Chapitre 8 : Un message ensanglanté


Avant de sortir, Rigel prit le temps de se regarder brièvement dans le miroir sale qui ornait l'une des parois de sa hutte. Ce qu'il y vit n'était pas très différent de l'ordinaire. Un jeune homme de haute taille, mince mais large d'épaule, aux cheveux bruns clairs et aux yeux foncés, portant une armure. Un peu plus pâle que d'habitude, peut-être, mais il attribua cela à tout le temps qu'il avait passé à remuer des livres poussiéreux dans la Bibliothèque du Sanctuaire. Aucune trace apparente de crainte ou d'appréhension quand au futur. Satisfait, Rigel se détourna et sortit.

Dehors, il faisait encore nuit. Le Sanctuaire dormait, à l'exception des quelques gardes de service à cette heure. Rigel hésita un instant, puis se dirigea vers l'endroit où il avait pris l'habitude de s'entraîner. Un lieu particulièrement rocailleux et isolé, bordé de falaises, où personne ne venait d'ordinaire. Il ne lui fallut qu'une dizaine de minutes pour y parvenir. Une fois là, Rigel marqua un temps d'arrêt et leva les yeux vers le ciel nocturne piqueté d'étoiles. Mais la constellation d'Orion n'était pas visible à cette époque de l'année. Avec un sourire résigné, Rigel commença à s'entraîner.

Pas en avant. Coup de poing. Esquive. Pas chassé sur la gauche. Balayage du pied. Il esquissait chaque mouvement avec une lenteur surprenante, se concentrant sur la précision de l'ensemble de ses gestes. C'était étrangement relaxant de réaliser ainsi ces exercices dans la semi-clarté que fournissaient les étoiles, entouré du seul silence et de l'air frais de la nuit, si rafraîchissant après la chaleur terrible du jour. Rigel se sentait en parfaite harmonie avec tout ce qui l'entourait. Avec son armure, surtout, qui était pour le moment d'une couleur jaune pâle, presque blanche dans la quasi-obscurité. Il lui semblait qu'elle vibrait en synchronisation avec ses battements de cœur. Peut-être était-ce le cas.

Pas en arrière. Coup de pied à la tête. Bloquage. Rigel entreprit d'accélérer peu à peu ses mouvements. Devant lui, le ciel était en train de s'éclaircir. L'aube, déjà. Pas sur le côté. Feinte. Coup de pied. Rigel allait de plus en plus vite, sans encore utiliser son cosmos. Les attaques et les parades qu'il effectuait contre un ennemi imaginaire s'enchaînait avec une précision parfaite. Encore plus vite…

Le soleil se leva, incendiant le ciel de rouge et d'orangé, et un afflux d'énergie titanesque parcourut le corps de Rigel. Son cosmos s'enflamma sans qu'il ait fait un effort conscient pour l'invoquer, avec une intensité si forte qu'elle en était presque douloureuse. Son armure flamboyant à présent de mille feux, Rigel ramena le poing en arrière, puis l'abattit contre le sol en hurlant.

Il y eut une explosion.

Puis le silence.

Rigel se redressa, haletant, couvert de poussière. Il se trouvait au creux d'un profond cratère, entouré de lourds quartiers de roche. La puissance énorme qu'il avait ressenti l'instant d'auparavant s'était évaporée et son armure brillait d'un orange clair dans la lumière fraîche du matin. D'un air détaché, le jeune homme observa les dégats qu'il venait de causer. C'était tout à fait convenable du point de vue de la puissance brute, jugea-t'il après un moment. Bien évidemment, en combat, il y aurait beaucoup d'autres facteurs qui entreraient en jeu. Sans compter le fait qu'il n'était toujours pas capable d'invoquer cette force à volonté.

Rigel y réfléchit brièvement tout en entreprenant de sortir du cratère. Le fait de regarder le soleil en train de se lever multipliait ses forces à un point énorme, lui permettant aisément d'atteindre le septième sens. Dans la mythologie grecque, Orion avait été l'amant d'Eos, la déesse de l'aurore. Mais cette puissance ne durait qu'un instant. Cela ne serait d'aucune utilité lors d'une guerre. Il fallait qu'il puisse atteindre l'ultime cosmos à n'importe quel moment.

