Chapitre 1 : Une âme dans la nuit


Grèce, Sanctuaire.

La nuit était tombée depuis déjà quatre heures et le Sanctuaire était calme. Les chevaliers et les apprentis dormaient dans leurs dortoirs, à part ceux des gardes et des chevaliers qui ef-fectuaient, les premiers leurs tours de garde et les seconds des rondes d'un poste à un autre pour s'assurer que les gardes faisaient leur travail consciencieusement. Mais comme la pro-chaine Guerre Sainte ne commencerait pas avant une bonne vingtaine d'années, les gardes étaient plus enclins à contempler la voûte céleste toute cloutée d'étoiles qu'à réellement mon-ter la garde ; tout au plus écoutaient-ils d'une oreille les bruits de la nuit, mais l'autre était tendue vers leurs camarades qui leur faisaient une discrète conversation, afin de pouvoir en-tendre arriver les chevaliers qui inspectaient les postes de gardes et de ne pas se faire surpren-dre en flagrant délit de fainéantise.
Quand cela arrivait, les chevaliers eux-mêmes, comprenant cette indolence qui gagnait aussi certains des leurs, les chevaliers réprimandaient les gardes en tentant de ne pas se mon-trer trop sévères, juste assez en fait pour empêcher que le Sanctuaire tout entier ne sombre de l'indolence dans l'apathie totale. Il faut dire que cette douce nuit d'été, si fraîche après la fournaise de la journée passée, appelait chacun à rêver et à se délecter du spectacle offert : un somptueux ballet d'étoiles sur fond de fragrances végétales et de chants d'insectes nocturnes.
Les gardes rêvaient donc et contemplaient le ciel en baillant aux corneilles. Mais malgré toute l'attention qu'ils prêtaient au spectacle de la nature, aucun ne vit passer en l'air loin au-dessus d'eux une trace d'une blancheur de lait, si blanche qu'on aurait pu la croire échappée de la Voie Lactée qui trônait au firmament du ciel. Cependant il n'en était rien et cette trace laiteuse était plutôt le sillage de quelque chose, non pas un objet mais, pour être exact, une âme ; oui, une âme errante laissait son sillage de lait dans le ciel nocturne ! Errante ? Non. Elle avait l'air de savoir où elle allait. En fait elle se dirigeait droit sur le Sanctuaire !
Elle survola les postes de garde, faisant le tour du Domaine Sacré ; elle s'arrêtait briève-ment à chaque poste rencontré, semblant étudier les gardes perdus dans leur rêverie mais re-partait presque aussitôt, comme déçue de ses observations. Et quand elle eut fait le tour com-plet du Sanctuaire, force lui fut de reconnaître que les gardes ne convenaient décidément pas à son dessein. Non, leurs âmes étaient trop imparfaites, vénales, mesquines. Elle recherchait une âme pure qui seule convenait à son projet et, ne l'ayant pas trouvée parmi les gardes - ce à quoi elle s'était d'ailleurs attendue - elle décida d'examiner un par un les chevaliers et com-mença par examiner ceux qui inspectaient les postes de garde.
Une fois complété ce deuxième tour du Sanctuaire, et n'ayant toujours pas trouvé son bonheur, l'âme volante se dirigea vers l'intérieur du domaine et voltigea d'un dortoir à l'autre, scrutant attentivement, mais brièvement, les âmes de leurs occupants. Ainsi furent successi-vement passés au crible la totalité des apprentis chevaliers, tâche ardue même pour une âme au vu de leur grand nombre et compte tenu de la dispersion des dortoirs sur toute l'étendue du Domaine Sacré. Mais aucun apprenti ne put la contenter, aucun n'avait l'âme assez pure.
Ce fut donc au tour des chevaliers endormis d'être examinés avec la même attention que les apprentis. Malheureusement, aucun parmi les chevaliers de Bronze ou d'Argent ne répon-dait aux critères qu'exigeaient les projets de l'âme solitaire, et elle s'en fut donc examiner les tous jeunes chevaliers d'Or qui faisaient la fierté du Sanctuaire d'Athéna. Athéna… Rien que le fait de penser à ce nom fit remémorer à cette âme des souvenirs pénibles, car il se trouve qu'elle était celle d'un des ennemis les plus acharnés de la Déesse de la Guerre et de la Sa-gesse.
L'âme était emprisonnée depuis près de deux cent cinquante ans sous le sceau d'Athéna qui la maintenait enfermée dans une urne magique elle-même entreposée dans une tour au fin fond de la Chine profonde. Un deuxième sceau tenait emprisonnés les guerriers du dieu dont l'âme explorait maintenant le Sanctuaire d'Athéna. Mais si grande était la rage de ce dieu, si intense était sa soif de vengeance que le sceau qui scellait son urne s'était brisé en premier, libérant dans la nuit son âme furieuse. Le dieu aurait bien libéré également ses guerriers, mais ainsi que le lui avait appris son existence plusieurs fois millénaire, la vengeance était un plat qui se mangeait froid et que l'attente et une préparation soigneuse rendaient meilleur encore.
L'âme divine se dirigea donc vers la Grèce et plus précisément vers le Sanctuaire, où elle commença l'examen que nous avons décrit plus haut. Son but était de prendre possession du corps d'un chevalier d'Athéna et de l'utiliser pour semer la discorde au sein de la chevalerie. Elle avait donc examiné les âmes de tous les chevaliers - et même des gardes ! - pour y trou-ver l'âme pure que requérait son dessein. Mais ainsi qu'elle s'y était attendue seuls les cheva-liers d'Or étaient susceptibles de posséder une telle âme, ce qui était d'ailleurs parfaitement compréhensible puisque le Grand Pope, représentant sur terre de la déesse Athéna, était choisi par son prédécesseur parmi les chevaliers d'Or et qu'il se devait d'avoir le cœur et l'âme tota-lement purs, vierges de toute mauvaise intention. Cette précaution évitait ainsi que le Grand Pope, sur un coup de tête, ne décide de lancer les chevaliers à l'assaut dans le but de dominer la Terre entière.
