Chapitre 1 : De retour des enfers


Le ciel trembla. Avec un bruit fracassant, les piliers encore intacts se brisèrent, entraînant dans leur chute le reste du temple. Tout autour, la terre se fissurait, laissant apparaître des crevasses béantes d'où s'échappaient comme des hurlements furieux, dernier écho de la rage désespérée du Dieu des Enfers. Au-dessus de ce spectacle de destruction ultime, les nuages s'amoncellaient, masquant peu à peu toute lumière sous un linceul d'obscurité.

Seule au milieu de la ruine et de la mort, Athéna berçait doucement entre ses bras le corps couvert de blessures de son champion, le chevalier Pégase, et des larmes couraient le long de ses joues, maculant son visage à la perfection divine. Son coeur était plein d'une tristesse infinie, comme seule une personne à la fois humaine et divine pouvait en ressentir, et elle semblait ne jamais devoir bouger de cet endroit livré à la rage des éléments primordiaux. Elle leva brièvement les yeux, pourtant, tandis que les ténêbres s'étendaient autour d'elle comme les murs d'une prison éternelle, et elle les regarda.

Les quatre chevaliers survivants se tenaient tous devant elle, leurs visages couverts de larmes et de sang tournés vers elle. Ils se serraient les uns contre les autres, s'efforçant désespérément de se protéger des ravages insensés qui les entouraient. Ils étaient tous couverts de blessures terribles, qui auraient coûté la vie à n'importe quel autre homme, et, dans leur attitude, on voyait qu'ils étaient près à accepter la mort, tout comme leur frère l'avait fait avant eux. Ils ne craignaient pas de disparaître à jamais et ils étaient trop épuisés pour montrer aucune terreur devant la fin inéluctable qui les menaçait. Et pourtant, Athéna pouvait sentir en eux une émotion étrange, qui provenait de la lassitude accumulée au cours de tous leurs combats. De l'espoir, malgré tout. Ils espéraient qu'elle les sauverait, qu'elle leur permettrait de revenir sur Terre, de retrouver un semblant d'existence normale après tout ce qui s'était passé, après tout ce qui leur avait été infligé.

Mais Athéna n'avait plus aucune compassion à leur accorder. Tout son coeur, toute sa tendresse illimitée avaient été réduit en miettes par la mort de Seiyar. Les ténêbres les recouvraient complètement, à présent, et le fracas de la destruction était recouvert d'un silence irréel. Le néant était en train d'effaçer ce qui restait encore de l'Elysée. Et Athéna sut que, dans quelques instants, les âmes et les vies de ses chevaliers allaient s'éteindre comme la flamme d'une bougie sous le vent glacial, et qu'alors, elle les aurait perdus à tout jamais. Et Seiyar... Elle survivrait bien sûr, de par sa nature divine, mais elle ne pourrait rien faire pour les ramener, jamais. Et elle serait seule pour le restant de l'éternité, sans personne vers qui se tourner, sans personne à qui faire confiance, sans personne... Sa décision se cristallisa aussitôt.

_Seiyar, mon amour, fit-elle en se penchant sur lui, je te donne ma vie. Reviens dans ton corps de chair, je t'en prie.

Un fugace instant, un sourire léger comme une aile d'éphémère se fit sur les lèvres de Saori et elle posa un baiser sur le front de son chevalier. Mais, presque aussitôt, elle redevint Athéna, la déesse guerrière, et la lumière dorée de son cosmos vint l'entourer, faisant d'elle une étoile au milieu de la nuit infinie.

Les quatre chevaliers s'étaient déjà effondrés, vidés de toute force par les ténêbres glaciales. Mais leurs vies ne s'étaient pas encore éteintes. Athéna ne fit pas un mouvement, mais son aura s'étendit sur eux, repoussant les ténêbres. Elle n'avait qu'un très bref instant, elle le savait, mais c'était tout ce qui lui restait.

_Chevaliers, murmura-t'elle dans leur esprit inconscient, vous vous êtes vaillamment battus et vous avez triomphé contre des adversaires infiniment plus puissants par votre volonté et votre amour. Vous vous êtes ainsi élevés au niveau des plus grands héros qui ait jamais existé. Rien ne pourra jamais repayer la dette que le monde a envers vous. Tout ce que je peux faire, c'est vous renvoyer à l'existence qui est la vôtre, afin que vous puissiez, je l'espère, goûter un peu à la paix et au bonheur que vous avez acheté aux autres au prix de votre sang. Adieu !

Athéna concentra son énergie divine et la lumière s'accrut autour d'elle, repoussant momentanément l'obscurité. Puis, d'une ultime pensée, elle enveloppa les chevaliers de son pouvoir et les envoya ailleurs, en un lieu où ils pourraient être secourus. Puis elle resta seule, tandis que la lumière s'éteignait peu à peu, face à la nuit éternelle.


