Chapitre 9 : Minéos


- Relevez-vous, chevaliers de Vermeil.

Ils obtempérèrent sans plus attendre, tant le ton employé était sec et cassant. Décidément, cela ne changera jamais. J'inspirerai toujours aux frêles et chétifs mortels, cette crainte mêlée d'admiration qui les caractérise en ma présence. Et j'avoue que cela me plaît. A choisir, je juge largement plus préférable d'être craint que d'être aimé. En tous cas, la vision de ces trois misérables morceaux d'humains m'obéissant au doigt et à l'œil n'était pas sans me réjouir. Aussi continuai-je sur ma lancée en conservant la même intonation.

- Je suis au courant des détails de votre situation, jeunes mortels. Il me semble que nous avons une ennemie commune, en la personne d'Eileen. Vous, chevaliers de Vermeil, vous souhaitez vous en débarrasser afin d'instaurer le culte de Poséidon sur Atlantide. Toi, chevalier Phénix, tu désires te venger d'elle pour je ne sais quel grief personnel. Quant à moi, cette Grande Prêtresse représente un obstacle à mes projets, en tant que vassale d'Athéna.

Je marquai une brève pause pour observer la réaction de mon auditoire à mes sages paroles. Mes trois interlocuteurs continuaient de m'observer sans broncher, semblant attendre la suite des événements. Quant à ce Ikki, il ne protestait pas le moins du monde.
Lui aussi voulait savoir ce que j'avais derrière la tête, avant d'exprimer son éventuel désaccord. Je les fis languir quelques instants avant de reprendre mon discours, mettant un terme à leur attente.

- Nous allons donc nous allier temporairement contre Eileen et tous ceux qui la soutiennent. Ensuite, et seulement ensuite, nous règlerons tous nos éventuels différends. Est-ce bien compris ?

Une seconde s'écoula, avant que l'un des chevaliers de Vermeil ne se décide à intervenir. Elias jeta un regard vers ses compagnons, puis parla d'un ton qui se voulait impérieux.

- Je vais en discuter avec mes hommes, Solagar et Tarkan, fit-il en les désignant du menton. Nous allons réfléchir quelques instants, et nous déciderons si nous acceptons ta proposition.

J'hésitai une fraction de seconde quant à l'attitude à adopter face à un comportement aussi stupéfiant.
Devais-je le punir sans tarder ? Ou bien me limiter à un sévère avertissement ? J'optai finalement pour la clémence.

- Un instant, fis-je brutalement. Je crois que tu n'as pas bien saisi la situation, misérable mortel. Je ne vous ai pas fait une proposition, je vous ai donné un ordre, auquel vous êtes tenus d'obéir. Elias, tu était peut-être le chef avant mon arrivée. A présent, tu n'es plus qu'un exécutant. J'espère que c'est clair pour tout le monde.

A ces mots, le premier réflexe d'Elias fut d'ouvrir la bouche pour lancer une répartie cinglante, sans songer aux conséquences. Je commençai à comprendre de quel genre d'homme il s'agissait. Un être emporté et irréfléchi. Charismatique sans doute, mais incapable de la moindre soumission, même à l'égard d'un dieu. Il était temps de lui apprendre la politesse. Heureusement pour lui, un de ses compagnons l'interrompit avant qu'il n'ait pu prononcer une parole. Solagar. Le stratège et diplomate du groupe, visiblement. Tarkan, lui, ne semblait pas remplir d'autre fonction que celle de soldat, fidèle et docile.

- Ce qu'Elias veut dire, intervint Solagar d'un ton calme et convaincant, c'est que nous avions élaboré un plan, facile à mettre en place, qui nous permettrait de rallier à nous un autre chevalier d'Athéna. Cela nous assurerait la victoire avec un minimum de pertes, ce qui serait profitable à tous. Il nous paraît donc judicieux de vous faire part de notre idée, ô grand Arès. Après quoi vous serez libre de juger si elle est réalisable ou non.

Je pris le temps de dévisager ce Solagar. Son visage me paraissait étrangement familier, mais je ne parvenais pas à expliquer en quoi. Peu m'importait. Un silence s'instaura, qui dura de longues secondes. J'hésitais. Je pouvais prendre le temps d'écouter l'idée de Solagar.
Mais je pouvais tout aussi bien le rabrouer violemment pour m'avoir adressé la parole sans y avoir été invité. Je laissai durer le suspense quelques instants. Chacun était tendu, redoutant ma divine réaction. Seul Tarkan, les sourcils froncés en observant sa hache encastrée dans le mur, semblait se désintéresser de la situation. Finalement, je pris ma décision.

