Chapitre 8 : Dédales


Androgée

Je m'éveillai brusquement, avec l'impression étrange d'avoir été au milieu d'un rêve dont je ne gardais pas le moindre souvenir. J'avais mal à la tête et mes pensées étaient embrouillées. Rien de bien étonnant, considérant la quantité de vin que j'avais ingurgité la veille. Ce n'était pas dans mes habitudes, mais j'avais fait cela pour essayer d'oublier... de ne plus penser à...

J'étais allongé sur un lit. Pas le mien. Celui-ci était plus large et plutôt plus confortable. Pour autant que je puisse en juger, je me trouvais dans l'une des innombrables chambres inhabitées du palais. Il y en avait des dizaines et des dizaines à chaque étage, abandonnées et poussiéreuses. Généralement, cela me déprimait d'y entrer. Mais je soupçonnais fort que ma seule idée, la veille, avait été de trouver un endroit où dormir en paix. J'avais sans doute été trop ivre pour avoir même l'idée de regagner ma propre chambre. J'aurais probablement dû éprouver de la honte à cette pensée, mais, maintenant que les brumes qui habitaient mon cerveau commençait à s'éclaircir, je songeai que c'était vraiment la dernière de mes préoccupations.

Seika était allongée toute habillée à mes côtés, sa tête aux boucles rousses contre ma poitrine. Elle respirait doucement et son visage avait l'air serein, tranquille. Très vaguement, je me souvins qu'elle m'avait accompagné après le repas de la veille. Nous avions parlé de beaucoup de choses, mais j'aurais été incapable d'en nommer une seule en ce moment.

Un instant, je ressentis le désir de passer ma main dans ses cheveux, mais je me contins. Je ne voulais pas la réveiller, ni même la déranger pendant son sommeil. Je restais donc immobile, étendu, à la regarder, m'efforçant d'imaginer quels rêves l'habitait derrière ses paupières closes. Elle avait l'air tellement innocente, tellement douce. Ses lèvres dessinaient un léger sourire dans son sommeil et j'avais l'impression qu'il m'était destiné. J'aurais voulu rester éternellement à la regarder endormie.

Mais je n'avais pas l'éternité devant moi, me rappelai-je avec un pincement au coeur, et j'étais un idiot de perdre ainsi mon temps à m'attendrir et à m'apitoyer sur ce que le futur me réservait. Qu'est-ce que j'espérais, exactement ? Que cette fille, qui venait d'un pays si distant que je ne pouvais pas le concevoir, tomberait amoureuse de moi ? Qu'elle accepterait de rester auprès de moi sur cette île, dans ce recoin de terre oublié du temps ? Qu'elle m'épouserait, qu'elle m'aimerait pour toujours ? J'étais ridicule ! Je la connaissais depuis à peine quelques jours ! Qu'est-ce qui me prenait ?

Je savais bien ce qui me prenait. J'étais seul. J'étais très seul, au milieu d'une large route noire dont je ne pouvais pas dévier et dont je savais déjà comment elle s'achèverait. Et j'avais envie d'être avec quelqu'un, pour aussi peu de temps que ce fut. Rien de plus, très probablement.

Et Seika me plaisait, je ne pouvais pas le nier. Elle était jolie, d'une façon bien différente de celle des femmes de Knossos, mais jolie malgré tout. Et je me sentais bien en sa présence. Etait-il possible de prétendre que c'était de l'amour ? Je n'en avais aucune idée. Je me serais contenté de cela. Tant pis. De toute façon, il ne me restait presque plus de temps à moi. Aujourd'hui, sans doute. Demain, peut-être. Après...

Assez. Je m'étais suffisamment lamenté sur mon propre sort, sans que cela puisse accomplir quoi que ce soit. Le futur était tel qu'il serait et je ne pouvais rien y changer. D'autres le pouvaient peut-être mais pas moi. Pas moi. J'avais renoncé à ma liberté de choix en la matière. Une façon bien facile de fuir ses responsabilités, sans doute, même si je ne l'avais pas vu comme cela à l'époque. Si seulement j'avais pu me confier à quelqu'un...

Idoménée comprendrait. Ou plutôt, il avait toujours compris. Ce n'était pas surprenant. Bien qu'il ne parle qu'assez rarement, il avait toujours fait preuve d'une aptitude plutôt déconcertante à lire dans mes pensées. Mais il ne pouvait pas m'aider. Il était lié de la même façon que moi. Il ne pouvait même pas me conseiller.

Andres l'aurait pu, s'il était resté à Knossos. En fait, il m'aurait certainement imposé ses conseils. Je ne pus m'empêcher de sourire. S'il n'avait pas changé depuis l'époque où je l'avais connu, il aurait probablement entrepris d'étayer ses arguments à coups de poing. L'année où nous nous étions entraînés ensemble, nous avions eu un nombre assez impressionnant de bagarres entre nous, auxquelles venait souvent se joindre Idoménée, tapant sans distinction sur l'un et l'autre pour nous faire entendre raison. Nous nous exercions tous les trois aux mêmes heures, chacun essayant de surpasser les deux autres, de se montrer plus fort, plus adroit ou plus résistant. Nous passions sans doute beaucoup plus de temps à essayer de nous impressionner les uns les autres qu'à faire de véritables progrès. Le plus curieux était sans doute que, aiguillonnés comme nous l'étions par cette rivalité mutuelle, nous ne cessions de nous surpasser. Je ne m'étais jamais autant amélioré qu'au cours de cette année-là. D'un autre côté, je ne m'étais jamais senti si épuisé non plus à la fin de chaque journée.

Mais tout cela avait pris fin. Andres avait longuement hésité, mais il avait fini par accepter de passer l'épreuve pour l'armure du Taureau. Je m'étais senti inquiet toute la journée du test sans vouloir me l'avouer, mais, en dépit de mes inquiétudes, il était bel et bien revenu à la tombée de la nuit, l'urne sacrée sur le dos. Et il était reparti le lendemain pour le Sanctuaire d'Athéna, devenu Aldébaran, chevalier d'or du Taureau. Chevalier d'Athéna. Et moi, j'avais également suivi la voie qui était tracée devant mes pieds et, à présent, j'étais parvenu à un gouffre.

Et bien, dans ce cas, il ne me restait plus qu'à me jeter dedans la tête la première. Mais pour le moment, je pouvais aussi bien aller faire un peu d'exercice. Cela, au moins, ne pouvait pas faire de mal. Et la perspective de ce qui arriverait ne devait pas me servir d'excuse pour me laisser aller.

Un mouvement. Je me figeai. Seika avait ouvert les yeux et me regardait en silence. Elle avait un regard étonnamment profond et pourtant plein d'une telle chaleur...

_J'espère que nous n'avons pas rien fait de déplacé hier soir, fit-elle en souriant légèrement, l'air mi-amusée, mi-incertaine.

_Je ne peux pas dire que je m'en souvienne, répondis-je de la même façon, intensément soulagé de voir qu'elle n'avait nullement fait mine de s'écarter de moi en se réveillant. Et je suis sûr que je ne l'aurais pas oublié si cela avait été le cas.

Seika rit, et le doute disparut de ses yeux. Puis elle roula doucement sur le côté et vint s'asseoir sur le bord du lit. Je résistai à l'envie irraisonnée de la retenir par le bras, de la forcer à rester contre moi.

_Où sommes-nous ? demanda-t'elle en regardant avec un peu de surprise la pièce où nous nous trouvions.

_C'est l'une des pièces inhabitées du palais, répondis-je en venant m'asseoir à ses côtés. Il y en a beaucoup d'autres comme celle-ci, qui ne sont utilisées par personne. Nous avons dû décider de passer la nuit ici, hier soir, après le repas.

Seika tourna la tête pour me regarder, et, l'espace d'un instant, je me demandai ce qu'elle pensait. Est-ce qu'elle regrettait de s'être laissée aller ainsi la veille ? Je n'arrivais pas à le deviner. J'avais si peu voyagé, et je n'avais jamais quitté la Crète. Une jeune femme crétoise n'aurait été aucunement dérangée de se retrouver dans une telle situation, et même si les choses étaient allées beaucoup plus loin. Mais une étrangère ? Je ne savais pas. Pourtant, il ne s'était rien réellement passé, nous avions juste passé une nuit allongé l'un auprès de l'autre, c'était absolument tout... Mes pensées s'estompèrent quand Seika me sourit de nouveau, légèrement malicieuse.

_Si tu n'as aucune lourde responsabilité à remplir aujourd'hui, fit-elle d'un air légèrement moqueur, que dirais-tu de me faire visiter la ville ?


Seiyar

J'esquivai le coup de pied de Shiryu et ripostai d'une grêle de coups de poing. Rien à voir avec mon Ryu Sei Ken, même si cela le força tout de même à reculer de quelques pas. J'étais toujours aussi incapable d'atteindre mon cosmos et, faute de cela, ma rapidité était sévèrement limitée. Shiryu contre-attaqua dès que je commençai à ralentir, me faisant reculer à mon tour. Je bloquai néanmoins chacune de ses attaques, guettant l'instant propice à une riposte.

Aucun de nous deux n'était parvenu à véritablement prendre l'avantage sur l'autre depuis le début de cet entraînement. Très simplement, nous étions trop habitués à la puissance que nous conférait le cosmos. Et, privés de la possibilité d'y avoir recours, nous n'arrivions pas à nous départager. Un combat utilisant le cosmos n'a rien de commun avec un combat normal. Les principes ne sont aucunement les mêmes. Ne serait-ce que parce que la différence de vitesse entre deux adversaires n'a pas autant d'importance dans une situation normale que quand chacun d'eux à la possibilité de porter des coups plus rapides que le son.