Rigel fronça légèrement les sourcils tandis qu'une pensée lui venait, une pensée qui l'avait perturbé ces derniers jours. Ce pouvoir particulier lui appartenait en tant que chevalier d'Orion. Il acceptait le fait tel qu'il était. Après tout, il avait dû s'entraîner de longues années et développer son cosmos par lui-même. Il le méritait. Mais, d'après les recherches qu'ils avaient faites, les cinq guerriers des éléments disposeraient d'un pouvoir immense dès le moment où ils revêtaient leurs armures, même s'ils n'avaient jamais reçu le moindre entraînement auparavant. L'idée était perturbante. Se pouvait-il donc qu'une armure confère ainsi d'elle-même de telles capacités à celui qui la portait ? Rigel y songea un moment, puis haussa les épaules. Au rythme où allaient les choses, il n'aurait probablement jamais l'occasion de le savoir.

************

_Je t'ai déjà dit que non. C'est mon dernier mot.

_Mais, princesse, si vous…

_J'ai dit non !

Hilda de Polaris, princesse d'Asgard et souveraine de son peuple, leva les yeux au ciel, réprima un profond soupir et entreprit de gravir les escaliers menant à la grande esplanade du palais. Suivie, malheureusement, par son interlocutrice opiniâtre, laquelle ne semblait pas bien comprendre la signification du mot " non ".

_Princesse, rien ne nous permet d'être sûres qu'Asgard ne va pas de nouveau être menacé dans le futur proche ! Si nous avions de nouveau des guerriers divins…

_Il n'y aura pas de nouveaux guerriers divins, trancha Hilda, appuyant sur chaque mot. Les armures ont été mises en sécurité et elles y resteront.

_Mais…

_Il n'y a pas de " mais " qui tienne, Sylphia !

Foudroyée du regard par la princesse, la jeune femme marmonna une excuse, puis se tut, bien que son expression indiquât clairement le fond de sa pensée.

Hilda soupira intérieurement tout en se dirigeant vers l'autel où reposait l'armure d'Odin. Depuis une semaine qu'elle avait appris le retour proche de son frère cadet à Asgard, elle avait eu tout le temps d'imaginer le moment de leurs retrouvailles. Mais jamais elle n'avait songé qu'elle aurait à supporter cette peste insupportable de Sylphia ce jour-là.

Elle lui adressa un regard en coin. Sylphia ne ressemblait guère à la majorité des habitantes d'Asgard. Une vingtaine d'années seulement, elle était mince et pas très grande, et elle portait des vêtements de garçon. Elle avait des cheveux roux qu'elle portait court, contrairement à la coutume, et des yeux vert d'eau.

Accessoirement, aussi, Sylphia était la sœur jumelle d'Albérich de Megrez, bien qu'elle lui ressemblât assez peu, intérieurement comme extérieurement. Sylphia était directe là où Albérich avait été tortueux, impulsive là où il avait été réfléchi. Seul véritable point commun, leur intelligence surprenante. Mais, tout comme son frère, elle ne l'utilisait que rarement d'une façon qui profite aux autres. Depuis quelques jours, elle avait entreprit de persuader Hilda qu'elle devait recruter de nouveaux guerriers divins, insistant là-dessus à longueur de journées avec un manque de tact absolu. Encore hantée par le souvenir de ceux qu'elle avait involontairement envoyé à la mort, Hilda avait dû se retenir plusieurs fois pour ne pas la gifler.

De fait, elle avait eu tout le temps de regretter l'idée qu'elle avait eu d'inviter Sylphia à résider au palais. Après la mort d'Albérich, comme la jeune femme était désormais seule au monde, Hilda avait pris pitié d'elle et avait voulu l'aider à surmonter cette épreuve. Dès les premiers jours, elle avait largement eu l'occasion de constater qu'elle n'en aurait guère le besoin. Sylphia détestait faire état de ses sentiments personnels, mais cela ne l'empêchait pas de passer ses nerfs sur tous ceux qui l'entouraient à intervalles irréguliers. Même Freya ne la supportait plus. Fort heureusement, aujourd'hui, elle était partie accueillir Freyr.

