Chapitre 33 : La mort étend ses ailes...


L'apocalypse est là et tout ce qui nous entoure va être détruit.

La guerre en Olympe a dépassé en ampleur toutes les prévisions. Qui aurait pu penser que ce qui ne devait être à l'origine qu'une simple expédition punitive à l'encontre d'Athéna dégénèrerait ainsi en un massacre incontrôlable ? Qui aurait pu prévoir tout cela ? Quatre des nôtres ont déjà péri, l'Olympe a été ravagé et un jeune mortel qui venait de devenir dieu à son tour est mort aussitôt après. Et maintenant, les dieux qui survivent encore sont rassemblés dans le temple de Zeus, tandis qu'à nos pieds débute le combat terrible qui marquera la fin d'un autre panthéon et risque de nous entraîner vers notre propre destruction.

Un verre ?

Vraiment pas ? Vous avez tort, il est excellent. Un vin de l'ancienne Corinthe, vieux de nombreux siècles. Il faut être un dieu pour se permettre de conserver les grands crus si longtemps. Mais il a un petit arrière-goût amer que je trouve particulièrement approprié à la situation.

Où en étais-je ? Ah oui, l'apocalypse ! Elle est là, vous savez. Elle arrive. Je peux presque la palper. Le plan qui arrive à son terme, l'enchaînement irrémédiable des évènements...

Non, ce n'est pas une prédiction. Les dieux, de par leur affinité avec l'univers, ont le pouvoir de prédire l'avenir de façon à peu près certaine, à condition que cela ne les implique pas eux-mêmes. Mes pouvoirs divinatoires se sont volatilisés depuis l'offensive contre le Sanctuaire d'Athéna. Mais ce n'est pas important. J'ai l'intuition que tout ce qui nous entoure va disparaître, et que rien ne sera plus comme nous l'avons connu. Et mes intuitions se trompent à peu près aussi souvent que les prophéties de mon bien-aimé frère Apollon.

Je m'aperçois que j'ai oublié de décrire l'endroit où je me trouve avec mes Bacchantes. Nous sommes dans le temple de Zeus, bien sûr. Dans le vestibule, pour être précis. Un endroit tout à fait magnifique, je dois le reconnaître. Des tapisseries chamarrées d'or et de pourpre recouvrent chaque mur, évoquant à l'oeil les exploits des héros d'antan. Le mobilier de bois précieux est d'une finesse élégante qui émerveille le regard et les sculptures de marbre semblent avoir été créées par Pygmalion lui-même. Le tout est d'une beauté si fascinante que même mes Bacchantes n'ont pas osé laisser libre cours à leurs habituelles fantaisies destructrices. Elles sont regroupées autour de moi, presque silencieuses, à la fois émerveillées et intimidées, et n'ont pas endommagé la moindre chose depuis que nous sommes ici.

Dommage pour les tâches de vin sur le tapis, d'ailleurs. Mais bon, Zeus trouvera bien quelqu'un pour les faire partir. Si l'Olympe survit jusque-là, cela va sans dire.

En parlant de mon bien-aimé père, d'ailleurs, il est en train de préparer le procès d'Athéna. Bientôt, chaque dieu prononcera sa plaidoirie pour ou contre la déesse aux yeux pers. Cent huit minutes de procès. Pas tout à fait deux heures. Et puis, la sentence tombera.

Non, je ne compte pas me déplacer. Et je ne suis pas le seul. Hormis Zeus, Héra et Athéna, aucun dieu ne se trouve physiquement dans la grande salle où est sur le point de débuter le procès. Le mot-clé est "physiquement". Le temple de Zeus est le coeur même de l'Olympe, la demeure des dieux par excellence. Un simple effort de concentration est suffisant pour projeter une partie de mon esprit dans la salle du jugement tandis que la majeure partie de ma personne reste ici à monter la garde.

Besogne ma foi guère glorieuse. Nous en sommes réduits, semble-t'il, à laisser nos propres adversaires se battre pour empêcher que le Ragnarok n'emporte l'Olympe avec lui, tandis que nous, dieux immortels et tout-puissants, nous terrons ici sans bouger.