Sorrento

Le soleil était sur le point de se lever et, à l'ouest, la nuit pâlissait de plus en plus. Assis en tailleur sur un rocher plat au bord de l'eau, je regardais les vaguelettes expirer les unes après les autres sur le sable de la plage. Loin, à l'horizon, je distinguais déjà les reflets dorés préfigurant l'aube. Je me sentais serein, comme toujours à ce moment de la journée, devant le spectacle sans cesse changeant de l'aurore. D'un geste fluide, sans réfléchir, je portai ma flûte à mes lèvres et je me mis à jouer. Les notes s'écoulaient de mon instrument comme autant d'éclats de rire de gaieté. Je me sentais parfaitement heureux en ce moment, et la mélodie que j'improvisais au fur et à mesure reflétait mes émotions comme un miroir translucide. Mon âme se mêlait à cette mélodie, ou était-ce la mélodie qui constituait mon âme ? Je ne savais plus. Je ne pouvais imaginer vivre sans cette musique.

Lorsque je cessais enfin de jouer, le soleil avait fini d'émerger des vagues turquoise, et sa lumière blanche inondait mon visage, me faisant cligner des yeux. Un vent frais venait de se lever, agitant légèrement mes cheveux.

_C'était très beau, Sorrento.

Je me retournai, sans pour autant me lever. Thétys se tenait à quelques pas de moi, vêtue en tout et pour tout d'une robe rouge frippée, si fine que je pouvais sans peine deviner son corps de nymphe en dessous. Elle souriait, un peu distraitement. Ses yeux étaient encore embrumés de sommeil et ses magnifiques cheveux, désespérément emmêlés, lui cachait presque le visage. Elle était vraiment splendide, et rien qu'en la regardant, les fragments épars d'une nouvelle mélodie me vinrent à l'esprit.

_Est-ce qu'il va bien ? demandai-je avec prudence.

Elle me regarda avec incompréhension un bref moment, puis ses lèvres se plissèrent en un sourire adorable, découvrant ses dents d'une blancheur parfaite.

_Oh, Julian va très bien. Il n'est plus du tout déprimé. En fait, ce serait même plutôt le contraire. Il est très... très en forme, ces temps-ci.

_Je n'en doute pas, fis-je en souriant à mon tour.

Julian... J'avais toujours du mal à employer ce nom, tout particulièrement ces derniers temps, quand il s'était avéré qu'il avait retrouvé une partie importante de son pouvoir. Pour moi, il était resté Poséidon, le dieu de la mer, maître des tempêtes et des séismes. Mais, en même temps, j'en étais venu à appréçier la personnalité de Julian, à qui Athéna avait permis de ressurgir après sa victoire. C'était mon seigneur lige, à qui je devais protection et obéissance, mais aussi un véritable ami, dont j'étais le seul confident. J'avais encore du mal à assumer parfaitement cette situation. Ce n'était pas le cas de Thétys: le respect qu'elle avait éprouvé devant Poséidon était devenu de l'amour pour Julian, et leur relation durait depuis plusieurs mois, à la fois ardente et désinvolte. Et... Etait-ce une pointe de jalousie que je ressentais en moi ?

_Maintenant que j'y pense, Sorrento, ajouta-t'elle tout à coup, Julian donne une réception ce soir et il voudrait que tu... Oh !

Je me retournai précipitamment, suivant la direction que m'indiquaient les yeux exorbités de Thétys, et je ne pus réprimer à mon tour une exclamation de surprise. Des corps ! Il y avait des corps qui flottaient à la surface de la mer, à moins d'une vingtaine de mètres du rivage, juste devant nous.

Je réagis très vite. Posant ma flûte sur le rocher, je me levai et me mis à courir en direction des flots, aussitôt suivi par Thétys. Je ne portais guère qu'un pantalon et une chemise, et je ne pris pas la peine de les retirer, cela ne me ralentirait pas. Je plongeai. Nageant vigoureusement dans l'eau fraîche, il ne me fallut guère qu'une poignée de seconde pour atteindre les corps. Ils ne bougeaient pas. Je me demandai brièvement s'ils étaient encore en vie ou si je ne me donnais cette peine que pour des cadavres, mais ce n'était pas le moment d'y réfléchir. Ils étaient cinq, mais aucun d'eux ne paraissait très lourd. Thétys pouvait facilement en ramener deux. Je me croyais de taille à m'occuper des trois autres. C'est ce que j'entrepris aussitôt de faire, sans même essayer de leur sortir la tête de l'eau. Il serait toujours temps de les réanimer après. Je les saisis donc comme je pus et j'entrepris de revenir vers le rivage, ce qui n'était pas une mince affaire, même pour un nageur aussi expérimenté que je l'étais. Je persistais cependant, battant énergiquement des jambes, m'efforçant d'aller aussi vite que possible. A mes côtés, Thétys faisait de même mais elle s'en tirait mieux, car elle était moins chargée. Et aussi, elle nageait probablement encore mieux que moi.