Hilda réprima un nouveau soupir, puis décida résolument de voir le bon côté des choses. Elle allait enfin retrouver son frère, qu'elle n'avait pas vu pendant les cinq longues années où avait duré son entraînement dans les terres glacées du nord. A quoi ressemblait-il maintenant ? Il avait certainement beaucoup changé. Subitement plus joyeuse, Hilda fit encore quelques pas, une Sylphia renfrognée à ses côtés.

_Princesse Hilda de Polaris.

Hilda se retourna, surprise. Il y avait six hommes devant elle, tous vêtus d'armures argentées qui miroitaient sous le soleil pâle. Un instant, Hilda se demanda comment ils avaient fait pour apparaître ainsi devant elle sans qu'elle les ait remarqués. Puis elle sentit le pouvoir qui émanait d'eux. Ces six-là étaient pratiquement aussi puissants que l'avaient été ses guerriers divins. Et l'expression qui étaient dans leur regard…

_Qui êtes-vous ? demanda Hilda, brusquement inquiète.

Cette expression froide, amusée, était la même que celle du chasseur devant une proie impuissante. Pourtant, quand l'un des six fit un pas en avant et s'inclina pour lui répondre, sa voix ne laissait paraître qu'une politesse courtoise.

_Mon nom est Orem, dit l'homme aux longs cheveux blancs et aux yeux gris acier. Et voici mes compagnons, Eranès, Dessius, Lyros, Assam et Trenem.

Il désigna tour à tour les cinq autres guerriers, qui esquissèrent chacun une vague inclinaison de la tête. Mais leur expression ne changea pas. Ils la regardaient avec suffisance, et même un peu de mépris. Toute leur attitude hurlait qu'ils pouvaient jouer à paraître respectueux, mais qu'ils avaient à tout moment la possibilité de lui ôter la vie et qu'ils savaient qu'elle en avait conscience. Hilda frissonna.

_Nous sommes les serviteurs d'Hermès, poursuivit Orem en se redressant, et, à son instar, nous servons de messagers aux dieux de l'Olympe.

_Vous êtes des coursiers, quoi, lâcha brusquement Sylphia, à qui les manières des six hommes ne plaisaient pas plus qu'à Hilda.

Une expression étrange traversa le visage d'Orem, qui fit un pas dans sa direction et esquissa un mouvement presque imperceptible. Les yeux écarquillés, Hilda vit une sphère de ténêbres opaques apparaître de nulle part autour de la jeune femme. Il y eut comme une vibration dans l'air tandis que Orem faisait un geste du revers de la main. Sylphia n'eut même pas le temps de pousser un cri. L'instant d'après, il n'y avait plus rien. Elle s'était volatilisée.

_Qu'est-ce que vous lui avez fait ? demanda Hilda, mi-affolée, mi-furieuse.

_Oh, rien de bien méchant, répondit Orem avec un sourire amusé. Je l'ai téléportée ailleurs. Je ne sais pas exactement où, je dois l'avouer. Mais ne vous inquiétez pas, elle devrait s'en tirer, pour autant qu'elle ne se retrouve pas en pleine mer ou à mille mètres au-dessus du sol. Ce genre de choses arrive, parfois…

Hilda s'arrêta presque de respirer tandis que l'homme levait les yeux sur elle et la fixait. On aurait dit qu'il riait intérieurement, comme à une bonne plaisanterie qu'elle ne savait pas apprécier. Cet homme était dément, elle ne trouvait pas d'autre explication.

_Maintenant que nous ne risquons plus d'être dérangé, reprit tranquillement Orem, qui ne semblait pas avoir remarqué la réaction d'Hilda, il est temps que je vous délivre le message qui nous a été confié.

_Et de quoi s'agit-il ? parvint tout juste à demander Hilda.