C'est pour ça que j'ai choisi le vestibule. Je ne pense pas que Hécate arrête les chevaliers d'Athéna. Oh, son pouvoir est remarquable, sans doute supérieur au mien, mais nos adversaires restants sont encore nombreux et plus que motivés. D'autant plus motivés, sans doute, que leur déesse est menacée de mort et que leurs alliés sont en train de risquer leur vie en contrebas.

Vraiment, j'ai des remords à ce sujet. Je vais envoyer l'essentiel de mes Bacchantes se joindre à cette bataille contre les Géants. Cela les distraira plus que de rester ici à se morfondre dans l'attente.

Cela ne veut pas dire que je me range du côté d'Athéna, non, non. La déesse de la sagesse et moi sommes sans doute un peu trop opposés pour cela. Ce qui ne veut pas dire non plus que je voterai contre elle. Je ne sais pas, tout simplement. Mais je déciderai le moment venu.

L'apocalypse est là, après tout. Autant apprécier pleinement les effets spéciaux.

Tchin ?

* * *

L'Olympe, la demeure blanche des dieux, paraissait presque abandonné. La montagne éternelle avait retrouvé sa calme sérénité, et la destruction qui s'offrait partout au regard ne semblait que bien insignifiante à côté. Le silence régnait partout, tout juste effleuré çà et là par les bruits de course effrénée de mortels en lutte avec le destin. Arriveraient-ils à temps ou trop tard ? Qui aurait pu le dire ? Les bruits s'éloignèrent, poursuivant leur ascension. Les Parques elles-même savaient-elles ? Connaissaient-elles déjà les fils qui seraient encore tranchés avant la fin de cette guerre ?

La demeure de Hestia, la douce déesse du foyer. Ou plutôt, ce qu'il en restait. Presque rien. Quelques ruines, tout juste, épargnées par l'explosion de puissance d'un dieu, mort tout juste après sa naissance.

Le lieu était resté un hâvre de paix depuis des temps immémoriaux. Peut-être même cela remontait-il à l'apparition de l'Olympe. Mais aujourd'hui, en ce jour semblable à nul autre, l'ironie cruelle du sort voulait que ce lieu soit le champ de bataille de l'apocalypse qui menaçait de détruire tout ce qui existait.

Le combat s'était déjà engagé. Les Géants de glace avaient porté le premier coup, balayant la ligne frontale de leurs adversaires tel une vague de fond irrésistible venue du fin fond de la Terre. Ils se battaient sans stratégie, sans ordre ni coordination, brûlant de la fureur à nulle autre pareille qu'avait suscité en eux leur si long emprisonnement. Et leurs armes titanesques, haches, masses et épées, taillaient dans la masse plus ordonnée de ceux qui leur faisaient face. Le sang coulait déjà à flots, et les cris de mort faisaient écho aux imprécations.

Les dieux, pourtant, ne s'étaient pas encore lancé dans la bataille.

Monté sur son cheval divin Sleipnir, la main crispée sur sa lance Gungnir, Odin faisait face au loup monstrueux Fenrir, dont la gueule hérissé de crocs comme d'autant de dagues acérées dessinait ce qui ressemblait à un rictus. Les yeux de la bête, rougeoyant comme deux braises infernales, le fixaient avec intensité, se délectant par avance du duel qui arrivait enfin. Odin savait que rien ne pourrait empêcher sa mort au cours de cette lutte ultime. Le Ragnarok était enfin là, et le temps des espoirs et des hésitations était passé. Désormais ne demeurait plus que le combat et la mort. Et si l'espoir s'arrêtait ici, le courage pouvait encore le remplacer jusqu'à la fin prochaine.