J'évitai un nouveau coup, bloquai le suivant et enchaînai deux pas chassés sur la gauche, sans jamais baisser ma garde. J'avais connu ma part de combats sans cosmos, notamment pour gagner mon armure de Pégase, mais cela ne m'aidait pas vraiment. J'avais perdu l'habitude de me reposer exclusivement sur mes capacités physiques lors d'un combat.

Ne vous faites pas d'idées pour autant, avec ou sans cosmos, je sais me servir de mes poings. C'est juste que je n'arrive pas à acquérir d'avantage net face à quelqu'un ayant autant d'expérience que moi.

Un gloussement étouffé. Surpris, je faillis encaisser le poing de Shiryu en plein visage, et je ne l'esquivai que d'extrême justesse. J'avais presque oublié. Shunrei et Miho était toutes les deux là, assises sur les escaliers qui entouraient la vaste cour où nous nous entraînions. En fait, depuis le début de notre échauffement, elles n'avaient pas cessé de parler ensemble, s'interrompant parfois pour rire aux éclats. Je me demandais bien ce qu'elles pouvaient se dire, même si je n'étais pas certain d'avoir vraiment envie de le savoir.

Peut-être à l'incitation de Procris, Shunrei et Miho s'était finalement décidées à adopter la mode crétoise et elles portaient à présent toutes deux une robe colorée et élégante, bien que nettement moins révélatrice que certaines de celles que j'avais pu observer à Knossos. Shunrei était en rouge sombre et Miho en bleu. Une idée subite me vint et je ne pus m'empêcher de sourire tandis que Shiryu repartait dans un enchaînement de coups rapides et précis.

_Au fait, fis-je avec nonchalance tout en évitant ses premières attaques, est-ce que tu as passé une bonne nuit ?

L'expression sur le visage de Shiryu me fit presque éclater de rire, mais, au lieu de cela, j'en profitai pour lui expédier un solide direct à l'estomac.

_Tu m'espionnais ? siffla presque Shiryu, bloquant mon coup suivant et repartant furieusement à l'attaque.

Je battis en retraite précipitamment, amusé. Ce n'était pas souvent que j'avais l'occasion de me moquer de mon érudit de demi-frère et j'avais l'intention de profiter au maximum de l'occasion qui s'offrait à moi actuellement.

_Oh, je ne faisais que passer dans le couloir, en fait, répondis-je d'un air évasif. Mais vous faisiez tellement de bruit que... Ouch !

Shiryu venait de m'envoyer son poing dans l'estomac, coupant court à mon ironie.

_Je vais t'apprendre à te mêler de ce qui ne te regarde pas, Seiyar ! s'exclama Shiryu avant d'éclater de rire et de se jeter sur moi.

Nous roulâmes tous les deux au sol sous les encouragements impartiaux de Shunrei et de Miho, soulevant un véritable nuage de poussière et de sable.

_Pitié, Shiryu ! m'écriai-je, m'étranglant presque de rire. Je suis ton frère !

La chose ne sembla pas le faire dévier outre mesure de son intention de me faire manger du sable et notre entraînement dégénéra définitivement en échauffourée confuse. Finalement, au bout de quelques minutes, nous parvînmes à un cessez-le-feu, sinon à un armistice. Nous nous relevâmes tous deux, également couverts de sueur et de poussière.

_Nous aurions besoin d'un bain, observa Shiryu, qui haletait légèrement.

_Ah, mais est-ce que tu comptes le prendre seul ou avec quelqu'un pour te tenir compagnie ? demandai-je avec un grand sourire.

Shiryu me regarda d'un oeil noir, puis me fit une grimace. J'éclatai de nouveau de rire. Décidemment, mon frère sérieux et cultivé avait quelque peu changé au cours de cette nuit. J'espérais que cela durerait. Oui, j'espérais que nous pourrions tous les cinq trouver enfin ce qui nous avait manqué, et remplacer ce que nous avions perdu.

Shunrei et Miho était de nouveau plongée dans une discussion animée, entrecoupée de gloussements et de gestes. Je n'entendais pas un traître mot, mais j'avais un pressentiment désagréable quand à l'objet de ce qu'elles se disaient.

_Est-ce que tu as une idée de ce dont elles peuvent bien parler ? me demanda Shiryu, qui avait l'air aussi inquiet que moi à ce sujet.

_Shiryu, mon frère, fis-je avec une fausse solennité, il est des choses en ce bas monde que les hommes mortels ne sont pas destinés à connaître, et ce que se disent les filles entre elles en fait partie.

_Tu as probablement raison, me répondit-il en souriant tout à coup. Et si nous allions voir tous les deux s'il est possible de prendre un bain avant d'aller manger ?

_Je te suis !


Hyoga

Je me grattai la tête, légèrement perplexe. Est-ce que c'était bien le bon chemin ou est-ce que j'étais perdu ? Difficile à dire. J'étais relativement sûr d'avoir bien suivi le chemin qu'on m'avait indiqué. Mais est-ce que je n'aurais pas déjà dû parvenir à destination, dans ce cas ? Une question difficile, et je n'avais personne à qui la poser pour le moment.

Je me trouvais actuellement dans une sorte de long couloir, éclairé par une succession de fenêtres haut placées. Le long des murs, des dauphins s'ébattaient dans une mer aux eaux turquoise. Ils avaient plutôt l'air de se diriger dans la direction dont je venais. J'espérais que ce n'était pas un signe...

Je devais être au second étage du palais. Ou, tout du moins, je le pensais. Difficile d'en être absolument certain, considérant qu'il n'y avait pas toujours de différence bien nette entre deux étages donnés et qu'il y avait une multitude d'escaliers partout, qui ne semblaient jamais aboutir là où on l'aurait cru. L'architecture du palais de Knossos donnait un nouveau sens au mot "labyrinthique". La hauteur du plafond changeait d'un lieu à l'autre, les portes se dissimulaient dans des recoins et il n'y avait pas toujours de différence bien nette entre l'intérieur d'une pièce et son extérieur. Je me demandais combien d'années il faudrait pour pouvoir s'y retrouver.

Personne à qui demander mon chemin. Les étages supérieurs du palais étaient peu fréquentés, comme j'avais eu l'occasion de m'en rendre compte. C'était assez déroutant, en fait. J'avais l'impression d'être la seule personne dans un rayon de cent mètres... Comment faire pour retrouver mes frères avec ça ?

Ce matin, je m'étais réveillé assez tard, Hermia entre mes bras. Je serais bien resté ainsi jusqu'à l'heure du déjeuner, mais, pour une fois, elle m'avait dit qu'il faudrait que je me passe de sa compagnie. Elle avait des choses à faire et mes frères ne m'avaient pas vu de toute la journée d'hier, avait-elle ajoutée. Et elle m'avait laissé sur un dernier baiser, malgré mes efforts pour la retenir. Après avoir vaguement boudé une minute ou deux dans mon lit, j'avais finalement reconnu qu'elle avait raison. Après tout, je pourrais me rattraper pendant toute cette soirée. Je m'étais donc habillé et j'étais sorti de la chambre pour me mettre en quête de mes demi-frères. Cela faisait maintenant près d'une demi-heure que j'errais dans le palais et j'avais déjà demandé mon chemin trois fois à trois personnes différentes, sans trop de succès. Il devait être plus de midi, maintenant.

C'était agaçant de ne pas me retrouver. Et c'était encore plus frustrant de ne plus avoir Hermia à mes côtés, même si je savais pertinement que ce ne serait que pour quelques heures. Sa présence, sa sensualité me manquait. Je voulais qu'elle soit auprès de moi, je voulais l'entendre parler et rire, la voir manger à mes côtés, sentir son parfum de musc, sa peau contre mes doigts, ses lèvres contre les miennes. En fait, je ne désirais rien tant que de courir immédiatement la retrouver. J'avais envie de revoir mes demi-frères, c'était vrai, mais je me serais senti énormément mieux si Hermia avait été à mes côtés. J'avais l'impression d'avoir tellement changé depuis que je la connaissais, même si ça ne faisait qu'une poignée de jours. Et j'avais beau essayer, je n'arrivais pas à penser à autre chose qu'à son rire léger et aux courbes de son corps.

Une idée me fit sourire. Est-ce qu'elle l'avait fait exprès ? Est-ce qu'elle avait fait exprès de me laisser toute une journée juste pour que je ne puisse penser à rien d'autre qu'à elle ? Cela ne m'aurait pas étonné. Allons, il allait bien falloir que je m'arme de patience. Je me promis intérieurement que cette nuit vaudrait bien l'attente que je devrais supporter. Je ne laisserais pas à Hermia l'occasion de se reposer beaucoup après toute cette journée où elle m'avait laissé.

De meilleure humeur à présent, je me remis à marcher, me fiant cette fois-ci à mon instinct. Mon sixième sens s'était beaucoup affiné depuis que j'étais arrivé en Crète, même s'il ne me permettait toujours pas tout à fait d'employer mon cosmos. J'attribuais cela à toutes les fois où j'avais senti l'esprit de Hermia rejoindre le mien alors que nos corps se mêlaient. Oui, j'étais sûr qu'il y avait un rapport. Je me souvenais de la sensation si étrange, si absolue que cela m'avait procuré, au-delà même de ce que j'éprouvais physiquement.

Je pris le premier couloir sur la gauche. Les dauphins cédèrent la place à des arbres ployant sous les fruits. Les sandales que j'avais enfilées claquaient légèrement contre le sol de pierre. Je ne me sentais plus perdu, tout à coup. J'étais à peu près sûr de savoir où j'allais. Un couloir sur la droite, maintenant. Des jeunes filles dansaient en cercle sur les murs qui m'entouraient, et leurs robes colorées étaient comme autant de taches de couleurs vives. Chacune d'entre elles me fit penser à Hermia. Je continuai malgré tout mon chemin, mais mes pensées étaient ailleurs. En esprit, je revoyais la nuit qui venait de s'écouler, la journée qui l'avait précédée et cette autre nuit, encore avant. Je me remémorais chaque détail, chaque sensation. Je n'arrivais pas à songer à autre chose. Je n'en avais même pas envie.