_Il s'agit du Sanctuaire d'Athéna, nous sommes venus vous ordonner de cesser toutes vos relations avec lui.

Un éclair de colère traversa Hilda, qui oublia aussitôt la crainte qui l'habitait.

_Et pour quelle raison ? demanda-t'elle d'une voix glaciale.

Le sourire que lui adressa Orem ne trahissait rien de ses pensées.

_Parce que le Sanctuaire d'Athéna va bientôt subir une nouvelle guerre, et que, cette fois, il n'en restera pas pierre sur pierre. Et si le royaume d'Asgard se range à ses côtés, il subira le même sort.

************

Sylphia se réveilla. Elle était étendue sur le sol, la joue contre la pierre froide. Il faisait sombre, ici, alors même que l'atmosphère était étrangement tiède, presque chaude. Où était-elle arrivée ?

La jeune femme se releva. Son esprit était encore confus, mais ses souvenirs étaient en train de s'éclaircir à grande vitesse. L'homme à l'armure argentée l'avait attaquée, elle s'en souvenait, mais sa mémoire s'arrêtait là. Elle avait dû perdre connaissance et il l'avait envoyée ici. Mais où était ce " ici " ?

Sylphia regarda autour d'elle. Apparemment, elle se trouvait dans une grotte. Difficile de dire exactement à quoi elle ressemblait. La majeure partie du lieu était plongé dans les ténêbres, à l'exception toutefois de ce qui se trouvait juste devant elle. Devant elle se trouvait… un lac de lave en fusion.

_Ca y est, je suis arrivé au Muspellheim, souffla la jeune femme, stupéfiée.

De la lave ? Sylphia écarquilla démesurément les yeux. C'était impossible ! Ou plutôt non, ce ne l'était pas, se rappella-t'elle brusquement. Son frère lui en avait déjà parlé une fois. L'un des guerriers divins, Hagen de Merak, si elle se souvenait bien, avait eu l'habitude de s'entraîner dans un lieu tel que celui-ci. Et il n'y avait pas de doute à avoir sur ce que ses yeux lui disaient. Il y avait bel et bien un lac de lave bouillonnante et sifflante d'une dizaine de mètres de diamètre juste devant elle.

C'était certes curieux, mais elle avait autre chose à faire, en y réfléchissant. Hilda était probablement en danger et, même si, à l'instar de son frère, Sylphia ne ressentait pas une admiration débordante pour sa souveraine, elle avait par contre très envie de prendre sa revanche sur l'homme qui s'était présenté comme s'appelant Orem. Mais elle ne devait pas agir avec précipitation, quand bien même elle aurait eu la possibilité de retourner immédiatement d'où elle venait, ce qui n'était visiblement pas le cas. Elle n'était pas une combattante, après tout. Il fallait être prudente. Peut-être y avait-il ici quelque chose qui pourrait l'aider, songea-t'elle brusquement, comme si quelqu'un venait de le lui souffler à l'oreille.

Sylphia fit un pas en avant, puis un autre. La chaleur qui émanait de la lave était terrible. La jeune femme ne recula pas pour autant. Il lui avait semblé apercevoir quelque chose devant elle, au beau milieu de la lave. Sylphia plissa les yeux. La sueur lui ruisselait sur le visage et l'air était pratiquement irrespirable, mais, étrangement, il lui semblait que c'était beaucoup moins important que ce qui se trouvait là.

Une boîte de métal gravée. Elle la voyait à présent, qui reposait sur un autel de pierre noire au centre du lac de lave bouillonnante. Sylphia se mit à tousser sans pouvoir se contrôler. Sa peau la brûlait. Il fallait qu'elle recule ou…

Non. Sylphia se figea brusquement. C'était comme si une voix était brusquement apparue dans son esprit. Une voix étrange, indistincte. Sylphia ne saisissait pas les mots, mais elle comprenait ce qu'elle lui disait. La voix lui parlait de batailles, de guerriers invincibles, de sang et de destruction. C'était comme un chant, une mélopée antique qui résonnait à travers les siècles, pleine de puissance, de fureur et de sauvagerie. Et le chant éveilla peu à peu un écho en elle.

