Chapitre 2 : Au-dela des tenebres


Seiyar

Le lendemain, nous nous sommes embarqués pour le Sanctuaire. Julian avait mis à notre disposition un bâteau et il ne nous fallut que quelques heures pour parvenir à destination. Il faisait très chaud-j'avais appris que nous étions en Août-et nous passâmes la plus grande partie de la traversée allongés sur le pont, sans faire un mouvement. C'était tellement agréable de se laisser aller ainsi, berçé par le soleil et la mer... Mais, dès que le pilote annonça que l'île du Sanctuaire était en vue, nous nous précipitâmes tous à l'avant, chacun essayant de la discerner le premier.

Ce n'était qu'une île comme il y en avait des dizaines d'autres dans la mer Egée. Rocailleuse, aux falaises abruptes qui se découpaient sur le ciel pâle, elle ne ressemblait guère qu'à un gigantesque rocher au milieu des flots, sans aucune particularité ni aucun charme. Mais pour moi, qui avait passé six ans de ma vie sur cette île où j'avais cru mourir mille fois, c'était beaucoup plus. J'y avais souffert pendant ce qui m'avait parut être l'éternité. J'en étais venu à haïr cette île, au point de songer plusieurs fois à m'enfuir. J'y avais frôlé la mort plusieurs fois, de si près que je ne pouvais, aujourd'hui encore, m'en souvenir sans frissonner. Mais, après tout ce temps, je réalisais que c'était là que j'étais devenu ce que j'étais maintenant. C'était là que j'avais été forgé, comme une arme d'acier trempée, désormais sans maître.

Tandis que Hyoga guidait le pilote du bateau jusqu'à la petite crique où accostaient tous les bâteaux à destination du Sanctuaire, je me pris à me demander si je tenais vraiment à revenir ici, à y demeurer encore. Je voulais revoir Miho dès que possible. Je n'avais pas songé à demander à Julian s'il l'avait averti que j'étais toujours en vie. Probablement pas. Elle devait certainement me croire mort. Ce serait agréable de la revoir après tout ce temps. Je n'avais jamais vraiment été là pour elle. J'avais toujours eu d'autres choses à faire, qui m'avaient parues plus importantes à l'époque que mon affection pour elle. Chaque fois qu'elle pensait enfin pouvoir me retrouver, je repartais pour un autre combat, et elle ne pouvait que rester derrière et espérer que je reviendrais encore une fois. Maintenant que je pouvais y repenser clairement, je me rendais compte à quel point j'avais été irresponsable à son égard. Tous les jours qu'elle avait passé à m'attendre, à craindre pour ma vie, sans jamais rien pouvoir faire... Elle devait probablement me détester. Mais si jamais ce n'était pas le cas, je tenais à la revoir, maintenant que je n'avais plus aucune obligation envers qui que ce soit d'autre.

Pourtant, il y avait au moins une chose que je devais faire ici avant de repartir pour le Japon. Je devais retrouver ma soeur. Seika. Je l'avais cru perdue tellement longtemps. A une époque, j'avais cru que Marine et elle était la même personne, mais il n'en était rien, et il me tardait de la revoir. J'avais tant de souvenirs d'elle, tous si lointains et pourtant si préçis. Au fond de moi-même, je me doutais qu'elle avait dû changer, pendant toutes ces années, mais dans mon coeur, elle était toujours ma grande soeur. Ma grande soeur que j'avais perdu si longtemps. Pendant les premières années que j'avais passé au Sanctuaire, il m'était souvent arrivé de me réveiller la nuit en criant son nom. Marine ne m'avait jamais fait de reproches à ce sujet, mais cela avait fini par passer. Par la suite, j'avais cru plusieurs fois retrouver Seika: la première fois quand les chevaliers d'argent m'avaient dit que c'était Marine, la seconde quand Kaza de Lyumnades m'avait trompé par ses illusions. Et pourtant, malgré cela, l'espoir m'habitait toujours. J'étais sur le point de la retrouver enfin. Cette fois, plus rien ne pouvait l'empêcher.

Il y eut un choc sourd, qui me fit chanceller, et je réalisai tout à coup que le bâteau venait d'accoster. J'avais été tellement absorbé par mes propres pensées que je n'avais pas vu que nous étions entré dans la crique. Le bâteau venait de s'immobiliser près du ponton rudimentaire. Sans même attendre qu'il soit amarré, j'enjambai la rembarde d'un bond et me reçut en douceur sur la passerelle de bois, aussitôt suivi par mes compagnons. C'était agréable de bouger enfin un peu après cette traversée, et j'étais impatient d'arriver enfin au Sanctuaire. Voyant qu'il était inutile de rester plus longtemps, le pilote du bâteau nous fit un signe de la main avant de remettre le moteur en marche pour repartir. Nous lui répondîmes avant de nous retourner pour entamer notre ascension.

Le seul passage aisé menant hors de la crique était un escalier étroit et abrupt, aux marches de bois irrégulières, qui montait en serpentant à peine parmi les rochers et les buissons desséchés. Je n'avais pas une grande affection pour les escaliers, ni pour les hauteurs, et j'avais beaucoup de mauvais souvenirs à ce sujet, mais, en ce moment, je me sentais tellement plein d'énergie que je gravissais les marches quatre à quatre sans jamais m'arrêter pour reprendre mon souffle. Quelques mètres en contrebas, je pouvais vois mes frères qui s'épuisaient à me suivre. Shiryu, puis Hyoga et Shun, et enfin Ikki. Mais je ne ralentis pas un instant pour les attendre avant d'être parvenu au sommet, où je m'arrêtai enfin. Il leur fallut plusieurs minutes pour me rejoindre, pendant lesquelles je piaffais d'impatience.

_Pfff, Seiyar, si tu tiens tellement à courir devant, tu peux toujours aller en éclaireur voir si on ne nous tend pas une embuscade, me lança Hyoga, encore essoufflé.

_Allez, un peu de nerf, répliquai-je en faisant mine de me mettre à courir, ce n'est pas la première fois que nous devons monter des escaliers sous un soleil de plomb !

