Chapitre 11 : Piégés !


Kanon respira profondément, ressentant au plus profond de lui l'exhalaison d'une puissance encore insoupçonnée. Cette armure... Etait-ce vraiment une armure ? Jamais de toute son existence il n'avait éprouvé une émotion similaire en revêtant un habit sacré. C'était quelque chose de radicalement différent de tout ce qu'il avait connu jusqu'alors.

Il ouvrit les mains et, hypnotisé, prit le temps d'observer avec attention la protection qui l'avait recouvert. Ses formes harmonieuses étaient identiques en tous points à l'armure de Saga. Cependant, la ressemblance s'arrêtait là. Son éclat n'avait rien de commun avec celle de son frère. Elle luisait d'une façon mystérieuse, au point qu'il devenait difficile d'en détacher son regard. Et surtout, l'âme qui sommeillait en elle, impénétrable et inconnue, ravivait ses ardeurs passées, au point de faire naître chez Kanon des sentiments mêlés et incompréhensibles. Tout cela demeurait très obscur, mais tout au moins avait-il une certitude : pour la première fois de son existence, il ressentait une quasi-parfaite harmonie avec l'entité qui le protégeait. Au fond, seule cette certitude était importante. En comparaison, tout le reste devenait secondaire.

Il ferma les yeux et faillit sursauter de surprise. Une puissance formidable se dégageait de cette armure, si palpable que le chevalier aurait presque pu la condenser au creux de ses paumes. Une énergie sans pareille montait en lui, et s'intensifiait davantage à chaque seconde qui passait. C'était comme un feu qui consumait ses entrailles et faisait jaillir en lui des talents inconnus, sans jamais devoir diminuer d'ampleur. Le chevalier des Gémeaux serra les poings et concentra son Cosmos. Aussitôt un sourd grondement s'éleva, comme si l'armure répondait à son appel.

Il sourit. Cette armure était sienne désormais. Pour en tirer tout le formidable potentiel, il lui faudrait réussir à atteindre une harmonisation totale et inébranlable avec elle. Il repensa soudain à toutes les mises en garde dont il avait fait l'objet. De simples légendes destinées à refroidir ses ardeurs... ou bien les prémonitions d'un réel danger. Où était la vérité ? Kanon sentait peu à peu son esprit s'obscurcir, en proie à des pensées sombres et nouvelles qui venaient interrompre sa réflexion. Peut-être que ce "pouvoir maléfique" existait bel et bien. Peut-être même était-il en train d'annihiler sa volonté et de corrompre sa conscience. Peut-être... une goutte de sueur apparut sur la tempe de Kanon. Mais il était trop tard. L'armure avait manifestement apposé une profonde empreinte sur son porteur, telle une marque au fer rouge. La destinée de Kanon, quelle qu'elle soit, se poursuivrait désormais jusqu'à son terme, sans que personne ne puisse en stopper le développement.

Le sourire de Kanon s'élargit, et une étrange lueur s'alluma au fond de ses yeux. Il était Kanon, le porteur de l'armure maléfique des Gémeaux. A cet instant précis, seule comptait cette euphorique sensation de puissance sans limite. Pour elle, il aurait vendu son âme. C'était un bien maigre prix à payer, en comparaison de cet indicible plaisir qui le parcourait. Quant au reste... de menus détails, rien de plus.
Kanon se redressa. A présent que sa ligne de conduite était fixée, il était temps d'agir.

*****

Ce lieu n'avait rien de commun avec le reste des catacombes, voilà qui était évident. Les sombres et étroits couloirs, qui serpentaient sous l'île, cédaient ici la place à une vaste salle, éclairée par une lueur dont l'origine demeurait un mystère. Il s'agissait très certainement d'un temple... ou de ce qu'il en restait après des siècles d'abandon. L'aménagement était des plus austères. La salle avait dû être taillée à même le roc, et rien, ou presque, ne venait égayer ce lieu sacré. Ni statues, ni dorures, ni bas-reliefs. Plusieurs piliers soutenaient l'ensemble, mais ils étaient froids et sévères, dénués de toute recherche esthétique. Une dizaine de marches débouchaient sur une estrade agrémentée d'un autel de pierre. C'est là que reposait encore, il y a quelques instants, la maléfique armure des Gémeaux qui avait fait la légende de l'île. Plus haut, au milieu du mur, prenait place la seule et unique ornementation du lieu : le trident doré, symbole traditionnel de l'Empereur des Mers. Et au pied de ce trident, un trône. Occupé.