Au prix d'un effort soutenu, je parvins cependant jusqu'à un endroit où j'avais pied, et, à partir de là, il ne me fallut qu'un instant pour amener les trois hommes que je transportais jusqu'à la rive, où je les déposai. Et là, je pus enfin me relever et examiner ceux que je venais de tirer des eaux.

Dès mon premier regard, je compris que je m'étais donné tout ce mal pour rien. Les trois hommes, où plutôt les adolescents, car ils n'étaient pas si vieux que cela, étaient dans un état pitoyable. Maigres, décharnés, ils avaient la peau aussi blanche que le sable de la plage, et leurs vêtements étaient complètement en lambeaux. Pour être dans un état pareil, ils devaient être morts depuis longtemps déjà. Un coup d'oeil à Thétys m'apprit que les siens étaient dans le même état. Tout cela me dépitait: je n'avais pas l'habitude d'être particulièrement altruiste et j'avais horreur de me donner de la peine pour rien. Enfin, de toute façon, ils étaient bel et bien morts, et je ne pouvais rien y faire. Je pourrais probablement m'arranger pour qu'on leur creuse une tombe quelque part sur l'île. Ou bien...

C'était très étrange. L'un des adolescents, presque un enfant, en fait, me rappelait quelque chose. Son visage était presque défiguré, après tout le temps qu'il avait dû passer dans l'eau, mais ses cheveux... Des cheveux verts, d'un vert profond, qui lui tombaient presque jusqu'à la taille. Ce n'était pas exactement commun. J'avais déjà rencontré quelqu'un qui avait des cheveux comme ceux-ci. C'était un souvenir particulièrement vif dans ma mémoire. C'était...

_Shun ?!

Mais non, c'était complètement démentiel !

_Tu ne te trompes pas, Sorrento, intervint soudain Thétys. Regarde: celui-ci est Seiya et celui-là Ikki. Et là, Hyoga et Shiryu. Mais qu'est-ce qui a bien pu les mettre dans un tel état ?

Mon esprit tourbillonnait sous le choc. Après tout ce temps, toutes ces journées interminables où nous avions attendu qu'ils reviennent...

_Mais comment...

_Ce serait compliqué à expliquer, fit une voix derrière moi. Et ce n'est guère le moment, à ce que je vois.

Je me retournai brusquement. Julian, ou plutôt Poséidon, se tenait devant moi, un grand trident à la main. Son trident ! Comment avait-il fait pour le récupérer ? Je pouvais sentir la puissance qui émanait de son corps tandis qu'il observait les chevaliers de bronze, et sa voix était tendue, préoccupée.

_Sorrento, Thétys, amenez-les à l'intérieur de la maison.

J'obéis instantanément, sans même réfléchir. Je soulevai aisément les corps des chevaliers, qui paraissaient ne pas peser plus qu'une plume. J'en pris un sur mes épaules et les deux autres, chacun sous un bras. Ce n'était pas le moment des hésitations. Pourtant, il y avait quelque chose que je n'arrivait pas à comprendre.

_Seigneur Pos... Julian, fis-je, alors que nous arrivions déjà au pied de l'escalier menant à la vaste demeure. Est-ce qu'ils... Est-ce qu'ils ne sont pas morts ?

Julian/Poséidon me regarda, et je devinai l'inquiétude derrière ses yeux bleus.

_Non, pas vraiment. Ils sont plongés dans une sorte d'état de stase. Je suppose que c'est Athéna qui a fait cela pour les protéger lors de leur voyage à travers les dimensions. Mais, dans ce cas...

Je devinai sans peine la fin de sa phrase: dans ce cas, qu'était-il advenu d'Athéna elle-même ?!


Shun

Je me sentais très mal. J'avais envie de vomir, mais j'étais trop faible même pour cela. J'avais repris connaissance quelques instants auparavant, ou peut-être quelques heures, je ne savais pas. J'avais à peine la force de tourner légèrement la tête pour observer ce qui m'entourait. Je me trouvais dans une pièce aux murs blancs, remplie d'appareils de toutes sortes. J'étais relié à un incroyable enchevêtrement de tuyaux en plastique, qui semblait s'élever jusqu'au plafond, et une sorte de masque en plastique me recouvrait le visage. Pourtant je ne sentais rien, sinon une faiblesse terrifiante. Je ne me souvenais pas de m'être jamais trouvé aussi faible. J'avais pourtant l'expérience des hôpitaux, je m'en rappelais très clairement. Ce n'était pas la première fois que je me réveillais avec une demi-douzaine de perfusion et des appareils métalliques qui m'entouraient de leur bourdonnement confus. Pourtant, de façon étrange, je n'avais pas l'impression d'être à l'hôpital. L'odeur ne correspondait pas à mes souvenirs. Elle était même très différente. Mais je me sentais bien trop fatigué pour réfléchir encore là-dessus. Terrassé par un épuisement intense, j'eus à peine le temps de cligner une fois des yeux avant de replonger dans un sommeil sans rêve.