Sylphia cligna des yeux. La boîte métallique se trouvait juste devant elle à présent, posée sur le rebord même du lac en fusion. Le chant s'était tu mais elle se souvenait encore de ce qu'il avait évoqué en elle. Le pouvoir terrible bouillonnant dans ses veines aussi fort que la lave, la force irrésistible d'accomplir tout ce qu'elle pourrait désirer. Sylphia tendit la main, hésita. L'image d'un dragon crachant des flammes ornait ce côté-ci de la boîte. La bête semblait la regarder de ses yeux rougeoyants, et elle avait l'impression d'entendre de nouveau le chant. Ce n'était pas par hasard qu'elle était arrivé ici. Ce qui se trouvait dans cette boîte lui appartenait, à elle seule, depuis toujours. Elle le sentait dans sa chair. C'était à elle !

Sylphia toucha la boîte. Il y eut un bref éclair de lumière quand les parois de métal commencèrent à s'écarter. Instinctivement, la jeune femme fit un pas en arrière, prête à toutes les éventualités. Elle eut brièvement le temps de voir une forme incandescente apparaître sous ses yeux. Puis une flamme noire s'échappa de l'urne et vint la frapper en pleine poitrine.

Un instant, elle ne ressentit rien. Puis une souffrance infinie s'éveilla en elle, calcinant son corps, déchirant son esprit et ravageant son cœur. Il lui semblait que du plomb en fusion était déversé sur ses nerfs à vif. Le feu invisible se répandit à travers tout son être à la vitesse de l'éclair, la consumant de sa chaleur sans borne. Elle se débattit, en vain. Elle ne pouvait pas échapper à la douleur terrible qui la dévorait. Brûlant. Brûlant. Les flammes qui dévoraient son âme n'avaient pas de repos.

Le cri torturé de Sylphia se réverbéra dans la caverne de pierre noire.

*****************

Silence. Plus de mots, seulement des pensées. Hilda regardaient les six guerriers qui la fixaient en retour. Abandonner le Sanctuaire ou mourir sans être à même de l'aider pour autant. La princesse d'Asgard hésita. Quelle était la sagesse d'un tel choix ? Elle se devait avant tout à son peuple, elle n'avait pas le droit de les exposer au péril. Elle devait…

Une douleur aiguë, qui chassa les pensées de son esprit. Hilda baissa les yeux et regarda sa main droite. La paume portait encore les cicatrices qu'elle avait reçue en empoignant Balmung à pleine lame pour implorer Odin de sauver son royaume d'Asgard. Peut-être que ces marques ne disparaîtraient jamais. Peut-être qu'elles resteraient toujours là pour lui rappeler le passé.

_Il n'en est pas question, dit brusquement Hilda, relevant les yeux. Le Sanctuaire d'Athéna est l'allié du royaume d'Asgard et il en sera toujours ainsi. Je ne trahirai pas cette dette.

Orem ne se départit pas de son sourire, comme s'il s'était attendu tout du long à cette réponse mais qu'il s'était amusé à la voir s'efforcer de faire un choix. Tournant légèrement la tête, il fit signe à l'un de ses compagnons.

_Trenem, tue-la.

Le messager d'Hermès s'avança, un large rictus aux lèvres. Trenem était le plus impressionnant physiquement des six guerriers, avec une carrure hors du commun. Il avait l'air de jubiler intérieurement à la perspective de tuer quelqu'un, et tous les traits de son visage ne reflétaient en cette instant qu'une sorte de cruauté aveugle. Hilda le vit approcher, mais n'esquissa pas le moindre mouvement de fuite. Elle savait que c'était inutile et préférait affronter la mort avec dignité, comme il seyait à une princesse d'Asgard. Elle regrettait seulement de n'avoir pu avertir Athéna. Au moins n'aurait-elle pas déshonoré son titre et son royaume.

Trenem arriva devant elle et la gifla avec une brutalité stupéfiante, l'envoyant au sol. Etendue sur les dalles glacées, le visage ensanglanté, Hilda le vit lever le poing en arrière.