- Je t'écoute, chevalier de Vermeil de la Couronne Australe.

*******

Jamais lieu n'avait paru plus familier à Kanon. Il n'était jamais venu ici, cela était certain. Pourtant, il s'y sentait parfaitement en sécurité, sans être capable de l'expliquer. Il se dressait, debout au centre d'une salle de taille incertaine, où lueurs fantomatiques et obscurité envoûtante s'affrontaient sans pouvoir se départager.
Les murs de pierre, que pas une fenêtre ne venait percer, étaient si sombres qu'ils semblaient absorber le peu de lumière qui émanait du centre de la pièce. Les marches. Le trône doré.
Et surtout, l'autel, sur lequel reposait la plus mystérieuse des reliques. Mais Kanon était préoccupé. Il réfléchissait. Quand était-il déjà venu ici ? Ce décor onirique lui paraissait trop familier, ça ne pouvait être une coïncidence. Il sursauta. Onirique ?

- Alana ? Alors vous êtes...
- Je sais, tu as déjà pris connaissance de mon triste destin. Oui, je suis Alana. C'est moi qui, il y a des siècles de cela, ai renié Poséidon que j'avais pourtant toujours vénéré. Je pensais échapper ainsi à un conflit qui aurait ébranlé le monde. Quelle ironie... C'est en voulant éviter la guerre et les milliers de vies qu'elle aurait emportées, que j'ai tourné le dos à Poséidon, provoquant par là même la ruine de mon peuple, la destruction de son empire éclairé et sa disparition dans le néant. Aujourd'hui encore, seuls deux misérables bouts d'île peuvent témoigner de l'existence passée du plus glorieux des royaumes. Parfois je suis tentée de regretter, mais cela ne dure pas. Je sais que je n'ai pas eu le choix.

Elle marqua une pause, dont Kanon profita pour prendre la parole. Il commençait à se demander s'il n'était pas en train de parler à une femme à demi folle.

- Je ne comprends pas, fit-il, sceptique. Comment puis-je vous voir devant moi, vous parler, alors que vous êtes morte voilà des siècles ?
- Ah, répondit Alana avec un petit rire empli d'amertume, c'est justement là que se trouve tout le... piquant de la situation. Lorsque les Atlantes ont été presque tous décimés par la fureur de l'empereur des mers, je n'ai pas échappé à la règle, et j'ai péri en même temps que les autres. Mais l'ébranleur du sol a jugé que c'était encore une punition trop clémente pour une humaine qui lui avait fait l'outrage de lui tourner le dos. Aussi, dans sa grande mansuétude, Poséidon m'a-t-il, en accord avec Hadès, interdit l'accès au royaume des morts, et enfermé ici pour l'éternité.
- Ici ?
- Un lieu fermé et inaccessible, du moins en théorie. Nous sommes bel et bien dans le grand temple de la ville de Kardas que tu connais déjà. Mais il m'est impossible de quitter la pièce où nous sommes. Une prison dimensionnelle, en quelque sorte. Voilà des siècles que je demeure dans cette misérable chapelle où personne ne vient jamais, seule et oubliée de tous. L'empereur des océans se figure peut-être que je finirai par me repentir de mes actes, mais il n'en sera jamais rien. Et je resterai condamnée ici jusqu'à la fin des temps, dans l'attente d'une divine rédemption à laquelle je ne crois guère. A moins que...
- Oui ?

D'un coup elle se leva, comme si elle avait brusquement repris espoir. Son ton se fit moins mélancolique, sa voix plus confiante.

- C'est pour cela que je t'ai appelé, Kanon. Par l'intermédiaire d'un songe, mon seul contact, ou presque, avec le monde réel, je t'ai attiré sur l'île, puis téléporté en ces lieux, car toi et tes amis avez peut-être le pouvoir de mettre un terme à ma pénitence. Je ne sais pas exactement comment, je l'admets. Je ne peux te fournir qu'une piste probable. Le reste du chemin, tu devras l'accomplir seul.

