Les ténêbres du souvenir


Tout était noir autour de lui, un noir qui n'était pas qu'une absence de lumière mais qui semblait doté d'une consistance propre. L'obscurité s'accrochait à ses membres comme une toile d'ombres, l'enserrant dans un cocon impalpable, aussi léger que la soie et pourtant impossible à déchirer. Il avait l'impression de suffoquer. Les ténêbres se nourrissaient de la chaleur de son corps. Il se sentait terriblement faible, aussi impuissant qu'un nouveau-né. L'obscurité était de plus en plus oppressante. Il lui semblait se diluer lentement en elle, incapable de résister. A chaque battement de coeur, ses pensées devenaient un peu plus floues, un peu plus imprécises.

Des voix surgirent autour de lui, comme si le fait de s'abandonner aux ténêbres les avaient fait remonter à la surface de l'oubli dans lequel elles avaient été plongées.

La fille. Pas le garçon.

Je ne veux pas te laisser ! Je veux rester avec toi !

Alors, tu viens ?

S'il te plaît...

Je t'ai dit de le tuer ! Tu m'entends ? Fais-le !

Si personne ne peut lui enseigner, le mieux est encore de se débarrasser de lui avant qu'il ne cause trop de problèmes.

Ne laisse pas ton élan être brisé par le rocher, mais ne te dérobe pas non plus devant lui. Deviens le vent contre la pierre, use-la sans cesse jusqu'à ce qu'il n'en reste plus que de la poussière. Deviens tigre contre l'homme, marque-le comme ta proie. Deviens dragon devant la nature sauvage, impose sur elle ta domination. Et deviens la foudre dans le ciel d'orage, sans jamais faiblir, sans jamais hésiter, et même si ta vie est en danger, poursuis le combat !

Quoi que tu en penses, cette armure ne reste qu'une pâle copie. Prends-la si tu en as envie, je n'en veux pas.

Dans ce cas, nous allons nous rendre à Tokyo et y perturber un peu le Tournoi Intergalactique !

Je vais sacrifier ma vie, et te battre avec le Rozan Sho Ryu Ha.

Et bien, j'ai soudainement eu envie de croire... à ce que tu appelles l'amitié...



Mais il est un peu tard pour en jouir...




Les liens fantomatiques qui le retenaient s'évanouirent brusquement et il eut l'impression de tomber. Les ténêbres l'accompagnèrent alors qu'il plongeait vers l'inconnu, incapable de se retenir à quoi que ce soit. Il n'y avait toujours rien autour de lui, rien d'autre que l'obscurité qui semblait avoir brusquement relâché sa proie. Il n'y avait même ni haut, ni bas. Et pourtant il tombait, tombait toujours plus vite. Il échappait aux ténêbres froides pour se précipiter vers autre chose qu'il appréhendait plus encore.

La chute vertigineuse parut durer une éternité. Des images fugitives apparurent autour de lui, aveuglantes de couleurs au milieu du noir infini. Elles disparaissaient si vite qu'il n'avait pas le temps de les distinguer précisément et pourtant il les reconnaissait. Eparpillés et dispersés, les fragments de son passé apparaissaient hors du vide pour l'accompagner dans sa chute sans fin. Les images se firent de plus en plus nombreuses, de plus en plus vives, emplissant peu à peu tout l'espace autour de lui en un maelström étourdissant et masquant l'obscurité qui s'étendait au-delà.

Puis il y eut un choc violent, qui traversa tout son être. La mosaïque d'images disparate se fondit en une lumière indécise. Il était retourné à l'origine de tout.

*******


Aucun de mes souvenirs ne remontent avant l'orphelinat de Varsovie. Bien qu'on m'ait toujours dit que j'avais déjà quatre ans lorsque j'y suis arrivé, ma mémoire ne remonte pas au-delà des murs blancs sales de la chambre minuscule que je partageais avec ma soeur et quatre autre enfants. Une fois, un docteur est venu et m'a posé des questions là-dessus. On m'a montré une photo en noir et blanc d'une femme aux yeux clairs et aux cheveux aussi sombres que les miens. On m'a expliqué qu'elle s'appelait Svetlana Dvarjik et qu'elle était ma mère. Je n'ai rien dit. La femme avait l'air indécise, comme si la photographie avait été prise alors qu'elle n'avait pas encore décidé quelle expression adopter. Ses lèvres étaient plissées en une sorte de sourire incertain. Le docteur m'a demandé s'il la reconnaissait. J'ai haussé les épaules.

Plus tard, dans la même journée, j'ai entendu deux des surveillants de l'orphelinat en train de discuter, et l'un d'entre eux a dit que la femme sur la photographie était une putain, et qu'on l'avait retrouvée égorgée la veille dans une rue de Varsovie. Je n'ai pas réagi. Cela ne signifiait rien pour moi.

Les trois années que j'ai passé à l'orphelinat ont été pleins de visages, de silhouettes floues et oubliées. Vaguement, je me rappelle qu'il y avait beaucoup d'autres enfants, plus jeunes ou plus âgés. Mais je ne saurais pas dire à quoi ils ressemblaient, ni même s'il m'est arrivé de parler avec aucun d'entre eux. Il y avait aussi les surveillants pour s'occuper de nous, mais je ne me rappelle rien d'autre que l'espèce d'uniforme blanc qu'ils portaient. Il a dû m'arriver d'être emmené à la petite infirmerie de l'orphelinat pour qu'on m'examine, et j'ai dû prendre d'innombrables repas dans le réfectoire, grand et laid. Mais cela aurait presque pu arriver à quelqu'un d'autre. Les images et les voix se trouvent encore dans ma mémoire, mais elles n'ont pas de texture, pas de vie. La seule chose dont je me souviens réellement avec précision, le seul fragment de réalité auquel je peux m'accrocher dans ce brouillard de mon passé, c'est ma soeur. Je me souviens d'elle parfaitement, totalement. Sans elle, je ne saurais dire si j'ai vraiment vécu ces trois années ou si elles n'ont été qu'une illusion de mon esprit.

Elle s'appelait Larissa et elle avait juste un an de moins que moi. Je l'adorais. On nous disait souvent que nous nous ressemblions beaucoup mais je n'ai jamais pensé que c'était vrai. Larissa était très jolie. Elle avait de longs cheveux indigo que je peignais avec application chaque matin et ses yeux étaient le reflet des miens. Elle était même jolie dans les vêtements informes que portaient tous les enfants de l'orphelinat. Elle avait un rire léger comme les papillons qu'on ne voyait presque jamais à Varsovie. Et elle riait tout le temps, pour un oiseau ou pour un rayon de soleil.

Je me souviens de toutes les fois où j'ai joué à la poupée avec elle. Je me souviens des berceuses que je lui chantais au début, quand elle n'arrivait pas à s'endormir. Je me souviens de la nuit entière que j'ai passé à veiller sur elle, une fois qu'elle était malade.

Et je me souviens de la fois où une voiture de luxe est venue se garer juste devant l'orphelinat. Tous les enfants sont aussitôt venus se presser autour comme une bande de moineaux pépillants. Comme nous n'arrivions pas à approcher, j'ai pris Larissa sur mes épaules pour qu'elle puisse mieux voir. Mais, à ce moment-là, la directrice de l'orphelinat est venu nous trouver tous les deux, et nous a emmenés avec elle d'un air pressé. Elle nous a fait enfiler des vêtements confortables que nous n'avions jamais vu auparavant et nous a conduit dans son bureau où attendait un homme assis dans un fauteuil. Il portait des vêtements de coupe simple et pourtant luxueuse et une montre dorée était à son poignet. Il avait des cheveux bruns clairs et la peau bronzée. Des verres miroirs argentés lui dissimulaient les yeux.

L'homme et la directrice ont longtemps parlé entre eux, mais je n'ai pu entendre que quelques bribes de mots de là où je me tenais avec ma soeur. Bien que je n'ai pas pu les voir, j'ai senti le poids des yeux de l'homme inconnu braqué sur nous deux. Ses lèvres gardèrent tout du long un sourire presque moqueur. Et, d'une façon étrange, j'ai deviné que cela m'était destiné en particulier.

La discussion a pris fin quelques secondes après.

_La fille, pas le garçon.

Les mots ont été prononcés juste assez forts pour que je les entende, peut-être à dessein. La directrice parut vouloir émettre une objection mais il l'arrêta d'un geste avant même qu'elle ne dise quoi que ce soit.

Après son départ, la directrice vint nous trouver et nous expliqua que cet homme aurait voulu nous adopter, mais que, faute de temps à nous consacrer, il ne lui serait pas possible de s'occuper de nous deux. La directrice s'embrouillait dans ses explications, se répétait. Je n'avais que huit ans ce jour-là, mais je savais bien qu'elle mentait. Je l'avais lu quelque part derrière ces verres argentés qui me renvoyait ma propre image. L'homme ne voulait pas de moi, seulement de Larissa. Et la directrice avait peur de lui refuser quoi que ce soit, peut-être parce que c'était quelqu'un de très riche, peut-être pour une autre raison.

J'ai passé toute la soirée à m'efforcer de convaincre Larissa, inventant des raisons, mentant pour la persuader. Les yeux noirs de ma soeur étaient humides de larmes pendant que je parlais.

_Je ne veux pas te laisser ! Je veux rester avec toi !

Mais, pour une fois, cela n'a pas suffit à ébranler ma résolution. J'ai persisté jusqu'à ce qu'elle cède. Je lui ai dit que nous pourrions toujours nous revoir, que nous ne serions pas séparés pour toujours. Mensonges encore, mais je m'en moquais. La seule chose importante était que la soeur que j'aimais ne passe pas le restant de son enfance entre ces murs gris. Il m'était égal de vivre sans elle si elle pouvait ainsi s'épanouir comme la fleur qu'elle était.

Larissa finit par s'endormir, fatiguée de protester. Je suis resté assis auprès d'elle tout au long de la nuit et le sommeil ne m'a même pas effleuré. C'était la dernière fois où elle pouvait être totalement à moi. Intérieurement, j'aurais donné n'importe quoi pour avoir quelques jours de plus. Mais je ne les avais pas. L'homme qui voulait adopter Larissa ne me les laisserait pas, je le savais, sans comprendre vraiment pourquoi.

Les heures se succédèrent jusqu'à l'aube tandis que j'imprimais dans ma mémoire le souvenir de ma soeur blottie contre moi. Mais le jour finit par arriver et on vint nous chercher. J'aidai Larissa à rassembler ses quelques affaires et je l'accompagnai jusqu'à la voiture qui attendait. Là, elle se mit de nouveau à pleurer mais j'essuyai ses larmes de la main et lui dis de sourire, lui dis que tout irait bien. L'homme était là, bien entendu, assis à la place du conducteur. Il ne dit pas un mot tandis que Larissa venait s'asseoir à l'arrière de la voiture. Ce ne fut qu'une fois que la portière se fut refermée sur ma soeur que je le vis tourner la tête dans ma direction et sourire, ironique, moqueur. Et ce fut alors seulement qu'il porta une main à son visage et retira ses verres miroirs... Et ce fut alors seulement que je vis les yeux qui se dissimulaient derrière... noirs, totalement noirs, sans la moindre trace de blanc.

Puis la voiture démarra, me laissant seul sur le trottoir qui bordait l'orphelinat. Il me semblait que quelque chose venait d'être arraché de ma poitrine.

Il dût sans doute s'écouler plusieurs jours après cela, peut-être plusieurs semaines. Je ne saurais pas le dire. Le temps avait perdu sa signification à cette époque-là.

Puis, un jour, d'autres hommes sont venu me trouver. Ils ne ressemblaient pas du tout à celui qui avait adopté Larissa. Ceux-là portaient des vêtements simples, étranges. Ils étaient tous relativement musclés et dégageaient une aura collective de danger. Je n'ai jamais su si la directrice les avait vraiment autorisés à venir ici. Non pas que cela ait une quelconque importance. Les hommes m'ont dit qu'ils recherchaient des enfants prometteurs pour les entraîner et en faire des guerriers. Ils m'ont dit que c'était là ma chance de quitter enfin l'orphelinat et de découvrir d'autres horizons. J'ai bien senti qu'ils ne me disaient pas tout, qu'ils me cachaient intentionnellement beaucoup de choses. Mais...

_Tu pourras devenir très fort si tu viens avec nous, a dit celui qui semblait être le chef du groupe. Tu as envie de devenir fort, n'est-ce pas ?

J'ai hoché la tête. Oui. Oui, j'avais envie de devenir fort. De devenir suffisamment fort pour cesser enfin de dépendre de la bonne volonté des autres, pour contrôler ma propre existence.

_Alors, tu viens ? demanda-t'il en me regardant avec intensité.

Je n'ai même pas dû hésiter une fraction d'instant. Rien ne me retenait plus nulle part, désormais. Mieux valait essayer de faire quelque chose de ma vie que de rester cloîtré entre ces murs sans rien pouvoir accomplir.

_Oui.

Je n'ai pas été le seul enfant de l'orphelinat de Varsovie à partir avec ces hommes pour leur destination, une petite île perdue dans le Pacifique Sud. Nous étions une quinzaine en tout, âgé de huit à dix ans. Majoritairement des garçons. Tous avaient également décidé de tenter leur chance. J'étais l'un des plus jeunes et je ne connaissais véritablement aucun d'entre eux.

Mais, de toute façon, je fus le seul à survivre au premier mois d'entraînement sur l'Ile de la Mort.

Le chef du groupe de recruteurs nous confia d'entrée à un homme robuste et musclé, aux traits abrupts. Son nom était Vriès, comme je l'appris rapidement. C'était quelqu'un de brutal et d'autoritaire, qui n'hésitait aucunement à tuer tous ceux qui n'étaient pas à la hauteur. Une fois, je le vis étrangler d'une seule main un jeune garçon qui l'avait supplié de le laisser repartir. De toute évidence, maintenant que nous nous trouvions sur l'Ile de la Mort, notre liberté de faire le moindre choix s'était évaporée. Nous ne pouvions plus que mourir ou continuer à souffrir.

Des quinze enfants venus de Varsovie, je fus donc le seul à m'accrocher au second choix. Je ne saurais pas dire pourquoi. Peut-être mon désir de vivre était-il suffisamment fort. Ou peut-être que je refusais simplement d'être ainsi brisé par le premier défi de mon existence. Une fois que tous les autres furent morts, Vriès me plaça dans un autre groupe, où tous les enfants avaient au moins deux ans de plus que moi. Chaque jour, ils nous fallait courir pendant de longues heures, nous exercer et nous affronter entre nous. Nous passions les nuits à l'extérieur, enroulés dans une simple couverture pour nous protéger de l'air glacial et du sol brûlant. Et le matin, quand Vriès arrivait pour nous renvoyer à notre entraînement de la journée, il n'était pas rare que l'un d'entre nous ne se réveille tout simplement pas.

La première année que je passais ainsi sur l'Ile de la Mort fut un enfer de souffrance auquel je survécus malgré tout, cuirassant mon coeur contre le désespoir et endurcissant mon corps contre les coups. Vriès dispensait son entraînement sans la moindre trace de compassion, éprouvant chacun de ces élèves pour découvrir leurs limites et les forcer à les dépasser ou à périr. C'était un homme insensible, souvent cruel pour le plaisir. Et pourtant, son enseignement n'était pas sans efficacité. A la fin de la première années, les vingt élèves qui lui restaient étaient tous capables d'écraser des cailloux entre leurs mains.

Le nombre de ceux qui n'y étaient pas parvenu s'élevait environ à dix fois plus, mais il ne restait plus personne pour se souvenir de leurs noms.

Quelques jours après le début de ma deuxième année sur l'Ile de la Mort, Vriès nous rassembla tous à l'endroit où s'accomplissait l'essentiel de notre entraînement - une étendue plate et stérile de roche volcanique - et nous annonça qu'il était temps de passer à la dernière épreuve qui attendait la quasi-totalité d'entre nous.