_Adieu, pauvre folle, ricana-t'il.

Un mouvement indistinct traversa l'espace qui les séparait et Trenem arrêta son coup, stupéfait. Devant lui se tenait tout à coup un homme vêtu d'une tunique blanche, une épée à la main, en position de combat. Incrédule, le messager d'Hermès fit un pas en arrière. Qui était-ce ? Et comment avait-il pu se déplacer si rapidement ? A cette vitesse, il n'aurait eu aucune chance de se défendre… si… si l'homme l'avait… s'il l'avait… attaqué…

Les yeux écarquillés, les cinq guerriers virent Trenem basculer en arrière dans une gerbe de sang tandis que son armure argentée volait en éclat. Eux non plus n'avaient pas vu l'homme arriver, ni même porter son coup. Mais comment…

A demi étourdie encore après le coup qu'elle avait reçu, Hilda leva les yeux vers celui qui l'avait secouru. Des cheveux clairs, des yeux verts fonçés, un sourire rassurant.

_Ne t'inquiète pas, Hilda, je suis là.

_Freyr !

Son frère lui tendit la main et l'aida à se relever. Hilda ouvrit la bouche, voulut lui dire à quel point elle était heureuse de le retrouver enfin, mais ne parvint qu'à émettre un sanglot étranglé. Elle avait été tellement sûre qu'elle allait mourir, elle l'avait tellement cru… Des larmes se mirent à couler le long de ses joues tandis que Freyr la serrait contre elle pour la calmer.

_Hilda !

L'interpellée se retourna brusquement, oubliant le choc qu'elle avait subi. Freya était également arrivée, et se tenait à une quinzaine de mètres d'eux. La jeune princesse blonde esquissa le geste d'aller les rejoindre, mais s'immobilisa brusquement sous le regard prédateur des cinq messagers d'Hermès restants.

Une seconde de silence s'écoula tandis qu'aucun d'entre eux ne bougeait. Puis trois des guerriers aux armures argentés se précipitèrent vers Freya. Réagissant aussitôt, Freyr voulut s'interposer, puis réalisa que c'était justement ce qu'ils attendaient, qu'il ne pourrait pas protéger ses deux sœurs à la fois. Il hésita…

Une déflagration déchira l'air tandis qu'une colonne de flammes incandescentes s'abattait juste devant Freya. Deux des messagers d'Hermès s'arrêtèrent à temps. Le troisième fut engloutit par la fournaise. Quand le brasier disparut enfin, une jeune femme rousse, revêtu d'une lourde armure qui évoquait un dragon monstrueux, se tenait devant la princesse blonde. Et, à ses pieds, sur les dalles de pierre noircies, se trouvaient les restes calcinés du messager d'Hermès Lyros.

_Surprise ! lança Sylphia d'un air mauvais, plus particulièrement à l'adresse d'Orem, qui se tenait devant elle.

Il y eut de nouveau un profond silence, tandis que tous ceux qui étaient présents s'efforçaient d'enregistrer la situation. Les yeux de Hilda allèrent de Freyr à Sylphia, à Freya qui s'abritait derrière elle, puis de nouveau à Freyr. Et tout à coup, elle réalisa.

_Freyr, tu… tu portes Balmung !
Freyr la regarda, surpris, se demandant de quoi elle parlait. Quand il l'avait vu en danger, il avait empoigné l'arme instinctivement, sans y faire attention. Mais il n'eut pas le temps de dire un mot. Des éclairs de puissance étaient en train de déchirer l'air et il y avait comme une vibration qui parcourait tout son être… Avec un cri stupéfait, Freyr brandit l'épée au-dessus de sa tête tandis qu'un globe de lumière blanche le recouvrait, l'empêchant de voir distinctement. Et quand cela disparut, son corps était recouvert d'une étrange armure bleue, qui bruissait de pouvoir contenu, et son esprit prenait conscience du fait qu'il disposait à présent d'une force presque illimitée.

L'instant suivant, le combat débutait, tandis que les quatre messagers d'Hermès se ruaient sur les deux combattants apparus de nulle part pour leur faire face.