Je ne saurais dire combien de temps s'écoula avant que je ne reprenne connaissance. Les appareils et les tuyaux avaient disparus et la petite chambre était complètement vide. Une douce musique parvenait à mes oreilles, chassant les derniers vestiges du sommeil qui m'habitaient. Retrouvant un peu de ma force, je tournai légèrement la tête sur la droite pour voir...

Un jeune homme aux cheveux couleur de lavande était assis dans l'encadrure de la fenêtre baignée de soleil. Il portait un pantalon bleu marine et une chemise blanche, mais il était pied-nus. Ses yeux rouges à demi-clos, il jouait une mélodie enchanteresse sur sa flûte traversière dorée. Je n'osai l'interrompre, captivé par la musique qui sortait de son instrument. A l'extérieur, je distinguais vaguement quelques oliviers rabougris, un relief montagneux et aride, le tout sur fond de ciel bleu azur. La lumière extérieure m'aveuglait presque, et je pouvais deviner la chaleur qui devait règner dehors. J'étais en Grêce, bien sûr. Nous devions être en été. Mais je n'avais aucune idée du jour, ni même du mois. En fait, je ne me souvenais pas du tout de ce qui avait bien pu se passer avant que je ne me réveille ici. Un combat, sans doute, puisque je me trouvais à l'hôpital, mais contre qui ? Et où se trouvaient donc mes frères ? Probablement en train de jouer aux cartes quelque part en attendant que j'aille mieux. Ce ne serait pas la première fois.

Je dus faire du bruit car le joueur de flûte s'interrompit aussitôt et tourna les yeux dans ma direction.

_Je suis heureux de voir que tu vas mieux, Shun.

_Sorrento ! fis-je en le reconnaissant. Qu'est-ce que tu fais là ?

Il eut un rire un peu moqueur.

_Et bien, il se trouve que j'habite ici, vois-tu.

Je me redressai à demi sur mon lit, surpris.

_Mais où sommes-nous, alors ?

_Dans l'une des nombreuses résidences de Julian, sur une île grecque dont je ne me rappelle plus le nom, fit Sorrento en souriant toujours.

Je m'adossai au mur, songeur. Je me sentais encore faible, mais, par expérience, je savais que j'allais assez bien pour pouvoir marcher sans assistance. Par contre, je n'avais toujours pas le moindre souvenir de ce qui avait bien pu se passer. Je ne me souvenais même pas distinctement d'être venu en Grêce.

_Et... pourquoi suis-je ici, dans ce cas ? finis-je par demander.

_Parce que c'est là que je t'ai repêché, répondit Sorrento très sérieusement.

_Repêché ? répétai-je stupidement.

_Oui, pousuivit-il, pince-sans-rire. Vous étiez en train de dériver près de la plage, alors, comme j'avais fini de bronzer et que je n'avais rien d'autre à faire, je suis allé vous chercher avec Thétys.

Cette histoire devenait de plus en plus compliquée. Je ne me souvenais vraiment de rien de tout cela. Peut-être que j'avais subi un choc, ou que j'avais juste une amnésie passagère après le temps où j'avais été inconscient.

_Comment vont mes frères ? demandai-je après un temps de réflexion.

Une expression bizarre traversa brièvement le visage de Sorrento.

_Ils vont... bien. Assez bien. En fait, il doivent être en train de t'attendre dans le salon.

Il se leva et se dirigea vers la porte, qui se trouvait à l'opposé de la pièce.

_Je te laisse pour que tu puisses te préparer, fit-il en se retournant. Il y a des vêtements à ta taille dans l'armoire. Prends ce que tu veux et viens nous rejoindre dans le salon. C'est bientôt l'heure du déjeuner et je pense que tu ne voudras pas le manquer.