_Je n'ai pas l'intention de passer encore des années à m'occuper de vous tous à la fois ! s'exclama-t'il en nous regardant tour à tour d'un air dédaigneux. Alors, si vous avez eu l'occasion de vous faire des camarades au cours de l'année qui vient de s'écouler, je vous suggère de leur faire vos adieux maintenant, parce qu'un seul d'entre vous sera en vie ce soir !

Vriès a tracé un cercle approximatif d'environ cinq mètres de rayon sur le sol noirci et nous a forçé à nous placer à l'intérieur. Aucun des vingt élèves n'a opposé la moindre résistance. Nous ne savions que trop ce qu'il était capable de faire quand on lui résistait. Nous sommes entrés dans le cercle, nous attendant déjà à ce qui allait suivre, nous efforçant de rester aussi loin les uns des autres que possible.

_A présent, a repris Vriès, voici les règles. Seul un d'entre vous pourra sortir de ce cercle et ce ne sera qu'une fois que tous les autres seront morts. Je tuerai tous ceux qui essaieront de sortir avant. Vous avez une minute pour vous préparer. Je tuerai également tous ceux qui ne seront pas en train de se battre après cela.

Un frisson a parcouru chacun de ceux qui étaient rassemblés là. Mais je n'ai pas perdu mon sang-froid. Cela faisait longtemps que je m'attendais à quelque chose de ce genre. Je suis venu me placer juste au bord du cercle, à moins d'une dizaine de centimètres de la ligne. De cette façon, personne ne pourrait m'attaquer dans le dos. Du coin de l'oeil, j'ai vu que je n'étais pas le seul à prendre cette précaution.

Je n'ai jamais su exactement qui a entamé le combat. Ce fut comme si la même impulsion avait traversé chacun d'entre nous au même instant. La résolution remplaçant brusquement l'hésitation, la volonté de survivre effaçant les doutes. Nous avions vécu ensemble toute une année et enduré les mêmes souffrances, mais le vague sentiment de solidarité qui pouvait exister entre nous n'avait pas le moindre poids dans une telle situation et nous en étions tous bien conscients.

Les premiers instants de la mêlée furent les plus meurtriers. Le sang jaillit, plusieurs des garçons tombèrent, certains ne se relevèrent pas. Dès le début, je restai autant à l'écart que possible, m'efforçant surtout de maintenir mes adversaires à l'écart, pressant rarement mes propres offensives. La clef de la victoire était de laisser les autres se battre entre eux et d'économiser mes propres forces. D'un autre côté, Vriès me tuerait si je restais totalement à l'écart.

Tout au long du combat, mon attention resta avant tout concentrée sur ce fragile équilibre plutôt que sur mes adversaires eux-mêmes. Je lançais quelques attaques fulgurantes, sans essayer vraiment de blesser sérieusement et sans jamais me laisser piéger au corps-à-corps. Autour de moi, le nombre de combattants s'éclaircissait. Au sol, les corps inertes étaient de plus en plus nombreux. Le sang rendait la pierre noire glissante et je devais faire constamment attention de ne pas tomber.

L'éternité de violence et de cris finit par trouver un terme, et je me retrouvai seul face à un autre garçon du nom d'Erik. Erik était plus grand que moi et peut-être plus fort, mais ses cheveux blonds étaient maculés de sang et sa peau trempée de sueur. Je n'ai eu qu'à esquisser une simple feinte à la tête. Sa parade est venu avec un temps de retard et j'ai profité de l'ouverture pour me baisser et lui faucher les jambes. Erik est tombé lourdement en arrière, sur la terre noire désormais rouge. J'ai immédiatement enchaîné sur un coup de pied à la tête et le sang a jailli encore une fois. Erik a poussé un cri de douleur étouffée, mais il n'a pas fait pas le moindre geste pour se relever, comme vaincu par l'épuisement. Debout au-dessus de mon adversaire impuissant, j'ai levé un bras, et c'est alors que l'hésitation m'a saisi pour la première fois. Erik n'a pas fait le moindre geste pour se défendre. Ses yeux seuls se sont levés sur moi, emplis d'horreur et d'une crainte indicible.

_S'il te plaît...

Je n'ai pas répondu, pas bougé. Mon bras tremblait légèrement. Je ne connaissais presque pas Erik, pas plus que tous les autres qui étaient morts après être entrés dans le cercle. Une fois, je me souvenais que nous avions partagé ensemble une gourde d'eau tiède, après une journée d'entraînement particulièrement rude. Et une fois, Erik m'avait montré une petite crique, le long du rivage, où il était possible d'attraper beaucoup de poissons. Et...

_Qu'est-ce que tu attends ?

Un grand frisson a traversé tous mes membres. Vriès venait d'entrer dans le cercle et se tenait juste derrière moi. Je ne songeais même pas à me retourner.

_J'ai toléré tous tes petits jeux lors du combat, a repris la voix rauque et tranchante de Vriès, parce qu'un bon combattant doit aussi savoir se servir de sa tête. Mais c'est terminé, maintenant. Tue-le.

Je n'ai pas bougé. Les yeux d'Erik étaient comme un miroir dans lequel je me voyais moi-même, la main levée, indécis, balançant entre la vie et la mort. Et derrière moi se trouvait Vriès, comme une ombre de terreur étouffante.

_Je t'ai dit de le tuer ! Tu m'entends ? Fais-le !

Pourquoi est-ce que je ne pouvais pas le faire ? Pourquoi la perspective de donner la mort m'arrêtait-elle encore après tout ce que j'avais vécu ? Erik était en train de gémir, étendu sur le sol, et son visage était blanc sous le sang qui le maculait. Pourquoi ?

_Je ne me contenterai pas de te tuer si tu refuses, fit la voix de Vriès, soudain basse et chargée de menace. Je te briserai les bras et les jambes. Je te couperai les doigts un par un et je crèverai ces deux yeux noirs. Et, une fois que j'en aurais fini avec toi, je te laisserai en pâture à tous ceux qui voudront de toi. Certains des chevaliers noirs ont du goût pour les enfants, crois-moi sur parole. Tu veux savoir ce qu'ils te feront ?

Je n'ai pas fait le moindre mouvement tandis que Vriès continuait de parler. Je n'ai même pas tenté de me boucher les oreilles. Mes joues étaient trempés de larmes et je m'étais mordu les lèvres jusqu'au sang. Ma main dressée tremblait sans que je puisse rien faire pour me contrôler.

Je cédai. L'horreur de ce que j'entendais brisa ma volonté comme une corde trop tendue. Ma main s'abattit. Il n'y eut pas de cri, juste une gerbe de sang qui m'éclaboussa le visage. Puis le silence. Je suis tombé à genoux, sans force.

_C'est très bien, fit Vriès après un instant. Tu es le dernier survivant et tu seras donc mon disciple. Nous commencerons demain l'entraînement que je te donnerai. D'ici là, si cela t'amuse, tu peux enterrer tes petits amis. Mais ne songe même pas à t'enfuir. Il existe de nombreuses façons de décourager ce genre de choses tout en te gardant suffisamment intact pour suivre l'entraînement, et, crois-moi, tu n'aimerais aucune d'entre elle.

Je n'ai jamais su exactement quelle émotion a traversé mon coeur alors que mon maître se détournait et s'en allait. Je ne sais toujours pas avec certitude quelle pensée est passée dans mon esprit. Peut-être les menaces de Vriès. Peut-être le sang quand j'avais tué Erik. Ou peut-être avait-ce été l'image du futur que j'ai eu l'espace d'un instant. Un futur où je serais toujours l'esclave de Vriès, où je n'aurais jamais la moindre liberté, où ma volonté même aurait été écrasée par la peur constante qui m'habiterait.

Mes doigts meurtris se sont refermés sur une pierre aussi grosse que mes deux poings réunis et je me suis relevé. Quelque chose de brûlant était dans le creux de mon estomac et le sang cognait à mes tempes comme un marteau.

Vriès dût sentir quelque chose, car je le vis esquisser le geste de se retourner. Mais trop tard. La pierre le percuta violemment derrière la tête et Vriès tomba comme une masse, inerte. Je m'avançai jusqu'à lui, ramassai la pierre et la levai au-dessus de la tête de celui qui avait été mon maître. Puis je l'abattis. Encore. Et encore. Et encore.

Et quand je m'arrêtai, mes mains étaient rouges et j'étais de nouveau libre, après plus d'une année.

_Un seul pouvait sortir du cercle, murmurai-je à mi-voix tandis que mes doigts relâchaient enfin la pierre écarlate.

Les semaines qui s'ensuivirent sont restées floues dans mes souvenirs. Les détails ont disparu de ma mémoire, ne laissant que des impressions vagues et indistinctes. Je me souviens d'avoir erré un peu au hasard à travers l'Ile de la Mort. Les chevaliers noirs avaient conscience de ma présence, mais aucun ne chercha jamais à s'en prendre à moi. Peut-être que le fait que j'ais tué Vriès les faisait hésiter. Peut-être tout simplement qu'aucun d'entre eux ne se souciait de ce qui pouvait bien m'arriver tant que je ne les dérangeais pas.

C'est à cette époque que j'ai pour la première fois eu l'occasion d'observer un garçon aux cheveux bleu sombre qui s'entraînait dans un coin reculé de l'Ile, sous la surveillance d'un homme étrange dont le visage était couvert d'un masque monstrueux. Pour une raison que j'ignorais, aucun chevalier noir ne s'approchait jamais de cette partie de l'île. Je me souvenait avoir entendu Vriès récriminer contre l'homme au masque et contre quelque chose qui s'appelait le Sanctuaire, mais je ne savais rien de plus.

De toute évidence, je n'avais aucun moyen de quitter l'Ile de la Mort. Et même si cela avait été le cas, où serais-je allé ? J'ai choisi de rester et de poursuivre son entraînement par moi-même. Je me suis bâti une sorte de hutte rudimentaire à proximité de la crique aux poissons et j'ai entrepris de m'exercer chaque jour, ne m'accordant qu'un minimum de repos. Je n'étais pas certain de toujours vouloir devenir fort, mais il ne me restait rien d'autre à faire que d'essayer. Sans l'entraînement, il ne demeurait plus rien pour remplir mon existence et chasser les sombres pensées qui m'habitaient.

De temps en temps, j'avais l'occasion de rencontrer les élèves des divers chevaliers noirs qui se trouvaient sur l'île. La plupart semblait même craindre de m'adresser la parole, mais ils n'étaient pas tous dans ce cas, ce qui me donna l'occasion d'en apprendre un peu plus quant à ce qui se passait sur l'Ile de la Mort et quant aux chevaliers noirs. Ce fut à cette occasion que j'entendis pour la première fois parler des chevaliers d'Athéna et que j'appris ce qu'était le Sanctuaire. Malgré tout, je ne développai aucune espèce d'amitié à cette époque, pas plus que je ne l'avais fait avant.

Un jour, alors que j'étais en train de commencer mon entraînement, j'ai pris soudainement conscience du fait que j'étais observé. Deux silhouettes se trouvaient sur un promontoire rocheux, à quelque distance de moi. Je reconnus l'un d'entre eux, un garçon robuste et fort du nom de Jango qui devait avoir treize ou quatorze ans. J'avais assez fréquemment eu l'occasion d'entendre parler de lui. Jango avait la réputation d'être l'un des plus fort des chevaliers noirs, même sans armure. Vriès avait eu une armure, je le savais, même si je n'avais jamais eu l'occasion de la voir en-dehors de l'étrange boîte de métal noir où elle était rangée. Je ne savais pas du tout ce qu'il en était advenu après que j'eus tué Vriès. Peut-être que quelqu'un l'avait volée. Je m'en moquais. Mais Jango, lui, n'avait pas d'armure, et cela ne l'empêchait pas d'atteindre presque la vitesse du son, si les rumeurs disaient vrai.

L'autre silhouette était totalement dissimulée dans une sorte de grand manteau gris, dont la capuche lui couvrait le visage. Je me souvenais de l'avoir déjà observé de temps à autres à l'époque où j'explorais l'Ile de la Mort. Mais même les élèves que j'avais eu l'occasion de questionner ne savait rien à son sujet, si ce n'était que les chevaliers noirs semblait lui montrer du respect.

Je pouvais aisément entendre ce qu'ils se disaient alors même que je commençais à donner des coups de poing dans le vide. Peut-être était-ce intentionnel de leur part.

_Qu'est-ce que tu penses de lui ? demanda Jango.

_Il a réussi à tuer Vriès, répondit l'autre après un silence.

_Il l'a frappé dans le dos.

_Je me doute bien qu'il n'aurait eu aucune chance autrement. Je faisais allusion à la volonté qu'il lui a fallu pour cela.

Alors que je poursuivais mon entraînement, je me pris à prêter particulièrement attention à la voix de la personne au visage dissimulé. Une voix clairement féminine, agréable, mais non dépourvue de tranchant.

_Admettons, reprit Jango après un moment. A quoi pourrait-il nous servir de toute façon ?

_Bien dirigé, je dirais qu'il pourrait faire un combattant très acceptable.

_Alors, autant le placer sous la responsabilité de l'un des chevaliers noirs qui entraînent déjà des élèves.

_Je n'ai pas l'impression qu'il le supporterait. Tu sais comme moi comment était Vriès.

Jango haussa visiblement les épaules.

_Si personne ne peut lui enseigner, le mieux est encore de se débarrasser de lui avant qu'il ne cause trop de problèmes.

Un silence s'ensuivit. Quand je regardai de nouveau, Jango avait disparu et il ne restait plus que la silhouette au manteau gris, qui paraissait m'observer avec attention.

Ce ne fut que plusieurs heures après, alors que j'avais interrompu mon entraînement pour aller prendre mon frugal repas de midi, qu'elle quitta finalement le promontoire et qu'elle vint me trouver.

_C'est remarquable de ta part de t'entraîner ainsi tout seul, mais il y a beaucoup de choses que tu ne pourras tout simplement pas apprendre sans maître.

Je haussai les épaules d'un air désinvolte, mais ne répondis rien.

_Je me doute que ton expérience avec Vriès a dû être plutôt déplaisante, mais est-ce que tu serais capable d'accepter encore d'avoir un maître et d'apprendre ce qu'il a à t'enseigner ?

Mes lèvres se tordirent en un un rictus. Vriès avait été un monstre, mais je ne me faisais pas d'illusion: la plupart des chevaliers noirs ne valaient pas mieux, et certains étaient probablement encore pire.

_Quel maître ?

Le manteau glissa au sol. Je ne fus pas surpris de voir que c'était bien une femme qui avait été dissimulée en-dessous. Mais je fus surpris de son apparence.

_Je m'appelle Raphaelle.

Un souvenir que j'avais cru oublié à l'époque s'imposa à son esprit. Une fois que je m'étais rendu à la petite bibliothèque de l'orphelinat, je me rappelais avoir feuilleté distraitement un épais livre qui parlait surtout d'art. Cela m'avait vite ennuyé, mais une photographie au moins m'avait marqué, où figurait la sculpture d'une femme recroquevillée sur elle-même. "La Danaïde", elle s'appelait.

En voyant Raphaelle, je ne pus m'empêcher de penser que la statue avait échappée à sa prison de marbre figé et qu'une étincelle de vie était venue l'animer. Raphaelle avait une peau blanche et des cheveux blancs, aussi blanc que la neige fraîchement tombée du ciel sur les bâtiments de Varsovie en hiver. Les traits de son visage étaient fins et son corps gracieux, bien que visiblement musclé. Et ses yeux étaient d'un bleu presque invisible, que traversaient parfois des éclairs rouges lorsque qu'ils étaient directement exposés à la lumière du soleil.

_Tu n'as jamais vu d'albinos auparavant, observa-t'elle de sa voix soyeuse où perçait une pointe d'amusement.

Je secouai la tête sans un mot.

_Qu'est-ce que c'est qu'un albinos ? finis-je par demander, curieux.