Les mêmes sentiments animaient l'esprit du dieu de la foudre, aux côtés de son père pour la dernière bataille. Thor n'éprouvait pas de crainte. Il avait toujours su, tout au long de son existence immortelle, que le jour viendrait où elle prendrait malgré tout un terme. Il n'avait jamais connu le regret de son existence et même pas aujourd'hui, alors qu'il faisait face au terrible Jormungand. Le serpent géant avait replié sa masse énorme, s'apprêtant à jaillir en avant. Des gouttes de venin dégoulinaient de ses crocs recourbés, qui noircissait la pierre immaculée de l'Olympe là où elles tombaient. Thor affermit sa prise sur son terrible marteau Mjollnir. Quoi qu'il arrive, ce maudit reptile mourrait avant lui.

Le duel voisin n'était pas marqué par ce même sentiment d'acceptation fataliste. Deux dieux se faisaient face, se défiant encore du regard. L'un d'entre eux semblait sur le point de perdre la raison. Son visage était convulsé de rage et de haine indescriptible.

_Pourquoi ?! POURQUOI ?!!! hurla Loki, les yeux brûlant de colère insensée. La victoire sur le destin était à ma portée !! Je n'avais qu'à tendre la main !!!

_Il est trop tard pour regretter tes erreurs, démon, rétorqua Héphaïstos le forgeron divin, brandissant son lourd marteau. Tu t'es cru plus fort que tu ne l'étais. Personne n'échappe à son destin.

_Mais toi non plus, tu n'y échapperas pas, Héphaïstos !! riposta Loki, grimaçant de fureur. Si tu assumes le destin de Heimdall, il te faudra mourir avec moi !!

_Nous verrons, répondit simplement le dieu grec.

Il y eut une brève distortion de l'espace tandis que le marteau divin s'embrasait. Face à lui, renonçant finalement à tous ses plans méticuleusement échaffaudés, Loki rejeta la tête en arrière et un rire de désespoir dément s'échappa de ses lèvres tandis que son cosmos s'enveloppait de flammes ardentes.

Le duel divin s'engagea dans une explosion assourdissante.

Perdu au milieu de la mêlée de Géants, de Cyclopes et d'Automates, Shiryu garda pourtant son sang-froid. Il était plus habitué aux duels qu'aux batailles rangées, et le fait que la plupart des combattants fassent au moins trois fois sa propre taille n'arrangeait rien. Il avait l'impression d'être pris dans un océan de violence et de fureur sans limite.

Ceci dit, le moment était plutôt mal choisi pour les métaphores.

_Par la lance d'Orion !!

Shiryu plongea sur le côté pour esquiver le coup, manquant de peu se faire piétiner par un Géant. L'attaque de Rigel avait atteint la vitesse de la lumière sans la moindre difficulté. Quelque chose n'allait pas. Il n'avait jamais vraiment eu la possibilité d'observer le jeune chevalier de bronze en combat auparavant, mais il n'avait certainement jamais eu cette force. Il avait encaissé le Rozan Hyaku Ryu Ha sans difficulté apparente, et son armure ne paraissait pratiquement pas endommagée.

Il allait falloir se battre sérieusement, songea Shiryu en se remettant en garde. L'heure n'était pas aux hésitations. Ils auraient tout le temps de se faire leurs excuses dans l'autre monde.

_Par la lance d'Orion !!

Le trait d'énergie orangée fusa, visant la tête. Shiryu interposa son bouclier, l'encaissant sans peine, mais Rigel avait déjà enchaîné sur une nouvelle offensive, profitant de ce que le champ de vision de son adversaire était momentanément obstrué. Il bondit aisément dans les airs, léger comme une plume, joignant les deux mains pour porter une attaque dévastatrice.

_Par la masse céleste !!

Shiryu n'eut pas le temps d'interposer de nouveau son bouclier. Le coup le percuta en pleine tête avec une violence terrible, l'envoyant au sol. Etourdi, incapable de voir correctement ce qui l'entourait, le chevalier du Dragon distingua tout de même son adversaire, qui s'apprêtait à lui porter un coup fatal. Et, cette fois-ci, les réflexes qu'il avait affiné au cours d'innombrables combats entrèrent en jeu et il n'essaya pas de les contenir.

_Excalibur !!!