- Il s'est endormi, commenta Solagar en observant le Dieu de la Guerre assis sur un siège qui n'était pourtant pas le sien.

Solagar et Elias se tenaient devant l'estrade, les bras croisés. Comme à l'accoutumée, les sourcils de Solagar étaient froncés et son regard plein de sérieux. Un plan était sans doute en train de mûrir dans son esprit. Mais son supérieur l'interrompit brutalement.

- Solagar, commença Elias avec une pointe d'impatience, que faisons-nous à propos d'Arès ? J'aime autant te prévenir tout de suite que je ne supporterai pas sa présence bien longtemps. Et je n'apprécie pas du tout la façon dont il nous traite. Il nous est utile pour l'instant... mais après ?

Un silence. Depuis plusieurs années déjà, Elias avait fait de Solagar son stratège et principal conseiller. La plupart du temps, c'était ce dernier qui fixait la marche à suivre, et jouait le rôle de véritable tête pensante de la Dissidence. Pourtant, c'était toujours Elias, chevalier du Lynx, qui donnait les ordres. Cette organisation tacite avait jusque là toujours bien fonctionné, donnant lieu à un équilibre et une harmonie qui faisait la valeur des Dissidents. Et une fois encore, Elias attendait les conseils avisés de son subalterne. Ceux-ci, cependant, tardaient à venir. La situation était en effet plus complexe que d'ordinaire, et comploter contre le Dieu de la Guerre pouvait se révéler fatal... Solagar continuait de réfléchir en silence. Il sentit cependant qu'Elias perdait patience, et rompit le silence.

- Deux choses me semblent importantes... d'une part, nous assurer du soutien de Kanon.
- Où est-il, d'ailleurs ? Je capte les vibrations de son Cosmos dans les environs, mais il est invisible.
- Il ne doit pas être bien loin. Ca n'est pas un problème, à mon avis. Mais tu sens son aura ? De toute évidence, Kanon n'est pas insensible au pouvoir de l'armure... nous n'aurons qu'à le cueillir. Mais avant ça, il y a autre chose de plus urgent.
- Quoi donc ?
- Nous attirer les bonnes grâces d'Arès/Ikki en lui donnant ce qu'il désire. A savoir Eileen, et éventuellement ces deux chevaliers du Sanctuaire qui l'accompagnent. Après cela, nous règlerons le problème que nous pose le Dieu de la Guerre. Quant à Minéos, qui a visiblement rejoint le camp d'Eileen, il ne nous est d'aucune utilité. Eliminons-le sans plus tarder.
- Tu as bien pensé, Solagar. Grâce aux pouvoirs télépathiques d'Eileen, nos quatre poursuivants parviendront bientôt jusqu'à nous. Alors attendons qu'ils arrivent et préparons-nous à les recevoir !
- A vrai dire... interrompit Solagar. J'avais une autre idée.

Elias soupira. Solagar avait malgré tout un don pour compliquer les situations les plus simples.

- A mon avis, poursuivit le sous-fifre, il faut éviter de les affronter de front. Ils sont tout de même quatre... nous devons minimiser les pertes. Je suis d'avis de les séparer avant qu'ils arrivent ici.
- De les séparer ???
- Eileen est en train de les guider vers nous avec ses pouvoirs, n'est-ce pas ? Capturons Eileen. Les trois autres seront logiquement conduits à se séparer pour augmenter leurs chances de nous trouver, et alors...

Brusquement, Elias se recula en secouant la tête.

- Stop ! Tu m'embrouilles l'esprit. Dis-moi juste ce que je dois faire, et ensuite cesse de me fatiguer avec tes histoires, s'il te plaît.
- Eh bien... tu peux aller chercher Kanon, afin de nous en faire un allié. Quant à nos ennemis, Tarkan et moi devrions pouvoir nous débrouiller seuls.
- Très bien. Alors va, mais ne me déçois pas conclut Elias en s'éclipsant derrière un pilier !

Solagar le regarda partir, puis s'éloigna dans la direction opposée. Il s'approcha prestement de l'autel désormais vide, l'effleura de la main un instant. Puis d'un coup, il bondit et s'assit dessus en tailleur. Il prit une profonde inspiration et ferma les yeux. Aussitôt, une aura rougeoyante apparut et se condensa autour de son corps. Sa concentration était telle qu'il n'était désormais plus qu'à demi conscient, toute son attention focalisée sur la cible qu'il tentait de situer : Eileen, Saga, Shun et Minéos. Lorsque enfin il eut atteint un profond état de transe, une image apparut dans son esprit.
D'abord floue et indistincte, elle se précisa rapidement au point d'aboutir finalement à un résultat tout à fait net. Et ce qu'elle représentait laissa échapper un sourire de satisfaction à Solagar. Décidément, ses pouvoirs psychiques égalaient en puissance ceux de la Grande Prêtresse. Grâce à eux, il pourrait désormais observer ses quatre ennemis dans leur progression vers le temple souterrain, sans que ceux-ci soient en mesure de découvrir la surveillance dont ils étaient les victimes. Et surtout, il ne lui restait à présent plus qu'à attendre le moment opportun pour mettre son plan à exécution...