_C'est quelqu'un comme moi, avec les cheveux et les yeux très pâles, expliqua-t'elle patiemment.

_Et si vous restiez longtemps au soleil ?

_Ca me brûlerait, expliqua Raphaelle avec un sourire. C'est pour ça que je garde ce manteau la plupart du temps.

Un long silence s'écoula entre nous. Je détaillais Raphaelle du regard, cherchant tous les indices qui pourrait me permettre d'en apprendre plus sur elle. La jeune femme - elle ne devait pas avoir plus de vingt ans - ne ressemblait guère aux chevaliers noirs que j'avait eu l'occasion d'observer jusqu'ici, mais je devinais qu'elle était néanmoins l'une d'entre eux, ou du moins qu'elle avait une entente avec eux, d'après sa conversation avec Jango. Ses vêtements étaient de couleur sombre et indistincte, assez âgés à en juger d'après l'usure, guère seyants mais approprié pour le combat. Une écharpe jaune safran lui ceignait la taille, à laquelle se trouvait une mince épée dans son fourreau. Extérieurement, elle n'avait pas l'air d'une combattante, mais j'avais appris à voir au-delà des apparences. Une aura de calme confiance émanait d'elle. Chacun de ses mouvements était vif et précis à la fois, parfaitement contrôlé.

_Alors ? demanda finalement Raphaelle.

_Alors quoi ?

_Est-ce que tu acceptes que je t'entraîne ? Je ne te forcerai pas, mais, si tu refuses, il y a de bonnes chances pour que l'un des autres habitants de l'île décide qu'il t'a assez vu et qu'il se débarrasse de toi. C'est à toi de choisir.

Je réfléchis un instant.

_Qu'est-ce que vous m'enseignerez ?

Raphaelle inclina la tête sur le côté, et une flamme rouge brûla brièvement dans ses yeux.

_L'art du combat. Le sens de la stratégie. La maîtrise du cosmos. Je suis certaine que tu as le potentiel qu'il faut pour devenir un guerrier remarquable. J'ai même déjà une idée quand à l'armure que tu pourrais essayer d'acquérir.

_Alors j'accepte.

J'allais de nouveau devoir obéir à un maître, mais cela en vaudrait peut-être la peine cette fois. Devenir un guerrier était probablement la seule issue qui me restait pour survivre à l'Ile de la Mort, et Je n'y parviendrast pas seul. J'avais beau avoir atteint une certaine force physique, j'avais conscience du fait que cela n'était que très superficiel, et insuffisant.

Raphaelle me sourit, puis ramassa son manteau et le revêtit de nouveau, rabattant le capuchon sur son visage.

_Alors tu es désormais mon seul et unique disciple, et nous allons commencer ton entraînement immédiatement. Viens avec moi.

Elle me tendit la main et je la pris.

Pour une raison ou une autre, les semaines et les mois qui suivirent ma rencontre avec Raphaelle sont beaucoup plus clairs dans ma mémoire que les neuf années de ma vie qui ont précédé. Mon nouveau maître était exigeant, mais équitable. Et, surtout, elle le semblait me comprendre à un degré impressionnant. Elle avait conscience de mes possibilités, de mes forces et de mes faiblesses, et elle savait comment me faire toujours progresser.

_Un vrai guerrier doit avant tout maîtriser chaque parcelle de son propre corps, disait-elle. La volonté vient de l'esprit, mais la force est celle du corps. Pour devenir invincible, il faut que ta pensée et ton action ne soient qu'un. Il faut que tu puisses analyser ton adversaire et réagir en conséquent dans le même instant.

Raphaelle passa beaucoup de temps à m'enseigner divers types d'arts martiaux, mais elle me recommanda de ne jamais se reposer exclusivement sur l'un d'entre eux. Il fallait que je puisse transcender toutes ces techniques, assimiler leurs qualités mais ne pas me laisser enchaîner par leurs limitations.

_Ne laisse pas ton élan être brisé par le rocher, mais ne te dérobe pas non plus devant lui. Deviens le vent contre la pierre, use-la sans cesse jusqu'à ce qu'il n'en reste plus que de la poussière. Deviens tigre contre l'homme, marque-le comme ta proie. Deviens dragon devant la nature sauvage, impose sur elle ta domination. Et deviens la foudre dans le ciel d'orage, sans jamais faiblir, sans jamais hésiter, et même si ta vie est en danger, poursuis le combat !

Après que j'eus accepté de devenir son élève, Raphaelle m'a emmené vivre avec elle. Elle habitait dans une sorte de grotte taillée à même la roche volcanique et aménagée presque comme une véritable maison. Je ne pus m'empêcher d'ouvrir de grands yeux la première fois que j'y entrai, ce qui fit sourire Raphaelle. Il y avait une salle à manger, avec une table et des chaises, ainsi que de nombreux objets étranges - des souvenirs ? - accrochés aux murs noirs un peu partout. Il y avait une salle de bain qui me parut immense, dont Raphaelle dit qu'elle était reliée à une source d'eau chaude. L'éclairage était fait de lanternes et de bougies, qui fournissaient à l'endroit une lumière douce et feutrée. D'une façon que je ne saisis pas immédiatement, la fumée ne s'accumulait pas dans la demeure troglodytique - c'était l'expression qu'utilisait Raphaelle pour désigner l'endroit - mais s'échappait rapidement.

Il y avait encore deux chambres, dont une était inoccupée et que Raphaelle me dit de prendre. La pièce n'était sans doute guère spacieuse, mais il s'y trouvait un véritable lit, avec un oreiller, des draps propres et des couvertures. Je dormis comme une souche lors de la première nuit que je passai ici, et aucun rêve ne vint me troubler jusqu'au matin.

L'entraînement que m'imposait Raphaelle durait douze heures par jour. Le matin était généralement réservé aux exercices physiques. A midi, lorsque la chaleur s'élevait au point de devenir insupportable, nous nous interrompions et revenions à la maison troglodytique pour y manger. Le début d'après-midi était consacré aux cours théoriques. Et l'entraînement physique reprenait le soir.

Après l'expérience que j'avais eu avec Vriès, je trouvai Raphaelle étonnament facile à vivre. Son enseignement était intense, mais jamais excessif, et il ne lui arriva jamais de me frapper parce que je n'arrivais pas à accomplir un exercice. Elle se contentait de m'expliquer et de me forcer à recommencer, encore et encore, jusqu'à ce que je réussisse. Jamais je ne la vis en colère. Raphaelle était souvent intense, et parfois déroutante, mais elle gardait toujours un contrôle complet sur son tempérament. Et elle était d'une patience apparemment inépuisable à mon égard, que ce fut pour m'aider à perfectionner le grec ancien que j'avais dû apprendre dès mon arrivée sur l'île ou pour panser les plaies que je m'étais fait à l'entraînement. Patiente et exigeante à la fois. Et je ne cessais de progresser.

Oui, Raphaelle était plutôt facile à vivre, encore qu'elle fut parfois étrange. Elle gardait pratiquement en permanence son grand manteau gris dès qu'elle quittait la maison, ce qui n'avait rien de surprenant étant donné le soleil de plomb qui pesait toujours sur l'Ile de la Mort. Elle ne s'en débarrassait guère que lorsque nous nous entraînions au combat ensemble, et seulement pour des périodes de temps très brèves. Son épée, aussi, ne la quittait jamais, encore qu'elle ne m'en apprit jamais le maniement. Deux ou trois fois, j'eus l'occasion de l'observer tandis qu'elle s'exerçait avec, dessinant des arabesques d'acier dans l'heure fraîche qui précédait l'aube. Raphaelle avait une grâce de danseuse dans ces moments-là, qui contrastait d'autant plus avec la fougue dont elle faisait preuve lors des combats simulés qu'elle m'imposait.

Elle était peu communicative quant à son propre passé, mais je devinai tout de même qu'elle avait beaucoup voyagé. Elle parlait de nombreuses langues, dont le polonais et le russe, avec tout juste une trace d'accent. Et ses "souvenirs" semblaient provenir d'un peu partout. L'un d'entre eux en particulier avait piqué ma curiosité depuis le début. C'était un masque très simple, à la surface métallique argentée, qui avait visiblement été conçu pour couvrir l'ensemble du visage, y compris les yeux. L'objet n'était pas extraordinaire en lui-même, à côté des objets souvent précieux qui l'entouraient, mais Raphaelle semblait y accorder de l'importance. Elle l'entretenait fréquemment, et avec beaucoup de soin.

_Tu te demandes ce que c'est, n'est-ce pas ? me demanda-t'elle un soir après l'entraînement.

C'était pendant le repas. Contrairement à l'habitude, Raphaelle avait sorti une bouteille de vin pour accompagner la nourriture, encore qu'elle ne m'ait permis d'en boire qu'une gorgée. Elle-même avait déjà vidé plusieurs verres et se resservait encore.

_D'où est-ce que cela vient ? demandai-je après un instant.

_De Grèce.

Le visage de marbre de Raphaelle avait une expression presque sinistre, mais, pour une fois, elle ne semblait pas pouvoir s'empêcher de parler.

_Du Sanctuaire, en fait. Je suppose que tu en as entendu parler depuis que tu es ici ?

Je haussai les épaules d'un air évasif.

_Le Sanctuaire est la résidence des chevaliers d'Athéna, reprit Raphaelle, s'interrompant seulement pour vider son verre de nouveau. Tu sais qui est Athéna ? C'est la déesse de la guerre et de la sagesse des anciens Grecs.

Je n'intervins pas. J'avais déjà entendu parler d'Athéna mais Raphaelle était partie sur sa lancée et ne semblait plus devoir s'arrêter.

_Le but de ces chevaliers est de servir Athéna, de se battre à ses côtés lorsqu'elle se réincarne, et ainsi de suite... Pour faire ça, le Sanctuaire recrute encore dix fois plus d'enfants qu'il n'en vient jamais sur l'Ile de la Mort et les forme pour devenir des chevaliers qui, si ça se trouve, n'auront jamais l'occasion de voir Athéna de leur vie. Je ne connais pas exactement les chiffres, mais le taux de survie doit probablement être plusieurs fois pire qu'ici.

La bouteille était pratiquement vide, désormais.

_Et pourquoi faire ? Pour servir une déesse qu'ils parent de toutes les vertus ! Athéna, ah ! Qu'est-ce qu'une déesse grecque peut bien savoir de la vie des mortels comme nous ? Rien ! Qu'est-ce qu'elle peut nous apporter que nous ne puissions pas trouver nous-même ? Rien ! Rien du tout ! Tout ce qu'elle peut faire, c'est prendre la vie de centaines d'idiots qui ne se sont jamais rendu compte qu'ils sacrifiaient leur liberté et que personne, personne jamais n'en retirerait le moindre bénéfice ! L'humanité n'a pas besoin de dieux ou de grands idéaux ! Les hommes ont juste besoin... juste besoin de pouvoir choisir leur existence...

C'était comme si elle avait totalement oublié ma présence, comme si elle profitait d'être ivre pour exprimer enfin tout ce qu'elle avait remâché en elle pendant trop longtemps.

_Tu en as fait partie, n'est-ce pas ? demandai-je à mi-voix. Tu as essayé d'obtenir une armure, toi aussi.

Raphaelle cilla alors qu'elle semblait sur le point de s'assoupir finalement sur sa chaise. Mais elle ne releva pas la tête.

_Oui... Oui, j'ai essayé, marmonna-t'elle si bas que je l'entendis à peine. Mais toutes leurs règles stupides... ne pas utiliser d'arme... porter toujours un masque idiot... et puis surtout...

Elle ferma les yeux et prit une profonde inspiration.

_Et puis surtout... ils ne m'auraient jamais laissé la moindre chance... d'avoir un jour l'armure d'or... une femme... aucun maître n'aurait accepté... de m'entraîner pour ça...

Quelques instants plus tard, elle s'était endormie, la tête contre la table. Sans un bruit, je me levai et allai examiner de nouveau le masque miroitant. La surface polie brillait dans la semi-pénombre. Il y avait quelque chose de gravé tout au bord, si petit que les caractères en étaient presque impossibles à discerner. Virgo.

Le lendemain, Raphaelle se leva à la même heure qu'à l'accoutumée, et rien dans son expression ne montrait qu'elle s'était laissée aller à des confidences. Je n'essayai jamais de lui en reparler, devinant par avance qu'elle ne me répondrait pas. Et de fait, plus jamais je ne la vis ainsi relâcher sa maîtrise d'elle-même.

Raphaelle ne semblait pas avoir beaucoup de centres d'intérêt en-dehors des techniques de combat. Elle prenait beaucoup de soin de sa demeure étrange, s'appliquant à la maintenir aussi impeccable que possible. Elle faisait de même pour l'ensemble de ses souvenirs, mais ne semblait jamais leur accorder beaucoup d'attention, à l'exception du masque argenté. Et elle passait de longs moments à entretenir le tranchant de son épée, encore que je ne l'ais jamais vu s'en servir pour une raison autre que l'entraînement. Elle s'occupait de la cuisine, aussi, accommodant de son mieux la nourriture pourtant limitée qu'on pouvait se procurer sur l'Ile de la Mort.

Le peu de temps de libre qui lui restait à la fin d'une journée, elle le passait généralement à écrire dans un épais cahier à la couverture usée qui devait probablement être son journal intime.

Et pourtant, et pourtant... Il m'arrivait de penser que cette apparence calme et effacée n'était qu'une mince apparence, qui dissimulait les flammes dévorantes à l'intérieure d'elle. Quand nous nous battions au cours de l'entraînement, il arrivait parfois que le voile s'enflamme et disparaisse. Parfois. Pas souvent. Quand je me montrais particulièrement acharné et que je mettais toute ma volonté dans chacun de mes coups... Parfois, il arrivait que le visage blanc angélique de Raphaelle se crispe en un rictus féroce et qu'elle cesse de simplement se défendre pour passer à son tour à l'attaque avec violence, comme si elle oubliait que j'étais son élève pour ne plus voir qu'un adversaire. Ces jours-là, je regagnais la maison troglodytique couvert de sang et à peine conscient, tandis que Raphaelle, sa furie sanguinaire apaisée, était silencieuse, fermée. Cela n'arrivait pas souvent. Mais parfois...

Toute une année s'écoula de cette façon, sans que rien de bien remarquable ne s'y passe. Nous nous tenions à l'écart des autres chevaliers noirs et ce n'était plus que rarement qu'il m'arrivait de rencontrer les élèves qui luttaient comme moi sur l'Ile de la Mort. Presque tous avaient deux ou trois ans de plus que moi, mais cela ne les empêchait pas de me considérer avec une sorte de curiosité intense, autant pour ce qu'ils savaient de moi que parce que j'étais l'élève de Raphaelle. Elle-même rencontra à quelques reprises Jango, ainsi qu'une poignée d'autres chevaliers noirs, mais ces rencontres furent toujours très brèves. Et cette année-ci se déroula donc dans une sorte de solitude partagée dont je m'accommodai relativement bien.

Et puis, Raphaelle prit un autre élève.

C'était un garçon qui devait avoir à peu près le même âge que moi. Il avait la peau bronzée et les cheveux noirs en bataille. Son nom était Okko, dit Raphaelle quand elle me le présenta. Apparemment, il était venu de lui-même sur l'Ile de la Mort pour y apprendre à se battre, après avoir été abandonné par son maître précédent. Raphaelle n'expliqua pas pourquoi elle avait choisi de le prendre également comme élève. Je ne posai aucune question tout du long, me contentant de toiser avec hostilité le nouveau venu, lequel me renvoya un regard plus aggressif encore.

