Maman


- Athéna, ce n'est plus possible ! s'énerva Shina. Il faut abolir la coutume des masques !
- Du calme, Shina, imposa Saori. Nous règlerons ce problème en temps utile.
- C'est ce que vous dites à chaque fois ! ragea le Chevalier d'Ophicius. Bientôt, vos guerrières ne supporteront plus de perdre leur féminité sous prétexte que vous devez être la seule femme dans le cœur de vos Chevaliers !
- Comment oses-tu ?

Saori s'était levée sous le coup de la colère. Soudain, la jeune fille frêle et menue avait laissé la place à une déesse vengeresse. Shina esquissa un mouvement de recul.

- Je suis ta déesse ! L'aurais-tu oublié ? tonna-t-elle. A moins que tu veuilles rendre ton armure ?

La jeune fille en frémit d'horreur.

- Non ! Non…Veuillez me pardonner, Athéna.

Saori reprit taille humaine.

- D'accord, sourit-elle. Maintenant, laisse-moi, s'il te plaît.
- A vos ordres, fit Shina en s'inclinant.

La porte du bureau se refermait à peine que Saori se laissa tomber sur son siège, en sueur. Ces démonstrations d'autorité l'épuisaient de plus en plus. Malheureusement, elles restaient nécessaires pour faire entrer dans la tête de ces rustauds de Chevaliers que Saori Kido, malgré son éducation japonaise, était bel et bien la réincarnation d'Athéna. Elle rassembla ses papiers. Il y avait tant à faire et si peu de temps…

- A…Athéna ?

Saori leva la tête de ses dossiers. Que se passait-il encore ? A chaque fois que quelque chose qui ne s'insérait pas dans la routine du Sanctuaire arrivait, c'était vers elle qu'on se tournait. Cela n'avait servi à rien de déléguer certaines tâches à ses Chevaliers Divins, les habitants du Sanctuaire semblaient la trouver plus accessible. Comme quoi, le fait d'être une déesse-mère avait aussi ses inconvénients.

- Oui ? demanda-t-elle en s'efforçant de cacher sous un masque d'affabilité l'irritation qu'elle ressentait à être constamment dérangée.
- Une…une jeune femme de…demande à vous v…v…voir. Elle d…dit que c'est u…urgent…Je peux lui dire de revenir p…plus tard, si…si vous voulez…

Aux bégaiements de Nikos, Saori comprit que l'expression qu'elle arborait ne devait pas être aussi affable que ça. Ce n'était pas grave. Cela lui apprendrait à ne pas la déranger inutilement. Mais une déesse devait aussi se montrer tendre, sinon juste avec ceux qu'elle tentait de protéger.

- Tu peux la faire entrer, Nikos, acquiesça-t-elle. J'allais justement m'accorder une pause.

L'homme aux traits grossiers hocha la tête, visiblement soulagé que la colère divine ne se soit pas abattue sur lui et disparut de l'embrasure de la porte. Quelques minutes plus tard, une jeune fille mince, aux traits bien dessinés et affichant une opulente chevelure noire entrait dans le bureau de Saori.

- Pallas, souffla-t-elle, cela faisait si longtemps…

L'étonnement qu'elle ressentait laissa Saori pantoise. Elle avait cru ne plus jamais revoir Sophia, celle qui, longtemps, avait été…

- Ma sœur…murmura-t-elle.
- Eh oui, c'est bien moi, confirma celle-ci en s'affalant dans le fauteuil face à Saori sans attendre d'y être invitée.
- Que fais-tu ici ? interrogea Saori. Normalement, les simples mortels ne peuvent entrer au Sanctuaire !
- Disons que j'ai bénéficié d'un sauf-conduit…répondit évasivement Sophia avec un vague geste de la main.

Une broche figurant un éclair se planta sur le bureau, embrochant les dossiers que la jeune déesse venait juste de traiter.

- Est-ce un défi ? demanda poliment Saori. Dans ce cas, il faudra en parler aux Chevaliers dehors. Moi, je n'ai pas le temps pour ces enfantillages.
- Comme tu y vas, constata Sophia en cachant son sourire derrière une main gantée. Non, ce n'est pas un défi. Juste une invitation à m'écouter.
- Eh bien, parle, qu'attends-tu ? questionna sèchement la jeune fille aux cheveux violines.
- Il est temps pour toi d'effectuer un retour aux sources.
- Tu veux dire que…

Sophia hocha gravement la tête.