Elle se retourna, et tendit sa main fine et légère en direction de l'autel sacré. La seconde armure d'or des Gémeaux s'évanouit dans l'obscurité.

- Oui, c'était encore une illusion, Kanon. Malgré mes importants pouvoirs télékinésiques, il m'est impossible de transporter l'armure ici même. Tout au plus suis-je en mesure d'en donner une image exacte, ce qui n'est déjà pas si mal. En réalité, elle repose bien loin d'ici, au cœur d'un temple sacré et millénaire qui date de l'âge d'or d'Atlantide.
- Et où se trouve ce fameux temple ?
- J'ai de bonnes raisons de penser qu'il est caché au fin fond des catacombes de l'île. Un immense réseau de galeries souterraines qui étaient utilisées du temps de notre empire. A présent, peu de gens ont encore connaissance de leur existence. Il est probable que personne n'y a pénétré depuis des milliers d'années. Si ce temple existe toujours, c'est là qu'il doit se trouver.
- Je veux y aller, affirma Kanon avec détermination.
- Je sais, répondit Alana en lui tenant le bras. Elle le conduisit au fond de la pièce, souleva une pièce d'étoffe derrière laquelle un couloir s'enfonçait dans le néant.
- La sortie est là, elle te guidera là où tu souhaites te rendre, dit-elle en pointant l'index vers l'obscurité. Je ne pourrai t'accompagner, car la volonté de Poséidon m'a enfermée ici. Mais attends !
- Qu'as-tu encore à me dire ?
- Ta quête ne sera pas aussi facile qu'elle en a l'air. Vous ne vous êtes pas faits que des alliés sur l'île. -Les Dissidents vous attendent au tournant, toi et tes compagnons. Eux aussi seront dans les catacombes, sans doute avant toi. Méfie-toi, Kanon. Ne les sous-estime pas.

Kanon esquissa un sourire. Sous-estimer un adversaire ? C'est une erreur qu'il avait déjà commise une fois, mais ç'avait été une fois de trop. Sans prendre la peine de répondre à l'avertissement d'Alana, il s'engagea résolument dans le boyau, et bientôt, son corps se fondit dans l'obscurité. La Grande Prêtresse fronça soudain les sourcils.

- Kanon, attends !

Trop tard. Le chevalier des Gémeaux était déjà en route vers un autre monde. Alana se mordit la lèvre supérieure en signe de reproche.

- C'est pas vrai... J'ai oublié de lui parler de...

******

Quelle nuit harassante... Saga était rompu de fatigue, et ses épaules lui semblaient faites de plomb. A cela s'ajoutaient les tiraillements aigus occasionnés par la blessure de son bras droit, ce qui n'arrangeait rien. Il s'étira lentement, en poussant un long soupir, puis leva les yeux en direction du ciel. Le soleil reprenait ses droits, et les traces de l'orage qui avait eu lieu la veille commençaient déjà à s'estomper. Le chevalier des Gémeaux était assis sur un rocher, aux abords d'une modeste demeure qui semblait quelque peu à l'écart de la ville. Tout autour de lui, s'étendait une herbe verte et grasse, parfois ponctuée de fleurs aux couleurs étranges. Derrière son dos s'éloignait un petit sentier qui menait directement à la maison du vieux couple qui l'avait recueilli. Et plus loin, la route, la ville, Kardas. L'Atlantide. Mais malgré la beauté du paysage et la douceur de l'instant, Saga n'éprouvait aucun plaisir, tout occupé qu'il était à récapituler la situation.