Cette nuit-là, je dûs partager ma chambre avec Okko. La pièce, déjà étroite, devint véritablement exiguë quand Raphaelle y ajouta un second lit et invita son nouvel élève à ranger les maigres affaires qui l'accompagnaient. Le résultat fut que je passai une nuit désagréable et que je me réveillai de fort mauvaise humeur le lendemain, déterminé à tout faire pour décourager définitivement cet intrus de rester. De son côté, Okko ne donnait guère l'impression d'être plus satisfait de cet arrangement et ses lèvres se plissaient en un rictus désagréable chaque fois que nos regards se croisaient.

Raphaelle ne fit aucune réflexion pouvant laisser deviner qu'elle avait perçu l'atmosphère tendue entre nous. Mais, dès le début de l'entraînement de ce jour-là, elle vint tranquillement s'asseoir sur une pierre et nous dit de nous battre ensemble. Un sourire féroce éclaira aussitôt le visage d'Okko. La consigne me surprit tout d'abord, mais je me repris immédiatement. Cela faisait trop longtemps que je n'avais pas eu l'occasion de me battre contre quelqu'un à ma portée et j'avais l'intention de profiter de l'occasion pour juger des progrès que j'avais fait au cours de cette dernière année. Et surtout, pour persuader radicalement le nouveau-venu qu'il serait préférable pour lui d'avoir disparu d'ici à la fin de la journée.

Je m'attendais à prendre l'avantage dès le départ et à conclure le combat en moins de quelques minutes. C'est pourquoi je fus très surpris lorsque cela ne fut pas le cas. Et encore plus, après une demi-heure de combat, quand je réalisai que je n'étais toujours pas sur le point de gagner. Okko était terriblement proche de moi sur tous les plans, que ce fut la force, la rapidité ou l'agilité. Sa technique était quelque peu différente, mais pas inférieure. Quant à son endurance...

Une heure après le début du combat, Raphaelle finit par se relever et alla nous séparer. Nos visages étaient sales de sueur et de sang mêlés et nos vêtements étaient couverts de poussière. Nous haletions tous deux autant l'un que l'autre, exténués.

_Je crois que ça ira pour aujourd'hui, fit Raphaelle de sa voix tranquille.

_Déjà ?! s'exclama Okko malgré tout. Je peux... je peux me battre... beaucoup plus longtemps...

J'eus un sourire sarcastique à cette vantardise mais ne répliquai rien pour ne pas trop montrer mon propre épuisement. J'avais dû perdre l'habitude de m'entraîner contre quelqu'un d'autre que Raphaelle. Oui, ce devait être pour ça.

Le repas du midi se passa dans un silence tendu tandis que nous nous envoyions l'un à l'autre des regards meurtriers que Raphaelle faisait semblant d'ignorer.

Nous aurions bien repris le combat sitôt après, mais Raphaelle choisit de consacrer l'après-midi à un cours d'arts martiaux. Cela me contraria un peu, mais, très rapidement, je me pris à consacrer toute mon attention à la leçon. Jusqu'ici, le fait de devenir fort avait été plus ou moins une abstraction, une sorte de but imprécis. A présent, c'était devenu quelque chose de très réel. Devenir fort signifiait pouvoir faire manger la poussière à ce nouveau-venu qui m'avait volé la moitié de ma chambre et de l'attention de mon professeur.

De son côté, Okko parut d'abord agacé de devoir suivre des cours théoriques, mais, très bientôt, cette irritation disparut et fut remplacé par une attention pareillement totale.

La première journée s'écoula ainsi. Si Raphaelle remarqua l'application soudaine de ses deux élèves, elle n'en donna aucun signe. Elle se contenta de poursuivre la leçon à son rythme, tandis que nous assimilions chacun de ses mots sitôt prononcé.

Le soir, après dîner, Okko et moi avons quitté ensemble la maison troglodytique, habités par la même pensée. Nous sommes une bonne heure plus tard, couverts de bleus et d'ecchymoses. Raphaelle était assise dans une chaise, en train d'écrire dans son journal. Elle leva la tête à notre arrivée et l'ombre d'un sourire effleura ses lèvres. Mais elle ne fit aucun commentaire.

Cette nuit-là, je me sentis tout simplement trop épuisé pour ressentir encore la moindre irritation de la présence d'Okko.

Les jours suivants se déroulèrent plus ou moins suivant le même plan. Raphaelle semblait multiplier les leçons théoriques, qu'Okko et moi écoutions avidement, songeant constamment à la manière dont nous pourrions les mettre en pratique contre l'autre. Et nous nous battions ensemble chaque fois que nous en avions l'occasion, que notre maître l'ait autorisé ou pas. Chaque fois, cependant, nous étions finalement contraints de réaliser que nous avions maîtrisé ces leçons aussi bien l'un que l'autre et que nous étions toujours aussi incapables de nous départager. Comme nous ne manquions d'acharnement ni l'un ni l'autre, cela n'empêchait pas chaque combat de durer une heure et plus, et nous revenions toujours en triste état. Mais Raphaelle persistait à ignorer la chose, agissant comme si tout était normal.

Et puis, environ deux semaines après l'arrivée d'Okko, il y eut ce jour où elle nous envoya tous les deux chercher de la nourriture, dans un endroit où nous n'allions pas d'ordinaire. Nous sommes partis ensemble, l'air pareillement revêche, prenant bien soin de rester à plus de deux mètres l'un de l'autre. Se procurer de la nourriture sur l'Ile de la Mort n'est pas aussi difficile qu'on pourrait le penser. Les poissons abondent dans les eaux environnantes et il est possible de chasser. Mais cela n'en restait pas moins ennuyeux, d'autant que l'endroit que Raphaelle nous avait indiqué était assez loin, vers l'intérieur de l'île.

Je me sentais particulièrement agacé. Raphaelle nous avait enseigné plusieurs techniques de projection juste la veille et je m'étais exercé jusqu'à être certain de bien les maîtriser. Mais j'allais devoir attendre avant de m'en servir contre Okko. Raphaelle ne serait pas très satisfaite si nous compromettions le repas du soir.

_Eh ! Oeil-de-charbon ! me lança-t'il tout à coup.

Je tournai la tête, hérissé. Si ça continuait, j'allais faire ravaler immédiatement ses plaisanteries idiotes à cet imbécile, et tant pis pour le repas !

_Qu'est-ce que tu veux ? sifflai-je.

_Regarde par là !

Je finis par regarder dans la direction que m'indiquait Okko et mes sourcils se haussèrent de surprise. Un collet avait été posé là, juste au pied d'un rocher, et un lapin s'y était pris.

_Ce n'est pas un de nos pièges, fis-je en m'approchant de l'animal mort.

Okko eut une grimace amusée.

_Mais c'est nous qui l'avons trouvé, alors pas la peine d'aller plus loin, hein ? Et puis, ça changera un peu du poisson...

Je haussai les épaules et entrepris de défaire le collet pour récupérer le lapin. Même si j'avais pris l'habitude de contredire Okko à chaque fois que j'en avais la moindre occasion, pour une fois, j'étais d'accord. Un civet de lapin serait agréable et cela nous éviterait d'aller plus loin.

_Une chance que je l'ai vu, fit Okko d'un air prétentieux. Tes yeux bizarres ne doivent pas être d'une efficacité terrible, hein ?

Je me contentai de sourire méchamment en me relevant, le lapin au poing. Maintenant que la nourriture du soir était assurée, rien ne m'empêchait plus de...

_Qu'est-ce que vous faites là, les gamins ?

Nous nous sommes retournés simultanément, pris par surprise. Nous avions été tellement préoccupés par ce lapin que nous n'avions pas entendu approcher les trois nouveaux-venus, lesquels nouss toisaient à présent d'un air mêlé d'aggressivité et de mépris.

_Où est-ce que vous comptiez aller avec ça, exactement ?

Les trois arrivants devaient tous avoir une quinzaine d'années et ils étaient vêtus de tenues d'entraînement, simples et robustes. Ils étaient d'une carrure impressionnante, nous dominant aisément de plus d'une tête. Et, d'après leur expression, il était évident que c'était eux qui avaient posé là ce piège.

_Vous êtes gonflés d'essayer de faucher ce lapin juste sous nos yeux, fit l'un d'entre eux en s'approchant, l'air mauvais.

_Je crois que ce serait une bonne idée de vous apprendre à ne pas recommencer, ajouta un autre avec un rictus menaçant. Ca pourrait être mauvais pour votre santé, à la longue.

_Surtout si vous vous en prenez à nous, termina le troisième en faisant craquer ses articulations. Nous ne sommes pas encore des chevaliers noirs, mais nous aurons tous nos armures d'ici à la fin du mois. Pas de chance pour vous, les gosses.

Le regard d'Okko croisa le mien et je hochai la tête avec reluctance. Le terrain était trop escarpé pour pouvoir s'enfuir sans risquer de faire une chute, et nos adversaires étaient beaucoup trop près. D'après l'expression de leurs visages, ils ne seraient probablement pas satisfait avant de nous avoir laissé à moitié morts. Il ne nous restait plus qu'à nous battre. Côte à côte.



Raphaelle se tenait juste à l'entrée de la maison troglodytique au moment où nous sommes finalement revenus, dans la lumière rouge du coucher de soleil. Elle dût remarquer tout de suite la différence, car ses lèvres se plissèrent en un sourire. Nous étions couverts de sang et de bleus, comme cela nous arrivait souvent depuis le début de ces deux semaines. Nous avancions péniblement sur le chemin rocailleux, épuisés, nous appliquant à ne pas trébucher.

Mais la distance de deux mètres qui nous séparait habituellement avait disparu.

Pour la première fois depuis le début de ces deux semaines, l'atmosphère du repas du soir fut agréable et détendue. Nous plaisantions beaucoup tous les deux, racontant encore et encore à Raphaelle les évènements de l'après-midi, chacun surenchérissant à chaque instant sur ses exploits et ceux de l'autre. Raphaelle nous écoutait sans interrompre, visiblement amusée.Nous ne nous arrêtions de parler que pour déchiqueter à belles dents la viande du lapin, qui me paraissait plus délicieuse que tout ce que j'avais jamais goûté par le passé.

_Tout de même, fit Okko en se renversant en arrière sur sa chaise, si ces trois-là devaient vraiment recevoir une armure bientôt, ca veut dire qu'on pourrait presque tenter le coup tous les deux dès maintenant.

_Je ne pense pas que les chevaliers noirs vous laisseraient faire, répondit Raphaelle en souriant. Vous êtes trop jeunes.

_Mais on les a quand même laissé sur le carreau, m'exclamai-je à mon tour. Et ils étaient trois.

_Je ne dis pas que vous n'avez pas la force nécessaire, dit Raphaelle en agitant la main d'un air vague. Mais il est rare d'obtenir une armure noire avant treize ou quatorze ans.

_Pourquoi ?

_Parce que la plupart des élèves qui se trouvent ici sont arrivés alors qu'ils étaient déjà relativement âgés.

_Pourquoi ? demandai-je de nouveau.

Le sourire de Raphaelle s'élargit, et un éclat rouge traversa ses yeux clairs.

_Il y a trois sortes d'élèves qui se retrouvent ici. La première catégorie est constituée de ceux qui ont été recrutés par d'autres chevaliers noirs. A l'origine, c'était une idée de certains chevaliers noirs - dont feu Vriès - qui avaient l'intention d'augmenter le nombre et la qualité des chevaliers de l'Ile de la Mort, jusqu'à rivaliser possiblement avec le Sanctuaire lui-même. En fin de compte, cela ne mènera probablement à rien, mais tout le monde n'a pas encore abandonné ce projet. La deuxième catégorie est composée de ceux qui sont venus ici volontairement parce que le Sanctuaire ne leur convenait pas, et qu'ils se refusaient à suivre ses règles. La troisième catégorie - de loin la plus nombreuse - regroupe tout ceux qui ont véritablement tenté de suivre l'entraînement du Sanctuaire, mais qui n'avait ni la force, ni la volonté nécessaire.

Un silence s'ensuivit tandis qu'elle nous fixait tour à tour.

_Ce que vous devez comprendre, reprit-elle après un instant, c'est qu'il est facile de gagner une armure noire. Et que, par conséquent, être chevalier noir ne signifie à peu près rien. Oh, certains possèdent véritablement une certaine force, mais la plupart sont si faibles qu'un seul chevalier d'Athéna pourrait en tuer dix sans encaisser une seule blessure.

Une nouvelle pause, tandis que nous enregistrions tant bien que mal ce qu'elle venait de nous dire.

_Là où je veux en venir, dit finalement Raphaelle, voyant notre perplexité, c'est que le fait d'avoir remporté une armure noire ne signifiera pas que vous êtes devenus forts. La véritable force ne pourra vous venir que de la connaissance du cosmos, et, pour cela, il vous faudra encore plusieurs années. Alors, souvenez-vous de cette victoire, mais ne vous montez pas trop la tête. Et maintenant, au lit !

L'inimité qui avait existé entre nous ne se changea pas d'un coup en une belle et forte amitié. Le changement fut progressif. La fierté commune d'avoir battu ensemble trois adversaires plus âgés était venue remplacer l'hostilité. Le lendemain de notre victoire, nous nous levâmes de nouveau l'un à côté de l'autre dans la chambre trop étroite, mais la présence de l'autre ne nous dérangeait plus, et elle était même bienvenue. Le gouffre béant entre nous avait disparu et c'était comme si nous venions de faire connaissance.

_C'est amusant, tu sais, me dit Okko d'un air songeur. L'autre élève de mon ancien maître te ressemblait beaucoup. En apparence, je veux dire, pas en caractère. Toujours le "gentil disciple du vieux maître". Mais, la première fois que je t'ai vu, j'ai presque cru que tu étais son frère ou quelque chose du genre.

_Est-ce qu'il était polonais ? demandai-je, curieux.

_Non. Japonais. Il n'aurait pas pu être vraiment ton frère, de toute façon. Il n'avait pas des yeux noirs comme toi. D'où est-ce que tu les sors ?

_Le seul cadeau que m'ait jamais fait mon père, je crois, répondis-je avec un rictus amusé.

Nous avons échangé des souvenirs du passé, des histoires de nos vies. Cela ne nous est pas venu naturellement. Nous n'avions plus ni l'un ni l'autre l'habitude de nous confier aussi peu que ce soit. Mais nous l'avons fait pourtant, comme pour sceller cette nouvelle relation entre nous. Ce fut un peu surprenant, après ces deux semaines d'antipathie féroce, de réaliser brusquement que l'autre n'était pas si différent, et que nous avions même un certain nombre de points communs.

Je racontai à Okko l'orphelinat de Varsovie, les bâtiments tristes, la ville grise mais animée, Larissa et son rire, l'homme aux yeux aussi noirs que les miens, mon départ pour l'Ile de la Mort, Vriès et ma rencontre avec Raphaelle.

Et Okko me raconta la Chine du nord où il était né, la mort de ses parents, l'entraînement qu'il avait suivi près de la grande cascade de Rozan, son maître, l'autre élève, une fille qui se nommait Shunrei, le jour où il avait été renvoyé et enfin tout le long voyage qu'il avait fait pour parvenir jusqu'ici.

_Mais maintenant, je me demande un peu si je ne me suis pas trompé en venant ici. Visiblement, les chevaliers noirs ne sont pas si forts que ça.

_Raphaelle est forte, elle, répondis-je en haussant les épaules.

_Tu l'as déjà vu se battre en-dehors des entraînements ? demanda Okko avec curiosité.

_Non, reconnus-je.

_Alors comment peux-tu savoir vraiment qu'elle...

Notre conversation fut abruptement interrompue par l'intéressée qui vint nous dire de nous dépêcher si nous voulions pouvoir manger quelque chose avant l'entraînement du matin.

Les jours qui suivirent furent agréables par rapport à ceux qui avaient précédé, mais intenses. Raphaelle semblait avoir décidé de nous forcer à développer notre endurance. L'entraînement était toujours long et sans guère de pause, même au milieu de la journée. Après une semaine de ce régime, nous étions si épuisés chaque soir qu'il nous arrivait de nous endormir devant notre assiette. Nous ne faiblissions jamais pendant les entraînements pour autant. Notre rivalité n'avait pas disparu, elle, et nous éprouvions tous deux toujours le besoin de surpasser l'autre, de nous montrer plus fort.