Nous repartîmes presque aussitôt, tant j'étais pressé de retrouver enfin Seika après toutes ces années. Le sol ici était à peu près plat, sinon régulier, et les grands arbres résineux qui y poussaient nous offraient une protection contre le soleil brûlant. Nous ne croisâmes personne: le village se trouvait de l'autre côté de l'île et ceux qui résidaient au Sanctuaire avaient généralement leur demeure à proximité. Le chemin était assez long par ici, mais nous marchions d'un bon pas -j'étais toujours en tête- et, moins d'une heure plus tard, nous parvenions aux arènes. Les hauts gradins de marbre, complètement vides, s'élevaient devant nous, délimitant le terrain d'entraînement des apprentis et des chevaliers. Il n'y avait personne en vue. Je tournai plusieurs fois sur moi même, scrutant les environs. Personne. Le soleil écrasait le paysage sec et abrupt de sa lumière aveuglante et aucun frisson n'agitait l'air. Tout semblait complètement mort.

_Où sont-ils tous passés ? demanda Shun dans un murmure.

Je haussai les épaules pour signifier que je n'en avais aucune idée. D'habitude, il y avait toujours au moins une demi-douzaine d'apprentis en train de s'entraîner ici, et souvent beaucoup plus. Les arènes servaient en quelque sorte de lieu de regroupement pour tous les résidents du Sanctuaire. C'était là qu'on se retrouvait, qu'on échangeait des nouvelles et des racontars. C'était aussi là que les annonces officielles étaient faites. Quelles que soient l'heure et les circonstances, les arènes étaient toujours pleines d'un bourdonnement d'activité continue. La seule fois où elles avaient été aussi désertées qu'aujourd'hui, c'était le jour de la bataille du Sanctuaire, et le rapprochement me fit frissonner.

_Attendez, fit soudain Shiryu. Regardez là-bas, vers les escaliers.

Sa remarque soudaine me surprit. Shiryu était resté aveugle après que nous soyions retournés sur Terre, tout comme Hyoga n'avait pas retrouvé l'usage de son oeil gauche. Pourtant, il avait raison. Un petit groupe de personnes, quatre apparemment, était en train de descendre les larges escaliers qui menaient à la Maison du Bélier et se dirigeait dans notre direction. Je m'approchai, clignant des yeux pour essayer de les reconnaître en dépit du soleil qui m'aveuglait. Au moins, le Sanctuaire ne devait pas être totalement déserté. J'espérais seulement qu'ils n'étaient pas les seuls à y demeurer encore. L'une des quatre silhouettes se dirigeait droit vers moi...

_Seiyar !

Je reconnus la voix au moment même où je distinguai ses traits. Ses cheveux verts ébouriffés, un sourire sur les lèvres, Shina se tenait devant moi, revêtue de son armure. Elle ne portait pas son masque, ce qui me surprit quelque peu, mais moins que son visage radieux. Elle ne détachait pas ses yeux des miens.

_Shina...

_Seiyar. Je suis heureuse de te revoir encore en vie. Tu me manquais.

Elle s'approcha d'un air presque timide, ce qui était difficile à croire chez elle, puis, avant que j'ai pu réagir, elle me posa un baiser sur la joue et recula de trois pas.

_Shina ! fit-je, cramoisi.

Je ne parvins pas à articuler un mot de plus, encore stupéfait. Derrière moi, j'entendis les éclats de rire et les sifflements de mes frères qui se payaient ma tête.

_Fermez-la un peu ou je vous assomme tous, leur lançai-je sans me retourner.

Ils se turent, non sans quelques ricanements supplémentaires. Mais je n'y prêtais pas attention. Je regardai Shina qui était en train de rougir ostensiblement, et je sentais encore sur ma joue son baiser. Je ne savais absolument pas comment réagir et je restais là, interdit, à la regarder, tandis que ses joues prenaient peu à peu la teinte d'un soleil couchant. Etait-ce vraiment là la même Shina qui avait essayé plusieurs fois de me tuer, et qui était toujours la première à se jeter dans une bataille ? Je ne parvenais pas à concilier cette image d'elle avec la jeune fille ravissante qui détournait les yeux devant moi et n'osait pas croiser mon regard.

_Seiyar !

Une voix sévère, que je connaissais très bien, me tira brutalement de ma rêverie, me forçant immédiatement à reprendre conscience de ce qui m'entourait. Marine se tenait quelques pas de moi, et même si son masque dissimulait son expression, je n'avais guère de peine à la deviner.

_Salut, Marine, fit-je, faussement désinvolte. Comment ca va ?

_Mieux depuis que j'ai revu ton abominable figure. A moi aussi, tu me manquais.

J'eus un grand sourire. J'étais heureux de la revoir, elle aussi, même si je savais maintenant qu'elle n'était pas ma soeur. J'aurais voulu pouvoir la serrer dans mes bras mais Marine n'aimait guère ce genre d'effusions et je me contentais de m'incliner légèrement, comme dans un salut, pour lui rappeler le bon vieux temps où elle m'avait comme disciple. A cause de son masque, je ne pouvais pas voir si elle souriait, mais je pensais que c'était le cas.

Les deux personnes restantes étaient toutes deux revêtues de leur armure et se tenaient un peu en retrait. L'une d'elle était Jabu, et il ne m'adressa qu'un sourire assez distant, presque froid. M'en voulait-il de ne pas avoir pu ramener Saori ? Il aurait dû savoir que j'aurais tout fait pour y parvenir, si cela avait été en mon pouvoir. Je me souvenais qu'il avait toujours éprouvé une grande dévotion à l'égard d'Athéna. Nous ne nous étions jamais vraiment appréçiés l'un l'autre mais, après la bataille du Sanctuaire, nos relations s'étaient un peu améliorées. Ou du moins, je l'avais cru jusqu'alors.

L'autre était un homme grand et large d'épaule, aux cheveux bruns coupés courts. Il devait être un peu plus âgé que moi, supposai-je. Son armure flamboyait de toutes les couleurs de l'aurore sous le soleil de Grêce. Il eut un bref signe de tête dans ma direction, ce qui pouvait signifier tout et n'importe quoi.

_C'est Rigel d'Orion, expliqua Marine en remarquant mon regard. A nous quatre, nous avons essayé de maintenir le Sanctuaire pendant votre absence.

_Qu'est-ce qui c'est passé, exactement ? intervint brusquement Shiryu. Pourquoi n'y a-t'il plus personne ?