L'attaque ne fut qu'un trait de lumière. Elle percuta Rigel de plein fouet, le projetant dans les airs pour l'envoyer s'écraser une dizaine de mètres plus loin. Shiryu posa une main au sol et s'efforça de se relever. La douleur commençait à s'estomper. Son casque avait fort heureusement encaissé la majeure partie de l'impact.

Parvenant finalement à se remettre sur ses pieds, Shiryu se rendit compte avec stupéfaction que son adversaire faisait de même. Excalibur avait creusé un large sillon dans la partie de son armure qui protégeait la poitrine, mais, contrairement à toute attente, ne l'avait pas brisé. Et les yeux de Rigel venait de perdre le peu de contrôle qu'ils avaient encore recelé un instant auparavant.

Il ne fallut qu'un instant à Shiryu pour comprendre. Une armure de bronze aurait dû être détruite, comme la sienne l'avait été face à Shura. La seule explication possible était qu'elle ait reçu du sang divin. Les dieux se refusaient généralement à ce genre d'initiative pour ne pas accorder trop de puissance aux mortels, mais, de toute évidence, Loki n'avait pas ce genre de scrupules.

Il voulait simplement un serviteur aussi puissant que possible.

Shiryu vit Rigel adopter une garde étrange, un peu similaire à celle d'un samouraï se préparant à dégainer son sabre pour une attaque éclair. Une position de Battou-Jutsu. Il se souvenait avoir entendu dire que le chevalier Orion possédait une attaque redoutable, qui nécessitait le septième sens pour atteindre sa pleine efficacité. En temps normal, Rigel n'avait pas ce niveau. Mais en ce moment, pour une raison que Shiryu ne parvenait pas à saisir, son cosmos ne cessait d'augmenter. Etait-ce réellement la haine qu'il éprouvait à son égard à cause de la mort d'Argol ? Etait-ce la raison ?

Shiryu se tendit. Ce n'était pas le moment. Il ne devait y avoir que le combat. Autour de lui, la lutte titanesque se poursuivait toujours, isolant leur propre duel au milieu d'une marée monstrueuse. Les Géants n'étaient-ils pas en train de prendre l'avantage ? Il fallait qu'il se hâte. Il allait de nouveau employer l'attaque que lui avait transmise son maître, mais, cette fois, il concentrerait toute sa force contre son adversaire. C'était le meilleur moyen.

Shiryu commençait à intensifier son cosmos, imité de façon presque identique par son adversaire, quand une main se posa sur le bras du chevalier du Dragon.

_Attends.

La voix était... creuse, dépourvue d'intonation. Shiryu se retourna, prêt à faire face à un nouvel ennemi, mais se figea en découvrant celui qui se trouvait là. Milo, chevalier d'or du Scorpion. Ou était-ce vraiment lui ? Ses traits étaient étrangement estompés, et il paraissait plus qu'à moitié insubstantiel. Seule son armure, flamboyant d'or et d'énergie, semblait aussi vivante que jamais.

_Je vais prendre ta place pour ce duel, chevalier du Dragon, reprit Milo de sa voix sans expression. Il y a encore beaucoup d'ennemis à abattre et tu n'es pas capable de déployer réellement toute ta force contre quelqu'un que tu ne vois pas réellement contre un adversaire.

Face à eux, Rigel s'était figé et son cosmos vacillait, comme incertain.

_Il n'est pas responsable de ses actes, dit Shiryu, ne sachant comment agir. Il ne faut pas le tuer.

_J'étais le maître d'Argol, répondit Milo sans le regarder. Je suis donc en un sens son propre maître. Tu n'as pas à t'impliquer. Va-t'en. Il reste beaucoup à faire.

Shiryu connut encore une demi-seconde d'indécision, puis, hochant la tête, il se détourna et disparut parmi la mêlée.