Je remarquai bien qu'Okko observait Raphaelle à chaque fois que l'occasion lui en était donné, comme pour s'efforcer de l'évaluer. Je n'intervins pas. Malgré l'année que j'avais déjà passé à apprendre ce qu'elle m'enseignait, j'avais conscience de ne connaître véritablement que l'une des nombreuses facettes de mon maître, et de n'avoir jamais fait qu'entrevoir les autres.

Raphaelle, quant à elle, était telle qu'à l'accoutumée. Distante, presque effacée. Elle se contentait de surveiller les entraînements sans plus y prendre part, préférant concentrer toute son attention sur ses deux élèves. Malgré cela, elle ne nous faisait généralement que des remarques mineures.

_La force d'un chevalier provient du cosmos, mais l'usage du cosmos demande une résistance et une volonté hors du commun. L'entraînement est là pour vous aider à développer ces qualités, mais aussi pour vous permettre progressivement de découvrir votre force intérieure, en repoussant toujours plus vos limites physiques.

_Alors le cosmos, c'est une sorte de force gigantesque qui se trouve quelque part dans notre corps ? avais-je demandé.

_Non. Le cosmos n'est pas de nature physique. La force brute et le cosmos ne sont pas directement liés. Le cosmos est quelque chose qui n'a pas de substance, mais qu'un chevalier peut utiliser pour acquérir une puissance terrible. Le cosmos permet de briser des rochers à mains nues, de déplacer des objets par la pensée et même de lire dans les pensées des autres ou de déchirer l'espace. Il n'y a pas de limites.

_Est-ce qu'il serait possible de renverser le sens d'un cours d'eau avec le cosmos ? demanda tout à coup Okko, qui était resté silencieux jusque là. Est-ce que tu saurais le faire, Raphaelle ?

L'intéressée le regarda un instant sans répondre, peut-être surprise par la question.

_Pourquoi est-ce que je voudrais faire une chose tellement inutile ?

Okko haussa les épaules.

_Juste... comme ça... Pour voir si c'est possible...

Une sorte de sourire étrange apparut sur les lèvres de Raphaelle, presque invisible sous la capuche de son manteau gris.

_Venez avec moi, tous les deux.

Puis, sans un autre mot, elle se détourna et prit le chemin de l'intérieur de l'île. Un peu perplexes, nous lui avons emboîté le pas. C'était bien la première fois que Raphaelle acceptait d'interrompre l'entraînement avant l'instant précis qu'elle avait fixé en début de journée.

Nous avons marché en silence un moment, avant de parvenir finalement au cours d'eau où nous allions généralement nous approvisionner à la fin de chaque journée. C'était véritablement une petite rivière, la seule sur l'Ile de la Mort, qui s'écoulait bruyamment parmi les rochers noirs.

Arrivée là, Raphaelle retira son manteau et le plia soigneusement avant de le poser sur un rocher. Le soleil - brûlant à cette heure - vint éclairer son visage blanc et ses cheveux de givre, lui arrachant une légère grimace. Raphaelle se débarrassa encore de son épée, avant de se diriger vers le cours d'eau et d'y entrer. Il ne lui fallut que quelques enjambées pour se retrouver au milieu de la rivière. L'eau lui arrivait à mi-cuisse.

Fascinés, nous la vîmes fermer les yeux et prendre une profonde inspiration tandis qu'elle faisait face au courant.

Il y eu une demi-seconde de silence. Les phalanges de Raphaelle étaient crispées au point d'en être blanches et un sourd grondement semblait émaner du centre de son être.

Puis elle rouvrit les yeux.

Un cri incroyablement fort s'échappa de ses lèvres, nous forçant à nous protéger les oreilles pour ne pas être assourdis. L'eau gicla, comme frappée de plein fouet par la gifle d'un géant, puis se mit à refluer en une vague rugissante qui remonta sur une dizaine de mètres, projetant de toute part un gigantesque nuage d'éclaboussures.

Puis le cri cessa. La rivière, dont le flot avait été un instant interrompu, se remit à couler comme à l'accoutumée. Raphaelle regagna rapidement la berge et enfila à la hâte son manteau avant d'en rabattre la capuche sur son visage.

_Et bien ?

Aucun de nous ne parvint à répondre immédiatement. Nous avions tous les deux les yeux écarquillés de surprise et la bouche entrouverte.

_C'est possible... juste en criant ? articula finalement Okko.

Raphaelle hocha la tête.

_L'une des clefs du cosmos est qu'on peut le concentrer exactement comme on le désire. Il peut emplir tout votre corps ou au contraire être canalisé à travers un seul doigt.

_Quand est-ce que nous pourrons apprendre à nous servir du cosmos ? demandai-je à mon tour, animé brusquement d'une sorte d'impatience.

Raphaelle eut un sourire amusé.

_Ne soyez pas si pressés. Vous avez encore beaucoup de temps devant vous pour cela. La maîtrise du cosmos nécessite de la patience et de la persévérance, même si cela n'est pas suffisant. Et maintenant, retournez à l'entraînement ! Puisque nous avons perdu du temps avec cette interruption, vous terminerez une heure plus tard ce soir.

Nous n'avons même pas relevé la chose, animés que nous étions soudainement du désir pressant de posséder nous aussi cette force incroyable qui devait sommeiller quelque part en nous. L'aboutissement ultime de notre entraînement venait de nous être révélé, et, désormais, nous brûlions littéralement de l'atteindre. De ressentir cette puissance en nous au lieu de simplement l'observer. De devenir des demi-dieux. Nous sommes retournés à l'entraînement, résolus au-delà de toute résolution à surpasser toutes nos limites pour atteindre la maîtrise du cosmos.

Et c'est bien ce que nous avons fait, d'ailleurs. Notre progression s'est accentuée de façon vertigineuse à partir de ce jour, et nous ne cessions de transcender notre niveau précédent.

Mais il nous fallut malgré tout plus de trois ans pour découvrir notre cosmos.

Je me souviens d'avoir éprouvé une déception marquée quand nous avons été contraint de réaliser que nous n'atteindrions pas notre but en quelques semaines, ni même en quelques mois. Mais nous l'avons tous les deux surmonté, déterminés à faire preuve de persévérance autant que ce serait nécessaire. De son côté, Raphaelle entreprit progressivement de changer le contenu de notre entraînement. Les combats simulés devinrent moins fréquents et elle s'appliqua de plus en plus à développer notre énergie intérieure au lieu de notre force physique. Les exercices de respiration et les séances de méditation se multiplièrent. Je m'en accomodai assez facilement, au contraire d'Okko, souvent agacé par l'absence d'activité physique. Raphaelle nous apprit à concentrer notre esprit et notre volonté, à étendre nos perceptions au-delà de leurs limites normales, à conserver tous nos moyens malgré la fatigue ou la douleur.

Tous ces enseignements ne furent dans l'ensemble guère plus agréable que ceux qui avaient précédé, et ils ne furent certes aucunement plus faciles. Les résultats de notre entraînement étaient devenus plus subtils, plus difficile à percevoir. Le découragement nous gagnait fréquemment et nous devions lutter pour y résister, tandis que notre but paraissait de plus en plus lointain. Raphaelle était toujours aussi évasive quand à ce qu'elle pensait de notre progression et nous avions perdu tout moyen de la mesurer par nous-mêmes. Cela en vint à peser sur notre caractère, à une époque. Okko devenait de plus en plus renfrogné. Quant à moi, j'étais de plus en plus acerbe et facilement désagréable.

Cela passa une fois que nous avons atteint tous deux notre puberté. Raphaelle nous avait averti fréquemment que l'entraînement que nous suivions auraient des répercussions sur notre croissance physique, mais nous n'avions pas réalisé à quel point jusque là. Ce fut terriblement soudain. Nos voix se mit brusquement à changer, à devenir plus grave, nos muscles s'affermirent encore et nous nous sommes mis à grandir comme si nous ne devions jamais nous arrêter. En l'espace d'une semaine, plus aucun de nos vêtements ne nous allait et Raphaelle dût nous en procurer d'autres. Le processus ralentit ensuite, jusqu'à presque s'arrêter, environ un mois plus tard. A ce moment-là, j'avais du mal à me reconnaître moi-mêmes lorsque je me regardais dans un miroir. Il me fallut du temps pour m'adapter à mon corps tel qu'il était brusquement devenu. Okko avait désormais une carrure impressionnante. J'étais quant à moi resté plus mince, mais je n'eus pas moins de mal que lui à m'habituer à mon nouvel équilibre.

C'est vers cette période-là que nous avons commencé tous deux à profiter du peu de temps libre que nous avions à notre disposition pour rencontrer les autres habitants de l'Ile de la Mort. Après être resté relativement isolés pendant si longtemps, je crois que nous en ressentions tous les deux l'envie et le besoin. Raphaelle nous laissa faire, acceptant même de modifier un tant soi peu les horaires de l'entraînement pour notre convenance, sans pour autant en diminuer la longueur.

Nous avons donc eu l'occasion de faire connaissance avec beaucoup des chevaliers noirs qui se trouvaient sur l'Ile de la Mort, ainsi qu'avec leurs élèves. Ces rencontres ne se sont pas toujours passé dans les meilleures circonstances. Il doit y avoir quelque chose sur l'Ile de la Mort qui pousse à la suspicion et à l'aggressivité. Nous avons bien dû nous battre une douzaine de fois au cours des premiers jours. Nous n'avons jamais eu le moindre mal à l'emporter, ce qui nous rassura tangiblement quand à nos progrès. Raphaelle nous laissa faire sans rien dire jusqu'au jour où nous nous sommes enhardis jusqu'à ridiculiser un chevalier noir devant ses propres élèves. Le soir, en regagnant la maison troglodytique, nous l'avons trouvé en train de nous attendre, accompagnée de Jango et d'une dizaine d'autres chevaliers en armure noire. Une expression plus que mécontente sur les traits de son visage blanc, Raphaelle nous expliqua sommairement qu'elle nous retirait son autorisation et que nous devrions désormais rester à l'écart des autres habitants de l'Ile lorsqu'elle ne nous accompagnerait pas. Après quoi, à notre stupéfaction commune, elle entreprit de nous administrer une correction mémorable.

_Je ne vous entraîne pas juste pour que vous puissiez vous amuser, siffla-t'elle avec irritation alors que les chevaliers noirs étaient enfin partis et que nous étions tous les deux étendus sur le sol, couverts de contusions et à peine conscients. Je vous entraîne pour que vous puissiez atteindre un but bien précis. Si vous vous imaginez que vous l'avez déjà atteint juste parce que vous avez gagné trente centimètres au cours des derniers mois et que vous pouvez battre des adversaires qui ne sont pas à votre hauteur, vous vous trompez lourdement tous les deux. Quand vous maîtriserez le cosmos, vous pourrez vous permettre d'être arrogants. Jusqu'à ce que ce soit le cas, abstenez-vous. Je n'ai pas passé autant de temps que ça à m'occuper de vous pour que vous vous fassiez tuer parce que vous aurez été trop idiots pour savoir qu'il y a des limites à ne pas franchir. Vous avez le niveau de la plupart des chevaliers noirs, mais il est encore un peu tôt pour vous monter la tête.

La douleur nous empêcha de dormir pratiquement toute la nuit, et, le lendemain, Raphaelle nous imposa un entraînement encore plus long et plus difficile qu'à l'accoutumée. Aucun de nous n'essaya même de protester.

Les semaines et les mois passèrent encore, sans que nous ayions beaucoup de temps pour quoi que ce soit hormis notre entraînement. L'enseignement de Raphaelle faisait désormais une part à peu près égale au physique et au mental, mêlant fréquemment les deux. Elle passa notamment de longues journées à nous enseigner comment concentrer à la fois notre force et notre esprit chaque fois que nous portions un coup.

_Tu sais, je commence vraiment à me demander si nous allons y arriver un jour, observa un jour Okko.

C'était un soir. L'entraînement avait été particulièrement rude ce jour-là, mais nous n'avions ni l'un ni l'autre encore très sommeil. Nous étions en train de bavarder tous les deux, vautrés sur nos lits .

_Tu commences à penser que tu aurais mieux fait de rester en Chine à cultiver le riz ? plaisantai-je en retour.

_Ne me cherche pas ou je vais me lever et on va tous les deux le regretter, riposta-t'il avec une grimace mi-menaçante mi-amusée. Non, je voulais juste dire que je me demande combien de temps il nous faudra encore pour découvrir ce cosmos qui est sensé être à l'intérieur de nous. Ca nous fera une belle jambe si on a tous les deux une longue barbe blanche à ce moment-là.

_Treize ans, ce n'est pas encore la grande vieillesse, fis-je de l'air sceptique de celui qui considérait que c'était tout de même le début de l'âge adulte. Mais je vois ce que tu veux dire. Qu'est-ce que tu ferais, toi, si on découvrait le cosmos demain ?

Okko fronça les sourcils un instant, comme réfléchissant.

_Je retournerais en Chine, pour commencer, dit-il finalement. Ca me plaierait beaucoup de démolir enfin la tête à Shiryu. Et puis, ça prouverait finalement au vieux maître que j'étais bien le meilleur de ses deux élèves et qu'il s'est fourré le doigt dans l'oeil en me renvoyant.

_Et comme ça, tu pourrais en plus impressionner ta petite Chinoise, susurrai-je d'un air moqueur. Je suis sûr que...

L'oreiller d'Okko, que je reçus en pleine figure, m'empêcha d'aller plus loin, et une solide bagarre s'engagea aussitôt. Il nous fallut un certain temps pour parvenir à conclure un armistice et retourner chacun à notre lit.

_Je vais avoir du mal à dormir, maintenant, grogna Okko, se contredisant aussitôt en baillant à se décrocher la mâchoire.

_C'est surtout le réveil qui risque d'être difficile, répliquai-je en ramenant sur moi ma couverture. J'espère que l'entraînement sera moins fatiguant demain qu'aujourd'hui.

_Tu peux toujours rêver.

_Ouais...



Le lendemain, Raphaelle nous réveilla à l'heure habituelle. Elle nous laissa manger, nous observant tout du long sans prononcer une parole. Puis nous sommes partis tous les trois vers le lieu d'entraînement. Ce ne fut qu'après notre arrivée que je réalisai qu'il y avait quelque chose d'étrange chez notre maître. Du coin de l'oeil, je vis qu'Okko l'avait également remarqué.

_L'entraînement d'aujourd'hui va être très simple, dit Raphaelle d'une voix neutre.

Son manteau gris glissa au sol, révélant sa silhouette blanche comme la neige qui ne tombait jamais sur l'Ile de la Mort.

_Je vous ai enseigné un kata, hier. Vous allez le répéter aujourd'hui. Mettez-vous là. Voilà, comme ça. Maintenant, ne bougez plus. Le soleil va se lever dans un instant. Dès que ce sera le cas, vous commencerez le kata. Exécutez-le chacun à votre rythme, n'essayez pas de garder le même. Appliquez-vous à tous les détails de chaque mouvement. Une fois que vous serez parvenus à la fin, recommencez-le et ainsi de suite. Je ne veux pas que vous marquiez la moindre pause à aucun moment. Ne vous arrêtez jamais, c'est tout.

J'échangeai un regard médusé avec Okko. Ce n'était certes pas la première fois qu'elle nous faisait faire de tels exercices d'endurance, mais nous sentions bien tous les deux qu'il y avait quelque chose de différent, cette fois-ci. Face à nous, Raphaelle avait dégainé son épée et avait adopté une garde haute. Est-ce qu'elle comptait participer à cet entraînement ? Quelque chose m'échappait...

_Allons, commencez.

Je me mis en garde à mon tour, de façon presque automatique, veillant à ne pas me trouver trop près d'Okko. L'exécution du kata demandait un certain espace. Mes questions pouvaient bien attendre. Raphaelle n'agissait jamais sans raison.