- Oui.
- Très bien, nous partons tout de suite, approuva Saori. Nikos !

La bouille du majordome apparut dans l'encadrement de la porte.

- Oui, Princesse ?
- Je serai absente pendant un certain temps. Tu sais ce que tu as à faire.
- Oui, Princesse. Mais…
- Pas de questions. Allez, va !
- Oui, Princesse, s'inclina Nikos au propre comme au figuré avant de s'éclipser.
- Tu es devenue une maîtresse-femme, remarqua Sophia. Je suis impressionnée.
- Question d'habitude, fit Saori en lançant un sourire radieux à sa sœur.

*****

Les rues d'Athènes étaient extrêmement fréquentées en ce début d'après-midi. Tout en suivant le chemin que traçait sa sœur dans la marée humaine qui inondait la ville à cette période de l'année, Saori s'apercevait qu'elle avait totalement perdu l'habitude de côtoyer ses semblables -les gens ordinaires, tout du moins. Elle avait souvent flâné dans les rues de Tokyo et pourtant, elle se sentait à l'étroit, étouffée. Le moment n'allait pas tarder où elle se mettrait à haleter, comme asphyxiée par la foule qui se pressait autour d'elle. Elle essuya son front luisant de sueur et ses yeux parcourent la foule à la recherche de Sophia. Elle se trouvait à l'entrée d'une ruelle sombre et lui faisait signe de la rejoindre ! Saori s'extirpa avec soulagement de ce magma de chair et se pressa vers sa sœur.

- Qu'y a-t-il ? s'inquiéta cette dernière en la voyant arriver, le rouge aux joues et couverte de sueur. Tu veux t'allonger un peu ?
- Non, ça va, affirma Saori en passant la main sur son visage. Je vais bien. Et puis, nous n'avons pas le temps, n'est-ce pas ?
- En effet, acquiesça Sophia en jetant à sa sœur un regard singulier. Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Rien du tout !
- Pallas, ce n'est pas aujourd'hui que tu réussiras à me faire des cachotteries. Dis-moi ce qui t'est arrivé.
- C'est la foule, soupira la jeune fille. Je n'en ai plus l'habitude…
- Mmm…laissa seulement échapper la fille aux cheveux sombres. Ta condition divine y est peut-être pour quelque chose…
- Que veux-tu dire ?
- Tu t'es senti étouffée, n'est-ce pas ? La déesse en toi ne souffre pas la promiscuité avec de pauvres mortels.
- Arrête de proférer de telles sottises ! Athéna est la protectrice de l'humanité ! Comment pourrait-elle la mépriser ?
- Ca, c'est à toi de me le dire, répliqua Sophia en s'engageant dans la ruelle, laissant derrière elle une Saori en plein doute.

Etait-ce possible ? Elle, protectrice de la Terre, dédaigner l'humanité ? Non, cela ne devait pas être ! Les êtres humains, quels qu'ils soient, même les plus méprisables, méritaient son assistance. Sans eux, la défense de la Terre n'avait plus aucun sens. Les dieux pouvaient bien parader, lancer des anathèmes, prononcer des malédictions, cela ne servait à rien sans l'humanité. Tout à coup, son cœur s'emplit d'amour pour tous les habitants de la Terre. Seule la pensée qu'on la prendrait pour une folle l'empêcha de se précipiter vers la multitude qui flânait aux alentours pour leur annoncer tout l'amour qu'elle leur portait. Même une déesse protectrice a sa dignité.
Une tape sur son épaule la ramena à la réalité.

- Tu viens ? s'impatienta Sophia. Je te signale qu'on nous attend.
- Désolée…s'excusa Saori. Je…pensais.
- C'est ce que j'ai vu, sourit la jeune fille aux cheveux sombres.

Elle passa devant Saori en lui faisant signe de la suivre. Bientôt, les deux femmes aboutirent à une masure à moitié effondrée qui occupait l'encoignure d'une impasse où partout où elle posait le regard, la jeune déesse ne voyait que déchets et immondices.

- C'est là que je suis née ? demanda-t-elle d'une petite voix. J'en gardais un autre souvenir…
- Le quartier a changé, répondit Sophia en haussant les épaules. Il s'est appauvri avec le temps. Et puis Mère n'a jamais accepté de partir.