Tant de choses s'étaient écoulées depuis leur arrivée sur l'île, et en même temps si peu... Il avait l'impression de fouler le sol atlante depuis des siècles déjà, alors qu'il n'y était que depuis deux jours. Comme si le temps s'écoulait différemment ici, pensa-t-il. Mais il n'y avait pas que la perception du temps qui lui paraissait changée. Cette terre était pour lui tout à fait étrangère, et d'un autre côté bizarrement familière, sans qu'il puisse expliquer pourquoi. Il cessa brusquement sa rêverie, pour réfléchir posément à la situation. Les événements s'étaient précipités, et l'agréable instant qu'il était en train de vivre n'était, il le savait, que le calme avant l'orage. Une profonde inquiétude le hantait comme un étau qui lui serrait la poitrine. Depuis son réveil, il ne parvenait plus à capter le Cosmos de ses compagnons. Pas même une minuscule vibration, rien. Le néant. Il savait qu'Eileen, la veille, les avait tous les quatre téléportés en lieu sûr, dans une autre dimension sans doute. Il se rappelait que soudain, ils avaient tous perdus connaissance. Et Saga avait été recueilli par Manias et Karin, qui l'avaient emmené ici. Et des autres, nulle trace. Une pensée effleura le chevalier des Gémeaux, qui n'était pas des plus joyeuses. Ses compagnons avaient pu réapparaître n'importe où, peut-être à des kilomètres. Il frissonna, en espérant que l'illusion qui protégeait Atlantide de visiteurs inattendus avait pu les retenir sur l'île, même si rien n'était moins sûr.

Et maintenant, se demanda-t-il ? Il hésitait quant à la conduite à adopter. Pourtant, prendre les décisions ne lui avait jamais posé le moindre problème. Mais cette fois-ci, il se sentait démuni face aux événements. Peut-être que le mieux était de suivre l'idée de Minéos. Ce dernier avait en effet une idée quant à l'endroit où pouvaient se trouver ses compagnons. Saga se remémora ses paroles.
"Les catacombes, avait murmuré Minéos d'un ton empreint d'un respect presque craintif. Des kilomètres entiers de galeries souterraines, qui serpentent sous l'île. Personne, en théorie, n'y a pénétré depuis des siècles. Selon certaines légendes obscures, c'est au cœur de ces catacombes que reposerait l'armure maléfique des Gémeaux. Il faut nous y rendre le plus tôt possible. C'est notre meilleure chance de retrouver la trace de tes amis, car c'est certainement là-bas qu'ils se rendront."

Telles avaient été les paroles du mystérieux prétendant à l'armure de Vermeil de la Couronne Boréale. Saga aurait ardemment souhaité pouvoir être aussi optimiste que lui, mais ce n'était pas chose facile. Mais l'heure, désormais, était plus à l'action qu'à la réflexion. Minéos avait raison, au fond. C'est là-bas qu'il fallait chercher. Le chevalier d'or se leva, et regagna la petite maison où l'attendaient ses hôtes. Il demeura debout dans l'embrasure de la porte avec l'air de celui qui vient de prendre une importante décision.

- Entendu Minéos, commença-t-il. Partons. Manias, Karin, merci, je vous suis profondément reconnaissant pour tout ce que vous avez fait pour moi cette nuit. Je voudrais avoir plus de temps pour vous exprimer ma gratitude, mais nous devons partir au plus vite. En tous cas, soyez certains que je ne vous oublierai pas.

Sans un mot, Minéos se leva et fit un petit signe aux occupants de la maison. Puis il sortit de leur demeure. Après avoir serré dans ses bras le vieux couple, Saga quitta également la pièce et rejoignit Minéos sur l'étroit sentier. Sans un regard en arrière, les deux hommes s'éloignèrent rapidement, pour se diriger vers la falaise, à quelques centaines de mètres de là. Pour une fois, ils allaient devoir marcher. En effet, ainsi que Minéos lui avait dit, les déplacements à la vitesse de la lumière étaient impossibles sur l'Atlantide, en vertu d'une loi millénaire, instaurée par l'Empereur Poséidon. Le Maître des Océans ne voulant pas que ses disciples et fidèles puissent acquérir un tel niveau de connaissance, avait enveloppé l'île de sa puissante cosmo-énergie. L'enfermement du Dieu n'avait pas mis un terme à cet état de fait. A moins que Poséidon ne décide lui-même de lever cet interdit, les déplacements à la vitesse de la lumière seraient à jamais impossibles…

"Les Dissidents... songea Saga. Il est probable que nous les trouverons sur notre chemin, une fois arrivés aux catacombes. Et que nous aurons à nous battre. Je n'aurais jamais cru que notre voyage sur Atlantide serait ponctué de tant d'imprévus..."