Je commençai. Le début de l'enchaînement était une succession de mouvements de bras fluides et lents. Les pieds ne devaient pratiquement pas bouger. Ce n'était pas aussi évident que cela pouvait le paraître extérieurement. La veille, j'avais eu beaucoup de mal à bien conserver toujours la même vitesse tout du long. Mais là, je l'exécutai de façon presque parfaite. Chacun de mes gestes s'écoulait comme de l'eau, sans jamais se départir pour autant de la précision nécessaire.

Changement de rythme. La fluidité cédait la place à l'offensivité, la lenteur à la rapidité, le tout dans l'espace d'une respiration. Je balayai l'air du pied, avançai, enchaînai une succession de coups et de parades précipités, reculai. Du coin de l'oeil, je pouvais voir qu'Okko était à peu près en train d'exécuter la même chose. Je me forçai à ne pas y prêter trop attention. Il fallait que je me concentre sur ce que je faisais, ou je perdrais le rythme. Coup de pied à la tête. Je revins en garde immédiatement. Coup de poing à la poitrine. J'aggripai mon adversaire invisible et le projetai au sol sans lui laisser le temps de réagir.

Changement de rythme. Les mouvements se faisaient fluides de nouveau, sans retrouver le côté statique du début du kata. Cette partie-là de l'enchaînement devait s'exécuter avec grâce et souplesse. C'était presque une danse. L'accent était mis presque exclusivement sur le déplacement des jambes. Large et pourtant rapide. Face à nous, Raphaelle avait abandonné sa garde et s'était lancé à son tour dans ce qui devait être un enchaînement. Son épée voltigeait dans l'air, dessinant des courbes brillantes et acérées. Le reste de son corps se déplaçait plus lentement, d'une façon relâchée, presque sereine. Je me repris juste à temps. Il fallait que je reste concentré.

Changement de rythme. Cette partie-là du kata était l'une des plus difficile de l'ensemble. Les mouvements de bras et les déplacements n'y étaient aucunement coordonnés. La vitesse même des gestes ne cessait de changer, passant de la quasi-immobilité à une rapidité foudroyante. Je me pris de nouveau à regarder Raphaelle. C'était plus facile ainsi. Maintenant que j'y prêtais plus attention, je voyais que ses mouvements avaient la même arythmie que les miens. L'essentiel était de ne jamais me laisser enfermer dans une routine, de prêter toute mon attention à ce que j'étais en train de faire tout en gardant à l'esprit ce qui allait suivre une seconde plus tard.

Changement de rythme. Je détournai brusquement les yeux. Ici, les mouvements se faisaient vifs et abrupts, et il fallait les exécuter avec une précision mécanique. C'était encore une partie que j'avais eu du mal à accomplir la veille. Cette fois-ci, j'essayai de m'appliquer particulièrement. Les coups devaient être à la fois précis et brefs. Cela me donnait un peu l'impression de devenir une sorte de machine guerrière l'espace d'un instant. Coup de poing à la tête. Blocage d'une contre-attaque à la poitrine. Coup de poing au ventre. Deux pas rapides en arrière. Coup de pied bas visant la cheville. Feinte à la tête. J'avais du mal à ignorer Raphaelle. Cette partie-ci de l'enchaînement m'imposait de toujours regarder devant moi. Nos deux rythmes étaient directement en contradiction. Mais je ne devais pas me laisser déconcentrer.

Changement de rythme. Grâcieux et léger, dessinant des formes complexes dans l'air. Changement de rythme. Brutal et efficace, enchaînant les coups meurtriers avec violence. Changement de rythme. Rapide et précis, visant les points vitaux de mon adversaire fantomatique. Changement de rythme. Sobre et aseptisé, dissimulant mes attaques et mes mouvements. Changement de rythme...

Je finis par achever le kata, après plus d'une demi-heure. C'était l'enchaînement le plus long que Raphaelle nous ait jamais enseigné. Pourtant, je ne m'accordais même pas le temps de respirer avant de reprendre au commencement.

La deuxième fois que je l'accomplis, ce fut avec plus de facilité. Peut-être était-ce l'ambiance particulière de ce jour, ou peut-être était-ce Raphaelle qui poursuivait de façon continue son propre enchaînement en face de nous, mais les changements de rythme me venaient beaucoup plus facilement que la veille.

La troisième fois fut encore plus aisée, ainsi que la quatrième.

Quand est-ce que j'ai commencé à ressentir une certaine fatigue ? Je ne m'en suis pas rendu compte immédiatement. J'avais déjà accompli le kata six fois et j'en étais à la moitié de la septième lorsque j'ai réalisé que mes mouvements se faisaient sensiblement plus difficiles, que j'avais du mal à rester aussi précis et rapide qu'auparavant. Le soleil était à présent haut dans le ciel, nous inondant tous les trois de sa chaleur torride. Mon front était trempé de sueur et je ne pouvais même pas prendre le temps de l'éponger d'un revers de main. Le rythme. Je devais garder le rythme. Distraitement, dans un recoin de mon esprit concentré sur le kata, je me demandais comment Raphaelle faisait pour endurer cette température. Le soleil n'était pas encore assez brûlant pour me gêner véritablement, mais sa peau blanche n'aurait pas dû pouvoir le supporter. Et pourtant, cela ne semblait pas l'affecter le moins du monde. Elle poursuivait toujours son enchaînement, imperturbable, ses mouvements aussi fluides et légers qu'une brise fraîche sur l'Ile de la Mort.

J'ai failli perdre le rythme définitivement après avoir accompli le kata pour la dixième fois. La chaleur était devenu véritablement insupportable, plus encore qu'à l'accoutumée. Il était pratiquement impossible de distinguer les saisons sur l'Ile de la Mort, mais je me souvins brusquement que nous étions en été. En été, à l'heure la plus chaude de la journée, sous le soleil si brûlant qu'il semblait à peine suspendu un mètre au-dessus de moi. Je me repris de justesse, sur le point de vaciller, et j'entamai le kata pour la onzième fois. J'avais la tête qui tournait et mes yeux étaient troubles. Nous ne nous entraînions jamais à cette heure-ci, d'ordinaire. Mais je savais que Raphaelle ne nous permettrait pas d'arrêter cette fois-ci. Et pourtant elle devait souffrir encore plus que nous.

La onzième fois me parut deux fois plus longue que toutes celles qui avaient précédé, et la douzième fois dura une éternité. Je n'arrivais plus à penser, plus à me concentrer sur quoi que ce soit. Mon corps accomplissait toujours les mouvements du kata, comme par automatisme. Je ne sais même pas si j'aurais pu m'arrêter en le voulant. Le paysage vacillait autour de moi, emporté dans la ronde infernale de cet enchaînement qui n'avait pas de fin. Changement de rythme. Changement de rythme. Sans cesse, sans repos. J'avais perdu toute trace du temps, plongé dans cet enfer de cycles perpétuels. Je ne voyais plus rien. Raphaelle ? Où était-elle ? Il n'y avait plus rien autour de moi, plus rien que la douleur.

Je perdis le rythme alors que j'avais amorcé la treizième fois. Mes mouvements ralentirent, se firent hésitants. Tout était flou, autour de moi et en moi. J'avais perdu le fil de l'enchaînement et je n'arrivais plus à le retrouver. J'aurais voulu me concentrer, mais j'en étais incapable. Mon esprit était vide, écrasé par la chaleur et la fatigue. Il fallait que je reprenne l'entraînement, pourtant, ou Raphaelle serait mécontente. Mais où était-elle donc ?

Et puis, je la vis. Elle se tenait devant moi, une silhouette blanche et mince au milieu du paysage indistinct, dont les couleurs me heurtaient les yeux. Elle était toujours en train d'accomplir son enchaînement. Etait-ce toujours le même depuis le début ? Je ne me souvenais pas de l'avoir vu répéter un seul mouvement depuis qu'elle l'avait entamé et cela faisait si longtemps... Un enchaînement ne pouvait pas être aussi long, n'est-ce pas ? Et pourtant, elle accomplissait chaque geste sans hésiter, en harmonie parfaite avec elle-même.

L'harmonie. Oui, c'était cela. Le rythme. Aucun de ses mouvements n'hésitait parce qu'ils suivaient tous son rythme intérieur. Ce que j'avais pris pour un enchaînement n'était en fait que l'expression de sa propre personnalité. Tout à coup, cela me paraissait d'une clarté limpide. Changer de rythme constamment n'avait pas de sens. Le tout était de trouver le mien propre. Je devais en être capable, moi aussi. Je devais le pouvoir.

Ne laisse pas ton élan être brisé par le rocher, mais ne te dérobe pas non plus devant lui.

Tout était toujours flou autour de moi, mais j'avais brusquement retrouvé mon équilibre. Mon esprit était de nouveau clair et la fatigue avait disparu de mes membres.

Deviens le vent contre la pierre, use-la sans cesse jusqu'à ce qu'il n'en reste plus que de la poussière.

Les mouvements apparurent en moi de façon naturelle, sans que j'y ai réfléchi. C'était comme s'ils avaient toujours été en moi, juste sous la surface, attendant seulement que je sois prêt à les accueillir.

Deviens tigre contre l'homme, marque-le comme ta proie.

Je bondis, frappai du pied, esquivai d'une roulade sur le côté, repartai aussitôt à l'attaque. Mes gestes avaient tous le rythme que je sentais en moi, le rythme de mes battements de coeur et de ma respiration. Fort et rapide, violent et fluide, aggressif et léger.

Deviens dragon devant la nature sauvage, impose sur elle ta domination.

Et au-delà, au-delà de tout le reste, j'avais l'impression d'entrevoir quelque chose. Quelque chose que je ne comprenais pas pleinement, qui me dépassait, et qui pourtant exerçait un étrange appel sur moi. Je centrai mon esprit, fixant ma volonté pour ne pas me laisser emporter. Puis, enfin, avec une lenteur contrôlée, je m'ouvris à cette partie de moi que je n'avais pas connu ce matin même.

Et deviens la foudre dans le ciel d'orage, sans jamais faiblir, sans jamais hésiter, et même si ta vie est en danger, poursuis le combat !

Je faillis être consumé. Une puissance terrible s'embrasa tout à coup en moi, enflammant le sang dans mes veines, dilatant mes poumons comme une inspiration gigantesque. Chacun de mes muscles s'était brusquement tendu jusqu'à l'extrême. J'avais l'impression d'être sur le point d'exploser. C'était trop ! C'était comme si une étoile ardente venait de naître à l'intérieur de ma poitrine !

La sensation se calma, diminua d'intensité. Je faillis tomber à genoux, mais parvins de justesse à me contrôler. Tout mon corps était parcouru d'un fourmillement étrange, qui semblait même s'étendre à l'espace autour de moi. Mais je sentais obscurément qu'il ne me faudrait qu'une pensée pour m'embraser de nouveau, pour ressentir de nouveau en moi cette force effrayante.

Je clignai des yeux. Ma vision semblait être plus ou moins revenu à la normale. Mes oreilles entendaient de nouveau et la sensibilité revenait dans mes membres, accompagnée d'une douleur sourde. Raphaelle était toujours au même endroit, mais elle avait cessé son enchaînement. L'espace d'un instant, je distinguai l'aura indigo qui la recouvrait. Puis celle-ci s'estompa, ne laissant qu'une impression vague semblable à celle que je ressentais moi-même. A ma gauche, Okko avait également interrompu son enchaînement. Il avait les yeux écarquillés de surprise et de fascination mêlées, et, en lui, je pouvais également sentir cette sensation que je n'avais jamais rencontré auparavant.

_Félicitations, fit tout à coup Raphaelle, rompant le silence stupéfait. Vous avez découvert votre cosmos. L'essentiel de votre entraînement s'achève aujourd'hui.

Toujours sous le choc, je la vis rengainer son épée d'un geste fluide et précis avant d'aller récupérer son manteau gris, qui gisait toujours là où elle l'avait laissé. Loin à l'ouest, le soleil avait entamé sa plongée vers l'horizon. Combien de temps tout cela avait-il duré ?

_A partir de maintenant, vous avez véritablement cessé d'être des enfants, reprit Raphaelle en revenant vers nous, de nouveau revêtue de son manteau. Vous êtes tous les deux des hommes. Je vous apprendrai à maîtriser vos nouvelles possibilités si vous le désirez. Mais votre vie vous appartient désormais totalement, et ce que vous en faites est votre responsabilité.

Je levai les yeux sur elle. Malgré la capuche grise qui lui dissimulait la plupart du visage, il n'était guère difficile de voir les brûlures rougeâtres qui marquaient sa peau blanche comme le marbre.

Et je me souviens alors de m'être incliné très bas et d'avoir prononcé un mot que je ne me rappelle pas avoir jamais dit auparavant ou par la suite.

_Merci.



Les jours qui s'ensuivirent furent d'une couleur très différente de tous ceux qui avaient précédé. Qui peut exprimer l'euphorie de découvrir le cosmos et toutes ses possibilités ? Après cet entraînement qui avait duré des années et pendant lequel nous avions à de nombreuses reprises désespéré d'accomplir quoi que ce soit, cela nous donnait brusquement l'impression de flotter sur un nuage. Je ne compte pas les fois où nous nous sommes amusés à réduire des rochers en poussière à mains nues ou à enjamber d'un bond des ravins de plus de dix mètres. Nous avions l'impression enivrante d'être brusquement devenu des demi-dieux.

Fidèle à ce qu'elle avait dit, Raphaelle avait cessé de nous dispenser son entraînement comme elle l'avait fait jusque là. Au lieu d'obéir simplement à ses instructions, c'était nous, à présent, qui lui demandions ce que nous désirions savoir. Et, paradoxalement, nous n'en apprenions que plus vite, aiguillonnés comme nous l'étions par notre propre curiosité. Le cosmos semblait receler une infinité de secrets. Chaque réponse que nous obtenions soulevait avec elle deux autres questions.

_Personne ne peut prétendre maîtriser totalement le cosmos, nous dit Raphaelle. Une vie entière n'est pas suffisante pour explorer toutes ses possibilités. Même les chevaliers d'or du Sanctuaire ne pourraient pas y parvenir, et ils ont une puissance telle qu'ils sont capable de raser des montagnes.

A notre grande surprise, Raphaelle s'était remise très rapidement de ses brûlures. Le lendemain même du jour où nous avions découvert notre cosmos, il n'y paraissait déjà presque plus.

_C'est l'un des avantages qui découlent simplement de la connaissance et de l'usage fréquent du cosmos, nous expliqua-t'elle. La vitesse de guérison du corps est terriblement augmentée. De même, il est plus facile de résister à la fatigue, au poison ou à la maladie. Mais vous devez malgré tout rester prudents, et ne pas franchir sans réfléchir certaines limites. Vous n'êtes pas indestructibles. Et l'usage du cosmos lui-même est l'une des choses les plus épuisantes qui soit.

Raphaelle nous apprit beaucoup quant à ce que nous pouvions accomplir avec notre force nouvellement découverte, et encore plus sur ce que nous ne devions pas encore tenter.

_D'un point de vue théorique, votre maîtrise du cosmos vous permet d'atteindre la vitesse du son. Mais, en pratique, il va vous falloir du temps pour y parvenir. Si vous choisissez de revêtir une armure, cela vous sera plus facile. Mais, quoi qu'il en soit, vous ne pouvez pas espérer maintenir une vitesse égale à celle du son pendant très longtemps. Ce n'est que la rapidité maximale que vous pouvez atteindre. Vous pouvez vous en servir pour porter vos coups, ou pour vous déplacer sur de courtes distances. Mais n'essayez pas de faire le tour de l'Ile de cette façon, vous tomberiez d'épuisement bien avant. L'utilisation du cosmos taxe énormément les ressources du corps, vous ne devez pas l'oublier. N'oubliez pas de manger et de vous reposer chaque fois que vous l'aurez utilisé de façon prolongée.