Hermia, Hermia, Hermia. Je ne pensais qu'à elle. J'étais amoureux, réalisai-je soudain. C'était le seul mot qui puisse décrire ce que j'éprouvais. J'étais amoureux. C'était bien la première fois. Je n'avais jamais eu de temps pour cela par le passé, entre mon entraînement et toutes les batailles auxquelles j'avais participé. J'en étais venu à considérer que l'amour n'était fait pour nous. Notre tâche était de nous sacrifier pour protéger les autres, et leur permettre à eux de connaître ces choses qui nous étaient refusées. C'était plus facile de penser ainsi, cela permettait d'ignorer plus aisément les doutes et les regrets qui me tourmentaient de temps à autres. Mon devoir ne me permettait pas d'aimer. Je pouvais éprouver de l'amitié pour mes compagnons d'arme, du respect pour la déesse que je servais, mais pas d'amour. Je n'avais pas de temps pour cela, et, du reste, je pouvais être amené à risquer ma vie à tout moment. Comment trouver quelqu'un qui veuille m'aimer malgré tout ? Cet état d'esprit avait failli me détruire, et je ne m'en étais véritablement rendu compte que lors de notre dernier combat, quand nous avions fais face à Hadès.

Le couloir bifurqua sur la gauche, tandis que je laissais mes pensées s'alléger un peu. En fin de compte, j'avais trouvé ce que j'avais toujours cherché, ce qui m'avait toujours manqué. Hermia était tout ce que j'avais jamais désiré inconsciemment, et plus encore. Je l'aimais. Et, avec cet amour en moi, j'étais enfin complet, ce que je n'avais jamais eu l'impression d'être aussi loin que je me souvienne.

Le couloir s'éclaircissait devant moi, là où il débouchait sur une sorte de vaste terrasse suspendue. De là où je me trouvais, j'entendais assez distinctement des rires et des voix qui ne m'étaient pas inconnues. Souriant, je franchis la distance qui me séparait encore de l'extérieur.


Shun

_AAAAH !!!

Je sursautai, brusquement tiré de mes rêveries par le cri de Seiyar.

_Qu'est-ce qui te prend, Seiyar ? demanda Shiryu, qui avait été aussi surpris que moi.

L'intéressé était en train de désigner frénétiquement l'ouverture donnant sur l'intérieur du palais, une expression de fausse épouvante sur le visage.

_Là, un revenant !!

Je me tournai dans la direction qu'il indiquait, perplexe, puis me mis à rire en voyant Hyoga qui s'avançait vers nous.

_Hyoga ! m'exclamai-je en lui faisant signe de s'asseoir auprès de nous. J'avais l'impression qu'on ne te reverrait plus avant l'été prochain !

_Pareil ! fit Seiyar avec une grimace.

_Pareil ! ajouta Shiryu, amusé.

_Désolé de vous avoir abandonné, répondit Hyoga en prenant place parmi nous, souriant également. J'ai été assez occupé.

_Il veut dire qu'il a passé tout son temps avec Hermia, me souffla Ariane, juste assez fort pour que Hyoga l'entende et vire légèrement au pourpre.

Nous nous tenions tous assis en un cercle approximatif au milieu d'une vaste terrasse à ciel ouvert, qu'éclairait partiellement le soleil à son zénith. C'était un endroit agréable, cerné de plantes luxuriantes et de fleurs multicolores, et doté d'une vue remarquable sur les collines qui entouraient Knossos. Comme dans tout le reste du palais, les Crétois y avaient mêlé l'oeuvre de l'homme et celle de la nature en une harmonie stupéfiante. Nous avions les dalles de pierre brune en-dessous de nous et le ciel immense et bleu au-dessus.

C'était Ariane qui nous avait suggéré de venir ici pour y prendre notre repas du midi. Etant donné qu'elle avait passé sa vie à Knossos, je supposais que le palais n'avait pas beaucoup de secrets pour elle, au moins. Et c'était effectivement un endroit excellent pour y manger. Nous pouvions y respirer l'air frais et parfumé de l'extérieur sans pour autant avoir à supporter la chaleur écrasante du soleil. Seiyar et Shiryu, sous la supervision de Shunrei et Miho, s'étaient chargés de la nourriture, que les cuisiniers du palais nous avaient cédé assez facilement et en quantité plus qu'abondante. Et à présent que Hyoga était là, il ne nous restait plus qu'à commencer de manger, comme le fit remarquer Miho qui, joignant le geste à la parole, entreprit de découper le large quartier de viande grillé que nous nous étions procurés.

Je ne pus m'empêcher de ressentir un peu de remord malgré tout en la regardant faire. Ikki n'était pas là avec nous. J'avais vaguement essayé de le trouver au cours de la matinée, sans vraiment insister. Je ne croyais pas vraiment que le fait d'être avec nous aurait suffit à alléger les sombres pensées qui l'habitaient. Mais je ne pouvais pas m'empêcher de me sentir coupable. Sans doute était-ce là ma nature.

Seika n'était pas là non plus, ni Androgée, ni Procris, d'ailleurs. J'avais aperçu Androgée et Seika prenant ensemble la direction de la ville, il y avait de cela un peu moins d'une heure. Quand à Procris, je l'avais croisée dans un des couloirs du palais juste après m'être levé, mais elle avait tout juste pris le temps d'un bonjour hâtif avant de disparaître aussitôt.

_Shun, tu rêves ? me demanda Miho avec un sourire amusé. Est-ce que tu veux de la viande ?

_Hmm ? Oh, euh... bien sûr, oui !

Mais je restai songeur tout en entamant le morceau de viande qu'elle me tendit. C'était peut-être quelque chose dans l'air qui m'incitait à tellement réfléchir, pensai-je brusquement, avec un peu d'amusement. Ou peut-être que c'était simplement le fait d'avoir tellement de temps à moi. Je me souvenais encore parfaitement du jour où mon maître avait entreprit de me démontrer que les anciens Grecs étaient devenus des philosophes justement parce qu'ils avaient des esclaves qui effectuaient toutes les tâches manuelles à leur place et qu'ils n'avaient plus rien d'autre à faire. C'était un peu la même chose pour moi, réalisai-je en souriant tout à coup. J'avais tout simplement trop de temps à moi et je ne savais pas quoi en faire.

Allons, il fallait au moins que je trouve quelque chose pour m'occuper ! Réfléchir à longueur de jour ne me réussirait pas, je le pressentais... Ayant achevé ma part de viande, j'engloutis encore un pain aux amandes et une gorgée de vin aromatisé. Puis, je m'essuyai soigneusement les mains et je m'emparai des affaires que j'avais amené ici avec moi sans intention précise, à savoir un morceau de fusain, quelques feuilles de papier et une planchette de bois pour me servir d'appui.

_Qu'est-ce que tu fais, Shun ?

Je me mordis les lèvres pour ne pas rire. Apparemment, il était inutile que j'espère échapper au regard scrutateur d'Ariane. Autant m'y résoudre...

_Je vais dessiner un peu, répondis-je en lui montrant mon matériel.

_Je peux te regarder ?

_Bien sûr.

Ariane ne se le fit pas dire deux fois et, l'instant d'après, elle était accroupie juste à côté de moi et regardait intensément le moindre de mes mouvements comme si elle s'attendait à ce que je réalise une fresque sous ses yeux en un revers de main, ce dont j'aurais été plutôt en peine, surtout avec mon malheureux fusain. C'était plus qu'un peu perturbant d'avoir ainsi ces deux yeux perpétuellement braqués sur ce que je faisais, impatients mais d'avance admiratifs. Je fis de mon mieux pour m'en accommoder malgré tout, avant de me mettre finalement à l'oeuvre.

J'aimais dessiner, et j'avais la faiblesse de croire que je n'y étais pas trop mauvais. Pour autant que je m'en souvienne, cela remontait au début de mon séjour sur l'Ile d'Andromède. Les journées étaient longues et dures, là-bas, et l'entraînement en prenait la majeure partie. Et, une fois qu'il prenait fin, il ne me restait rien à faire, sinon dormir afin d'être aussi reposée que possible pour la journée suivante. Les deux premiers mois, avant l'arrivée de June, avaient été particulièrement difficiles. Non, ce n'était pas le mot juste. Vides. Ils avaient été totalement vides. Mon frère était désespérément loin et j'étais tout seul, perdu au bout du monde comme dans un cauchemar absurde où il fallait sans cesse que je devienne plus fort. Après les dix premiers jours, j'avais cru devenir fou en réalisant que ce n'était pas un rêve, que je devrais bel et bien passer six années entières dans cet enfer, à souffrir sans comprendre pourquoi ni dans quel but. Albior s'en était-il rendu compte ? Peut-être. Malgré le nombre de disciples dont il avait eu à s'occuper, peu de choses lui échappait. En tout cas, un beau jour, alors que l'entraînement venait de s'achever et que je retournais vers ma hutte, exténué, il était venu me trouver et m'avait offert un crayon et une dizaine de feuilles de papier, en me suggérant de m'exercer à dessiner pour me distraire. L'idée m'avait paru singulière, sur le coup. Les gens de la fondation Graade ne nous incitaient pas à dessiner, ni à quoi que ce soit de ce genre. J'avais accepté le présent, pourtant, sans trop savoir ce que j'en ferais.