Le chevalier d'Or, gardien de la troisième Maison du Zodiaque, chassa ses inquiétudes et se concentra sur la route. Minéos, infatigable, marchait devant lui, à quelques mètres à peine. Il avait l'air de connaître chaque recoin de l'île comme sa poche, et ne manifestait pas la moindre hésitation lorsqu'il s'agissait de choisir un chemin parmi d'autres.
En son for intérieur, Saga se félicita d'être accompagné d'un guide aussi compétent.
Finalement, sa situation n'était pas aussi délicate qu'elle ne le paraissait au premier abord. C'est donc empli de confiance qu'il accéléra le pas avant de gravir un rocher massif qui barrait le passage.

Les minutes passaient, et bien vite, Saga eut du mal à savoir depuis combien de temps ils marchaient. Le soleil tapait plus fort à chaque seconde qui s'écoulait, et se rapprochait de son zénith. Il devait être entre neuf et dix heures du matin, mais la chaleur était telle qu'on se serait cru au milieu de l'après-midi. Saga, qui pourtant était accoutumé au climat méditerranée, s'arrêta un instant et soupira en essuyant la sueur qui perlait à sa tempe. Après quoi, reprenant courage, il se remit en route afin de ne pas perdre de vue Minéos. Il revint à sa hauteur, et engagea la conversation. Il en savait trop peu sur son compagnon peu loquace pour avoir vraiment confiance en lui.

- Minéos... tu ne m'as pas dit pourquoi tu aurais dû être le détenteur de l'armure de la Couronne Boréale...

- Mmmh... répondit l'intéressé dans un léger grognement. Il n'y a pas grand-chose à dire. Tarkan et moi étions deux à la convoiter. Lors de l'affrontement qui nous a opposés, il m'a vaincu grâce à l'aide des pouvoirs télékinétiques de ses amis Solagar et Elias.
- Pourquoi Eileen ne l'a-t-elle pas disqualifié ? demanda Saga, interloqué.
- Elle n'était pas là, malheureusement. C'était au cours d'un de ses voyages hors de l'île. Peu de gens ont assisté au combat qui devait nous départager.
- Mais n'y avait-il pas un arbitre ? Au Sanctuaire, si je ne pouvais assister à un combat de deux apprentis, je déléguais un chevalier d'Or.
- Et bien, il y avait un arbitre, mais…
- Mais, encouragea Saga ?
- C'est bizarre, mais j'ai eu l'impression que le combat était truqué, comme si le résultat était connu d'avance. Je t'assure que j'étais plus puissant que Tarkan et pourtant j'ai perdu. Mais à présent que je connais l'existence des Dissidents, j'ai compris. Il leur fallait à tout prix au moins trois des quatre armures de Vermeil, si leur sécession voulait avoir une chance d'aboutir. A présent, silence, chevalier des Gémeaux. Tu ferais mieux d'économiser ton souffle.

L'interpellé obtempéra et se tut, se contentant d'admirer le panorama. Le paysage était assez familier, mais il n'en était pas moins magnifique. Le sentier serpentant le long de la colline s'était encore resserré, jonché çà et là de fleurs inconnues qui arrivaient jusqu'aux genoux de Saga. Ce dernier, mis à mal par la chaleur éreintante qu'il fallait supporter, déplorait le manque d'arbres qui auraient pu apporter un peu d'ombre rafraîchissante à ce chemin trop ensoleillé. Peu à peu, la pente se faisait plus abrupte, au point que leur randonnée s'apparentait désormais davantage à de l'escalade qu'à une simple promenade. La terre avait cédé la place aux rochers, qui semblaient vouloir les entraîner de plus en plus vite vers le point culminant de l'île.

Plusieurs fois, alors que Saga voyait, au-dessus de lui, la pierre disparaître au profit du ciel bleu et limpide, il crut avoir atteint le sommet de la falaise. Et à chaque fois, il constata avec déception que des dizaines de mètres les en séparaient encore. Il soupirait, regrettant de ne pouvoir se déplacer à la vitesse de la lumière. Poséidon était décidément un réel empêcheur de tourner en rond !

Finalement, après plusieurs heures d'escalade, les deux compagnons parvinrent non sans mal au sommet de la colline. A quelques mètres à peine, une impressionnante falaise marquait la limite sud de l'île et dévoilait l'infini de la mer. Minéos y arriva le premier, suivi de peu par Saga. Tandis que celui-ci essuyait la poussière qui lui recouvrait les vêtements, l'autre commença à parler en tendant le bras en direction d'un bâtiment étrange, comme encastré dans la roche.