La jeune fille aux cheveux sombres n'ajouta rien mais Saori perçut sa pensée aussi clairement que si elle l'avait formulé à voix haute : Mère avait toujours espéré en secret que sa fille reviendrait un jour et ne voulait pas qu'elle se retrouve devant une maison vide.
Le poids de la culpabilité s'abattit sur Saori. Mère l'avait attendu tout ce temps tandis qu'elle, elle ne lui avait pas accordé une seule pensée…jusqu'à aujourd'hui.

- On se laisse vite absorber par le devoir, hein ? lâcha Sophia.
- Qu'en sais-tu ? répliqua Saori, piquée au vif.
- Bien plus que tu ne crois, petite sœur.

Ces derniers mots ramenèrent la déesse à la réalité. Bien sûr, Sophia était destinée à…

- Ne pleure pas sur mon sort, veux-tu ? la pria sèchement cette dernière en surprenant le regard de commisération que Saori posait sur elle.
- Oui, s'excusa celle-ci en baissant les yeux.
- Ce n'est pas grave, entendit-elle soupirer Sophia. Nous avons tous nos problèmes, n'est-ce pas ?

Saori releva la tête pour voir à nouveau s'afficher sur le visage de sa sœur son éternel sourire. Elle sentit attraper une main attraper la sienne.

- Allez, c'est la dernière ligne droite ! On ne va pas s'arrêter maintenant, pas vrai ? lança la fille aux cheveux sombres avant de s'engouffrer dans l'ouverture crasseuse de la cahute, Saori à sa suite.

*****

Rance, chaude, l'atmosphère empestait la sueur. Un lit, placé au fond de l'unique pièce, en occupait tout l'espace. Une forme, vague, squelettique, y était allongée, à demi-recouverte par un drap inondé de transpiration.

- Vous ne vous êtes pas pressées, constata une silhouette en sortant de l'ombre.
- Saori avait besoin de ce délai, répliqua sèchement Sophia.
- Je n'ai pas dit que je vous en tenais rigueur, énonça l'homme qui vint se placer devant la fille aux cheveux violines. Tu nous as manqué, Pallas.
- Pardon, Ktésios, émit la déesse d'une voix étranglée. Je…

Elle ravala difficilement ses larmes. L'homme la prit doucement par les épaules et plongea ses yeux azurs dans ceux, sombres, de la déesse.

- Tu ne dois pas t'en vouloir, souffla-t-il à l'oreille de la jeune fille. Chacun doit accomplir son devoir et tu n'avais que peu d'alternatives.
- Je le sais, avança la jeune fille. Mais…
- Plus un mot, ordonna Ktésios en se retirant dans un coin de la pièce. Il est temps de revenir chez toi, Pallas.
- Il est temps, approuva Sophia en croisant les bras sur sa poitrine.

Elle eut un sourire affectueux.

- Sois naturelle, conseilla-t-elle. Je sais que tu trouveras les mots.

Et elle s'effaça dans l'autre angle de la pièce.
Saori regarda le lit et avala sa salive. Qu'allait-elle pouvoir dire ? Cela faisait tellement longtemps. Malgré les propos de Sophia, elle était sûre qu'on lui en voudrait. Mais elle devait le faire. Ne serait-ce que pour lui apporter la paix. Elle s'approcha lentement du lit, découvrant à chaque pas un peu plus du corps qui y reposait. La main de sa mère ne pesait rien dans la sienne quand elle se baissa pour la tenir contre son cœur. Peut-être la proximité de l'organe divin pourrait-il relancer le cycle qui animait ce corps hâve. La silhouette tressaillit dans le lit. Saori serra la main plus fort, envahie d'un impossible espoir. Se pouvait-il que…
L'occupante du lit ouvrit lentement les yeux, comme si ce simple réflexe minait ses forces déjà consumées et dévoila un regard sombre aux reflets violets. Il s'agrandit quand il découvrit ce qui lui faisait face. Les lèvres parcheminées de la femme s'entrouvrirent.