Mon premier dessin, effectué le soir même, avait représenté l'intérieur de la hutte où je vivais. J'avais pris sur mon temps de sommeil pour le réaliser, vautré dans une chaise rudimentaire et emmitouflé dans mes couvertures pour être à l'abri du froid. Evidemment, cela n'avait rien donné de très remarquable au point de vue du résultat, mais, pendant toute l'heure que j'avais passé sur ce dessin, prenant appui sur mes genoux et seulement éclairé par la flamme vacillante d'une petite bougie, cela avait été la dernière de mes préoccupations. J'avais enfin un moyen de m'exprimer, un moyen de confier ce que j'avais en moi. Perdu dans la contemplation de mon oeuvre, je n'étais allé me coucher qu'après que la bougie se fut éteinte d'elle-même, me laissant dans l'obscurité.

Au cours des années qui avaient suivies, j'avais réalisé encore de nombreux autres dessins. Des paysages de l'Ile d'Andromède, quelques natures mortes, beaucoup de portraits, surtout de June et d'Albior. Le seul autoportrait que j'ai jamais réalisé de moi-même, m'aidant pour cela d'un petit miroir à demi terni, avait été particulièrement mauvais, mais, dans l'ensemble, je m'étais plutôt amélioré au fil du temps. Du moins, de mon avis personnel. June n'était jamais satisfaite de la façon dont je la représentais et ni Spica ni Reda n'avaient aimé les quelques portraits que j'avais fait d'eux. Seul maître Albior s'abstenait de faire des réflexions sur mon travail, se bornant simplement à me donner des conseils sur les sujets que je pourrais choisir.

Quand j'étais finalement reparti de l'Ile d'Andromède, l'urne sacrée contenant mon armure sur le dos, le peu de bagages que j'avais emporté avait été essentiellement composé de mon matériel et de plusieurs centaines de dessins de toutes sortes, seuls témoignages écrits de ce qu'avait été ma vie pendant ces six années. De fait, j'avais emporté la totalité de mes oeuvres à partir de la toute première, à l'exception d'une seule. La nuit suivant le jour où j'avais passé l'épreuve du sacrifice, j'avais fait fait un dessin de June. Allongée sur son lit, endormie, le visage à découvert éclairé par la seule lumière de la lune. J'avais eu l'impression que mes doigts bougeaient tous seuls pour rendre ce que mes yeux voyaient. Je n'avais pas vu le temps passer et je ne m'étais éclipsé que juste avant l'aube. Le jour de mon départ, quelques minutes à peine avant d'aller prendre le bâteau, j'avais fait un détour par sa hutte et j'avais laissé le dessin sur son oreiller. Je ne savais pas s'il lui avait plu ou non. En y repensant, je ne lui avais jamais posé la question les rares fois où j'avais eu l'occasion de la revoir et elle ne m'en avait jamais parlé d'elle-même.

Mon esprit réintégra brusquement le présent tandis que mes doigts commençaient déjà à esquisser les contours de mon dessin au fusain. Il fallait que j'englobe chacun de mes cinq sujets, lesquels, fort heureusement, étaient en pleine discussion et ne bougeaient pas trop, ni ne semblaient remarquer ce que j'étais en train de faire. Tout était pour le mieux, jusque dans les moindre détails de leurs attitudes. La façon dont Shunrei s'appuyait légèrement contre l'épaule de Shiryu, le bras que Seiya venait de passer autour de la taille de Miho, l'air légèrement rêveur de Hyoga, comme s'il pensait à autre chose. Et un espace vide, sur la gauche du dessin, pour représenter mon frère absent. Je me sentais étonnament inspiré. Le fusain dansait sur la feuille de papier, guidé uniquement par mes yeux, comme si mon cerveau n'intervenait pas. Chacun de mes mouvements était à la fois vif et précis, tandis que je m'efforçais de capter toutes les nuances de l'expression de mes sujets et que mes réflexions et mes souvenirs cessaient pour un temps d'envahir mon esprit.

Mais cela n'empêchait pas qu'il y ait un espace vide, sur la gauche du dessin.


Ikki

Le soleil était parvenu à son zénith et la chaleur qui régnait aux alentours s'était faite véritablement étouffante. Ou, du moins, je supposais qu'elle l'aurait été pour quelqu'un d'autre. Pour quelqu'un qui avait passé six ans sur l'Ile de la Mort, il n'y avait pas une grande différence entre le climat de Knossos et celui de Tokyo par une matinée de printemps. Et, du reste, la chaleur du soleil, aussi forte soit-elle, n'était rien comparée au brasier qui me dévorait en permanence de l'intérieur.

J'étais assis à même le sol, le dos contre un petit olivier au tronc noueux. De là où je me trouvais, j'avais un point de vue remarquable sur toute la cité qui s'étendait en contrebas. Plutôt calme, à cette heure. C'était tout juste si, de temps à autre, j'apercevais un homme en pagne ou une femme en robe colorée, se hâtant de regagner leur demeure pour y trouver refuge contre le soleil brûlant de ce début d'après-midi. Je les suivais des yeux jusqu'à ce qu'ils disparaissent, avant de me remettre à fixer le vide.

Je me sentais terriblement las. Las, fatigué, usé. Le phénix qui brûlait en moi consumait mon être petit à petit, ne laissant que des cendres. Je voulais faire quelque chose, je voulais avoir quelque chose à faire. Mais quoi ? Je n'étais doué que pour me battre et irriter les autres. C'était tout ce que j'avais appris. Et cela ne me servait plus à rien, maintenant. Il n'y avait plus de guerres, plus de combats pour me permettre de décharger ce qui était en moi et de me donner l'illusion d'avoir un but. Il n'y avait plus quoi que ce soit qui me donne envie de vivre. Même Shun n'avait plus besoin de moi, et ma présence constante le gênait plus qu'autre chose. Il ne l'aurait jamais reconnu, bien sûr, mais je le savais, je l'avais vu dans ses yeux.

Je me sentais tellement creux. J'avais l'apparence d'un être humain, mais, au-delà de cette enveloppe, il n'y avait rien. Rien que des flammes, auxquelles il ne restait plus rien à dévorer. Je ne pouvais pas vivre seul, je commençais seulement à le comprendre. J'avais besoin de quelqu'un qui soit capable de faire plus que simplement me tolérer. Quelqu'un qui puisse vraiment m'apprécier tel que j'étais. Quelqu'un qui soit capable de s'intéresser à moi spontanément, de faire le premier pas. C'était sans doute trop demander. J'étais un imbécile de m'attendre à ce que quelqu'un vienne m'offrir son affection sur un plateau. Mais j'étais tellement déprimé...

_Ikki ?

Je me figeai, stupéfait. La voix semblait se répercuter en une cascade d'échos dans mon esprit. Je la reconnus aussitôt, mais sans parvenir à m'en convaincre. Ca ne pouvait pas... Je me retournai brusquement, incrédule. Et je la vis qui se dirigeait vers moi, venant visiblement du palais.

_Et bien, Ikki, qu'est-ce que tu fais là ? me demanda Hermia avec un sourire en arrivant devant moi. C'est l'heure la plus chaude de la journée, tout le monde reste à l'intérieur en attendant qu'il fasse plus frais. Sauf toi, apparemment. La chaleur ne te dérange pas ?

Je ne répondis pas immédiatement, pris au dépourvu. Au cours des jours qui avaient suivi notre arrivée, j'avais désespérément espéré qu'elle me prêterait la moindre attention, mais elle avait passé tout son temps avec Hyoga, ne s'intéressant qu'à lui. Et là, tout à coup...

_L'endroit où je me suis entraîné avait un climat beaucoup plus extrême, m'entendis-je répondre. Mais vous aussi, vous êtes dehors par cette heure.

Hermia eut un léger rire, qui fit courir un frisson le long de mon épine dorsale. Athéna, qu'elle était belle ! Elle était vêtu d'une robe rouge clair, qui drapait ses formes sans les dissimuler, et ne portait en guise d'ornement que ses deux bracelets en forme de serpent. Ses cheveux lui tombaient dans le dos, rattachés par un simple ruban couleur safran. Je n'arrivais pas à détacher mon regard d'elle. J'aurais voulu que le temps s'arrête pour pouvoir mieux m'emplir de sa présence.

_Les devoirs de ma fonction, répondit-elle finalement, en haussant les épaules d'un air mi-amusé mi-résigné. Les prêtresses doivent aussi servir de guérisseuses, et je viens de me rendre compte qu'il ne reste plus la moindre plante médicinale au palais. Personne n'en a besoin pour l'instant, mais on ne sait jamais, je préfère être prudente. Je vais aller en ramasser dans la forêt. Est-ce que tu as envie de m'accompagner ?

Je la regardais, étonné par la proposition, et, dans mon esprit, une voix cynique me fit remarquer que cette explication subite ressemblait fort à un prétexte. Pourquoi aller jusqu'à la forêt quand Shun m'avait parlé d'un vaste jardin situé au coeur même du palais ? Pourquoi à cette heure-ci, au plus chaud de la journée ? Et quel besoin urgent une prêtresse capable de réaliser des miracles comme de guérir une blessure aux yeux pouvait-elle avoir de simples plantes médicinales ? Toutes ces pensées me traversèrent l'esprit en un instant. Puis disparurent. Après tout, que m'importait si c'était bel et bien un prétexte ? Je voyais le sourire enjôleur de Hermia, ses grands yeux noirs et profonds, et je songeais que cela n'avait vraiment aucune importance.

_J'en serais ravi, fis-je en me levant précipitamment, m'efforçant malgré tout de masquer mon enthousiasme. Où devrons-nous aller pour ramasser ces plantes ?

Hermia glissa sa main aux doigts fins autour de mon bras et m'entraîna avec elle sans cesser de sourire.

_Je connais un endroit où nous devrions trouver ce qu'il nous faut, me répondit-elle, ses yeux noirs pétillant d'amusement.