Marine haussa les épaules, l'air abattu.

_Ceux qui sont encore là sont occupés pour la plupart à monter la garde autour des douze Maisons et du palais. Les autres...

_Les autres sont partis, acheva Rigel. Généralement pendant la nuit et sans prévenir. Nous ne sommes plus qu'une poignée à occuper encore le Sanctuaire.

Il avait une voix grave et sombre, et les cernes sous ses yeux donnaient à penser qu'il n'avait pas souvent dormi ces derniers jours.

_Partis ? s'exclama Hyoga. Mais pourquoi donc ?

Rigel haussa les épaules à son tour.

_Cela s'est passé progressivement. Après votre départ, le Sanctuaire était complètement désorganisé. Les chevaliers d'or n'étaient plus là, Athéna avait disparu, et la plupart des chevaliers les plus anciens et les plus expérimentés étaient morts. Pourtant, ceux qui restaient ont entrepris de maintenir la situation en l'état en attendant votre retour. Mais, comme un mois s'était écoulé et que vous ne reveniez toujours pas, les gardes ont commençé à murmurer, et plusieurs sont partis. Nous avons essayé de les calmer mais aucun d'entre nous ne possédait suffisamment d'autorité et on ne nous obéissait pas. D'autres gardes ont déserté, de plus en plus avec le temps. Plusieurs des apprentis qui demeuraient au Sanctuaire se sont enfui, comme il n'y avait plus personne pour s'occuper d'eux. Vers la fin, même certains chevaliers ont abandonné le Sanctuaire.

_Je n'arrive pas à y croire ! s'exclama Shun.

_C'est pourtant le cas. Quand nous avons appris que vous aviez été retrouvés non loin d'ici, nous l'avons aussitôt annonçé à tous ceux qui étaient encore là. Cela a suffi à arrêter à peu près les désertions. Nous avons alors entrepris de nous organiser pour gérer ce qui restait du Sanctuaire pendant votre rétablissement, et cela n'a pas été de tout repos.

Il s'interrompit, et je vis à l'affaissement de ses épaules qu'il n'avait pas exagéré. Il paraissait véritablement exténué.

_Shina, Rigel, Jabu et moi sommes restés pour garder le Sanctuaire, reprit Marine. Nous avons envoyé tous les autres chevaliers, y compris Géki, Nachi, Ichi et Ban, à travers le monde vers les différents centres d'entraînement pour essayer de préserver ce qui peut encore l'être.

_Et June ? intervint soudain Shun. Qu'est-t'elle devenu ?

_June est retourné à l'île d'Andromède pour y reprendre en main les novices qui se trouvent là-bas.

Shun parut rassuré, mais ce n'était pas mon cas. Si Marine et Rigel n'avaient pas exagéré en me décrivant la situation, alors l'ordre de la chevalerie était peut-être plus en péril que jamais. Nous revenions d'une victoire payée au prix fort pour ne retrouver que des ruines. Un frisson me saisit tout à coup, en dépit de la chaleur. Est-ce que l'un des derniers souvenirs d'Athéna allait disparaître avec l'effondrement du Sanctuaire ?

_Combien de chevaliers sont resté fidèles, exactement ? demandai-je tout à coup.

Marine parut compter mentalement un bref moment. Elle avait l'air très fatiguée, elle aussi, même si je ne pouvais pas voir son visage.

_Seize. Non, dix-sept. Tous des chevaliers de bronze, sauf Shina et moi.

Dix-sept ! Ce n'était pas si mal, je m'étais attendu à pire. Après la dernière Guerre Sainte, il n'était resté que deux chevaliers. Avec dix-sept chevaliers, même si ce n'étaient que les plus inexpérimentés, nous devrions pouvoir rebâtir l'ordre des chevaliers d'Athéna. Ce ne serait pas grand-chose, mais nous pouvions le faire, ne serait-ce qu'en mémoire de Saori. Pourtant, bien avant toutes les idées de reconstruction et de chevalerie, il était une question que j'avais retenu pendant toute notre conversation et qui me brûlait la langue.

_Marine, où est ma soeur ? Où est Seika ?

Marine ne répondit pas immédiatement et il me sembla qu'elle détournait le regard. Puis elle me regarda bien en face et je pus voir mon reflet sur son masque argenté.

_Seika a quitté le Sanctuaire voilà plus de deux mois. Elle est partie en pleine nuit. Je suis désolée, Seiyar, mais je ne sais absolument pas où elle est.


Marine

_Non, cela ne peut pas durer !

Nous nous tenions tous les quatre dans la Maison du Bélier, dont nous avions fait notre lieu de réunion. A l'extérieur, la nuit était en train de tomber.

_Voyons, Rigel, protesta Shina.

_Je suis désolé, mais cela ne peut pas durer comme cela !

Rigel allait de long en large en agitant les bras. Cela faisait maintenant trois jours qu'il ne dormait plus et cela n'améliorait en rien son humeur. Pour ma part, je me tenais appuyé à une colonne à quelques pas de lui et je m'efforçais de réfléchir, pour autant que mon esprit embrumé par la fatigue en était encore capable. Tout à coup, Rigel arrêta ses gesticulations et se dirigea droit sur moi.

_Une semaine ! hurla-t'il presque. Cela fait une semaine qu'ils sont revenus. Et qu'est-ce qu'ils ont fait ? Rien ! Seiyar passe son temps à sillonner l'île pour retrouver la trace de sa soeur et il n'est jamais là. Shiryu reste enfermé dans la Maison de la Balance. Hyoga, dans celle du Verseau. Shun gémit du soir au matin et Ikki a disparu depuis une éternité. Ce n'est pas exactement ce que j'espérais quand tu disais que leur seule présence suffirait à rendre au Sanctuaire tout son prestige et son autorité !

_Cesse de crier, Rigel, lui répliquai-je sèchement. Tu sembles oublier un peu vite de qui tu parles. Et tu oublies aussi qu'ils ont subi beaucoup d'épreuves réçemment, sans parler du deuil qu'ils éprouvent tous.