- Pallas, murmura-t-elle tandis que des larmes nouvelles coulaient sur ses joues creusées, ma fille…
- Je suis là, Maman, chuchota Saori en l'enlaçant tendrement.
- Ma petite, ma toute petite…Je t'ai attendu si longtemps…
- Je ne te quitterai plus jamais, promit la jeune fille, dont le visage se baignait de larmes.
- Oh, ma toute petite, tu ne devrais pas faire de promesse que tu serais incapable de tenir, dit doucement sa mère.
- Mais je vais la tenir ! s'écria Saori qui ne voyait que trop le dénouement de cette rencontre. Tu n'auras plus à vivre dans ce taudis, je vais t'amener au Sanctuaire, on va te soigner et tu vivras encore cent ans !
- Non, mon enfant, c'est bien trop tard, tu le sais. Je voulais juste voir une dernière fois le visage de ma fille prodigue…
- Non, non ! Tu vas vivre, tu vas voir et on pourra passer tout notre temps ensemble, maintenant que la paix est revenue !
- Mon enfant…-la main flétrie de la femme effleura la joue de Saori- Puisses-tu connaître la joie que j'ai connu à t'enfanter…

La main retomba. Elle était morte.

- Non…Non ! hurla Saori. Non !

Un cosmos doré commença à se former autour d'elle, enveloppant le corps de la défunte qui se mit à flotter dans l'air, grotesque pantin aux membres désarticulés.

- Tu vas vivre ! ordonna Athéna. Tu vas vivre et nous pourrons enfin nous connaître ! Nous…

Le cosmos disparut et le corps retomba sur le lit. Saori s'affaissa lentement par terre, les larmes qui coulaient sur ses joues formaient à présent un mince ruisseau sur le sol irrégulier de la cahute.

- Tu ne le pouvais pas, résonna la voix de Ktésios derrière elle. Il n'est donné à personne, pas même aux dieux, de refuser la mort.
- Je l'aurais pu, sanglota Saori. Elle m'aimait tant, et moi…
- Ce fut un sacrifice librement consenti, révéla-t-il. Nous en avions parlé bien avant ta naissance. Elle savait qu'en te donnant la vie, elle perdrait la plus grande partie sa force.
- Mais pourquoi, alors ? hurla la jeune fille.
- Parce qu'elle m'aimait. Et toi aussi, elle t'aimait, bien avant que tu naisses. Tu as toujours eu une place à part dans son cœur. Elle t'a toujours attendu, même sans le savoir. Et, surtout, elle aimait l'humanité.
- L'humanité ?
- Elle savait qu'Athéna était la gardienne de la Terre. Son sacrifice lui a toujours paru léger tant qu'elle savait que tu protégeais le monde. Elle était très fière de toi, tu sais.

Saori se releva doucement, aidée par Sophia qui semblait sortir de nulle part.

- Merci.
- Toujours prête à aider, plaisanta la fille aux cheveux sombres.

Leurs regards se croisèrent. Une compréhension nouvelle se fit dans l'esprit de chacune d'entre elle. Voilà ce que c'était de…Elles se sourirent, malgré leurs larmes.
Ktésios ouvrit la porte de la cabane.

- Mes devoirs m'appellent. Athéna, tu sais ce que tu as à faire. Quant à toi, Sophia, tu…

Il ne put continuer et soupira.

- Nous nous reverrons.

Il pénétra à l'extérieur et, quelques secondes après, un aigle prenait son envol. Sophia regarda sa sœur.

- Alors ? interrogea-t-elle.
- Je ne sais pas, avoua Saori.
- Tu pourrais peut-être…
- Oui, approuva la jeune déesse.

Son cosmos doré envahit la masure et, un instant plus tard, un mémorial de marbre immaculé s'y élevait où l'on pouvait lire : " Ci-gît Métis qui a donné naissance à la réincarnation actuelle d'Athéna. Puisse-t-elle recevoir une récompense à la hauteur de son sacrifice. ".

- Il est beau…souffla Sophia, éblouie. Quasiment divin…
- Idéal pour recevoir la mère d'une déesse, répondit Saori en souriant.
- Mais il ne risque pas… ?
- J'ai fait en sorte que le corps retrouve sa beauté originelle et que le mausolée ne puisse être détruit, ni souillé.
- Saori ! s'écria Sophia en se jetant dans les bras de sa sœur.

Saori la serra très fort contre elle tandis que la jeune fille aux cheveux sombres s'épanchait à son tour du chagrin qu'elle n'avait oser manifester en présence de son beau-père.
Saori posa sur sa sœur un regard attendri. Elle comprenait enfin ce que c'était que l'amour véritable. Sa mère avait su lui montrer le chemin.
- Merci, Maman, murmura-t-elle, les larmes aux yeux.

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Cette fiction est copyright Iadine Kennouche.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.