Procris

A demi appuyée contre la paroi du couloir, j'attendais impatiemment qu'Idoménée finisse de parler avec le garde. Malheureusement pour moi, les deux hommes semblaient partis dans une grande discussion et ne semblaient pas manifester l'intention d'y mettre un terme juste pour mon bon plaisir. J'avais presque l'impression qu'ils le faisaient exprès simplement pour s'amuser de me voir trépigner sur place. Non, c'était ridicule. Mais il fallait impérativement que je parle à Idoménée, il était le seul qui puisse encore m'éclairer. S'il le voulait bien, évidemment, ce qui n'avait rien d'évident.

Je l'observais tandis qu'il continuait à parler avec animation. Idoménée n'avait rien de très particulier en apparence. Comme la quasi-totalité des habitants de Knossos, il avait la peau bronzée et les cheveux noirs et longs. Solide et musclé, bien qu'à un degré moindre qu'Androgée, il n'était guère difficile de deviner pourquoi il avait été choisi comme chef de la garde du palais. Non, la seule chose qui fut remarquable en lui, c'était son tempérament. Idoménée était calme, appliqué, presque froid, directement à l'opposé des tendances quasi-hédonistes de la plupart des Crétois. Androgée était le seul à être véritablement proche de lui et je ne croyais pas qu'aucune fille partage actuellement sa vie. Idoménée passait le plus clair de son temps à accomplir les responsabilités que lui conféraient sa charge, aussi négligeable qu'elle puisse être dans une ville sans guerre ni conflit. C'était souvent lui qui se chargeait des tâches importantes que le roi Minos avait besoin de confier à quelqu'un. Idoménée faisait preuve d'une très grande efficacité dans tout ce qu'il accomplissait.

La discussion se poursuivait toujours et je me sentais de plus en plus nerveuse. Peut-être que j'aurais dû essayer de poser mes questions à quelqu'un d'autre. Mais Androgée était introuvable depuis le matin, tout comme Hermia, d'ailleurs. Quand aux quelques conseillers de Minos, ils ne m'auraient probablement pas renseignée. Et Ariane ? Elle m'aimait bien et il n'était pas impossible qu'elle eut connaissance de ce que je désirais savoir. Oui, peut-être qu'elle pourrait me renseigner. Je n'avais qu'à la trouver et...

Idoménée venait de mettre un terme à la discussion. Avec un peu de soulagement, je vis le garde le saluer, puis tourner les talons et s'en aller d'un air pressé, comme si on lui avait confié une tâche urgente. Je ne m'en préoccupais guère et j'allais aussitôt rejoindre Idoménée, qui paraissait réfléchir à quelque chose.

_Tu veux quelque chose, Procris ? me demanda-t'il quand j'arrivai en face de lui.

_J'aimerais te parler, fis-je, m'efforçant de ne pas tressaillir sous le regard inquisiteur de ses yeux noirs.

Selon la tradition, en tant que prêtresse, j'avais un rang plus élevé que lui. Mais cela ne me donnait aucun droit à le questionner s'il ne le désirait pas. Pourtant, j'avais besoin de réponses.

_D'accord, répondit-il après un moment, mais je dois me rendre quelque part dans le palais. Il faudra que tu m'accompagnes.

Je hochai la tête en signe d'approbation. Idoménée me désigna du doigt le couloir qui menait vers l'intérieur du palais et nous nous mîmes en route.

_Qu'est-ce que tu veux savoir, alors ? me demanda-t'il sans me regarder, l'air d'être plus préoccupé par sa destination que par ma présence.

Je pris une profonde inspiration. Cela n'allait pas être facile, et d'autant plus que je parvenais à peine à me maintenir à son niveau tant il allait vite. Nous devions vraiment donner un spectacle ridicule : le chef de la garde du palais marchant à grandes enjambées, suivie d'une prêtresse lui arrivant tout juste à l'épaule et qui devait presque courir pour ne pas être distancée.

_J'aimerais que tu me dises ce qui ce passe exactement.

_Qu'est-ce que tu entends par là ? questionna-t'il sans que le ton de sa voix ne change aucunement.

Cette absence de réaction me prit au dépourvu et je faillis lui dire d'oublier ce que je venais de dire avant de me ressaisir.

_Tu dois bien savoir ce que j'entends par là, répliquai-je, m'efforçant de demeurer aussi calme et concise que lui l'était. Cela fait deux jours que tu ne cesse pas d'envoyer des gardes en mission je ne sais où. Hier soir, j'ai croisé Androgée après que vous ayez parlé ensemble et il avait l'air sinistre d'un condamné à mort. Et ce matin, tu t'es levé avant l'aube alors que lui et toi avez vidé je ne sais combien de cruches de vin la veille. Il y a bien une raison !

_Je ne vois absolument pas de quoi tu veux parler, répondit Idoménée, imperturbable.

Je voulus lui jeter une réplique cinglante, mais, à ce moment-là, nous arrivâmes à un escalier menant à l'étage supérieur. Idoménée gravit les marches escarpées quatre à quatre. Incapable d'en faire autant, je me dépêchai autant que je pus de le suivre, peinant tant l'escalier était raide. Il le faisait visiblement exprès et le peu de patience qui me restait encore était en train de s'effilocher à grande vitesse.

_Tu sais très bien de quoi je veux parler, ripostai-je, furieuse et essoufflée, quand je l'eus rejoint. Et je veux que tu me le dises. Qu'est-ce qui se passe ? Est-ce qu'il y a un danger ? Est-ce que ça a un rapport avec la présence des chevaliers d'Athéna ? J'ai bien le droit de savoir, bon sang !

_Ce n'est rien qui te concerne, Procris, fit Idoménée après un instant de silence, comme s'il réfléchissait à la meilleure réponse à me donner.

_Mais il y a quelque chose, n'est-ce pas ? insistai-je malgré tout.

_Quoi que tu puisses penser, tu n'as pas à t'en mêler. Et je te serais reconnaissant de ne pas aller fatiguer Androgée avec ça, par ailleurs.

Une bouffée de colère me traversa et, sans même y réfléchir à deux fois, j'essayais de lire dans son esprit, d'y trouver ce qu'il refusait si obstinément de me dévoiler. Mais je me heurtais à un mur. Apparemment, Idoménée s'était attendu à ce que j'essaye cela et il avait soigneusement barricadé ses pensées comme ses émotions. Inutile de se demander où il avait appris cela : sa mère avait été l'une des prêtresses du palais à l'époque où j'étais arrivée à Knossos, avant de mourir d'un accident. De toute évidence, Idoménée avait bien retenu ce qu'elle lui avait enseigné. J'étais totalement incapable de percer cette barrière. Peut-être que Hermia l'aurait pu, mais, seule, je ne parviendrais à rien.

_Je suis tout même l'une des prêtresses du palais, rétorquai-je finalement, maudissant intérieurement la faiblesse de mon don. Tout ce qui se passe à Knossos et au palais lui-même me concerne. Sauf si vous avez décidé d'appliquer le bon vieux principe du "laissons l'Athénienne en-dehors de tout ça, ce n'est qu'une étrangère".

Idoménée tourna légèrement la tête et me regarda, l'espace d'un très bref instant. Mais son visage était aussi fermé que son esprit et cela ne m'apprit rien sur ce qu'il pouvait penser.

_Tu devrais cesser de toujours tout ramener au fait que tu n'es pas née ici, observa-t'il sans se départir de son impassibilité. Ca n'a rien à voir avec la circonstance présente.

_Alors pourquoi est-ce que tu refuses de répondre à mes questions ? m'exclamai-je, partagée entre la colère et la frustration.

Idoménée poussa un profond soupir et s'arrêta brusquement, ce qui me surprit tellement que je faillis me cogner à lui.

_Parce que ce qui se passe n'est connu que d'un nombre particulièrement restreint de personnes et qu'il faut que cela reste ainsi, fit-il d'une voix tranchante. Faut-il que je t'épelle le mot "secret" ?

Son expression était telle qu'il me fit presque peur, et j'esquissai un pas en arrière avant de me reprendre. Idoménée avait l'air d'un homme à bout de nerfs qui se forçait à ne rien laisser paraître depuis trop longtemps. Furieux, prêt à passer sa rage sur n'importe quoi. L'espace d'un instant, je sentis la barrière dans son esprit se relâcher sous cette pression interne, je sentis le maelström d'émotions violentes qui tourbillonnait en lui. Puis plus rien. Idoménée passa une main sur son visage, épongeant la sueur qui lui couvrait le front. Le mur mental était de nouveau intact, aussi solide que jamais.

_Je suis fatigué, Procris, fit-il avec une sorte de lassitude, étrange chez lui. Et il y a beaucoup de choses dont il faut que je m'occupe encore. Je te prie de m'excuser.

Et je le vis se détourner et s'en aller le long du couloir, à un pas plus lent que celui qu'il avait gardé jusqu'ici. Je ne fis pas le moindre geste pour le suivre. Il ne me dirait rien de plus que ce qu'il m'avait déjà dit. Mais j'avais reçu la confirmation des soupçons qui m'habitaient depuis la veille, plus encore par le bref moment où j'avais pu voir dans son esprit que par tout ce qu'il m'avait dit. Il allait se passer quelque chose très bientôt, quelque chose auquel Idoménée se refusait même à réfléchir tant cela le perturbait. Et la seule perspective d'une telle chose suffit à faire courir un frisson le long de la surface de ma peau. Il fallait impérativement que je sache à quoi m'en tenir. Et vite, car je sentais qu'il serait bientôt trop tard. Je faisais confiance à Androgée et Idoménée, mais un terrible pressentiment pesait néanmoins sur mon coeur, comme si mon don essayait de m'avertir sans que j'en fus tout à fait consciente.