Puis il sortit, refermant la porte derrière lui. Resté seul, je m'autorisai encore un petit temps de repos, allongé sur le lit, à regarder le plafond. J'adorais paresser de cette façon chaque fois que j'en avais l'occasion, et cela n'avait pas été souvent le cas ces derniers temps, je me souvenais au moins de cela. Mais je finis cependant par me lever. Sorrento avait eu raison sur un point: je mourrais littéralement de faim. La paresse cédant le pas à la gourmandise, j'entrepris donc de fouiller la chambre. Il y avait effectivement une armoire, encastrée dans le mur. L'ouvrant, je découvris une grande quantité de vêtements de toutes sortes, accrochés pour la plupart à des ceintres. Hésitant un peu-je n'étais guère habitué à avoir un tel choix à ma disposition-je me décidais finalement pour un pantalon vert sombre et un tee-shirt noir, auxquels j'ajoutais une paire de sandales. J'enfilai le tout, après m'être débarrassé du pyjama blanc que je portais et l'avoir soigneusement plié.

Il y avait un miroir dans un coin de la pièce. Je m'en approchai, dans l'intention de voir de quoi j'avais l'air là-dedans, mais j'eus un mouvement de recul, saisi d'une peur instinctive. Le visage dans la glace n'était pas le mien, ne m'appartenait pas. Je me contraignis à me calmer, puis à revenir vers le miroir. C'était bien mon visage, mais tel que je ne l'avais jamais encore vu. Décharné, hâve, la peau blafarde où se voyaient encore des cicatrices à demi effaçées. J'avais les yeux enfonçés dans leurs orbites et les joues creuses. Je levai une main pour effleurer ma figure, puis la rabaissai aussitôt. Je ne me souvenais pas d'avoir jamais eu l'air aussi mal en point. J'avais l'air, la comparaison s'imposa à mon esprit, du croisement entre un épouvantail et un squelette. Le seul point positif, c'était que je n'avais plus grand-chose de féminin. Je n'avais plus grand-chose du tout, d'ailleurs. J'avais l'impression de peser autant qu'une feuille morte. Il fallait que j'aille manger tout de suite.

J'étais sur le point de m'écarter du miroir mais quelque chose me retint, comme un éclair de réminiscence. Mes yeux... Le reflet de mes yeux dans le miroir m'était étranger. Il recelait quelque chose dont je ne me souvenais pas, dont je n'avais même pas conscience. Comme si quelqu'un d'autre se trouvait derrière ces yeux-là. Quelqu'un qui se moquait de moi, raillait ma faiblesse et mon impuissance, subjuguait ma volonté et ma détermination, semait le doute dans mon coeur et dans mon esprit. Quelqu'un de terrible, d'implacable. Je connaissais son nom. Shun ? Non, j'étais Shun, moi et moi seul. Même si son âme avait, à un moment, pris le pas sur la mienne, et m'avait contrôlé comme un pantin de bois, il n'était pas moi, et je n'étais pas lui. C'était...

HADES !! Je me souvenais, je me souvenais... Hadès... Il s'était infiltré en moi, avait écrasé ma volonté sous la sienne. Je n'arrivais plus à détourner mes yeux du miroir. J'avais été Hadès. J'avais essayé... de tuer mes frères et de plonger la terre dans une nuit sans fin... Ma respiration se fit saccadée, mes battements de coeur s'accélérèrent. Je me sentais pris d'un vertige et j'avais du mal à rester debout.

Non. Je me forçais à retrouver mon contrôle sur moi-même. Je n'avais pas été responsable de tout cela. Il fallait que je m'accroche à cette pensée ou je savais que je plongerais dans la démence. Hadès ne m'avait laissé aucun choix, et je m'étais battu contre lui autant que je l'avais pu. Avec mes frères, nous avions remporté la victoire, une fois encore.

Je me redressai et me dirigeai vers la porte. J'avais retrouvé tout mes souvenirs, à présent. Je me souvenais de tout: la mort de Seiyar, le sacrifice de Saori... Athéna. Je trébuchai et faillis tomber en sortant de ma chambre. Athéna s'était sacrifiée pour nous. C'était elle qui nous avait protégée d'une mort certaine, cette fois, et pour cela, elle avait donné sa vie. Je sentais les larmes brûlantes qui coulaient sur mes joues. J'avais tout offert à Athéna: ma vie, ma loyauté éternelle. En âge, je n'étais encore qu'un enfant, mais je savais que j'aurai respecté mon serment jusqu'à la mort. J'y avais été prêt. J'avais cru que j'allais mourir, après la disparition d'Hadès. Et maintenant, j'étais en vie, mais Saori était morte. Je n'avais pas su la protéger.

_Shun !

J'eus à peine le temps de relever les yeux avant de me retrouver pris dans une étreinte d'ours.

_Shun !

_Niisan ?

Mon frère me serrait contre lui de toutes ses forces, m'empêchant presque de respirer. J'étais tellement surpris que je ne savais pas quoi dire. Mais j'étais aussi tellement heureux tout à coup. J'avais cru que je ne le reverrai jamais, que nous serions séparés pour toujours. Et maintenant il me serrait dans ses bras, comme lorsque j'étais enfant.