Rigel parut retrouver un peu de sa maîtrise de lui-même. Je l'appréçiais assez en temps normal. Il était intelligent, réfléchi et nettement plus puissant que la moyenne, pour un chevalier de bronze. Il m'avait même sauvé la vie à une occasion, encore que j'aie repayé ma dette depuis. Mais, ces derniers jours, il se comportait véritablement comme un gamin et cela commençait à m'énerver sérieusement.

_Ce n'est pas ce que je voulais dire, reprit-il plus doucement. Mais tu comprends bien ce que je ressens. Ils sont ici ou là, toute la journée, et ils ne font rien. C'est comme si plus rien ne les intéressait. Ils sont complètement dépressifs ! Ils ne parlent pas, ils mangent à peine et ils n'ont jamais fait la moindre chose pour nous aider dans notre tâche.

_Tu es beaucoup trop dur, fit Shina en fronçant les sourcils. C'est tout à fait normal qu'ils soient encore sous le choc. As-tu seulement une idée de ce qu'ils ont enduré ?

_J'essayais seulement d'être objectif, dit Rigel en levant les mains. Combien de temps vont-ils encore rester dans cet état ? Quand ils sont arrivés, je pensais qu'ils allaient reprendre eux-même le Sanctuaire en main. Au lieu de cela, j'ai l'impression que la seule chose dont ils aient vraiment envie, c'est de repartir au plus vite, pour le Japon ou ailleurs. Ils ne veulent, ou ne peuvent, pas nous aider. Qu'est-ce que tu en penses, Jabu ?

Je tournai légèrement la tête pour pouvoir observer le chevalier de la Licorne. Il se tenait un peu en retrait, la tête baissée, et il avait l'air de réfléchir intensément. Je me souvenais que Jabu avait toujours été très jaloux de Seiyar, mais il avait beaucoup mûri ces derniers mois, sous le poids des responsabilités.

_Il est vrai qu'ils ne nous ont pas aidé à réorganiser le Sanctuaire depuis qu'ils sont ici, dit-il finalement. Mais, pourtant, il est aussi vrai qu'ils sont les seuls à pouvoir ramener tous ceux qui ont désertés ou se sont enfuis. Après toutes leurs victoires au service d'Athéna, ils font figure de héros aux yeux de tous, chevaliers comme apprentis. Sans eux, nous ne pourrons jamais rebâtir le Sanctuaire. Je pense que... Je pense qu'il faut leur faire confiance, et attendre qu'ils se remettent d'eux-mêmes.

Je sentis qu'il lui en coûtait d'admettre cela, mais Jabu avait appris à faire abstraction de ses sentiments personnels pour ne considérer que la nécessité. Je lui adressai un remerciement muet. J'aurais voulu être aussi convaincu qu'il avait l'air de l'être, mais ce n'était pas le cas. Malgré tout ce que je venais de dire et toutes les excuses que je pouvais lui trouver, Seiyar me déçevait beaucoup. J'avais cru, sans doute trop hâtivement, qu'il serait de taille à assumer par lui-même la direction du Sanctuaire dès qu'il reviendrait. Au lieu de cela, il passait son temps à errer dans toute l'île à la recherche de Seika. Je ne l'avais pas vu depuis quatre jours, maintenant. Je me sentais très lasse, tout à coup, et terriblement désabusée.

_Alors, qu'est-ce que nous allons faire, en fin de compte? demanda Rigel après un long silence.

Il n'y eut aucune réponse. Dehors, les ténêbres règnaient et nous pouvions entendre les échos d'un orage en train de s'approcher.


L'orage éclata quelques instants après, tandis que les quatre chevaliers se séparaient enfin pour aller prendre quelques instants de repos. Des éclairs furieux zébrèrent le ciel nocturne, illuminant les nuages. Le tonnerre se répercuta en un grondement sourd, encore et encore, avec de plus en plus de force. Bientôt, la pluie commença à se déverser à torrent sur les bâtiments de marbre. Des rigoles se formèrent rapidement le long des hauts escaliers, créant de gigantesques flaques d'eau autour des Maisons du Zodiaque abandonnées. Le crépitement des gouttes contre la pierre était si fort qu'il couvrait presque la voix du tonnerre. L'eau ruisselait sans arrêt sur les bâtiments antiques, s'infiltrant dans la moindre enfractuosité et submergeant les dalles de marbre. Le sol des arènes était déjà complètement inondé.

Le Sanctuaire dormait, en dépit du fracas de la tempête, et le bruit de la pluie ne troublait guère ses rêves. Seuls quelques gardes veillaient par cette nuit d'orage, s'abritant comme ils le pouvaient sous des abris précaires et prenant leur mal en patience en observant le spectacle. La tempête se poursuivait et ne semblait pas devoir diminuer: au contraire, les coups de tonnerre se multipliaient et la pluie ne cessait de s'intensifier. Des gerbes d'éclairs illuminaient périodiquement le ciel, déchirant les ténêbres.

Au sommet du Sanctuaire se trouvait le palais, ancienne demeure du grand pope et résidence d'Athéna. Il était inoccupé depuis des mois. Le grand pope était mort, Athéna avait disparu, et personne n'osait s'y installer désormais. Même les chevaliers qui se trouvaient encore au Sanctuaire n'y allait pas et aucun garde ne s'en approchait. La pluie tombait là aussi, assourdissante, et le bruit du tonnerre se répercutait dans les salles vides, mais ce n'était pas le seul son perceptible. Il y avait comme une vibration, une pulsation lente et rythmique dans l'air, qui habitait tout le bâtiment.

Soudain, alors même qu'un éclair aveuglant venait foudroyer un grand pin non loin des arènes, l'espace parut se tordre au milieu de l'antichambre. Durant un instant infiniment bref, l'opacité de la salle fut déchiré par un flamboiement de couleurs étranges et il apparut comme une déchirure dans l'air. Puis tout s'estompa. Le tonnerre gronda, plus fort que jamais. La vibration avait presque disparu. Un homme gisait sur le sol, le visage contre les dalles froides.