Après un instant, je me remis à mon tour en route, cette fois dans l'intention de rejoindre le jardin et d'y respirer un peu l'air de l'extérieur. Les murs monolithiques du palais commençaient à m'oppresser.


Seika

Je regardais les jeunes filles danser sur la place cernée d'arbres et pavée de pierres blanches. Je n'étais pas la seule dans ce cas. Il y avait beaucoup d'autres spectateurs tout autour, vêtus de façon diverse. La plupart frappait dans leurs mains pour rythmer la danse. J'avais attiré quelques regards curieux en arrivant, mais plus personne ne me prêtait attention à présent, comme si chacun avait accepté ma présence. C'était plutôt agréable, en un sens. J'avais conscience du fait que je ressortais beaucoup parmi les Crétois aux cheveux noirs et à la peau bronzée, mais cela avait cessé de me gêner.

_Est-ce que ça te plaît, Seika ?

Peut-être était-ce dû à la présence d'Androgée juste à côté de moi, si près qu'il me semblait entendre le bruit de sa respiration régulière au milieu de la musique et du bruit qui accompagnait la danse. Peut-être était-ce dû à sa main qui tenait la mienne. Je n'étais pas sûre d'être capable d'y réfléchir très clairement.

_C'est très joli, répondis-je, me sentant la tête aussi légère que si j'avais vidé plusieurs verres de vin d'affilée.

C'était vrai, d'ailleurs, même si je ne parvenais jamais à concentrer toute mon attention sur le spectacle plein de couleurs et de mouvement. Les danseuses étaient au nombre d'une dizaine, vêtues de robes blanches brodées de rouge et d'or, leurs bras ornés de nombreux bracelets qui tintaient au moindre de leurs mouvements, leurs cheveux coiffés en une multitude de tresses. Et leur danse était magnifique, désordonnée en apparence jusqu'au moment où on arrivait à saisir l'idée au-delà. Chacune semblait danser seule, improvisant chaque pas sans tenir compte des autres. Un claquement de main, et elles se retrouvaient toutes au centre de la piste en une ronde parfaite, et chacun de leurs mouvements était aussi coordonné que s'il n'y avait eu qu'une seule danseuse reflétée dix fois. Agenouillées un peu à l'écart, une flûtiste et deux joueuses de cythares les accompagnaient de leur musique, tantôt fluide, tantôt rythmées.

_Quel genre de danse est-ce ? demandai-je à Androgée.

_Je ne sais pas trop, reconnut-il, l'air mi-embarrassé, mi-amusé. La plupart des jeunes filles d'ici apprennent à danser juste après avoir appris à marcher. Il doit exister des dizaines de danses dans ce genre-ci, avec des centaines de variations. Je ne reconnais pas celle-ci.

_Alors tu ne sais pas ? fis-je en le regardant, l'air moqueur, faussement déçue. Et moi qui croyais que tu avais les réponses à toutes les questions que je pourrais imaginer !

Androgée rit légèrement.

_Je dois admettre que j'ai des lacunes dans certaines matières, répondit-il. Hermia s'y connait mieux que moi, mais elle n'aime pas beaucoup ce genre de danses en choeur. Et Procris n'a jamais été très douée pour cela, même si elle boude chaque fois que quelqu'un ose le lui faire remarquer. Il faudrait que tu poses tes questions à ma soeur. Quand elle s'applique, c'est une excellente danseuse. Elle sait sûrement tout ce qu'il y a à savoir sur...

Il laissa la fin de sa phrase en suspens, l'air soudainement pensif. J'étais un peu surprise. C'était la première fois qu'il laissait échapper quelque chose concernant sa famille. Il avait donc une soeur. Il faudrait que je lui demande de me la présenter. Androgée avait une véritable aversion envers le fait de parler de lui-même et de ce qui lui était proche. Cela ne me dérangeait pas vraiment. Pas trop. Pas tant qu'il était juste à côté de moi, et qu'il me regardait de ses yeux noirs en souriant. Une partie de moi était consternée en voyant que ce seul fait suffisait à me faire tourner la tête. Je pouvais bien au moins lui poser quelques questions sur sa famille et sur lui, au lieu de rêvasser comme ça en me blotissant contre lui ! Oui, je pouvais. Il faudrait que je le fasse... J'aurais sûrement le temps quand nous retournerions au palais... Si j'arrivais à m'en souvenir...

_Est-ce qu'il n'y a que les femmes qui dansent ? finis-je par demander, me forçant à reprendre mes esprits.

Androgée cligna des yeux, tiré de sa rêverie.

_Non, bien sûr, répondit-il aussitôt. Les hommes dansent un peu moins, c'est tout. Certaines danses ne sont que pour les femmes, mais pas la majorité.

_Et est-ce qu'il existe des danses par couple ? demandai-je en me serrant un peu plus près de lui et en lui souriant, surprise par ma propre audace.

Androgée ne réagit pas immédiatement. Puis je le vis sourire à son tour tandis qu'il passait son bras autour de ma taille et m'attirait plus près encore, mon dos contre sa poitrine bronzée, ma tête contre son épaule.

_Il en existe beaucoup, murmura-t'il tout près de mon oreille, et je pourrais te les montrer si tu veux.

Mon coeur se mit à cogner frénétiquement dans ma poitrine quand ses lèvres brûlantes vinrent embrasser mon cou. Puis ses mains vinrent enlacer ma taille, caressant ma peau à travers la fine robe de tissu orange, remontant lentement jusqu'à ma poitrine, et mes joues s'embrasèrent comme un soleil couchant. Il ne pouvait pas faire ça ici, avec tout ces gens autour de nous... Ce n'était pas correct... Il ne...

La pensée s'envola de mon esprit comme un papillon aux ailes blanches.


Ikki

J'embrassais Hermia.

Ses bras étaient accrochés à mon cou, son dos appuyé contre le tronc d'un arbre tandis qu'elle me serrait contre elle aussi fort qu'elle le pouvait, et j'embrassais Hermia.

Sa poitrine était pressée contre la mienne, ses cheveux lui tombaient sur le visage et son parfum m'emplissait l'esprit. J'embrassais Hermia. Je la tenais tout contre moi, je sentais le contact léger du tissu de sa robe sous mes doigts, et je ne pensais à rien d'autre qu'à ce baiser, que j'aurais voulu prolonger jusqu'à la fin des temps.

Une pause. Hermia écarta légèrement son visage du mien. Un éclair de frustration me traversa mais je le contins. Son visage était rouge et de la sueur perlait sur ses joues.

_Tu ne manques pas de souffle, observa-t'elle en souriant, ramenant en arrière une mèche qui lui tombait sur les yeux.

Je souris en retour. Etrange comme cela me venait naturellement. Je n'avais pas l'habitude de sourire. Et pourtant, avec Hermia entre mes bras, je ne parvenais pas à m'en empêcher. Je devais avoir l'air d'un idiot complet. Mais, pour une fois, je réalisai avec un soulagement infini que cela m'était totalement égal.

_C'est l'une des premières choses qu'on nous apprend à l'entraînement, répondis-je avec amusement, faisant glisser mes mains le long de ses hanches et dans son dos. Apprendre à respirer sert dans toutes les situations.

_Je te mets au défi de rivaliser avec une prêtresse de Knossos sur ce point, rétorqua Hermia, les yeux brillants d'amusement et de sensualité.

Et, avant que je n'ai pu répondre un seul mot, elle attira de force mon visage contre le sien pour un nouveau baiser, parvenant à y mettre encore plus de fougue que pour le précédent. J'eus l'impression de me dissoudre dans ce contact, de me perdre. Rien n'existait plus hormis le goût de pêche de ses lèvres. Les flammes brûlaient en moi, mais celles-ci étaient chargées de désir intense et non plus de souffrance. Plus étrange que tout, il me semblait partager les sensations qu'éprouvait Hermia alors même que notre baiser se prolongeait. Les frissons qui couraient à la surface de sa peau au toucher de mes mains, le plaisir qui affluait dans chaque parcelle de son corps, la chaleur tiède qu'elle ressentait dans le creux de son ventre. Un bref instant, j'eus l'impression de me dédoubler, d'être à la fois en elle et en moi. Puis cela cessa. Hermia venait de nouveau d'écarter sa bouche délicieuse. Cette fois-ci, ses joues étaient véritablement empourprées et elle haletait.

_Je dois... reconnaître... que tu es... plus fort que moi, admit-elle finalement, s'efforçant de reprendre sa respiration.

Mais le fait de dire cela semblait l'émoustiller encore plus. Je ressentais encore vaguement ce qu'elle éprouvait, l'excitation sourde qui fourmillait juste en-dessous de sa peau, presque irrésistible. C'est pourquoi je fus légèrement surpris quand je la vis se redresser et s'écarter légèrement, posant un doigt sur mes lèvres pour retenir mon soupir de déception.

_Il commence déjà à se faire tard, murmura-t'elle comme pour une confidence. Il faut que nous rentrions au palais. Ce soir, tu auras tout le temps de recevoir ta récompense.

Puis elle éclata de rire et m'ébouriffa les cheveux. Je la laissais faire, amusé, captivé par les lignes de son visage, par les boucles brunes de ses cheveux, par les plis de sa robe s'accrochant à son corps. Il y avait quelque chose chez Hermia qui faisait battre le coeur de tous ceux qui la regardaient. Je la vis se baisser pour ramasser la poignée d'herbes qu'elle avait pris le temps de cueillir avant que nous n'arrivions ici, puis se relever et ajuster vaguement sa robe froissée.

_Tu viens ? fit-elle en me tendant le bras.

Je m'inclinai en souriant avant de prendre sa main et d'entamer le chemin du retour à ses côtés.


Idoménée

J'étais de mauvaise humeur.