Les messagers d'Hermès étaient des guerriers expérimentés, qui avaient l'habitude des combats. En se précipitant vers l'étrange jeune femme rousse, l'intention d'Eranès était d'attirer son attention sur lui, afin de permettre à Orem de lui porter un coup fatal. Bien entendu, cela signifiait qu'il encaisserait une attaque éventuelle de plein fouet mais il faisait confiance à son armure argentée pour le protéger, et à son compagnon pour venir à bout de leur adversaire aussi vite que possible.

Le fait de se déplacer à une vitesse proche de celle de la lumière tend à brouiller la perception du temps. Alors même qu'il courait à une vitesse qu'un mortel ordinaire n'aurait pu concevoir, Eranès avait l'impression de n'avancer qu'extrêmement lentement. Il percevait clairement chaque image, chaque détail. Il vit le rictus apparaître sur les lèvres de la jeune femme, découvrant ses dents blanches. Il vit sa main se tendre. Il vit un soleil aveuglant apparaître au creux de sa paume et grandir. L'espace d'une fraction d'instant, Eranès ressentit une crainte indicible tandis qu'il s'avançait à la rencontre de la lumière pour porter son attaque.

Puis le soleil l'engloutit.

Orem serra les dents en entendant le cri de mort de son compagnon, mais ne ralentit pas pour autant. Profitant du fait que la jeune femme avait détourné son attention de lui, il lui assèna une grêle de coups furieux qui la forcèrent à reculer. Orem poursuivit son offensive, l'empêchant à tout moment de reprendre son équilibre. Ses poings fusaient à une vitesse fulgurante, martelant le corps de son adversaire. Finalement, alors qu'elle tentait désespérément de se reprendre, il invoqua son attaque la plus puissante avec toute la force qu'il put lui donner.

_Par la foudre de mercure !!

Le flot d'énergie argenté percuta la jeune femme de plein fouet et la souleva littéralement dans les airs pour l'envoyer d'écraser une vingtaine de mètres plus loin avec un fracas assourdissant. Orem voulut faire un pas en avant, mais dût s'arrêter, haletant. L'effort intense l'avait fatigué mais il fallait… il fallait qu'il aille l'achever tout de suite avant d'aller prêter main-forte à…

Elle s'était relevée. Le cœur d'Orem rata un battement. Elle s'était relevée, prenant appui sur les débris qui l'entouraient, et son armure n'avait pas la moindre trace. Seul un mince filet de sang coulant à la commissure de sa bouche indiquait qu'elle venait de subir une attaque. Orem se força à se reprendre. Il devait attaquer, attaquer tout de suite avant qu'elle ne le fasse ! Le messager d'Hermès s'efforça de trouver en lui la puissance nécessaire pour porter une seconde attaque, mais son cœur faiblit quand il croisa les yeux de Sylphia, où dansait une lueur de démence.

Les flammes jaillirent en rugissant autour de la jeune femme et Orem dût détourner les yeux. Devinant l'attaque plutôt que de la percevoir, il plongea sur le côté dans une tentative désespérée pour esquiver. Une douleur terrible le frappa de plein fouet. Orem s'écroula au sol.

Lentement, s'accrochant malgré tout, le messager d'Hermès tenta de se relever. Il ne sentait plus ses jambes, n'osait même pas les regarder pour voir si elles avaient été totalement calcinées. Puis Sylphia arriva devant lui, un sourire féroce aux lèvres, et il sut que cela n'avait plus d'importance de toute façon. La jeune femme leva une main enveloppée de feu.

_Salue Hel de ma part !

Le cri d'Orem se mêla au grondement des flammes et au rire sauvage du chevalier élémentaire du feu.

Une dizaine de mètres plus loin se déroulait le même combat. Le messager d'Hermès Assam s'était immédiatement jeté sur l'étrange guerrier à l'armure bleue pour lui décocher sa plus violente attaque.

_Que les fauves de l'au-delà déchirent ton corps !