_Niisan, je suis tellement content de te revoir en vie !

Il finit par me relâcher et me regarda en souriant. Il n'avait l'air guère en forme non plus, et ses traits étaient encore plus marqués qu'à l'accoutumée. Mais son sourire, si rare chez lui, suffisait à le transfigurer. Mon niisan n'avait pas l'habitude de montrer ses sentiments, même envers moi, sauf dans des situations de tension extrême. Mais, en ce moment, je pouvais voir à quel point il m'aimait et cela me réchauffait le coeur.

_Shun !

_Eh, Shun !

Je me retournai, surpris, pour me retrouver de nouveau submergé de toutes parts par mes trois autres frères, qui me parlaient tous à la fois. Même Shiryu, le plus calme et réservé de nous tous, s'aggripait à moi en m'étourdissant de paroles.

_Eh, Shun, qu'est-ce que tu faisais ? Ca fait des heures qu'on t'attends !

_Il essayait de se trouver un pantalon blanc et une paire de bretelles ! Mais comme il n'y arrivait pas, il a pris la première chose qui lui tombait sous la main !

_Tu peux parler, Seiyar ! C'est la première fois depuis que je te connais que tu portes une chemise. Est-ce que tu as réussi à la mettre tout seul ou est-ce que tu as dû demander à quelqu'un de t'aider ?

_La barbe, Platon ! C'est aussi la première fois que je te vois sans ton costume traditionnel chinois. Est-ce que tu aurais décidé d'adopter le costume local ?

Perdu au milieu d'eux, parmi leurs chamailleries et leurs bourrades, je ne savais même plus si je devais rire ou pleurer. J'étais tellement heureux de les retrouver tous en vie autour de moi, avec moi... J'étais complètement incapable de faire le moindre mouvement, de dire la moindre chose, tandis que Hyoga faisait mine d'étrangler Seiyar qui venait de se moquer de ses chaussures. J'étais tellement partagé entre le bonheur le plus intense et la tristesse la plus extrême que je ne parvenais pas à réagir d'aucune façon. Thétys vint me tirer d'embarras en annonçant le déjeuner. Ce fut aussitôt la ruée, et en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, nous étions tous en train de nous asseoir autour d'une large table rectangulaire installée à l'extérieur, abritée du soleil harassant par une treille où fleurissait du jasmin. Ce fut à ce moment, alors que j'étais en train de tirer ma chaise à moi, que je croisai un à un le regard de mes frères. Et, à ce moment où ils croyaient que personne ne les observait, je vis dans leur expression qu'eux aussi ressentaient la même douleur déchirante, et qu'ils ne prétendaient être si joyeux que pour ne pas gâcher nos retrouvailles après la bataille.

Je m'assis, Sorrento à ma gauche et mon niisan à ma droite. Julian avait pris place en bout de table. Je l'observai brièvement. Il n'avait guère changé, physiquement du moins. Mais il semblait posséder une sérénité nouvelle, en plus de la confiance en lui qu'il avait toujours eu. Je n'avais jamais vraiment eu l'occasion de le connaître, bien sûr, sinon comme mon ennemi, mais il paraissait changé: ni Poséidon, ni le Julian frivole et charmeur que j'avais cru deviner lors des rares occasions où j'avais pu le rencontrer auparavant. Et il émanait de lui une sensation de puissance que je pouvais percevoir alors même que j'étais beaucoup trop faible pour utiliser mon sixième sens.

_Mes amis, fit-il en se relevant tout à coup, je sais que vous avez connu beaucoup d'épreuves, et que vous êtes sans doute encore sous le choc de tout ce que vous avez dû affronter. Aussi, je me contenterai de vous souhaiter un excellent appétit. J'ai fait préparer un repas conséquent pour votre rétablissement et j'espère que vous y ferez honneur.

_Bravo ! fit Seiyar tandis que Julian se rasseyait.

Le repas commença aussitôt. Une demi-douzaine de domestiques surgis de nulle part amenèrent sur la table plusieurs saladiers gigantesques, accompagnés de quelques bouteilles de vin. Il ne nous fallut guère de temps, affamés comme nous l'étions, pour expédier tout cela. L'utilisation de la cosmo-énergie est épuisante pour le corps, et la plupart des chevaliers ont l'habitude d'avaler des repas gargantuesques dès qu'ils en ont l'occasion pour retrouver leurs forces. Aujourd'hui, je me sentais de taille à avaler une baleine. La salade était délicieuse, mais je l'engloutis si vite que j'eus à peine le temps d'appréçier sa saveur, pour me resservir ensuite. En temps normal, j'aurais eu honte de me tenir ainsi à table mais, en ce moment, même Shiryu ne songeait guère à se tenir convenablement.