Correction : j'étais de très mauvaise humeur. Je me sentais prêt à massacrer la première personne qui en viendrait à me contrarier. Malheureusement, ou peut-être heureusement, cela faisait déjà un moment que je n'avais croisé personne.

La chose n'avait rien d'étonnant car je me trouvais en ce moment même sur la terrasse du vaste jardin du palais. L'un des rares endroits où je puisse trouver un peu de calme. Procris y venait assez souvent aussi, mais je m'étais particulièrement appliqué à l'éviter aujourd'hui après la discussion que nous avions eu.

Le souvenir suffit à me hérisser. De quoi se mêlait-elle ? J'avais bien besoin qu'elle vienne mettre son nez là où elle n'avait rien à faire ! Non, ce n'était pas juste. J'aurais certainement agi de même si j'avais eu l'impression qu'on me cachait quelque chose d'important. C'était juste que j'avais besoin de m'en prendre à quelqu'un et qu'il n'y avait personne ici que moi-même.

Je jetai un coup d'oeil au ciel en train de s'assombrir. A l'ouest demeurait encore une vague clarté là où le soleil avait disparu. A l'est s'étendaient les ténêbres. Je frissonnais. Du nord, des nuages approchaient, dissimulant déjà les étoiles naissantes. L'air était lourd. Il allait y avoir de l'orage.

Le jardin s'étendait devant moi, immense et mystérieux, bordé de fleurs aux corolles pâles dans le crépuscule. Je songeai un instant à m'y engager. La présence de Procris paraissait encore accrochée à la moindre feuille, au moindre pétale. J'hésitai. Du jardin émanait une impression de plénitude à laquelle ne s'accomodait guère mon humeur présente.

Le vent souffla, portant jusqu'à moi le parfum des fleurs sauvages, et un souvenir me vint, que j'avais cru avoir oublié. Un soir comme celui-ci, alors que je n'avais que sept ou huit ans, ma mère m'avait emmené au coeur du jardin, auprès d'un petit arbuste noueux, et m'avait appris à ressentir l'énergie vitale affluant autour de moi et à travers mon propre corps. Je me souvenais de mon émerveillement quand j'y étais parvenu après plusieurs heures d'efforts. Ma mère avait presque dû se fâcher pour que j'accepte finalement de retourner à ma chambre, et je n'avais pas dormi le restant de la nuit, perdu que j'étais dans la contemplation de la vie qui pulsait en moi-même.

Je souris, un peu amer. Aujourd'hui, j'avais beau essayer de mon mieux, c'était tout juste si je parvenais à ressentir indistinctement l'énergie vitale pourtant colossale qui devait émaner du jardin. Peut-être que c'était juste la colère en moi qui m'empêchait de me concentrer. Peut-être que j'avais oublié comment faire. Ca n'avait pas vraiment d'importance comparé à ce qui me préoccupait tant depuis la veille, mais je me sentais vaguement triste, malgré tout.

Je m'empêchais de me laisser aller. Ce n'était pas le moment. Même si mes responsabilités me laisseraient en paix jusqu'au lendemain, je ne devais pas relâcher le contrôle que j'exerçais sur mes émotions. Je n'en avais pas le droit.

Il y avait une sorte de banquet improvisé, ce soir, auquel assisterait la plupart des habitants du palais, le roi Minos et ses conseillers excepté. J'aurais pu m'y joindre, mais l'envie ne m'effleura même pas. Je ne m'étais jamais senti à l'aise dans la foule. Et ce soir, surtout, je sentais que je ne parviendrais pas à le supporter. Mieux valait rester ici, où mes pensées flottaient librement dans l'air qui se rafraichissait. Le banquet avait lieu à l'autre bout du palais. D'ici, je n'entendrais rien.

Mes lèvres se plissèrent avec une sorte d'amusement sinistre. Oui, il valait vraiment mieux que je me tienne à l'écart. J'avais croisé Hermia tout à l'heure, en compagnie du chevalier Phénix. J'aurais bien voulu savoir à quoi elle jouait. Est-ce que cela l'amusait vraiment de se conduire comme une chienne en chaleur ? Cette garce. Je n'avais jamais compris ce qui la poussait à se comporter ainsi. La grande majorité des habitants de Knossos tendaient à être plutôt libres de moeurs, mais Hermia poussait cela jusqu'à la perversité. Tout du moins, c'était ainsi que je le voyais. Androgée disait qu'elle avait des raisons d'agir ainsi, mais, pour une fois, je pensais qu'il s'aveuglait lui-même pour ne pas voir.

En parlant d'Androgée, d'ailleurs, je l'avais également croisé sur mon chemin. Ou plutôt, je l'avais aperçu, à demi dissimulé dans le recoin d'un couloir, qui embrassait Seika. Tous deux s'étaient légèrement empourprés quand ils m'avaient vu et j'avais fait en sorte de disparaître assez rapidement, plus amusé qu'autre chose. Au moins une bonne chose. Mais c'était triste de penser que cela ne pourrait pas durer après le jour qui s'annonçait. Seika méritait mieux qu'une seule nuit. Pourtant, je ne pouvais pas en vouloir à Androgée, pas en sachant ce qui l'attendait.

Je pris une profonde inspiration. Le ciel était totalement obscur, à présent. Une demi-lune d'un blanc laiteux, balançant entre la lumière et les ténêbres, jetait une clarté diffuse sur la terrasse. Le jardin était devant moi, sombre, murmurant. Je fis un pas en avant, hésitai, puis haussai les épaules. Après tout, pourquoi pas ? Je disparus parmi la végétation.


Hyoga

Je vidai mon verre. Le vin avait une saveur agréable, forte et épicée, mais je n'y prêtais pas attention. Pas plus qu'à tout ce qui m'entourait, en fait. J'étais assis sur un banc dans un coin de la salle où se déroulait le banquet. Seiya, Shiryu et Shun se trouvaient non loin de moi, en train de manger avec appétit et de parler gaiement. Je ne les voyais pas. Le bruit du banquet déferlait autour de moi, mêlé de rires et de musique, mais je ne l'entendais pas.

Je ne voyais que Hermia. Elle se trouvait à l'autre bout de la salle, en train de parler avec Ikki. Cela durait maintenant depuis le début du repas et je me demandais quand est-ce qu'elle se déciderait à venir me rejoindre. Elle m'avait manqué toute la journée, et j'avais terriblement envie de la sentir de nouveau près de moi, avec moi. Mais elle ne faisait que parler avec Ikki. J'étais sûr qu'elle m'avait vu. Elle avait plusieurs fois tourné les yeux dans ma direction et je lui avais fait signe de me rejoindre, mais elle n'avait fait que sourire et n'avait pas bougé. Elle avait incliné la tête sur le côté, et ses cheveux bouclés effleuraient l'épaule d'Ikki.

Mes phalanges se crispèrent. A quoi jouait-elle donc ? Est-ce qu'elle ne comprenait pas que j'avais envie d'être avec elle après toute cette journée où je ne l'avais pas vu ? Est-ce qu'elle faisait cela exprès pour me provoquer ? Irrité, je faillis me lever pour aller la chercher mais je me contins de justesse. Pourtant, je ne parvins pas à détourner les yeux. Hermia qui riait avec Ikki, qui ne regardait que lui. Comment pouvait-elle se comporter ainsi avec un autre, sous mes yeux ? J'avais l'impression de bouillir sur place. A un moment, Shiryu dût se tourner vers moi et m'adresser la parole, mais je ne lui accordais pas la moindre attention. Il n'y avait que Hermia. Hermia avec Ikki. Hermia avec quelqu'un d'autre que moi.

Je ne sais combien de temps cela dura. A chaque instant, je voulais aller la trouver, la forcer à me rejoindre. Hermia ne me prêtait pratiquement plus aucune attention. C'était tout juste si elle paraissait me lancer de rapides coups d'oeil de temps à autres. Je me sentais partagé entre la fureur et la dépression. Comment pouvait-elle ainsi m'ignorer ? Pourquoi ?

Finalement, Ikki partit pour aller remplir leur deux verres. Réagissant aussitôt sans même prendre le temps de réfléchir, je me levai brusquement et traversai la salle encombrée à grandes enjambées pour saisir Hermia par le bras et l'entraîner avec moi.

_J'ai à te parler, lâchai-je sèchement.

Je la vis me regarder, surprise, légèrement irritée, mais elle ne résista pas tandis que l'emmenai derrière moi jusqu'à la terrasse donnant sur l'extérieur. Un vent frais soufflait ici, allégeant quelque peu la lourdeur de l'air. Le soleil était couché depuis un moment déjà. Hermia frissonna dans sa robe trop légère.

_Il fait trop froid, ici, fit-elle, croisant les bras sur sa poitrine pour se réchauffer. Qu'est-ce qui t'arrive, Hyoga ? Depuis le début du repas, tu n'as pas arrêté de me regarder d'un air furieux.

Je la regardai avec stupéfaction. Est-ce qu'elle le faisait exprès ?

_Comment peux-tu dire ça ? m'exclamai-je avec emportement. Evidemment que je te regarde ! Cela fait des heures que tu te tiens exactement à l'autre bout de la salle alors que j'attends que tu me rejoignes et... et toi...

Hermia me dévisagea avec un sourire mi-timide mi-amusé.

_Tu es jaloux, Hyoga ?

Sa voix n'exprimait rien d'autre qu'une sorte d'étonnement, comme si elle ne comprenait véritablement pas ce que je ressentais. J'avais l'impression que j'allais exploser d'un instant à l'autre, mais je me forçais à garder ma maîtrise de moi-même. Elle me regardait calmement, avec ses yeux bruns où ne transparaissait que l'innocence la plus totale.

