'un des chevaliers les plus puissants, elle te protège, d'accord, mais là tu outrepasses ta condition de mortel. Enfin, moi, je serais toi, j'irais simplement la voir, et là je tenterais…
- Tu tenterais quoi ? Et tu me reproches d'être irrespectueux ? Tu sais bien que seule une demande honnête pourrait trouver grâce à ses yeux. D'ailleurs je n'espère même pas cela. J'espère au moins qu'elle me laissera quitter le Sanctuaire sans honte supplémentaire.

J'étais anéantie. Je ne vis qu'une chose à faire.
J'entrai.

Quand je vis sa surprise et l'humiliation que je lui infligeais, je sentis mon cœur éclater. Je voulais mourir. Nous restions là, tous, pâles et silencieux. Puis ma voix sortit enfin, brisée.
- Viens, chevalier. Nous avons à parler.

Son jeune disciple partit se coucher sans ajouter un mot. Quand je sortis avec Seiraios sur mes pas, la nuit n'allait pas tarder à tomber. Je me souviens encore de sa fraîcheur qui faisait frissonner ma peau. A moins que ce ne fût son souffle à lui, léger sur ma nuque. Mais nous restions silencieux ; nous ne cessions de croiser des gens qui rentraient dans leur baraquement.

- Il y a sans cesse des allées et venues par ici, même le soir. Je t'emmène dans un endroit où nous pourrons discuter à loisir.
J'intensifiai mon cosmos. Le firmament se remplit de lumière, et tout disparut autour de nous. Quand Seiraios ouvrit à nouveau des yeux stupéfaits, nous étions au sommet de la montagne qui surplombe le Sanctuaire. Dans cet endroit mystérieux il faisait déjà nuit ; un déluge d'étoiles nous éblouissait.
Je ne savais que dire. Les mots que je prononçais sonnaient comme faux à mes oreilles.

- C'est ici que je viens me recueillir et réfléchir. C'est en quelque sorte mon Olympe sur Terre ; vois comme nous touchons presque des mains la voûte céleste.
- Un véritable mont étoilé... Merci de me le faire connaître, déesse Athéna.

Cette admiration sincère pour l'endroit se doublait d'un air solennel inhabituel chez lui, ce qui accentua encore le mal à l'aise. Je ne savais plus ni où ni comment me tenir. Je tournais en rond sur quelques centimètres carré.

- Il n'était pas dans mon intention d'être indiscrète, fis-je en luttant intérieurement pour ne pas tortiller mes doigts comme une vulgaire gamine, mais j'ai entendu que tu avais quelque chose à me demander. Et qu'en cas de refus, tu avais l'intention de quitter le Sanctuaire. Or tu sais bien que je ne peux rien refuser à ta fidélité.
Qu'y a-t-il de si grave pour que tu souhaites le départ, Seiraios ?
N'es-tu pas heureux ici, maintenant que les épreuves sont derrière toi et que tu es un chevalier puissant et respecté ? Quel peut être ce vœu pour lequel tu risques l'hubris ?

Il gardait les lèvres serrées et la tête basse. Son poing fermé semblait trembler. Je crus exploser de colère.

- Eh bien pars, puisque c'est ce que tu souhaites. Rends-moi cette armure que visiblement tu usurpes et va chercher du bonheur ailleurs. Crache-moi ce que tu voulais, puis va-t-en, car je ne te l'accorderai pas, tu peux en être sûr !

Et c'est au moment où je lui tournai froidement le dos qu'il approcha de moi et me serra contre lui en murmurant :
- Ta main. C'est ta main que je voulais te demander, Athéna.
.....
Mon seul geste fut de prendre ses mains dans les miennes.
J'essayai de plaisanter.

- Que dirait mon père s'il savait qu'un orphelin débraillé ose courtiser sa fille chérie ?
- Ce que font tout les pères, je suppose. Il enverrait sur le monde un déluge d'éclairs et raserait la Terre pour anéantir l'orgueilleux.

La suavité de sa voix me fit rendre les armes. Je me retournai enfin. Ses yeux ressemblaient au ciel du Mont Etoilé, noirs, lumineux, profonds. Je m'entendis alors prononcer ces mots incroyables :

- Alors dans ce cas j'attirerai sur moi la colère de Zeus et la haine des Dieux de l'Olympe, car je t'épouserai, Seiraios de Pégase. Et tu resteras près de moi.... ?

Jamais je n'eus de réponse. Sa bouche silencieuse se contenta de plonger dans mon cou.



Je l'aimais, et pourtant je l'ai envoyé à la mort. Je l'ai embrassé si fort que mon âme me quittait pour se fondre dans sa bouche, et pourtant jamais nous n'avons pu faire l'amour.