*****

D'abord il n'y avait rien. Le mince boyau était plongé dans l'obscurité la plus totale et dans le silence le plus complet. Une nuit profonde et éternelle baignait ce lieu, une nuit qu'aucune présence ne venait menacer. A peine le frôlement d'un lézard qui parfois grimpait le long de la paroi avant de s'enfoncer dans une anfractuosité de la roche, comme en quête d'une pénombre plus profonde encore. Non, il n'y avait décidément rien ici. Quel esprit dérangé aurait bien pu manifester le moindre intérêt pour un lieu aussi repoussant ? Qui pouvait éprouver le désir de pénétrer dans un endroit aussi peu accueillant ?

La réponse survint brutalement. Ce fut d'abord un coup sourd qui trahissait son éloignement, comme un choc sur le mur. Le son se répéta au point d'acquérir bientôt une évidente régularité. Il se rapprochait. Chaque seconde qui passait le rendait plus discernable, et à présent aucun doute ne pouvait encore subsister : quelqu'un venait par ici. Le lézard qui demeurait immobile sur le sol se mit soudainement en mouvement, alerté par cette présence imprévue, et gagna l'abri le plus proche. Aussitôt après sa disparition, une lueur apparut au fond du couloir. Une torche enflammée, très certainement. Son rayonnement s'accrut jusqu'à l'arrivée des voyageurs.

Ils étaient quatre. C'était une femme entre deux âges qui ouvrait la marche. Elle tenait la torche, et son pas était décidé, plein de détermination. Eileen. C'est elle qui servait de guide au petit groupe, à la recherche des Dissidents. Elle seule, par l'étendue de ses pouvoirs télépathiques, était en mesure de capter avec précision la position de leurs ennemis, et donc de choisir le bon chemin. Derrière elle, Shun et Saga marchaient avec une certaine hésitation. Cette situation était inconfortable pour eux qui étaient plus habitués aux grands espaces. L'impression de nudité due à leur absence d'armure ne faisait que renforcer leur appréhension. Enfin, Minéos formait l'arrière-garde. Aucune émotion ne se dégageait de lui. Sa démarche était neutre, tout comme son visage dénué d'expression. Il suivait le groupe, mais ses pensées étaient pour les affrontements à venir. En particulier ce petit compte qu'il devait régler avec Tarkan...

Les quatre chevaliers s'arrêtèrent soudain, sous l'impulsion d'Eileen. Ils se trouvaient au beau milieu d'un croisement. Trois passages leur étaient offerts, et leur guide semblait hésiter. Saga, Shun et Minéos examinaient les différents tunnels, dans l'espoir de découvrir un indice qui les mettraient sur la voie, mais il n'en fut rien.
Quant à Eileen, elle était toujours en proie au doute. Elle se mordit les lèvres, avant de murmurer quelques mots d'une voix faible :

- Un des ces passages mène à l'ancien temple, qui sert sans doute de refuge aux Dissidents.
- Lequel demanda Saga en levant un sourcil ?
- ...

Le silence d'Eileen était éloquent. Elle laissa échapper un soupir qui trahissait sa fatigue. Ses compagnons réalisèrent alors qu'elle était mentalement épuisée. De longues minutes durant elle était restée concentrée afin de capter l'énergie des Dissidents, et ses réserves s'étaient amoindries en conséquence. Elle était à bout. Shun fut le premier à se précipiter pour la soutenir lorsqu'elle manqua de s'évanouir.

- Comment tu te sens, lui demanda-t-il avec une voix déformée par l'inquiétude ?

Eileen soupira à nouveau et s'adossa contre la paroi. Après quoi elle repoussa lentement les bras de son fils désireux de l'aider à tenir debout.

- Ca ira, fils. Ca ira, fit-elle d'un ton qui se voulait rassurant. J'ai seulement besoin de me reposer quelques minutes. Laisse-moi.

Elle releva la tête et s'adressa à ses trois compagnons.