Le pouvoir afflua à travers lui. C'était une technique secrète qu'il avait lui-même inventé et qu'il n'avait dévoilé à personne. Il ne l'avait jamais utilisé que dans des combats à mort, et, à chaque fois, elle avait coûté la vie à son adversaire. C'est pourquoi il fut sidéré quand il vit l'épée que tenait l'homme attirer à elle toute l'énergie de l'attaque et l'absorber sans en laisser une trace. Comment une telle puissance pouvait-elle exister en-dehors des dieux eux-même ? Tétanisé, incapable de réagir, Assam vit l'épée se lever, puis s'abattre violemment, et sa stupéfaction l'accompagna dans la mort.

Dessius réalisa très rapidement qu'il était le seul messager d'Hermès survivant et qu'il n'avait pas la moindre chance contre les deux guerriers inconnus. La prudence aurait suggéré qu'il batte en retraite maintenant, pour porter la nouvelle de ce à quoi il avait assisté, mais l'idée d'avouer ainsi leur échec et la mort de ses camarades lui répugnait. Il fallait au moins qu'il accomplisse leur mission. La princesse Hilda de Polaris était juste devant lui et l'homme à l'épée ne lui barrait plus le chemin. Il ne lui faudrait qu'un instant pour…

Un mouvement flou devant lui. Une douleur aveuglante. Dessius réalisa qu'il avait fait le mauvais choix. Le regard inflexible, Freyr était apparu devant lui, et son épée lui transperçait la poitrine. Se forçant malgré tout à le regarder jusqu'au bout en geste de défi, Dessius recommanda son âme à Hermès tandis que la vie l'abandonnait.

_Vous… mourrez tous, articula-t'il péniblement de ses lèvres maculées de sang.

Cela, au moins, lui apportait du réconfort. Il serait vengé. Les dieux de l'Olympe les détruiraient avec le Sanctuaire d'Athéna. Puis même cette pensée disparut et il n'y eut plus rien.

Il y eut un profond silence tandis que le dernier messager d'Hermès glissait au sol dans une mare de sang. Les quatre enfants d'Asgard se regardèrent les uns les autres, ne sachant que dire. Puis Freya se mit à crier et à gesticuler frénétiquement.

_IIIIH !! Mes cheveux sont en feu ! C'est ta faute, Sylphia !

Freyr se précipita à son aide pour éteindre les flammêches rouges qui dansaient avidement dans ses boucles blondes tandis que Sylphia éclatait de rire et que Hilda levait les yeux au ciel, amusé malgré elle. Enfin, ils étaient en vie…

Pour le moment.

*************

Environ une demi-heure plus tard, après que des serviteurs soient venus se charger des cadavres, les quatre se retrouvèrent dans une petite pièce du palais, autour d'une cheminée où flambait un bon feu.

Freyr et Sylphia avaient tous deux retiré leurs armures. Freyr était actuellement en train d'entamer avec appétit un panier de fruits qu'un serviteur avait eu la prévoyance d'apporter et Sylphia se prélassait tranquillement dans un fauteuil. Toute la sauvagerie qui l'avait habité pendant le combat semblait avoir disparu et, de fait, elle était étrangement calme et sereine en ce moment.

Assise un peu à l'écart, Freya était en train de bouder. Hilda avait fait ce qu'elle avait pu avec une paire de ciseaux, mais elle avait malgré tout été forcée de couper ses beaux cheveux juste en-dessous des épaules. Quelqu'un allait payer pour cela si elle avait son mot à dire là-dessus.

Debout, à côté du feu, Hilda les regardait tous les trois et les pensées s'agitaient dans son esprit. Il allait lui falloir agir, très bientôt. Mais pas immédiatement, décida-t'elle résolument. Elle profiterait au moins de l'instant qu'elle avait pour retrouver son frère, quand bien même elle risquait de le perdre à nouveau dans les jours qui viendraient.

_Alors, fit-elle finalement en venant s'asseoir à son tour et en souriant, je crois que nous avons beaucoup de choses à raconter. Qui commence ?

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Cette fiction est copyright Romain Baudry.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.