_Tu te moques de moi, dis-je après un instant, passant une main pour éponger mon front couvert de sueur. C'est ça, n'est-ce pas ? Tu le fais exprès pour me provoquer. J'aurais dû le deviner. C'est juste que je ne supportais pas de te voir comme ça...

Les mots s'arrêtèrent dans ma bouche. Hermia venait de faire un pas en arrière et me regardait avec une expression à mi-chemin entre l'agacement et l'incompréhension.

_Ne sois pas ridicule, Hyoga ! Il ne s'agit pas de toi. Tu dois bien être capable de comprendre que ton frère peut souffrir aussi, qu'il peut avoir mal aussi, autant que toi tu avais mal. Ikki a besoin de moi. Je pensais que tu pourrais voir cela sans que je n'aie à te le montrer. C'est ton frère ! Est-ce que ce qu'il ressent n'a aucune importance pour toi ?

_Mon frère...

Les mots avaient un goût de cendres dans ma bouche, et je sentis ma gorge se dessécher.

_Lui aussi a besoin de quelqu'un pour lui apporter ce dont il a besoin, poursuivit Hermia, qui paraissait guetter le signe que je comprenne ce qu'elle disait et que je l'approuve. Il a beaucoup souffert et, si je ne l'aide pas, il ne s'en sortira pas. Il a plus besoin de moi que toi ce soir.

J'eus l'impression que mon coeur allait se pétrifier.

_Tu veux dire, parvins-je tout juste à articuler malgré tout, tu veux dire que tu vas... coucher avec lui ?

_Bien sûr, répondit Hermia, l'air surprise que je ne l'ai pas saisi plus tôt. C'est ce qui lui manque le plus, comme c'était le cas pour toi quand tu es arrivé. C'est...

Elle s'interrompit en voyant mon visage.

_Tu n'es qu'une garce !

Mon poing se serra. Une envie irraisonnée me prit de la frapper, de la forcer à rester avec moi. Elle ne pouvait pas me laisser comme ça ! Elle n'avait pas le droit ! Pas après toutes les fois où elle m'avait murmuré qu'elle m'aimait !

_Tu perds la raison, Hyoga, répliqua Hermia, brusquement aussi froide que de la glace. Je ne sais pas ce qui te prend, mais je ne t'appartiens pas. Je fais ce qui me plaît. Et je regrette que tu sois toujours aussi incapable de voir au-delà de tes propres sentiments.

Sur ces derniers mots, elle tourna les talons et s'en fut. Je ne fis pas un geste pour la retenir. Une fois que le bruit de ses pas eut disparu, je me détournai à mon tour et j'allais lentement jusqu'à la balustrade de pierre, où je m'accoudai. J'irradiais le froid, je m'en rendis compte après un moment. Le cosmos était apparu en moi sans que je fasse un effort conscient pour cela. Sous mes doigts, la pierre se couvrit d'une fine couche de givre. Je n'arrivais pas à ressentir quoi que ce soit. Seulement le froid. Ce froid qui me brûlait, me déchirait de l'intérieur. Mes yeux étaient gelés aussi, et je ne voyais même pas ce qui s'étendait devant moi.

Un son derrière moi. Je ne me retournai pas. Qui que ce fut, cela m'était égal. Plus rien n'avait d'importance.

_Ce n'est pas de sa faute, tu sais, fit une voix hésitante derrière moi.

Il me fallut un moment pour reconnaître Androgée. Le froid habitait mon esprit aussi.

_J'aimerais bien être seul, répondis-je d'une voix inexpressive.

_Non, répliqua simplement Androgée en venant s'accouder à mes côtés, ce n'est pas une façon de surmonter cela.

Je tournais la tête pour le regarder. Ses yeux sombres avaient une expression étrange, comme s'il se remémorait un souvenir difficile. Un éclair de clairvoyance sarcastique me traversa.

_Toi aussi elle t'a attirée avant de te jeter ? demandai-je avec un sombre amusement. Je ne peux pas dire que cela me console vraiment de savoir que je n'ai pas été le seul assez bête pour m'y laisser prendre, remarque.

Androgée eut un air triste.

_Elle ne fait pas exprès de te blesser, tu comprends ?

Je ricanai. Je ne pus pas m'en empêcher.

_S'il te plaît, répliquai-je d'une voix aride, je viens de me faire abandonner de façon remarquable et subite par une femme qui le matin même disait qu'elle m'adorait. Ne viens pas me raconter en plus qu'elle ne voulait pas me blesser.

_C'est vrai, pourtant, insista Androgée. Hermia n'est pas facile à comprendre, surtout pour toi qui n'est pas d'ici. Je ne sais pas comment sont les choses en Grèce ou au Japon, mais ici, les rapports entre hommes et femmes sont très libres. Le concept de fidélité n'a pas du tout la même valeur.

_Quelle consolation, ironisai-je avec une grimace. Alors la fidélité ne peut pas aller au-delà de deux jours ?

_Si elle t'a laissé, c'est parce que Ikki avait plus besoin d'elle que toi, répondit Androgée d'une voix calme. Tu comprends ? Hermia ressent les émotions de ceux qui l'entourent, surtout si elles sont très fortes. Je suis sûr qu'elle t'en a parlé. Mais c'est plus fort encore que ce que tu pourrais croire. Elle ne peux pas s'empêcher de ressentir ces émotions. Et maintenant, oublie tes sentiments personnels une minute et demande-toi qui de toi ou d'Ikki dégageait le plus de détresse aujourd'hui.

Un instant de silence s'écoula.

_Tu vois ? reprit finalement Androgée. Hermia ressent ces émotions comme si c'était les siennes. Elle ne sais pas faire autrement. Elle a senti ta détresse profonde quand tu es arrivé et elle s'est efforcé d'y répondre du mieux qu'elle a pu. Et maintenant, c'est Ikki. Elle ne peux pas rester indifférente à ce qu'il ressent.

Un nouveau silence. Puis je tapais du poing sur la balustrade, et la pierre se fendilla sous ma main.

_Elle m'a dit qu'elle m'aimait !

Androgée me regarda en face, son visage figé en un masque à la fois sérieux et intense.

_Elle t'aime. Je le sais, parce qu'il m'est arrivé la même chose et qu'elle ne m'aimait pas. J'ai vu la façon dont elle te regarde. Elle t'aime vraiment. Mais l'amour est quelque chose qui change avec les gens. Hermia a un coeur très vaste. Elle n'est pas capable de le limiter à une seule personne.

Je ne répondis pas et, après un moment, il me laissa et retourna vers le brouhaha du banquet que j'entendais derrière moi. Je restais seul. Seul. Avec le froid qui était en moi. Regardant le ciel nocturne où s'étendaient les nuages. Je ne bougeai même pas lorsque le banquet prit finalement fin, tard dans la nuit. Ce ne fut que lorsque l'orage éclata que je quittai finalement cette terrasse pour regagner l'intérieur du palais et retourner vers ma chambre.


Hermia

Allongée sur le sol de pierre, nue, je regardais la semi-obscurité qui m'entourait. La pièce n'était pas grande, et elle ne contenait rien de très remarquable, hormis quelques torches et un petit autel en pierre. Mais c'était l'un des lieux sacrés de la Déesse, situé à la base du palais. Personne n'y venait que moi et ceux que j'y invitais.

Je frissonnais. Il faisait froid. Ce n'était pas le lieu que j'aurais normalement choisi pour coucher avec un homme, et pourtant, cela me semblait étrangement approprié. L'amour comme la sexualité était un hommage à la Déesse. C'était une leçon que je n'avais jamais eu de mal à mettre en pratique jusqu'à présent.

Pourquoi est-ce que j'hésitai ainsi, alors ? Etait-ce à cause de Hyoga ? Je n'avais pas compris sa réaction. Quand il m'avait traînée sur cette terrasse, j'avais essayé de lire ce qu'il ressentait, mais je n'y étais pas parvenu. Est-ce qu'il était donc égoïste au point de ne pas se soucier de ce que ressentait son propre frère ?

Non, ce n'était pas à cause de Hyoga. Je regrettais qu'il n'ait pas compris mais je ne pouvais rien y faire. C'était à cause de Ikki. C'était à cause de lui, que j'attendais ici, nue, allongée contre la pierre dans la pénombre froide. Mes pensées se tournaient vers lui. Pourquoi n'arrivait-il pas ? Je voulais qu'il vienne. Je n'aimais pas être seule ici. Je voulais être avec quelqu'un. Je voulais le sentir autour de moi, en moi. Ma peau était couverte de sueur malgré la fraîcheur de la pièce. Je voulais qu'il vienne !

J'avais peur, oui. J'avais peur de ce que j'avais ressenti en lui. Peur de cette violence, de cette rage énorme qui reposait en lui depuis tant de temps. Est-ce qu'il saurait se contrôler lorsqu'il viendrait me trouver ? Est-ce qu'il me ferait mal ? Il ne voudrait pas me faire mal, j'en étais sûre, mais est-ce qu'il parviendrait à dominer la haine terrible qui lui avait été imposée ? C'était pour cela qu'il avait besoin de moi, me dis-je en rassemblant mon courage, pour l'aider à se débarrasser de cette haine. Même s'il me faisait mal, je ne le lui montrerais pas. Je ne crierais pas.

Un bruit de pas. Des pieds nus contre le sol de pierre. Un frémissement me parcourut de la tête au pieds. Ikki apparut. Il avait retiré ses vêtements, lui aussi, et il paraissait étrangement calme. Il me sourit quand il me vit. Ses yeux brûlait d'une flamme douce. Il se pencha sur moi lentement, passa une main dans mes cheveux. Je ne bougeai pas, malgré les frissons le long de ma peau. Il m'enlaça et posa ses lèvres contre les miennes.

Et quand je criai, quelques instants plus tard seulement, ce ne fut pas de douleur.

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Cette fiction est copyright Romain Baudry.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.