- Il y a plusieurs entrées permettant d'accéder aux catacombes. Cet édifice en renferme une. C'est une ancienne prison, dans laquelle nous enfermions autrefois tous les atlantes qui représentaient un danger grave pour notre communauté. Aujourd'hui, elle n'est plus que rarement utilisée.
- Alors allons-y.
- Non. Je soupçonne les Dissidents d'avoir justement élu domicile dans cette prison à moitié abandonnée. Je crois que ce n'est pas prudent de s'y aventurer. Non, j'ai une meilleure idée. Il y a une autre entrée tout près d'ici, un peu plus difficile d'accès, mais plus sûre à mon goût.
- Où ça ? demandé Saga, suspendu aux lèvres de Minéos.
- Là.

Il fallut un instant au chevalier des Gémeaux pour constater que Minéos avait tendu son bras dans une autre direction. Vers... la mer !

- Comment ça, là ? s'écria Saga. C'est un gag ?

Minéos, sans prononcer un mot, fit quelques pas en direction du bord, dont il se rapprochait dangereusement. Lorsque plus rien ne le sépara du vide, il se retourna.

- La première entrée se trouve dans le temple de Kardas. La seconde, dans la prison dont je t'ai parlé. Et la troisième est.. là ! fit-il en pointant le doigt vers le bas.

Saga s'approcha à son tour du rebord de la falaise, non sans quelque prudence. Il jeta un regard dans le vide. C'était si haut... Des dizaines de mètres plus bas, les vagues venaient lécher les rochers menaçants, et le courant s'y briser. Pourtant, tout en bas, entre deux blocs de pierre, on pouvait distinguer quelque chose qui ressemblait à une grotte...

Saga examina attentivement la paroi ; beaucoup trop lisse pour pouvoir la descendre à mains nues. Avec une corde, en rappel ? Peut-être. Mais le résultat serait trop hasardeux, et ils n'avaient pas le droit à l'erreur. Finalement, la seule solution était probablement de sauter. Il n'y avait qu'une cinquantaine de mètres à sauter ; en théorie, rien de bien difficile pour un chevalier de son rang. Toutefois, Saga sentit une goutte de sueur couler sur son visage. Une longue minute s'écoula. Peut-être la plus longue de toute sa vie. Son regard allait lentement du vide à Minéos. De Minéos au vide. Inlassablement. Devait-il le faire ? Tout à coup, il ne se sentait plus très sûr de lui, ni de sa confiance envers cet inconnu. Pouvait-il se fier à lui ? Rien ne semblait moins sûr. Peut-être valait-il mieux se diriger vers la prison, au risque de tomber nez à nez avec les Dissidents. Et peut-être pas. Comment savoir ? Saga observa la mer un instant. Se jeter du haut de la falaise, était-ce vraiment si risqué que ça ? Il pourrait se protéger grâce à son Cosmos... Après tout, il avait vécu des épreuves autrement plus délicates. Devait-il vraiment hésiter ? Son esprit était torturé de questions, de pensées contradictoires.

Comme si une part de lui-même voulait sauter, tandis que l'autre l'en empêchait. Minéos continuait de le dévisager, comme s'il le mettait à l'épreuve. Et Saga continuait de réfléchir, sans même oser respirer, de peur de trahir son émotion. Jamais il n'avait été en proie à un trouble aussi intense. Il devait pourtant retrouver ses compagnons. Peut-être étaient-ils en ce moment même en difficulté, peut-être avaient-ils besoin de lui... Il eut l'impression qu'on l'appelait. Que le vide l'appelait. Mais il réfléchissait encore, et hésitait toujours. Il commença à réaliser que chaque seconde qui s'écoulait le faisait plonger encore davantage dans le doute, et l'indécision. La peur. Là était le seul danger. S'il surmontait sa peur, rien ne pourrait jamais lui résister. C'est ce que son maître lui avait toujours répété. Une fois encore, il regarda dans le vide. Avait-il le choix ? "On n'a jamais le choix, pensa-t-il. Vient un moment où il faut cesser de réfléchir."