* * *

Dans le fracas terrible de la guerre divine, les accords de lyre ne s'entendaient pas. Et pourtant, Euterpe ne pouvait s'empêcher de jouer. Il y avait quelque chose en lui qui l'y forçait. Assis sur un promontoire rocheux qui dominait la mêlée, il égrenait les notes de musique en une mélodie chargée d'amertume et de résolution qu'il improvisait sans fin. C'était cette émotion étrange qu'il éprouvait en regardant mortels et immortels se combattre sans merci, en voyant les flots de sang qui venait souiller l'Olympe céleste, en observant les exploits de force et de courage qui s'accomplissait et dont personne ne se souviendrait. C'était cela qui inspirait son coeur en cet instant, qui faisait danser ses doigts entre les cordes. Il ne se souvenait pas d'avoir jamais joué quelque chose d'aussi beau. Dommage que chaque note vienne se perdre sans retour dans le bruit titanesque de la bataille.

Avait-il pensé que personne ne se souviendrait ? Ce n'était pas tout à fait juste. Une autre des Muses se trouvait là, à ses côtés, un grand livre sur ses genoux, couvrant chaque page de son écriture fine et serrée. Clio, la Muse de l'histoire avait toujours tenu un rôle à part parmi les serviteurs d'Apollon. Non pas que l'art lui fut indifférent. Il l'appréciait autant que les autres, avec une préférence pour les sagas du passé. Mais le rôle qui lui avait été assigné depuis des temps immémoriaux le mettait à l'écart. Clio consignait l'histoire qui s'écoulait au fil du temps. Le plus neutre des serviteurs d'Apollon, il ne prenait aucun parti dans ses narrations, visant toujours l'objectivité la plus totale. Et c'était ainsi qu'il était actuellement en train de consigner le déroulement du Ragnarok, la guerre qui devait annoncer le crépuscule des dieux nordiques.

Euterpe se prit malgré lui à se demander comment Clio introduirait la chose. Mentionnerait-il que le Ragnarok avait lieu aux portes mêmes de l'Olympe, la demeure sacrée des dieux grecs, qui brillaient en cet instant par leur absence totale ? Enfin, songea Euterpe avec un cynisme qui ne lui était pas coutumier, quatre d'entre eux avaient au moins l'excuse d'être morts et une cinquième était actuellement en train d'être jugée.

Assez. Il valait mieux songer seulement à la musique qu'il était en train de jouer. La musique qui évoquait ses sentiments mieux que n'importe quelle parole, oscillant entre l'exaltation et le chagrin.

_Maître !

La voix atteignit Euterpe, qui fut tellement abasourdi de l'entendre qu'il en perdit le fil de sa mélodie l'espace d'un instant. Mais la musique ne s'interrompit pas, car l'homme qui s'avançait à présent l'avait déjà reprise, ses doigts effleurant les cordes de sa propre lyre comme une caresse impalpable.

_Toi ? parvint tout juste à articuler Euterpe, reprenant machinalement la mélodie à son tour. Tu devrais être mort !

_Je sais, répondit celui qui l'avait appelé "maître". C'est amusant, d'une certaine façon. Il m'a fallu du temps pour accepter le fait que la mort était quelque chose dont on ne revenait pas, qu'on devait simplement accepter. Et maintenant, je vis de nouveau, en pleine contradiction avec moi-même.

Un léger rire s'échappa de ses lèvres tandis qu'il jouait toujours. Sa musique avait gardé cette impression indéfinissable qui la rendait incomparable aux autres, songea Euterpe avec peut-être un peu d'envie. Cette sensation à la fois profonde et infiniment superficielle qui étreignait le coeur de celui qui l'écoutait. C'était cela qui lui avait valu la réputation de faire danser les rochers eux-mêmes.

_Quoi qu'il en soit, je m'étonne que tu ne te joignes pas au combat, observa Euterpe, qui avait retrouvé son aplomb.

L'autre haussa les épaules.

_Je ne pense pas que j'y serais très utile. Mon armure est maheureusement toujours aussi fragile, comme j'ai déjà eu l'occasion de m'en rendre compte à mes dépens. Je pense que je pourrais être plus utile autrement. Mais pour cela, il me faudrait savoir exactement tout ce qui se passe, ce qui n'est pas le cas.

Euterpe eut une grimace ironique et désigna du menton Clio, qui ne semblait pas leur prêter la moindre attention, toujours en train d'écrire.