Un long moment, il demeura sans bouger, inerte, tandis que son esprit affaibli vagabondait, loin de ce temps et de ce lieu. Un nouveau roulement de tonnerre se fit entendre. Ses doigts se crispèrent instinctivement et il battit des paupières. Puis, lentement, avec des gestes hésitants et incertains, il entreprit de se lever. Il se sentait terriblement faible, plus qu'il ne l'avait jamais été. Une fois debout, il porta les yeux sur ce qui l'entourait. Il vit les hauts murs, les colonnes, et un frémissement le parcourut. Rassemblant toute la force qui lui restait, il entreprit de marcher jusqu'au perron du bâtiment. Il faillit tomber plusieurs fois, et dut finalement s'appuyer contre le mur pour y parvenir.

Dehors, la pluie se déversait toujours sur le Sanctuaire endormi. L'air stupéfait, l'homme fit quelques pas. Une goutte tomba sur son front, et roula tout le long de son visage. Une autre tomba sur son bras, et une troisième parmi ses cheveux. Il fit encore un pas et se retrouva complètement sous la pluie. Ses vêtements, déchirés et noirçis, furent trempés en un instant, et l'eau se mit à ruisseler le long de son corps. L'homme resta un instant immobile, comme interdit. Puis il écarta les bras et renversa la tête en arrière. La pluie était fraîche contre son visage. Elle dissipait les ombres qui pesaient encore sur son esprit et purifiait son coeur fatigué. Il avait l'impression de ressusciter.

_Je suis encore en vie, murmura-t'il, tandis que les gouttes plaquaient ses longs cheveux contre ses joues.

Et il se mit à rire tout à coup, un grand rire qui allait en cascadant et dont les échos se perdirent dans le fracas de l'orage. C'était tellement bon. Il avait cru ne plus jamais rire. Il avait cru que son temps sur terre s'était écoulé.

_Je suis encore en vie, hurla-t'il de toute la forçe de ses poumons.

Mais seuls les éclairs lui répondirent et il alla s'asseoir contre une colonne à l'abri, car il se sentait déjà épuisé. Un long moment, il se contenta d'observer la tempête, les yeux mi-clos comme s'il somnolait, sans faire le moindre mouvement. Mais, tout à coup, la vibration, qui s'était presque estompée, se fit de nouveau entendre avec plus de force et il se remit debout. Le son s'intensifiait très rapidement. L'homme tournait la tête à gauche et à droite, s'efforçant de déterminer l'origine exacte du bruit. Soudain, il y eut un éclair lumineux à quelques mètres de lui, qui le força à reculer et à se protéger les yeux. Quand il put de nouveau voir, une autre personne était apparue, recroquevillée contre le sol en position foetale. Un instant, il la crut morte, mais, presque aussitôt, elle se mit à gémir et à s'agiter. Ce fut alors qu'il reconnut son visage.

_Mû !

L'homme cessa brutalement de bouger et ouvrit les yeux.

_Saga ?

Il se redressa et, à l'aide de la main qui lui était offerte, parvint à se lever, non sans mal.

_Saga, c'est toi ?

_Et comment ! fit Saga en éclatant de rire et en le serrant dans ses bras. Mû ! Tu ne peux pas savoir à quel point je suis heureux de te voir !

Mû resta un instant sans réaction, encore sous le choc de ce qu'il avait vécu, mais il retrouva rapidement ses esprits et lui rendit chaleureusement son étreinte.

_Moi aussi, je suis heureux de te revoir, Saga. Mais, dis-moi, est-ce que nous sommes vraiment revenus ? Vraiment ?

Saga se dégagea doucement et fit un pas en arrière. Mû n'était plus que l'ombre de lui-même. Pas seulement physiquement, mais aussi mentalement. Tout son pouvoir l'avait déserté et il était complètement vidé de toute énergie. Pourtant, une lueur brillait encore dans ses yeux.

_Nous sommes revenu, Mû. Nous sommes de retour au Sanctuaire.

Mû se redressa et retrouva un peu de sa contenance, comme si un fardeau écrasant venait d'être ôté de ses épaules.

_Je n'aurai jamais cru... J'étais tellement certain que nous allions échouer, que ce dernier espoir n'avait aucune chance d'aboutir...

Un sourire, pâle et étiré, apparut soudain sur ses lèvres craquelées.

_Et je pensais aussi que, si jamais nous réussissions, je serais le premier à y parvenir.

Saga rit, heureux de voir que la vie revenait peu à peu chez son ami.

_Désolé, mais tu n'avais aucune chance: le spécialiste des dimensions, ici, c'est moi !

Bras dessus, bras dessous, les deux chevaliers d'or revinrent vers l'intérieur du bâtiment tandis que l'orage atteignait encore un niveau supérieur de violence.

_Est-ce que tu penses que les autres vont s'en sortir aussi ? demanda finalement Saga.

_Je ne sais pas, répondit Mû, l'air un peu mélancolique. Tant que nous restions tous ensembles, il n'y avait guère de danger. Mais, quand nous sommes arrivé au vortex, nous avons été séparés, alors... Je ne sais pas s'ils auront tous la force de retrouver le chemin jusqu'ici.

Mû s'interrompit, car la vibration sourde qui agitait l'air de la pièce se faisait de nouveau entendre. Cette fois-ci, elle était plus calme, plus espacée, presque sereine. Une lumière, puissante et douce à la fois, émanait du centre de la salle, et à chaque pulsation, son éclat se faisait plus fort, baignant les murs et les piliers, dissipant les ombres et réchauffant la froideur de la nuit. On aurait dit une étoile descendue sur terre et pourtant elle ne brûlait pas, n'aveuglait pas. Saga et Mû, immobiles, regardaient. Au coeur même de la lumière, ils pouvaient vaguement distinguer une forme indistincte. Ce n'était pas vraiment une ombre, plutôt une silhouette insubstancielle qui semblait faite de clarté. Elle avançait vers eux. Et, soudain, un homme émergea de la lumière. Ses vêtements paraissaient calcinés et il était d'une maigreur impressionnante, mais il marchait pourtant d'un pas assuré. Ses cheveux blonds lui tombaient jusqu'à la taille et ses yeux bleus les regardaient calmement.

_Saga, Mû.

Puis ses yeux se révulsèrent et il tomba en avant comme une masse. Saga le rattrapa juste à temps pour l'empêcher de heurter le sol. Derrière, la lumière avait totalement disparue et il ne restait plus que les ténêbres.

_Shaka !