Un sourire amusé était apparu sur ces lèvres à ce moment.

_Si vous en avez l'occasion, bien entendu.

Mais ce qui nous fascina le plus, ce fut bien évidemment lorsque Raphaelle nous apprit à porter des coups à distance, sans toucher notre cible physiquement.

_Cela peut se faire de nombreuses façons, nous expliqua-t'elle. Mais la manière la plus facile - et celle que vous devriez essayer avant tout - est simplement de donner votre coup dans le vide à une vitesse très élevée, de façon à ce que le déplacement de l'air en porte l'impact jusqu'à votre adversaire.

Il nous fallut beaucoup de temps pour réussir à maîtriser cette technique. Plusieurs semaines, ce qui nous parut très long sur le coup, tant nous étions impatients. Mais nous y sommes parvenus. Et bientôt, Okko et moi nous amusions à voir lequel d'entre nous saurait détruire la pierre placée le plus loin.

_Est-ce que tu peux nous enseigner des attaques spéciales ? demanda un jour Okko à Raphaelle.

C'était une fin d'après-midi. Nous étions tous les trois assis sur des rochers, en train de nous reposer après une journée relativement éprouvante.

_Je vous ai enseigné les techniques de plus d'une dizaine d'arts martiaux différents, contra Raphaelle en écartant les mains. Pourquoi penses-tu que tu aurais besoin de quelque chose d'autre en combat ?

Okko réfléchit l'espace d'un instant. Depuis que nous avions découvert notre cosmos, Raphaelle nous permettait de la questionner autant que nous le désirions, mais elle répondait plus que souvent par une autre question.

_Parce que cela peut surprendre l'adversaire, dit-il finalement. Et parce que cela fournit une puissance supérieure. C'est vrai, non ?

Raphaelle hocha la tête, puis tira l'épée qu'elle portait toujours sur elle et nous la présenta.

_Regardez bien, fit-elle d'un air impératif. Qu'est-ce que vous voyez ?

J'observai l'arme avec une curiosité non dissimulée, imité en cela par Okko. C'était bien la première fois que nous avions l'occasion d'observer cette épée de près. Raphaelle la conservait toujours avec elle, d'ordinaire. C'était une épée qui devait faire près de quatre-vingt-dix centimètres de long. La poignée esquissait la forme de deux dragons, dont les têtes opposées composait la garde étroite. La lame était mince et droite. J'observai avec intérêt que seul le tiers supérieur en était en fait aiguisé. De fait, il semblait l'être autant qu'un rasoir.

_C'est une épée de Tai Chi, remarquai-je.

Raphaelle hocha de nouveau la tête. En y réfléchissant, je me souvenais qu'elle avait toujours paru avoir une préférence pour le Tai Chi Chuan parmi toutes les différentes techniques qu'elle nous avait enseigné. Et, de fait, les enchaînements que je l'avais vu exécuter avec l'épée rappelait fortement cet art martial-là.

_Maintenant, écoutez bien ce que je vous dit, reprit Raphaelle en prenant l'épée par la poignée et en la tenant comme si elle allait entamer un combat. Les attaques spéciales sont comme cette épée. Elles ont les mêmes forces et les mêmes faiblesses. Est-ce que vous comprenez ?

Elle dût saisir notre air perplexe, car elle n'attendit pas que nous lui donnions une réponse.

_Cette épée est une arme redoutable. Elle est d'une construction remarquable et d'une solidité exceptionnelle. Quand je m'en sers, logiquement, je dispose d'une portée supérieure à celle que j'aurais si je me battais à mains nues. De même, mes coups infligent des blessures terriblement plus graves que si je me servais de mes poings. Mais...

La pointe de l'épée décrivit un petit cercle sans que son bras ne bouge.

_Mais cette puissance accrue a un prix. Les mouvements qui sont à ma disposition sont beaucoup plus limité que lorsque je me repose exclusivement sur mes armes naturelles. Le combat à l'épée ne peut pas être aussi flexible que le combat à mains nues. Si je dégaine mon épée au cours d'un combat, mon adversaire sera surpris. Mais cela ne durera pas longtemps. Après un moment, il finira par assimiler cette technique et il en trouvera les faiblesses. Je ne pourrai pas m'adapter et mon épée deviendra pire qu'inutile.

Raphaelle rengaina son épée.

_Vous comprenez, maintenant ? Les attaques spéciales sont comme mon épée. Elles ne sont efficaces que la première fois. Si elles ne suffisent pas à ce moment-là, elles deviennent inutile. Si vous les utilisez une seconde fois, elles sont plus dangereuses pour vous que pour votre adversaire. La puissance des attaques spéciales reposent sur le fait que celui qui les exécute les maîtrise parfaitement. Mais, justement pour cette raison, les attaques spéciales s'exécute toujours de la même façon. C'est ce qui fait leur faiblesse. C'est pour cela que je n'ai jamais développé d'attaques spéciales et que je ne me suis jamais servi de cette épée dans un combat. Un jour, j'aurais peut-être à le faire, si je vois que cela peut faire la différence entre mon adversaire et moi. Mais, ce jour-là, il faudra que je le tue dans la minute qui suivra l'instant où j'aurais dégainé. Sans quoi, c'est lui qui me tuera.

Puis Raphaelle s'était relevée et avait entreprit d'épousseter son manteau.

_Bien entendu, vous êtes libres de développer vos propres attaques spéciales si vous le désirez. Simplement, ne vous reposez pas trop dessus. Et ne vous en servez que si c'est nécessaire. L'essentiel du combat se fait avec les techniques de combat.

La suggestion de Raphaelle me travailla pendant toute la nuit, et, le lendemain, je décidai de la mettre en pratique. A défaut de développer véritablement une attaque spéciale, il me fallait une technique puissante, qui puisse surprendre mon adversaire lorsque je l'emploierais. Et il fallait qu'elle soit flexible et adaptable. Je décidai de consacrer une partie de mes journées à m'y entraîner à l'écart, prenant soin que personne ne m'observe. Je ne sais pas exactement si Okko a fait la même chose que moi à cette époque-là. Je soupçonne que oui. Il me fallut du temps pour arriver à trouver ce qu'il me fallait, mais j'y parvins finalement et j'entrepris de perfectionner la technique.

Le temps... passa.

Je ne me souviens pas d'avoir prêté attention aux jours qui s'écoulaient à cette époque. J'avais tellement de chose à apprendre, tellement de choses à maîtriser. Les journées me paraissaient toujours trop courtes, et il m'arrivait souvent de prendre sur mon temps de sommeil pour achever mon entraînement de la journée. Les semaines passèrent comme des jours, les mois comme des semaines. Je passais toujours la plupart de mon temps avec Raphaelle, à apprendre tout ce qu'elle avait à nous enseigner, mais j'apprenais également à me perfectionner par moi-même. Okko devait faire de même de son côté. Je ne suis pas sûr. Nous ne parlions pas beaucoup de nos entraînements particuliers.

_Il va être temps qu'on vole de nos propres ailes, bientôt, me dit-il un soir, alors que nous rentrions tous les deux vers la maison troglodytique.

Je haussai un sourcil et il sourit, haussant les épaules.

_Nous n'allons pas rester ici éternellement, après tout. Ca ne sert plus à rien. Nous ne sommes plus des apprentis. Il est temps de prendre le large, de voir un peu le monde. Ca ne sert pas à grand-chose d'être devenu forts si c'est pour rester éternellement sur cette fichue île. J'ai compté, tu sais. Ca fait plus de quatre ans que je suis là. Et toi, ça doit faire encore plus longtemps.

_Six ans, fis-je à mi-voix, surpris malgré moi.

Oui, cela faisait bien six ans. Une année entière avait passée depuis que nous avions découvert nos cosmos et c'était l'été de nouveau. J'avais dû avoir quatorze ans quelques jours auparavant, je n'étais pas sûr. Six ans sur l'Ile de la Mort. Cela me paraissait toute une vie.

_Tu vois, poursuivit Okko avec une grimace. Ca ne vaut pas la peine d'avoir supporté tout ce qu'on a supporté si c'est pour croupir ici. J'ai envie de voir un peu le monde, maintenant.

_Et après, tu retourneras en Chine ? demandai-je.

Une lueur féroce traversa les yeux d'Okko.

_Oui. Oh oui. Mais pas tout de suite, non. J'ai envie de profiter un peu de la vie avant ça. Il y a des tas de choses à faire et à voir. Mais je retournerai en Chine, ça, c'est certain.

Je ne répondis pas. Okko avait un endroit où retourner et un but à accomplir. Ce n'était pas mon cas. Qu'est-ce que j'allais faire ? Qu'est-ce que j'allais faire de mon existence maintenant que j'avais découvert mon cosmos ?

_Tu pourrais m'accompagner, si tu veux, offrit Okko en me regardant. Ca pourrait être amusant de voyager ensemble.

_Je ne sais pas, fis-je, évasif. Je n'ai pas encore d'idées très précises sur ce que je veux faire. Il doit encore y avoir des choses à apprendre ici.

_Comme tu voudras, dis Okko en haussant les épaules.

La discussion prit fin ici et je passai une nuit tranquille. Mais, le lendemain en me réveillant, je réalisai que je pensai comme lui, en fin de compte. Le temps que j'avais passé sur l'Ile de la Mort sans jamais la quitter me paraissait tout à coup terriblement long. Le paysage de roche volcanique escarpée et noircie - auquel je m'étais cru habitué depuis longtemps - commençait soudain à m'exaspérer. J'avais envie de voir d'autres horizons, d'autres espaces.

Je suis sûr que Raphaelle s'en est rendue compte très vite. Peut-être même avant que nous ne nous en rendions compte nous-mêmes. Rien ne lui échappait jamais. Pourtant, elle ne réagit pas immédiatement, alors même que nous mettions de moins en moins d'énergie dans nos entraînements et que nous passions un temps croissant à rêvasser en regardant l'océan.

Et puis, il y eut ce matin où Okko et moi avons quitté ensemble la maison troglodytique pour aller nous entraîner et où nous avons trouvé une lourde boîte de métal noir gravé, posée juste devant le seuil.

_Qu'est-ce que c'est ? demanda Okko en se retournant vers Raphaelle qui nous suivait.

_C'est l'urne qui contient l'armure noire du Dragon, répondit-elle d'une voix neutre.

L'armure noire du Dragon. Oui, maintenant que j'y faisais attention, je pouvais voir que la gravure ciselé sur les parois de la boîte était celle d'un grand dragon au corps serpentin et aux griffes courbes. Mais...

_Il n'y en a qu'une ? demandai-je avec surprise. Je pensais qu'il existait plusieurs armures noires pour chaque constellation.

Raphaelle hocha la tête. Un éclair rouge traversa ses yeux au moment où elle s'avançait jusqu'à l'urne métallique.

_Apparemment, toutes les autres armures noires du Dragon ont été perdues, dit-elle finalement. Il ne reste que celle-ci.

_Mais il doit bien y avoir d'autres armures noires disponibles, protesta Okko. Peu importe qu'elles soient liées au Dragon ou non !

Raphaelle secoua la tête.

_Bien qu'il y ait beaucoup de bêtises parmi tout ce que croient les chevaliers d'Athéna, ce n'est pas le cas ici. Tout le monde ne peut pas s'accorder à une constellation donnée. Vous êtes tous les deux très liés à la constellation du Dragon. Une autre armure noire ne vous conviendra pas.

Elle n'en dit pas plus, et aucun de nous ne posa plus de questions le restant de la journée. Pour une fois, le temps passa avec une lenteur terrible, tandis que je m'interrogeais et que j'hésitais. Je ne sais pas si c'était la même chose pour Okko. Je pense que oui.

Nous nous sommes tous les deux retrouvé devant l'urne noire à la tombée du jour. Raphaelle était rentrée, nous laissant seuls. Un long silence s'écoula entre nous tandis que l'air s'obscurcissait et qu'un vent frais se mettait à souffler.

_Tu veux cette armure, n'est-ce pas ? demanda finalement Okko.

_Oui.

J'y avais bien réfléchi toute la journée et j'étais parvenu à cette réponse. Je m'étais entraîné pendant six années interminables et j'avais souffert pour devenir fort. L'armure représentait cet accomplissement. Elle représentait le but que je voulais me fixer. J'avais besoin d'un but.

_Tu sais qu'il faudra nous battre, si nous la voulons tous les deux.

Je hochai la tête sans répondre. J'y étais prêt. Un silence s'écoula de nouveau tandis que nous nous regardions l'un l'autre. La carrure d'Okko s'était encore élargie au cours de cette dernière année, et sa musculature était impressionnante. Ses cheveux noirs en bataille lui tombaient désormais presque jusqu'à la taille et ses yeux sombres exprimaient une volonté farouche. Je ne savais pas si je pourrais le battre. Mais j'étais déterminé à essayer. Si mon entraînement devait véritablement s'arrêter là, il me faudrait passer cette épreuve aussi.

_Très bien, finit par dire Okko, haussant les épaules et détournant le regard, je te la laisse. De toute façon, j'ai décidé de m'en aller cette nuit. J'ai assez vu cette île.

Je clignai des yeux, pris par surprise.

_Tu me la laisses ? demandai-je, incrédule.

Okko sourit.

_Quoi que tu en penses, cette armure ne reste qu'une pâle copie. Prends-la si tu en as envie, je n'en veux pas.

Puis il se détourna et commença à s'éloigner.

_On se reverra peut-être un jour, me lança-t'il avec un signe de main.

Deux secondes plus tard, l'obscurité s'était refermée sur lui et il avait disparu, me laissant seul avec l'armure. Mon armure ? Non, c'était ridicule ! L'armure était le résultat de six années d'effort, elle ne pouvait pas être si facile à remporter ! Mais Okko était parti. Il me l'avait laissé. Il n'en voulait pas. Qu'est-ce que j'allais faire ?



Le lendemain matin, quand elle quitta la maison troglodytique, Raphaelle me trouva assis à même le sol, le dos contre l'urne noire.

_Et Okko ? demanda-t'elle en me regardant.

_Il est parti, répondis-je simplement. Il m'a laissé l'armure et il est parti. Il n'en voulait pas.

Une expression de surprise traversa brièvement son visage blanc, puis elle se reprit.

_L'armure est à toi, dans ce cas.

Mes lèvres se plissèrent en un sourire équivoque.

_C'est un peu trop facile, répondis-je d'un ton égal. Je me suis entraîné six ans sur l'Ile de la Mort. Ca m'a souvent parut être une éternité. Ca ne peut pas prendre fin simplement parce qu'il n'y a personne d'autre pour me contester l'armure.

Une lueur rouge apparut dans les yeux de Raphaelle.

_Je vois.

Raphaelle a fait demi-tour et elle est rentrée dans la maison. Je l'ai suivi, m'arrêtant au seuil. Je l'ai vu allé chercher le cahier épais qui devait être son journal intime et l'ouvrir. Elle en était presque à la dernière page. Je la vis griffonner quelques lignes hâtivement avant de refermer le cahier et de le laisser sur la table en bois. Puis nous sommes ressortis.

Nous sommes tous les deux allés jusqu'à l'endroit où nous nous entraînions d'ordinaire. Le vent du matin soufflait doucement, apportant avec lui la fraîcheur de l'aurore. Hormis cela, il n'y avait que le silence. Le visage de Raphaelle était aussi inexpressif que le marbre. Parvenue au lieu d'entraînement, elle se retourna vers moi et se débarrassa de son manteau. Il y avait une froideur étrange en elle.

_Je suppose que j'aurais dû m'y attendre, finit-elle par dire en me toisant. Le simple fait d'avoir découvert ton cosmos ne pouvait pas te suffire, n'est-ce pas ? Tu as besoin de te prouver ta force à toi-même.

Mon sourire ne disparut pas.