Après m'être resservi pour la deuxième fois, je marquai un temps d'arrêt et me servis un verre de vin. C'était un vin blanc français, un Bourgogne, d'après l'étiquette. Je ne buvais jamais de vin en temps ordinaire. Hyoga et mon niisan étaient les seuls d'entre nous qui buvaient régulièrement de l'alcool, pour ma part, je n'y connaissais rien. Mais, aujourd'hui... Je vidai le verre d'un trait. Le vin avait une saveur douce et légère, qui me montait à la tête. Et soudain, j'eus envie de pleurer, de pleurer sur ce gâchis terrible qu'était ma vie. Tout cela n'avait aucun sens. Pourquoi étions-nous là en train de faire semblant de nous réjouir alors que Saori était morte, morte à cause de nous alors que nous devions la protéger ? A quoi bon tout cela ?

Fort heureusement, c'est le moment que choisirent les domestiques pour revenir, amenant avec eux la suite du repas: un gigantesque poisson et deux énormes plateaux de fruits de mer sur lesquels trônait un homard. Retenant mes larmes sur le point de tomber, j'entrepris de me servir, prélevant quelques huîtres sur le plat. Je ne voulais pas faire honte à mes frères en pleurant ainsi au beau milieu du repas. Puis la faim irrésistible que je ressentais reprit le contrôle de mon corps, et j'entrepris de manger autant que possible. En quelques instants, il y eut une véritable montagne de coquilles vides sur mon assiette et je commençai à m'attaquer à l'un des homards.

Je me sentais tellement idiot, tellement ridicule de prétendre qu'il ne s'était rien passé, que tout était normal. Une fois de plus, nous avions remporté la victoire. Une fois de plus... Chaque fois que j'avais dû me battre, je m'étais attendu à perdre la vie. Il ne m'était jamais arrivé d'engager un combat sans avoir la peur au ventre. La peur, pour moi, pour mes frères... Nous ne pouvions pas toujours gagner. Un jour ou l'autre, nous ferions face à quelqu'un de trop puissant, ou la chance nous abandonnerait. Chaque fois que je me retrouvais seul contre quelqu'un qui ne désirait que ma mort, qui était prêt à tout pour me tuer, je connaissais le doute et la peur. Je doutais de mes propres capacités et j'avais peur d'entraîner mes frères dans ma chute à cause de ma faiblesse. J'avais peur de mourir. Mais j'avais toujours survécu, batailles après batailles, échappant à chaque fois à la mort de justesse. La chance ? Le destin ? Ma propre force ? Chaque fois que j'émergeai d'une bataille et que je voyais le corps de mon ennemi à mes pieds, je prenais conscience que cela aurait pu être moi. Cela aurait dû être moi: j'avais affronté tellement d'adversaires qui étaient plus fort que moi, et ils étaient morts à ma place. Chaque fois, à ce moment indescriptible où je réalisais que j'allais vivre encore un peu, que j'étais sauvé pour le moment, je prenais aussi conscience que je venais d'abandonner une nouvelle partie de moi. C'était Mime qui me l'avait fait comprendre lorsque nous nous étions battus. Je survivais mais pas intact. La lassitude me rongeait l'âme. J'étais tellement fatigué. En ce moment même, je me sentais vidé de substance, transparent, comme si tout mon être avait été rongé jusqu'à l'os par les épreuves.

_Shun ?

Sorrento me regardait, l'air inquiet. Un long instant, je me contentais de lui rendre son regard. A quoi bon parler, même, puisque tout ce que je dirais serait vide de sens.

_Shun, il ne faut pas te laisser abattre. Ca va s'améliorer, tu verras. Essaie de profiter un peu du repas: tu as beaucoup de poids à récupérer.

S'améliorer ! Je faillis lui rire au nez mais je n'en eus pas la force. Il avait raison, cependant, je ne devais pas me laisser abattre. Les chevaliers d'Athéna n'abandonnent jamais. Jamais...

Je jetais un coup d'oeil circulaire tout autour de la table. N'importe qui aurait cru qu'il ne s'agissait que d'un repas joyeux entre de vieux amis. Mon niisan était occupé à finir l'un des homards, s'interrompant de temps à autre pour se reverser du vin. Seiyar était en train de raconter quelque chose à Shiryu, sans doute une blague quelconque, à en juger par ses grands éclats de rire tandis qu'il parlait. Et Hyoga était en train d'échanger des propos aimables avec Thétys, sans pour autant cesser d'avaler les huitres les unes après les autres. Ce repas m'en rappelait irrésistiblement un autre, juste après la bataille du Sanctuaire, où nous avions pu appréçier un festin avec les chevaliers d'or survivants. Et beaucoup d'autres encore. Toutes les fois où nous avions pris des repas ensembles, au manoir Kido ou ailleurs.