Shaka rouvrit les yeux mais ne répondit pas. Sa respiration était difficile et son visage était couvert de sueur. Il ne paraissait pas peser plus qu'une plume entre les bras de Saga, comme s'il n'était vraiment plus constitué que de lumière. Après un temps, ses battements de coeur erratiques retrouvèrent un peu de leur régularité et son souffle devint plus aisé. Shaka secoua la tête une fois ou deux, comme pour chasser la léthargie qui l'habitait, puis, avec l'aide des deux autres chevaliers, il entreprit de se lever.

_Tu sais, fit Mû tandis que Shaka s'appuyait contre une colonne pour retrouver ses forces, c'est bien la première fois que je te vois faire preuve d'un tant soit peu de faiblesse humaine.

Shaka sourit. Il avait l'air exténué, à ce moment, complètement dépourvu de la puissance incroyable qui le plaçait d'ordinaire à l'écart des autres. En cet instant, alors qu'il en était réduit à prendre appui sur un pilier pour ne pas tomber, il paraissait aussi vulnérable que les autres, rien un humain normal, un mortel ordinaire.

_C'est vrai que ce n'est pas dans mes habitudes, fit-il avec une grimace de douleur. Mais je suppose que c'est une excellente leçon d'humilité. Je ne me souviens pas d'avoir jamais été aussi faible de toute mon existence. Ce n'est pas très agréable.

Il jeta un coup d'oeil circulaire dans la salle et se détendit un peu.

_Mais, même comme cela, je suis vraiment heureux d'être enfin ici.

Saga et Mû hochèrent la tête en signe d'approbation. Ils ne comprennaient que trop bien. Tous, ils avaient à l'esprit les secondes terrifiantes où ils s'étaient tenus, tous les douze, devant le Mur des Lamentations, sachant qu'ils devaient le détruire quel qu'en soit le prix, et que l'explosion d'énergie qui en résulterait risquait de détruire à la fois leurs corps et leurs âmes. Ils n'avaient pas reculé pour autant.

Mais l'explosion ne les avait pas tué. Au lieu de cela, l'immense afflux d'énergie les avait projeté ailleurs, dans une dimension infiniment lointaine et terrifiante, qu'aucun d'entre eux n'aurait pu ne serait-ce qu'imaginer auparavant. Ils s'étaient retrouvé là, dérivant dans cet espace impossible, désespérément perdus aux confins de ce qui existait. Ils auraient pu se laisser mourir, alors : leur tâche était accomplie et le sort d'Athéna et de leur monde si éloigné n'était plus entre leurs mains. Pourtant, ils avaient résisté. Leurs armures avaient disparu, leurs corps étaient épuisés, et il ne restait guère qu'un reliquat insignifiant de leur puissance gigantesque. Mais ils s'étaient refusé à abandonner après tout ce qu'ils avaient vécu. Alliant le peu de force qu'ils conservaient encore et leur savoir incroyablement étendu, mais pourtant insuffisant, ils avaient entrepris de revenir chez eux, de retrouver, dans l'infini du multivers, leur dimension. Cela avait pris un temps qui ressemblait maintenant à l'éternité. Ils s'étaient retrouvé confronté à des obstacles impossibles, à des difficultés insurmontables. Leur voyage à travers les dimensions avait été l'épreuve la plus terrible qu'ils aient jamais affrontée, et ils n'y avaient résisté qu'en s'unissant, coordonnant tous leurs efforts pour ne faire qu'un. Et ils avaient survécu ainsi, alors que, séparés, ils auraient tous péri.

_Est-ce que tu sais si les autres nous ont suivi ? demanda Mû.

Shaka secoua la tête.

_Le vortex était trop violent et nous étions tous dispersés. Il m'a fallu tout ce qui restait de mon pouvoir pour me dégager et arriver ici. Je n'ai pas pu voir s'ils étaient derrière moi.

Malgré tout, le voyage s'était révélé incroyablement épuisant, et chacun d'entre eux avait été obligé de trouver en lui plus d'énergie qu'il ne l'aurait cru possible pour continuer. Finalement, alors qu'ils savaient être encore loins de la bonne dimension, ils avaient découvert par hasard un vortex, une sorte de trou noir qui déformait l'espace et le temps. Sachant qu'ils n'avaient plus la force de faire le reste du trajet autrement, ils avaient risqué le tout pour le tout et ils s'y étaient aventuré, espérant y trouver un passage pour revenir enfin chez eux.

_C'est amusant que nous nous soyions retrouvé directement au Sanctuaire, fit observer Saga. Je n'étais même pas certain d'arriver sur Terre, ni même dans le bon systême solaire.

_Je suppose que nous sommes concentré inconsciemment sur le Sanctuaire en traversant le vortex, fit Mû. C'était le repère le plus simple.

Les horreurs qu'ils avaient vécu commençaient déjà à s'estomper un peu dans leur mémoire, et ils retrouvaient une partie de leur équilibre mental.

_Pourquoi est-ce que nous sommes pas chacun revenus dans nos Maisons, alors ? objecta Shaka. Cela aurait été plus logique.

_Euh... Ca n'aurait pas été possible pour toi, fit Saga. Nous avons complètement détruit ta Maison.

_Ma Maison ? Détruite ?

_Complètement rasée, approuva Mû en hochant la tête. Il ne restait que des gravats.

Au moment où Shaka allait répondre, le tonnerre rugit de nouveau, assourdissant, et il y eut une succession d'éclairs qui éclaira brièvement l'intérieur de la pièce, découpant les ombres des piliers sur le sol de marbre. Puis les ténêbres revinrent.

_C'est curieux, fit Saga après un instant. Il y avait un son étrange, comme une sorte de vibration, qui émanait du centre de la salle quand je suis arrivé. Et maintenant, elle a disparu.

_Cela avait certainement un rapport avec notre tentative de franchir le vortex pour parvenir ici, intervint Shaka. Cet orage non plus ne me parait pas naturel. Il est beaucoup trop fort, même pour la saison, et il n'a pas l'air de vouloir s'arrêter. Si...

_Il y a quelqu'un ici, l'interrompit Mû tout à coup. Regardez ! Là, sur le sol !

Les trois chevaliers se précipitèrent. Il y avait bien un homme étendu sur le sol, qui s'efforçait avec difficulté de reprendre sa respiration. Il n'était pas en meilleur état qu'eux-mêmes, mais ils le reconnurent aussitôt.