Le lendemain, un messager vêtu d'un surplis noir arrivait au Sanctuaire. Il portait une déclaration de guerre de la part du plus implacable des ennemis. Le Roi viendrait en personne, m'a assuré le Spectre, " honneur qu'il ne faisait qu'aux plus puissants de ses adversaires. " Inutile de préciser que cette remarque, faite pour me flatter, manqua son but.
Je n'hésitai pas et répondis que nous serions présents pour l'attendre. J'eus tort. Le gouffre était là, à béer sous mes pieds, et j'avançais comme une aveugle. Je lançai une œillade confiante à Seiraios qui lui disait " Sois patient, mon Amour, nous nous épouserons à la fin de cette guerre. " Inconsciente que j'étais de la toute-puissance du Seigneur de la Mort.

Je ne tardai pas à la découvrir.



J'ai enterré Schoinos, Ikkos, Iônias, Skiron et les autres avec les plus grands honneurs. Rien n'a été mis de côté pour leur faire une fête somptueuse. Les gens d'Athènes, qui n'avaient pas oublié leur libération de l'emprise terrible d'Hadès, sont même venus au Sanctuaire pour défiler. Il y avait des pluies de pétales de roses, des flots ininterrompus de lait et de miel, des ombrelles sacrées venues d'Orient, comme celles que portait Skiron lorsqu'il voulait se protéger du soleil. Le peuple décida de baptiser cette procession de son nom, et désormais dans les rues d'Athènes les gens fêteront les Skira. Des pleureuses sont mêmes venues assister au cortège jusqu'au cimetière du Sanctuaire et ont versé des lamentations déchirantes. Il y eut aussi un concert des plus belles voix de la ville ; les chants funèbres les plus poignants m'ont arraché l'âme pendant trois interminables jours.
Mais pour Seiraios, je voulais un honneur particulier. Non pas tant parce que je l'avais aimé que parce qu'il avait réussi l'incroyable exploit de blesser Hadès, et qu'il avait cruellement sauvé sa déesse en se jetant sur l'épée que le Dieu des Morts m'avait renvoyée, libérant ainsi la Terre de sa terrible menace. Tout le monde fut unanime sur ce jugement. C'est pourquoi il n'y eut aucune voix pour s'élever contre le privilège que je voulus accorder à sa dépouille.
Je fis donc ensevelir son corps bien-aimé sur le Mont Etoilé, à l'endroit exact de notre premier et unique baiser, et quelques mois plus tard, sur son sarcophage, je fis élever un autel et un temple.

N'assistaient à la cérémonie que les rares chevaliers survivants. A mon tour je versai lait, miel, pétales de roses et larmes. Puis devant le corps inanimé de Seiraios, je levai mon épée Excalibur encore tachée de son sang.
- Chevaliers qui êtes tous présents ici, je veux que vous entendiez mon voeu. De ce jour, je maudis les armes et voue aux gémonies les lâches qui utiliseront ces instruments de l'Hadès. Votre cosmos peut briser les montagnes. Vous n'en avez donc pas besoin. Quant à ma fidèle Excalibur, elle ne m'a failli qu'une fois, et cette seule fois fut le plus grand désastre de ma vie. Je demande donc à Galan, orfèvre du Bélier, de prendre, après ma mort, son essence divine et d'en faire une puissance que le Pope remettra au chevalier le plus méritant de l'Ordre.
" Pour ma part je me retire des tourments de la guerre, et me contenterai de pleurer ce que j'ai perdu. "

C'était il y a deux ans. Durant cette éternité, j'ai tenté de réorganiser ce qui avait été détruit, de recruter de nouveaux chevaliers cette fois hors de la Grèce, dont les ressources vives avaient été épuisées, de dessiner les plans des douze maisons, d'installer un nouveau village près du Sanctuaire pour la vie de tous les jours. Mais celle-ci ne me concerne plus depuis la disparition du chevalier Pégase.

Il est temps de refermer le livre pour cette fois. Avant que ma fidèle Excalibur ne me rende un dernier service sur l'autel du Mont Etoilé, mes dernières pensées vont vers mes amis disparus au combat, Iônias, Ikkos, Skiron et Schoinos, et surtout vers toi, Seiraios de Pégase, à qui je fais le plus solennel des serments, au nom du Styx que tu as désormais franchi.

Je te jure de poursuivre Hadès sans relâche, et de réduire son précieux corps en poudre.

Je te jure que plus aucun chevalier ne brandira ces armes que je maudis à jamais.

Je te jure fidélité, et aucun homme ni aucun dieu ne me touchera sauf toi. Pour tous, je serai désormais la Vierge Indomptable.

Je te jure que lorsque ton huitième sens te fera revenir sur Terre, je serai là moi aussi.

Et je te reconnaîtrai.



Septembre 1973

Note personnelle de Saga.
Aiolos vient de s'enfuir avec elle.
Trouver Seiraios au plus vite.


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Cette fiction est copyright Laetitia Lorgeoux.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.