- Allez jeter un coup d'œil dans les différents tunnels, leur enjoignit-elle. Il doit bien avoir quelque chose, n'importe quoi... qui indique la bonne direction.

Les trois autres eurent un moment d'hésitation. En particulier Shun qui aurait souhaité rester aux côtés de sa mère. Mais elle mit fin à ces tergiversations d'un simple regard. Toute femme affaiblie qu'elle était, elle conservait l'autorité et le charisme qui lui étaient propres. Saga et les autres obtempérèrent sans plus attendre. Il ne pouvait rien arriver de grave, après tout. Et de toute façon, ils ne s'éloignaient que de quelques mètres à peine...

Mais c'était déjà trop. Voilà plusieurs minutes déjà que Solagar, depuis l'autel du temple, surveillait à distance le petit groupe, en quête d'un instant favorable à son sinistre dessein. Et le moment propice venait enfin d'arriver. Pas question de laisser filer pareille aubaine. Eileen, affaiblie, isolée et vulnérable : l'occasion était trop belle. Solagar fronça les sourcils et intensifia son Cosmos autant qu'il le pouvait. Il était persuadé que la manœuvre allait être difficile, mais il fut surpris de constater qu'il n'en fut rien. Son aura apparut aux côtés de la Grande Prêtresse, s'accrut et finit par envelopper totalement Eileen qui avait perdu connaissance. Quelques secondes s'écoulèrent, des secondes de concentration et de tension. Lorsque le Cosmos rougeoyant de Solagar s'estompa, le croisement était vide. Eileen avait disparu.

Un grand sourire éclaira le visage du Dissident essoufflé mais satisfait de son effort. Devant lui, à même le sol, gisait la Grande Prêtresse, inconsciente. Elle était désormais entre leurs mains.

*****

- Et maintenant ?

La voix de Minéos était dure et pleine de colère. Comment avaient-ils pu se laisser berner avec autant de facilité ? Comment avaient-ils pu laisser les Dissidents s'emparer de la Grande Prêtresse, sans esquisser le moindre geste pour empêcher l'enlèvement ? A croire qu'ils n'avaient de chevaliers que le titre...

- Et maintenant, répéta Minéos en serrant les poings ? La situation n'était déjà pas fameuse tout à l'heure... à présent elle est catastrophique.

Personne ne répondit. Minéos n'avait que trop raison, tous trois le savaient.

- Vous réalisez dans quelle merde nous sommes ?

Minéos continuait de se laisser emporter par sa colère en interrogeant successivement du regard ses deux compagnons. Shun ne réagissait pas. Il demeurait par terre, prostré, incapable de la moindre réaction. A peine avait-il retrouvé sa mère, qu'il la perdait une fois de plus... Quelques larmes l'envahirent, mais il les retint à grand-peine en refoulant ses sentiments. Sauf un seul. La haine.

- Calme-toi, Minéos, reprit Saga qui refusait de se laisser aller au pessimisme. Rien n'est perdu... Eileen n'est pas morte. Et nous sommes trois puissants chevaliers, n'est-ce pas ?
- Trois chevaliers sans armures. Face à des ennemis armés. Et plus nombreux que nous, s'écria Minéos avec hystérie !

Brusquement, Saga se mit en mouvement, l'air menaçant. Il avança et flanqua un violent coup au menton de Minéos, qui fut projeté contre le sol poussiéreux.

- Tu vas te taire et tu vas m'écouter. Nous allons nous séparer. Chacun prendra un chemin différent. Peut-être qu'un seul d'entre nous parviendra à débusquer les Dissidents, mais nous devons saisir la seule chance que nous ayons de sauver la situation. Nous la saisirons, et nous vaincrons. Est-ce que j'ai été clair ?
- Oui, murmura Minéos, soumis, qui se relevait péniblement en essuyant le sang qui lui coulait sur le menton.

Saga approuva d'un signe de tête, avant de se tourner en direction du chevalier Andromède.

- Shun ?

Ce dernier s'était relevé, et se tenait à présent dos à ses compagnons, si bien que personne ne pouvait voir l'expression que peignait son visage.

- Pas de problème, fit-il d'un ton qui ne lui était pas coutumier.
- Alors bonne chance à vous deux, répondit le chevalier des Gémeaux sans prêter plus d'attention au comportement de Shun.

Saga fit volte-face et s'enfonça dans l'un des couloirs en courant, avant de disparaître. Minéos en fit autant. Shun demeura un instant au croisement, puis il s'engagea à son tour dans le dernier tunnel.

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Cette fiction est copyright Emmanuel Axelrad et Clément Baudot.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.