_Tu tombes bien, dans ce cas. Nous avons ici l'un des hommes les mieux informés qui existe. Il dort le moins possible chaque nuit pour ne pas risquer de manquer quelque chose d'important.

_Très spirituel, Euterpe, fit Clio avec un regard en coin, mais sans s'interrompre pour autant. Je dois dire que tes exercices musicaux sont un excellent moyen d'éviter de dormir.

Euterpe leva les yeux au ciel, amusé malgré le caractère critique de la situation. Si Clio commençait à faire de l'humour, la fin du monde était vraiment proche.

_Je crois qu'il y a plus important pour le moment, dit-il cependant. Pourrais-tu faire un résumé de toute la situation à mon ancien disciple ici présent ?

Le regard de Clio prit une expression distante, presque absente. Sa main ne cessa pas pour autant d'écrire, comme si elle agissait indépendamment de son cerveau.

_La bataille du Ragnarok vient de s'engager et semble devoir suivre les prophéties, dit la Muse de l'Histoire d'une voix fermée. Les Géants sont en train d'affronter l'armée rassemblée par Héphaïstos et Hercule et il est encore trop tôt pour savoir comment le combat va tourner.

Euterpe baissa les yeux sur la mêlée noire et confuse. Trop tôt, oui. Des combattants étaient déjà tombés des deux côtés, mais personne ne pouvait encore prétendre avoir l'avantage. Tout semblant d'ordre avait déjà disparu de la lutte sans merci.

_Une trentaine de Géants sont venus rejoindre le combat, poursuivit Clio. Ils ont probablement emprunté l'un des passages qui mènent de la Terre jusqu'ici. Apparemment, ils ont été suivis par des guerriers provenant du Sanctuaire d'Athéna et d'Asgard. La majorité de ceux-ci ne semblent pas être réellement vivants, même s'ils disposent d'une puissance cosmique importante.

Euterpe cligna des yeux. Il avait remarqué cette arrivée aussi, bien entendu. Elle l'avait à la fois surpris et rassuré. Il espérait pourtant que ces "revenants" avaient conservé le même pouvoir qu'ils avaient eu de leur vivant. Pour l'instant, cela semblait être le cas.

_Pendant ce temps, le procès d'Athéna est sur le point de débuter. Il reste encore six minutes et vingt-deux secondes avant le début des cent-huit minutes qu'il durera. Les autres dieux qui ont survécu aux évènements récents se sont rassemblés dans le temple de Zeus pour y assister. La déesse Hécate et ses Erynies ont reçu l'ordre de Zeus de garder le temple de Héra contre les chevaliers d'Athéna pendant tout le procès. Les chevaliers d'Athéna...

Clio fronça les sourcils, comme s'il se concentrait.

_Hyoga du Cygne, ainsi que les chevaliers élémentaires du Feu, de l'Eau, de la Terre et du Vide se dirigent vers le temple de Héra. C'est également le cas de Seiya de Pégase et de l'ancien sculpteur de lumière Ganymède, encore qu'ils se trouvent plus loin. Le berseker Geste est en train de voyager entre les dimensions pour une destination inconnue, emmenant avec lui le chevalier Kanon des Gémeaux. Le chevalier Ikki du Phénix est en train d'affronter le lieutenant de Zeus Arimaspe et le combat a pris une tournure étrange. Le chevalier Shiryu du Dragon est en train de participer au Ragnarok, ainsi que plusieurs autres arrivants du Sanctuaire, dont Adonis du Bélier. Le chevalier Astérion de la Meute est en train de rechercher Saori Kido, la moitié humaine de la déesse Athéna.

La Muse de l'Histoire jeta un coup d'oeil à l'ancien disciple d'Euterpe et rajouta une nouvelle ligne dans son livre.

_Le chevalier Orphée de la Lyre vient de faire son apparition, encore que ses intentions restent inconnues.

L'intéressé s'inclina avec un sourire.