_Dohko !

L'homme leva les yeux et parut seulement alors les remarquer.

_Shaka, Mû, Saga.

Un spasme l'agita et il se mit à tousser sans pouvoir se contrôler.

_Je suis content de vous revoir, dit-il enfin. Mais ca n'a pas été facile...

Il se remit à tousser.

_Dohko, fit Mû en s'agenouillant auprès de lui, est-ce que tu sais si les autres sont aussi parvenu à passer ?

_Oui, je crois, articula Dohko. Nous nous sommes un peu regroupé dans une zone où le vortex était moins violent. Je pense qu'ils ont réussi à me suivre.

Il toussa encore une fois ou deux, puis, s'appuyant sur un bras et aidé par les autres chevaliers, il se remit debout.

_Il ne nous reste plus qu'à les attendre, dit-il. Cela ne devrait pas être trop long.

Les quatre chevaliers d'or attendirent, en silence. Ils se sentaient tous mortellement fatigués, et même le fait de parler leur était difficile. Pourtant, malgré leur épuisement, ils étaient tous extrêmement tendus, et l'anxiété les envahissait de minute en minute. Dehors, l'orage se poursuivait sans aucune trêve. Dedans, l'obscurité était complète, brisée seulement par la foudre à intervalles irréguliers.

Dohko tendit tout à coup le doigt devant lui. Il y avait quelque chose, là, presque invisible dans les ténêbres. C'était comme des volutes de vapeur blanches qui flottaient juste au-dessus des dalles de marbre. Elles erraient vaguement, en silence, comme si elles cherchaient quelque chose, et se regroupaient peu à peu en une seule masse vaporeuse. Il y avait comme un gémissement dans l'air, aigu et lancinant.

_Masque de Mort, annonça Dohko.

Brusquement, les vapeurs blafardes s'estompèrent, laissant derrière elle le corps d'un homme accroupi sur le dallage. Avec un grognement sourd, Masque de Mort releva la tête et les aperçut devant lui.

_Est-ce que vous pourriez me donner un coup de main ? fit-il d'une voix rauque, presque plié en deux par la douleur.

Mû fit quelques pas et lui tendit la main pour l'aider à se relever. Ils ne s'étaient guère appréçié par le passé, mais, après ce qu'ils avaient vécu ensemble, il n'était pas possible de conserver encore de rancoeur ou de haine.

_Merci, fit Masque de Mort en se mettant péniblement debout. Je crois que j'ai besoin de repos. Même les enfers sont plus agréables que tout cela.

Il fit quelques pas chancellants en avant et vint s'appuyer contre le mur froid.

_Les autres sont juste derrière moi, dit-il dans un souffle. Ils devraient arriver d'une minute à l'autre.

Les cinq chevaliers se retournèrent brusquement vers le centre de la pièce. Il y avait comme un vent glacial qui en provenait, surgissant de nulle part. Et des points d'un rouge lumineux apparaissaient les uns après les autres dans l'espace, dessinant la forme d'une constellation.

_Je devine de qui il s'agit, murmura Saga.

Le froid se fit plus intense, gelant la sueur sur leurs fronts, tandis que le quinzième point apparaissait dans l'air. L'air ondula. Des cristaux de neige apparurent et du givre se déposa sur les dalles de marbre tandis que des reflets écarlates venaient strier les murs. Puis, brusquement, il y eut un nouvel éclair et Camus et Milo apparurent. Ils étaient debouts, et s'appuyaient l'un à l'autre pour ne pas tomber. Saga et Dohko vinrent aussitôt les aider et les amenèrent auprès des autres.

_Je crois bien que je vais prendre des vacances, fit Milo en se laissant tomber sans force au pied d'une colonne. Quand part le prochain avion pour Tahiti ?

Camus, lui, ne dit rien, mais il s'assit aux côtés de son ami et renversa la tête en arrière, les yeux fermés, s'efforçant de retrouver son souffle.

_Plus que cinq, fit Mû.

Au moment même où il prononçait ces mots, il y eut un crissement strident et l'air se fendit de haut en bas à quelques pas de l'endroit où il se trouvait, ouvrant un étroit passage dans la texture de la réalité. Dehors, l'orage fit encore entendre sa voix.

_Plus que quatre, corrigea Shaka.

Le passage s'élargit brusquement et Shura en émergea, la tête haute malgré la fatigue. Il accepta le bras que lui offrit Mû et vint rejoindre les autres tandis que, derrière lui, la déchirure de l'espace se résorbait et disparaissait. Il ne prononça pas un mot, trop épuisé par l'épreuve, mais il refusa pourtant de s'asseoir et resta debout, à attendre.

Un long moment de silence s'écoula, où l'on entendit que le bruit de la pluie sur le sol. Aucun des chevalier ne bougeait.

_Allez, murmura Saga entre ses dents. Vous n'allez pas renoncer maintenant !

Une lueur aveuglante les força à détourner les yeux, tandis qu'un éclair s'abattait juste à l'extérieur du bâtiment. La lumière subsista un instant très bref, projettant les ombres des colonnes frontales à travers toute la salle, tandis que le bruit assourdissant déferlait entre les murs. Puis, tout aussi rapidement, la clarté et le bruit s'estompèrent et un calme relatif revint. Mais deux sihouettes se découpaient maintenant sur le ciel d'orage à l'extérieur. Et des pas fermes gravissaient les escaliers.

Il y eut un instant de silence, tandis que les chevaliers d'or se raidissaient, guettant ceux qui s'approchaient. Puis ils les virent, et il y eut un soupir de soulagement mutuel.

_Bonjour, fit Aioros avec un grand sourire. J'ai l'impression que nous avons atterri un peu à côté de la cible, mais cela n'a pas eu de grandes conséquences, mis à part le fait que nous nous sommes fait tremper.

Ses cheveux bruns dégoulinaient d'eau et il s'appuyait assez lourdement contre son frère. C'était étrange de les voir ainsi réunis, après tout ce temps. Avant sa mort, Aioros avait toujours été très protecteur à l'égard de son frère, qui avait sept ans de moins que lui, et il lui avait toujours consacré autant de temps que possible. Mais, maintenant, Aiolia était l'aîné, de près de huit ans, et son frère avait l'air d'un adolescent à côté de lui.