Il lui fallait donc faire son choix parmi les douze chevaliers d'Or. Déjà un d'entre eux pouvait être écarté d'office, le vieux chevalier de la Balance, et ce pour deux raisons : il ne quittait pas la Chine depuis deux cent trente ans, assis sur son sempiternel rocher devant la Cascade de Rozan, en train de surveiller la Tour qui servait de prison aux cent huit Étoiles Maléfiques et à leur maître ; de plus, le Chevalier de la Balance avait toujours été le pivot de la chevalerie d'Athéna, étant le détenteur des Douze Armes d'Orichalque, et son choix se fai-sait avec autant de soin que celui du Grand Pope. Pour toutes ces raisons, l'âme préférait ne pas prendre de risques ; et comme ce chevalier ne quittait jamais la Chine ce n'était même pas la peine de s'intéresser à lui. Le dieu avide de vengeance voulait prendre possession du corps d'un candidat au siège de Grand Pope, ce qui impliquait qu'il ne quitte pas le Sanctuaire.
L'âme se mit donc à survoler les douze maisons du Zodiaque où résidaient les chevaliers d'Or en examinant les âmes de leurs occupants avec une attention redoublée, elle ne devait en aucun cas laisser passer sa dernière chance d'accomplir sa vengeance. Sa tâche fut facilitée quand elle s'aperçut que la majorité des chevaliers d'Or étaient trop jeunes pour prétendre succéder au Grand Pope. Les chevaliers du Bélier, du Taureau, du Lion, de la Vierge, du Scorpion et du Verseau étaient âgés de six ans, ceux du Cancer et du Capricorne de neuf ans et celui des Poissons de huit ans. En revanche le chevalier du Sagittaire avait treize ans et ce-lui des Gémeaux… non ! Ce n'était pas un mais deux hommes dont le dieu sentait la présence dans la maison des Gémeaux !
Il s'agissait de frères jumeaux tous deux âgés de quatorze ans. De plus ils étaient aussi différents de caractère que semblables de visage. L'aîné, appelé Saga, possédait une âme ab-solument pure et vierge de toute corruption, tandis que le cadet, répondant au nom de Canon, était tout le contraire de son frère car son âme était corrompue au possible. Entre ces deux-là le choix était évident. Le chevalier du Sagittaire possédait lui aussi une âme pure, ce qui ne facilitait en rien le choix. Il allait falloir choisir entre deux cœurs aussi purs l'un que l'autre et qui étaient tous deux les meilleurs candidats à la succession du Grand Pope.
Après maintes hésitations, le dieu choisit finalement le jeune chevalier des Gémeaux, Saga. Étant plus âgé que son frère d'armes du Sagittaire, il était probablement un peu mieux placé que lui. L'âme vengeresse pénétra donc dans la troisième maison du Zodiaque et se dirigea vers le lit du chevalier devant lequel elle s'arrêta un moment pour examiner son âme plus en profondeur. En temps normal quand un dieu se réincarnait, le corps était choisi bien avant sa naissance et l'âme venait s'y glisser dans le dernier mois de la gestation. Mais dans le cas présent c'était dans un corps déjà presque adulte que le dieu allait s'incarner, ce qui rendrait la tâche d'autant plus difficile que le corps était âgé. Le dieu se résolut donc à n'intervenir que de façon un peu limitée. La discrétion était de toute façon requise puisque personne ne devait se rendre compte de sa présence à l'intérieur du corps du chevalier des Gémeaux. Par chance ce chevalier abritait dans le plus profond de son âme quelque chose dont personne ne se serait douté : il était fasciné par le mal ! L'âme divine n'aurait aucun mal à exploiter cette faiblesse en provoquant une schizophrénie - un dédoublement de personnalité. Par la suite il suffirait de l'entretenir et le chevalier ferait le reste…
Partagé cruellement entre le bien et le mal, Saga, de par sa fascination pour le côté obs-cur, écouterait, d'abord par curiosité, les conseils que lui soufflerait cet alter ego maléfique, mais au fil du temps le mal se renforcerait, et il serait trop tard quand le pauvre chevalier se rendrait compte qu'il avançait sur le chemin de sa perte. Le dieu ne put retenir un éclat de rire mental. Ce plan machiavélique était bien digne de l'Empereur des Ténèbres ! Le moment ve-nu il lui suffirait d'assassiner la réincarnation d'Athéna et plus rien ne s'opposerait à lui ! Le dieu ténébreux avait hâte de plonger son poignard dans le corps de la fillette sans défense que serait alors Athéna, mais malheureusement pour lui, elle n'était pas encore réincarnée. De plus il lui faudrait au moins un an pour que l'âme de Saga soit prête et que son côté maléfique puisse vraiment passer à l'action. Qu'importe ! Il avait tout le temps.
Le dieu des Ténèbres coupa court à ses réflexions et s'insinua doucement dans l'âme de l'infortuné Saga, avec la précision d'un scalpel maléfique qui bientôt lui couperait son esprit en deux, et se prépara à agir.
Le Dieu des Enfers, Hadès le Ténébreux, venait de se réincarner.

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Cette fiction est copyright Eric Souty.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.