_Cela ne va pas durer, répondit-il en cessant finalement de jouer. J'ai l'intention de remplir enfin mon devoir envers Athéna en me rangeant à ses côtés et en mettant ma deuxième vie à son service.

Là-dessus, il se détourna pour s'en aller.

_Attends, Orphée ! l'interpela Euterpe. Explique-moi au moins comment il se fait que tu sois encore en vie.

Le chevalier d'argent s'arrêta et se retourna, un sourire ambiguë aux lèvres.

_Est-ce que ça a vraiment de l'importance ? La frontière entre la vie et la mort est de plus en plus troublée, je peux le sentir. Après la destruction de Hadès, sa garde est passée entre les mains de Shun d'Andromède, lequel a péri à son tour, et c'est maintenant Hel, la déesse nordique de la mort, qui assume cette charge. Si elle périt au cours du Ragnarok, les conséquences pourraient être très sérieuses. Alors, à côté de tout cela, est-ce qu'une simple résurrection a de l'importance ?

_Oui, répondit Euterpe d'une voix ferme. Comme tu l'as dit toi-même, les hommes ne vivent habituellement qu'une fois.

Une expression triste traversa le regard d'Orphée.

_Je ne sais pas si je suis vraiment mort contre Rhadamanthe, finit-il par dire. Je pense que c'est le cas, mais j'ai du mal à l'admettre. Quoi qu'il en soit, j'ai repris connaissance dans le Cocyte, emprisonné dans la glace jusqu'à la tête. Le cosmos d'Athéna m'enveloppait. Je ne crois pas qu'elle essayait directement de me rendre la vie. Elle devait essayer d'atteindre ses chevaliers d'or, dont certains se trouvaient également là. Mais mon cosmos est comparable au leur et je maîtrise le huitième sens. Après... Je ne sais pas. Mais, d'une façon ou d'une autre, je me suis libéré de la glace. Et, d'une façon ou d'une autre, j'ai réussi à quitter les Enfers, à demi gelé, couvert de blessures, mon armure en miettes.

Il haussa les épaules et reprit son chemin.

_Je ne compte pas rester encore en vie très longtemps, si ça te rassure, fit-il avec un geste de la main. Je transmettrai au moins tes amitiés à Apollon.

Puis il s'en fut. Euterpe réprima un frisson. Il avait croisé le regard de son disciple, et c'était celui de quelqu'un qui, ayant échappé à la mort, ne pouvait s'empêcher de retourner se jeter dans ses bras.

Le crissement de la plume de Clio sur les pages du livre n'avait cessé à aucun moment.

* * *

_Tu ne peux pas être le successeur de Zeus !! C'est impossible !!

Impossible. Oui, c'était impossible, songea Arimaspe. Cela ne pouvait pas être vrai. Pourquoi alors sentait-il de l'incertitude dans ses propres paroles ?

Face au lieutenant de Zeus, Ikki avait les poings crispés, et une aura de violence indescriptible était en train de le recouvrir. Ses yeux... Ses yeux recelaient une telle haine qu'Arimaspe ne put s'empêcher de reculer d'un pas en croisant le regard de son adversaire. Aucun homme n'aurait dû avoir un regard comme ça !

_Arimaspe, articula Ikki d'une voix chargée de fureur, je vais... je vais...

Une expression de douleur traversa brusquement le visage crispé du chevalier Phénix, qui se prit la tête à deux mains.

C'était une occasion que quelqu'un de l'expérience d'Arimaspe ne pouvait pas laisser passer.

_Razorblade Tornado !!!

L'espace se déchira en un tourbillon terrible qui enveloppa Ikki et le projetta brutalement en arrière. Incapable même d'encaisser le coup, le chevalier Phénix vint s'écraser brutalement contre une paroi rocheuse. L'armure étrange qui le recouvrait montrait quelques fissures et il saignait d'une plaie à l'avant-bras, et pourtant cela ne semblait être rien par comparaison à la souffrance qui le déchirait de l'intérieur.