_On peut vous pardonner de vous être trompés de quelques mètres après tout ce parcours, fit Milo. Cela aurait été plus gênant si vous vous étiez retrouvés dans la Mer Egée.

_Alors, j'espère qu'on peut aussi nous pardonner d'arriver un peu en retard après tout le temps qu'il nous a fallu, répondit Aiolia en s'affalant presque contre un mur.

_Oh, mais vous n'êtes pas les derniers, dit Saga. Il reste encore Aldébaran et Aphrodite.

_Aphrodite arrivera en dernier, prédit Masque de Mort. Il aime bien soigner ses effets.

L'attente se reprit, toujours chargée de craintes, mais aussi de plus d'espoir, à présent. Tous les chevaliers d'or espéraient que les deux derniers d'entre eux parviendraient à échapper au vortex, comme ils l'avaient fait eux-même. Mais ils savaient aussi qu'ils étaient eux-mêmes dans l'incapacité totale de les aider. Il ne leur restait pas la moindre once de pouvoir.

Il y eut un bruit sourd à l'extérieur et tous les chevaliers sursautèrent, trahis par leurs nerfs. Puis après quelques instants de plus, il y eut de nouveau des bruits de pas sur les marches du perron et Aldébaran entra, à demi courbé en avant.

_Je crois que j'ai démoli une ou deux colonnes, fit-il en souriant faiblement. Il faudra s'en occuper.

Puis le géant s'écroula presque au sol, terrassé par l'effort. Aiolia et Shura vinrent l'aider à s'asseoir. Le visage d'Aldébaran était maculé de sueur et de sang, mais il n'avait rien de grave, hormis une blessure superficielle au front.

_Plus qu'un, fit Mû.

Quelque chose lui effleura la main. Surpris, Mû se baissa et vit un pétale de rose qui gisait sur la pierre froide. Un autre lui tomba dans les cheveux. A travers toute la salle, des pétales de rose tombaient en tourbillonnant comme une neige légère, et venaient former un tapis pourpre sur le sol.

_C'est signé, observa Saga en cueillant au vol l'un des pétales.

Il y eut un très bref appel d'air et quelqu'un apparut dans la pièce, négligemment appuyé contre une colonne et tournant le dos aux éléments déchaînés. Un sourire radieux au lèvres, Aphrodite fit un pas en avant... et serait tombé si Masque de Mort ne s'était précipité pour le retenir.

_Tu devrais garder tes effets de style pour d'autres occasions, grommela-t'il en l'aidant à s'asseoir.

_La beauté est une façon de vivre, pas une fantaisie, répliqua Aphrodite dans un souffle.

Puis il s'appuya contre le mur et ferma les yeux, exténué.

Un long moment s'écoula, pendant lequel aucun des chevaliers d'or ne parla. Ils se sentaient tous pleinement heureux, à présent, euphoriques, même. Mais ils ressentaient aussi le poids écrasant de la fatigue accumulée après toutes ces épreuves au cours desquelles ils n'avaient pu prendre aucun repos. Ils étaient en vie, ils étaient de retour au Sanctuaire après avoir accompli cent fois l'impossible. Mais, pour le moment, la seule chose qui les attirait, c'était de dormir pendant une semaine entière.

_On dirait que l'orage est en train de se calmer, dit finalement Dohko.

Le tonnerre avait effectivement cessé de gronder depuis un long moment, et la pluie commençait à s'éclaircir. Déjà, les lourds nuages qui avaient surplombé le Sanctuaire commençaient à se disperser, laissant apparaître la lune à son premier quartier, dont le reflet venait jouer dans les flaques d'eau.

_Nous devrions retourner dans nos Maisons pour y passer le reste de la nuit, suggéra Aiolia, les yeux déjà embrumé par le sommeil irrésistible. Je rêve de retrouver enfin mon lit confortable.

_Excellente idée, opina Milo. A condition de ne pas se noyer en chemin.

_Je me vois déjà en train de dormir, surenchérit Aioros. Evidemment, je ne pense pas que mon lit est encore là après quinze ans. Mais je dormirai même par terre.

_Facile à dire quand on a seulement une volée de marche à descendre pour se retrouver chez soi ! riposta Mû. Ma Maison est à l'autre bout du Sanctuaire, il va falloir que je descende tous les escaliers !

_Au moins, tu as encore une Maison où aller, objecta Shaka. J'aimerais bien que l'on en revienne à cette histoire comme quoi ma Maison serait détruite.

_Je t'hébergerai, si tu veux, offrit Dohko. Sauf si tu préfères rester ici à méditer.

_Dans l'immédiat, je crois que je méditerais mieux sur un oreiller relativement confortable.

_Cessez donc de jacasser, fit Saga en les poussant tous vers l'extérieur. J'ai envie d'aller dormir !

Quelques instants après, ils se retrouvaient tous à l'extérieur. L'orage avait complètement cessé et le ciel était clair. Il ne restait plus que les gigantesques flaques d'eau pour témoigner de la violence de la tempête qui venait de se dérouler. Un bref moment, les douze chevaliers d'or demeurèrent là, à respirer l'air frais de la nuit, s'enivrant à l'idée d'être toujours en vie après tout cela et songeant à toutes les possibilités qui s'offraient à eux désormais.

_On organise une fête pour notre retour dès demain ? proposa Masque de Mort.

_Dès qu'on est réveillés, tu veux dire, corrigea Milo.

_Ca me plait assez, fit Camus. Où est-ce qu'on l'organise ?

_Ici ? proposa Shura.

_Trop haut, protesta Mû. Je ne vais pas remonter tous ces escaliers après les avoir descendu juste la veille.

_La Maison de la Balance ? suggéra Dohko. C'est au milieu.

_Cette Maison-là ? s'exclama Aphrodite. Mais elle est affreuse ! Totalement dépourvue du moindre esthétisme. Ma Maison, par contre...

Se chamaillant comme des gamins, des enfants heureux d'exister et d'en profiter enfin, les douze chevaliers d'or entamèrent la longue descente qui les ramenait enfin chez eux.

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Cette fiction est copyright Romain Baudry.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.