Il sauta. Il sentit d'abord son cœur bondir dans sa poitrine, au point de presque en être éjecté. Il n'était plus soutenu par le poids rassurant du sol. Il n'avait rien à quoi s'accrocher. Il lui sembla qu'une éternité s'écoulait pendant qu'il était suspendu dans le vide. Le temps s'était arrêté. Il entrevit, l'espace d'une seconde, ce que pouvait être la liberté.
La douce caresse du vent, le délicat toucher de la chaleur du soleil... Mais cela ne dura qu'un infime instant. Ensuite vint la descente. Il baissa le regard, et sentit son corps attiré par une force irrésistible en direction de cette étendue liquide. Le vent, de caressant devint furieux et violent. Il bourdonnait à ses oreilles, au point que Saga aurait pu se croire en pleine tempête. Le sang battait à sa tempe. Il lui semblait que sa tête allait se voir arrachée du reste de son corps, tant la pression qu'il subissait était grande. Et Saga, presque endormi par cette sensation douloureuse et grisante à la fois, continuait d'observer la mer qui se rapprochait. Se rapprochait. Se rapprochait...

Vint l'impact.
Saga fut comme réveillé en sursaut. Il sentit son corps fondre dans l'eau comme une masse, descendre vers des profondeurs insondables, comme si rien ne pouvait l'arrêter. Il continuait de chuter, à peine plus lentement que dans le vide. Sa descente se ralentit, se fit plus discrète, pour s'atténuer au point de n'être plus perceptible. Pendant une longue seconde, il demeura immobile au milieu de l'élément liquide, sans être poussé dans un sens ni dans l'autre. Il ouvrit les yeux, pour voir son corps enfoncé dans un océan de petites bulles d'air. Ses vêtements flottaient autour de lui. Il se laissa doucement porter par un léger courant qui le remuait à peine. Il était bien. Même l'eau salée sur sa blessure ne lui causait aucune douleur, pas même un minuscule élancement. Jamais il n'avait ressenti une telle euphorie. Comme si souffrance et plaisir se rejoignaient par les extrêmes. Mais il est une fin à tout, même et surtout aux instants les plus uniques. Bientôt, il se vit attiré vers la surface. Sans qu'il fasse un geste, son corps remonta jusqu'à ce que sa tête émerge de l'eau dans un soupir.

C'était fini. Le rêve - le cauchemar ? - prenait fin ici même, et la réalité reprenait ses droits. Non sans quelque regret, Saga effectua quelques brasses qui le poussèrent contre un proche rocher, auquel il s'agrippa. En un instant, il grimpa sur le bloc de pierre et se retourna, pour voir arriver Minéos par le même chemin que lui. Il attendit son compagnon, puis sauta sur un rocher voisin sans perdre un instant. Aucune parole ne fut échangée. Une seconde seulement, Saga se demanda ce qu'il serait advenu s'il n'avait pas osé sauter... Il chassa bien vite cette pensée et se concentra sur l'objectif. Minéos passa devant lui, et tous deux atteignirent la grotte sans problème. Ils plongèrent, et une minute passa au cours de laquelle on ne les vit plus reparaître à la surface. Puis deux têtes émergèrent presque au même moment, au sein de la caverne. Il se hissèrent rapidement sur le sol rocheux de la grotte, et s'assirent pour souffler quelques instants. Leurs vêtements étaient trempés, mais cela n'avait guère d'importance. Une fois reposés, il se levèrent, emplis de volonté et d'ardeur, pour gagner le fond de la caverne, qui se séparait en deux boyaux d'apparence quasi identique. Saga se tourna machinalement vers Minéos, qui avait jusqu'à présent toujours choisi la route à prendre.

- Ne me regarde pas comme ça, je ne suis jamais venu ici ! Je n'ai aucune idée quant à l'itinéraire à suivre. Le mieux est de choisir au hasard.
- Tous les chemins mènent à Rome, c'est ça ? grommela un Saga qui manifestait son mécontentement. Ben voyons...

Il devait y avoir des dizaines de couloirs de ce type dans les catacombes. Ils n'iraient pas bien loin dans ces conditions. Saga soupira exagérément. Puis il s'engagea résolument dans le tunnel de gauche. Avec un peu de chance, ils pourraient se repérer grâce aux Cosmos de leurs compagnons... ou de leurs ennemis. Il avança de plusieurs mètres, avant de se retourner vers Minéos.

- Tu viens ? Nous sommes pressés et ne pouvons pas nous permettre de perdre une seule seconde.

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Cette fiction est copyright Emmanuel Axelrad et Clément Baudot.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.