_Tu t'attendais bien à ce que nous nous battions ensemble, Okko et moi, n'est-ce pas ? répondis-je d'une voix calme.

_C'était une épreuve, répondit-elle sans changer d'expression. Même si je n'ai pu trouver qu'une seule armure noire du Dragon, cela ne veut pas dire que toutes les autres sont perdues et impossibles à retrouver. Je voulais voir comment vous réagiriez.

_Cela n'a plus d'importance maintenant, répondis-je, presque amusé. Pendant ces six années, je crois que je n'avais pas une idée très précise de ce que je voulais accomplir. J'étais surtout préoccupé par le fait de survivre, la plupart du temps. Mais tu m'as donné l'occasion d'y réfléchir hier. Et j'ai beaucoup réfléchi. J'ai réalisé que, tout ce que j'avais accompli, je l'avais fait sans avoir un but à l'esprit. Je n'ai pas de but et je n'arrive pas à en trouver un à mon existence. Le simple fait de devenir fort ne me suffit pas. J'ai besoin d'une raison d'être, pourtant.

_Tu peux te trouver toutes les raisons d'être que tu veux, répliqua Raphaelle. Même à notre époque, même sur l'Ile de la Mort, il y a beaucoup de choses qui valent qu'on se batte et qu'on vive pour elles.

J'inclinai la tête sur le côté. Le sourire sur mes lèvres semblait être devenu comme une partie de moi. Ou était-ce tout simplement un aspect de mon être que j'avais ignoré ?

_Ah, je suis désolé, mais je ne crois tout simplement pas aux sentiments et aux grands idéaux, répondis-je d'un air ironique. En fin de compte, la seule chose qui vaut la peine qu'on se batte pour elle, ce sont nos propres désirs du moment.

Mon cosmos s'embrasa brusquement, m'entourant de toute sa force.

_Et, pour le moment, j'ai vraiment, vraiment envie de me battre contre toi. Et de savoir si je suis enfin parvenu à dépasser mon maître.

Raphaelle ne bougea pas d'un muscle, mais son cosmos indigo apparut soudainement autour d'elle, la drapant de ses replis.

_Alors viens, je t'attends.

Elle se mit en garde, les jambes fléchies, les bras écartés. Tai Chi Chuan. Je m'y étais un peu attendu, mais je ne devais pas non plus trop supposer à partir de cette posture. La garde que j'adoptai fut très différente. Le pied droit légèrement derrière le gauche. Les deux poings au niveau du visage. Muay Thaï. De tout les arts martiaux qu'elle m'avait appris, c'était celui que je préférais.

Ce fut Raphaelle qui entama le combat, ce qui me surprit presque. Passant brusquement de l'immobilité totale à la vitesse du son, elle se jeta sur moi, visant la tête. Je réagissai juste à temps, me penchant en arrière pour esquiver le coup de poing. Elle enchaîna immédiatement sur une attaque à la poitrine que je bloquai. Le choc se répercuta à travers mes bras quand j'encaissai l'impact, mais j'en profitai malgré tout pour reprendre l'initiative, tentant un coup de genou au ventre. Trop tard, Raphaelle avait déjà reculé. J'essayai malgré tout de profiter de mon avantage momentané, lançant une grêle de coups de poing pour l'empêcher de se reprendre. Mais elle ne perdit pas son temps à tenter de les parer, se contentant d'esquiver sur le côté et de repartir à l'attaque. Coup de poing à la poitrine aussitôt suivi d'un coup de pied au ras du sol. Je bondis au-dessus du coup et enchaînai sur un coup de pied à la tête avant même d'avoir touché terre de nouveau. Pas assez rapide, pourtant. Raphaelle m'attrapa la jambe comme si cela avait été une plume flottant au vent et me projetta brutalement à une dizaine de mètres. Je me reçus tant bien que mal en une roulade.

Le temps que je me redresse, Raphaelle était déjà presque sur moi de nouveau. Saisi d'une intuition, je choisis de paraître plus étourdi que je ne l'étais réellement. Le poing de Raphaelle fusa à la vitesse du son. J'esquivai le coup au tout dernier moment et lui aggripai le bras, l'empêchant de se dégager aussitôt. Raphaelle voulut tenter une projection mais elle n'en eut pas le temps. Mon coude la percuta en plein front, l'envoya au sol, le visage ensanglanté.

Je voulus poursuivre mon offensive, à ce moment-là. Je voulus profiter de cette occasion pour terminer déjà le combat. Mais je n'en eus pas le temps. Il y eu un mouvement flou, si rapide que même mes yeux ne le perçurent pas. Raphaelle se volatilisa de l'endroit où elle se trouvait étendue. Un peu trop tard, je réalisai qu'elle venait de passer derrière moi et que j'étais totalement exposé. J'encaissai un coup entre les deux omoplates qui me projetta à mon tour au sol. C'est tout juste si je parvins à rouler sur le côté, étourdi que j'étais par la violence du choc. Je me relevai malgré tout, tant bien que mal.

Raphaelle se tenait devant moi, immobile, me regardant. Mais... Ce n'était pas la Raphaelle dont j'avais l'habitude, que je connaissais depuis cinq ans. C'était une autre. C'était celle que j'avais déjà entrevu parfois au cours de l'entraînement. Ses traits blancs étaient plissés d'une rage guerrière dévorante, et ses yeux brûlaient littéralement.

Elle fondit sur moi alors que j'essayais encore de me reprendre. J'esquivai une première attaque qui n'était qu'une feinte et tentai de riposter. Raphaelle se déroba sous mon coup de poing, m'aggripa le bras et s'en servit comme d'un pivot. L'instant d'après, je recevais son genou en plein visage. Je chancelai, étourdi. Son coup suivant me percuta en pleine poitrine, m'empêchant de respirer l'espace d'un instant. Le temps que je me reprenne, elle s'était baissé et m'avait fauché brutalement les jambes.

Je crois que c'est à ce moment-là que j'ai ressenti cette impression en moi. A ce moment précis où j'étais étendu au sol, vulnérable, un goût de sang dans la bouche. Je crois que c'est à ce moment-là que le feu du combat m'a embrasé à mon tour. Je me suis relevé d'une roulade en arrière au moment où Raphaelle s'apprêtait à porter une attaque qui aurait été la dernière. Elle a été surprise, l'espace d'un instant. C'était tout ce qu'il me fallait. Ma jambe droite traversa l'air en une courbe fulgurante et ma cheville percuta de plein fouet sa tête exposée. Raphaelle partit en arrière. Je ne lui laissai pas une fraction de seconde pour se reprendre. J'enchaînai deux coups de poing au ventre avant de tenter de nouveau un balayage à la tête. Mais, cette fois-ci, elle ne se laissa pas prendre. Je la vis se dérober sous le coup et, l'instant d'après, j'encaissai son poing juste au-dessus du bas-ventre. Je feignis de tomber en arrière. Raphaelle fit l'erreur de presser son avantage. Mes deux jambes se refermèrent brutalement en un ciseau autour de son cou, et, l'instant d'après, je la projetai violemment au sol.

Le combat se poursuivit ainsi pendant encore un certain temps, de plus en plus rapide, de plus en plus agressif. Etrangement, je ne sentais plus vraiment la douleur des coups. J'avais l'impression de danser dans l'espace, touchant à peine le sol. Mes gestes se faisaient de plus en plus vifs, de plus en plus précis. Brusquement, il me semblait avoir l'avantage. La peau blanche de Raphaelle était rouge de sang, désormais, même si elle ne montrait toujours pas le moindre signe de faiblesse.

Puis, alors qu'elle venait de réussir à m'étourdir d'un coup à la tête, j'eus la surprise de la voir reculer d'un bond précipité et adopter une sorte de garde. Je compris aussitôt quand je la vis prendre une profonde inspiration. Elle allait m'attaquer en criant, comme quand elle avait renversé le cours de la rivière. Ce n'était pas une attaque que je pourrais parer.

Je tendis un doigt. Un simple doigt. Raphaelle était trop concentrée sur l'attaque qu'elle préparait. Elle ne comprit pas immédiatement. Et, quand une lueur de compréhension traversa son regard, il était trop tard.

La décharge d'énergie la frappa de plein fouet, balayant le cri qu'elle s'apprêtait à pousser. Le corps de Raphaelle décrivit une courbe dans l'air, comme une poupée qui aurait été balayée d'un revers de la main. Elle avait dû parvenir à amortir l'impact, pourtant, car elle parvint à se recevoir debout malgré tout. Je me précipitai aussitôt en avant, décidé à tirer tout le parti que je pouvais de mon avantage bref.

Je ne la vis presque pas arriver. Raphaelle contra mon attaque trop hâtive et riposta d'un coup de pied à la tête. Et ce fut dans cet instant-là, alors que ma vision était obstruée, qu'elle dégaina son épée.

Je faillis y rester dans la seconde qui suivit. La lame acéré dessina une estafilade ensanglanté le long de ma poitrine. Si je n'avais pas reculé au dernier moment, j'aurais été tranché en deux.

_Besoin d'un avantage ? lançai-je malgré tout d'un air moqueur.

_Tu es mort, riposta Raphaelle.

Et, comme pour démontrer ses paroles, elle se lança aussitôt dans une succession d'attaques fulgurantes. La lame meurtrière tournoyait entre ses doigts à une vitesse que je n'arrivais pas même à suivre, menaçant tous les points de mon corps à la fois. L'espace d'un instant, j'eus vraiment l'impression qu'elle avait raison, que je n'avais aucune chance. J'étais contraint à la défensive. Je reculais sans cesse, esquivais du mieux que je pouvais. Pas suffisant. Après seulement quelques secondes, j'avais déjà un nombre important de blessures plus ou moins sérieuses, dont l'une au front. Le sang me coulait dans les yeux, m'empêchant de bien voir. Je l'essuyai d'un revers de main précipité, sans cesser de battre en retraite. J'eus juste le temps de voir Raphaelle se fendre avant de sentir une douleur aiguë à l'épaule. Ma tenue d'entraînement était en lambeau, et il me semblait que je serais bientôt dans le même état. Pourtant, je ne me décourageai pas. Je devais être patient et ne pas perdre confiance, c'était l'essentiel. Une nouvelle coupure s'ouvrit en travers de ma jambe gauche. Si seulement je pouvais survivre suffisamment longtemps. J'avais l'impression d'être sur le point de comprendre, sur le point de voir comment je pourrais faire pour l'emporter.

Bientôt, bientôt... Raphaelle accéléra encore le rythme. L'épée se fondit en une courbe sinueuse d'acier meurtrier. Un coup me déchira le ventre. Un autre me transperça la cheville. Bientôt, très bientôt, j'allais voir, sûrement. Je battis en retraite juste à temps pour éviter d'être décapité. Maintenant !

Ma main aggripa la partie de la lame qui n'était pas aiguisée au moment où Raphaelle s'apprêtait à enchaîner sur un autre coup, et mon autre main vint la frapper à la gorge l'instant suivant. Raphaelle chancella en arrière, momentanément incapable de respirer. Je lui arrachai son épée.

_La minute était passée.

Il y a eu un sifflement métallique, et quand j'ai rouvert les yeux, la Danaïde était de nouveau étendue au sol, son corps immobile et blanc recroquevillé sur lui-même. Seule différence, une flaque de sang s'étendait à présent sous elle, toujours plus grande.

J'ai jeté l'épée au sol et je suis parti, la laissant derrière moi. Je suis revenu vers l'urne qui recelait l'armure, mon armure, et je l'ai ouverte enfin. Et, lorsque l'armure d'ébène m'a finalement recouvert, le grondement de puissance qui a empli mes oreilles s'est mêlé au rugissement du dragon noir.

Non, je ne sais pas si j'ai vraiment tué Raphaelle ce jour-là. Peut-être qu'elle a survécu à sa blessure, c'est possible. Je sais qu'elle était forte et qu'elle avait suffisamment de volonté. Mais je n'ai jamais cherché à le savoir. Vivante ou pas, cette partie de ma vie avait trouvé son terme.

Je ne suis jamais plus revenu à la maison troglodytique.

Mes souvenirs sont de nouveau flous après que j'ai revêtu mon armure noire du Dragon. Je me souviens d'être allé rejoindre les autres chevaliers noirs. Comme je m'en doutais depuis longtemps, la plupart d'entre eux étaient des minables sans intérêt. Quelques-uns étaient forts, cependant. Quatre, surtout. Trois autres chevaliers noirs qui avaient également acquis leurs armures récemment, et Jango lui-même, qui n'en portait toujours pas. Jango était quelqu'un d'ambitieux, trop sans doute par rapport à sa force réelle. Il voulait dominer tous les chevaliers noirs. Il voulait garder pour lui l'armure du Phénix dont il s'était emparé. Je le laissais faire. J'aurais sans doute pu me débarasser de lui, mais je n'en ressentais pas l'envie. J'ai fait quelques voyages jusqu'aux îles voisines, à cette époque. Mais toujours, je suis revenu à l'Ile de la Mort.

Et puis est apparu quelque chose d'autre, de nouveau. Le garçon aux cheveux bleu sombre, que j'avais presque oublié, était devenu un homme, lui aussi, et le jour arriva où il vint réclamer l'armure du Phénix. Je me battis contre lui, ce jour-là, comme les autres chevaliers noirs, et je perdis. Je ne crois pas que j'ai eu la moindre chance. Il brûlait en lui une flamme terrible, si forte qu'elle aurait dû le consumer. Ce fut la première fois que je me sentis réellement impressionné par quelqu'un. Si impressionné que je convainquis les autres chevaliers noirs de nous ranger au service de cet homme après qu'il eut tué Jango. Je me souviens de son regard sombrement amusé quand nous étions venu le lui annoncer, et de sa voix sardonique.

_Dans ce cas, nous allons nous rendre à Tokyo et y perturber un peu le Tournoi Intergalactique !

Mes souvenirs sont de plus en plus flous. Je ne me souviens plus que de détails imprécis. Une vallée abrupte. La neige froide. Un combat. J'ai fait face au chevalier du Dragon, Shiryu. Cela m'a amusé de penser que ce serait moi qui le tuerait et non pas Okko comme il en avait eu l'intention. Tout au long du combat, j'ai joué avec lui comme un chat avec une souris. Il était si faible ! Ce n'était même pas un combat ! Et puis, je l'ai vu retirer son armure et me faire face sans protection, et j'ai eu un moment d'incompréhension.

_Je vais sacrifier ma vie, et te battre avec le Rozan Sho Ryu Ha.

Il m'a... Il m'a touché, blessé mortellement. Je me suis relevé, malgré tout, endurant la douleur. Je me suis approché. Il était aussi inoffensif qu'un enfant, à ce moment. J'aurais pu le tuer sans le moindre mal. J'aurais pu... Mais...

Je l'ai sauvé ?

Tout est noir autour de moi, à présent. Mes souvenirs ont cessé de défiler. Il n'y a plus rien. Plus rien que le noir infini et les paroles que j'ai prononcé moi-même et que je ne comprends pas.

_Et bien, j'ai soudainement eu envie de croire...

Je ne comprends pas. Je ne comprends pas ! Pourquoi ?!

_ ...à ce que tu appelles l'amitié...

Je ne comprends plus rien tout à coup ! Je n'arrive plus à penser ! Qui suis-je, même ?

_Mais il est un peu tard pour en jouir...

Et puis... Et puis, je me sens brusquement tiré en arrière de nouveau, jusqu'à un jour précis dont le souvenir m'est resté, seul au milieu du vide. Un jour où il avait plu. Je me tenais dans la cour de l'orphelinat avec Larissa, et nous regardions tous deux l'arc-en-ciel en train de se dessiner lentement parmi les nuages qui s'éclaircissaient.

_C'est beau, tu ne trouves pas, Sergueï ?

Un silence, tandis que toutes les facettes de celui que j'étais et que je suis devenu hésitent. Puis...

_C'est très beau, petite soeur.

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Cette fiction est copyright Romain Baudry.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.