Mais ces ressemblances ne faisaient que souligner encore plus la différence entre alors et maintenant. Si Saori avait été là, c'aurait été elle que Seiyar aurait essayé de faire rire, c'aurait été à elle que Shiryu ou Hyoga aurait parlé, c'aurait été elle que mon niisan aurait fait semblant d'ignorer. Saori se faisait sentir par son absence même, et dans l'esprit de chacun de mes frères, alors même qu'ils riaient, parlaient, mangeaient, je pouvais lire la terrible pensée: Athéna est morte !

Mais je finis, moi aussi, par me laisser aller, par essayer de faire semblant d'oublier. J'étais tellement fatigué, tellement meurtri... J'avais besoin de ces quelques instants de détente, de repos. Le repas se poursuivit, mais je ne me souviens plus des plats qui furent ensuite apportés. Je me resservis toujours plusieurs fois. Je bavardais quelque temps avec Sorrento de musique classique et d'opéras auxquels je ne connaissais rien. J'échangeais quelques mots avec mon niisan, sans insister. Et, très rapidement, arriva la fin du repas avec une magnifique pièce montée à laquelle nous fîmes tous honneur. Alors que nous étions encore en train de finir nos assiettes, cependant, Julian se leva et s'adressa à nous tous d'une voix grave:

_Je sais ce que vous avez enduré, et je me doute que vous désirez rentrer chez vous aussi vite que possible. Cependant, je dois vous avertir qu'il s'est écoulé un certain temps depuis que vous avez quitté la Terre.

Je le regardai avec intensité. Je m'en étais un peu douté, mais je n'avais pas eu l'occasion d'aborder le sujet avec Sorrento.

_En réalité, plus de trois mois ont passé entre le moment où vous êtes parti et celui où nous vous avons retrouvé ici. Et vous êtes resté presque deux mois dans le coma après cela.

J'entendis l'exclamation de surprise de Hyoga et de Seiyar de l'autre côté de la table.

_J'ai contacté le Sanctuaire dès que possible pour les informer de votre réapparition mais...

Il fit un signe de main et Thétys acheva:

_Il semble que le Sanctuaire soit complètement désorganisé. Après votre disparition et celle des chevaliers d'or, comme les mois passaient, le chaos s'y est répandu. Beaucoup d'élèves, de soldats, et même certains chevaliers ont disparus. Quand je m'y suis rendu, il ne restait plus guère qu'une poignée de chevaliers et quelques soldats.

Je hochai la tête pensivement. Ainsi, le Sanctuaire n'aurait même pas survécu à Athéna la moitié d'une année. Encore l'un des éléments de mon passé qui s'effondrait. Je me demandais si cela avait de l'importance, de toute façon. Les guerres saintes étaient terminées.

_Nous devrions y aller, fit Shiryu après un long moment de silence. Notre présence ne peut que les aider à préserver ce qui reste du Sanctuaire. C'est notre... devoir.

Mais sa voix était dépourvue de force et de conviction. Notre devoir envers qui ? Pourquoi le Sanctuaire survivrait-il à tout cela ? Pourtant, si nous pouvions faire une différence, aider encore quelqu'un... Et le Sanctuaire était presque autant notre demeure que le Japon. Insensiblement, je sentis mes yeux glisser en direction de Seiyar. C'était lui l'âme de notre groupe, et, si une décision devait être prise, ce ne pouvait être que par lui. Tout autour de la table, je pouvais voir les regards des autres tournés vers Seiyar. Même mon niisan le regardait, dans l'expectative. Seiyar en avait conscience et cette responsabilité semblait l'écraser. La tête baissée sur son assiette, ses traits marqués par la fatigue et le chagrin maintenant visible, il ne parvenait pas à se décider.

_Nous irons au Sanctuaire, dit-il finalement d'une voix rauque.

Puis, tout à coup, il se redressa, remplit son verre et se leva, l'air résolu.

_Et, puisque le repas est terminé, je voudrais porter un toast.

Nous nous levâmes à notre tour après avoir rempli nos verres. Seiyar semblait à la fois tendu et très calme. Son ton solennel ne lui ressemblait pas, mais il n'avait sans doute jamais été aussi sérieux et grave de toute son existence. D'une main ferme, il leva son verre.

_A Saori Kido.

Puis il but, et nous l'imitâmes tous. Mais le vin me brûla la gorge. Quelque chose en moi avait été brisé par les paroles de Seiyar, par la voix qu'il avait eu en prononçant le nom de Saori. Et soudain, je sus que je pouvais pleurer, maintenant.

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Cette fiction est copyright Romain Baudry.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.