Dans d'autres circonstances, Arimaspe aurait sans doute laissé à son adversaire le temps de se remettre de son trouble afin que le combat soit équilibré. Mais là, l'idée ne le traversa même pas. Si Ikki était bien le successeur de Zeus, il pouvait encore causer la perte du Maître des Cieux, et il ne fallait pas prendre ce risque.

Et l'idée d'affronter de nouveau son regard inhumain le troublait.

Arimaspe fondit sur son adversaire à la vitesse de la lumière, la main tendue, prête à le décapiter. Un coup fatal, qui ne permettrait aucune sorte de résurrection. Ikki était toujours en train de lutter avec quelque chose d'invisible et il était totalement incapable de se défendre.

Concentré tout entier sur sa cible, Arimaspe ne vit pas immédiatement la silhouette qui se précipitait vers lui. Pas avant qu'il ne soit trop tard. Au moment même où il allait atteindre Ikki, quelqu'un s'interposa entre eux, les mains levées en une parade bâclée.

Il y eut une gerbe de sang écarlate au moment où le bras d'Arimaspe le transperça de part en part. Puis le silence.

_Mel... Melpomène ? articula finalement le premier lieutenant de Zeus, une expression stupéfaite sur le visage. Je... Je ne voulais pas... Pourquoi ?!

La Muse de la Tragédie parvint tout juste à dessiner un pâle sourire tandis qu'il glissait au sol dans une flaque pourpre.

_J'ai suivi cet homme depuis qu'il est arrivé ici, fit-il dans un souffle. Il est tellement... fascinant... Sa vie n'est réellement... que tragédie... et elle est... d'une telle beauté... Ca m'a touché... malgré moi... Je ne voulais pas voir... cette vie... trouver son terme ici... Je n'ai pas pu... m'en empêcher... Ma mort... fera une tragédie de plus... dans toutes celles qui l'entourent... C'est tellement... tellement...

Il cligna des yeux, comme s'il cherchait un mot. Puis ses lèvres se figèrent et son regard devint vitreux.

Arimaspe resta à regarder le cadavre, partagé entre l'incrédulité et l'incompréhension. Pourquoi ?! Il ne comprenait pas. Qu'est-ce qu'il avait voulu dire ? Pourquoi avait-il si facilement sacrifié sa vie pour un ennemi ? Mais l'heure n'était pas à ces interrogations sans réponses. Il devait...

Arimaspe se figea. Ikki s'était redressé, apparemment en pleine possession de ses moyens. Son regard avait perdu la noirceur qui l'avait habité, et, même si on y voyait une tristesse infinie, toute haine semblait l'avoir déserté. Il fit un pas en avant, et Arimaspe ne put s'empêcher de reculer. Qu'était-il arrivé à cet homme pour qu'il change ainsi, si rapidement ? Il avait semblé sur le point de perdre la raison un instant auparavant et maintenant, il était parfaitement calme. Parfaitement calme, malgré les larmes qui s'étaient soudain mises à couler de ses yeux, inondant ses joues.

_C'est à cause d'une promesse, dit Ikki brusquement.

_De quoi parles-tu ?

_Quand j'ai repris mes esprits, après avoir failli tuer mon frère Shun, je me suis promis que plus jamais je ne m'abandonnerais aussi totalement à la haine. Il m'a fallu du temps pour en trouver le moyen, mais j'y suis parvenu. J'ai élaboré un barrage mental dans mon propre esprit, qui devrait m'empêcher d'agir si jamais tous les aspects sombres de ma personnalité reprenaient le dessus. C'était plus sûr ainsi. Athéna me faisait confiance, mais je ne pouvais pas oublier ce que j'avais commis après avoir remporté mon armure. En pratique, jusqu'ici, mon contrôle a toujours été suffisant. Je ne me suis jamais laissé posséder par la haine comme mon maître m'avait incité à le faire.

Il baissa légèrement la tête, la souffrance des souvenirs clairement visible sur son visage.

_Mais, lorsque Shun est mort, toute cette partie de mon âme que j'avais réprimé si longtemps a ressurgi violemment. J'ai failli être tué par mon propre barrage mental.

L'espace d'un instant, il ferma les yeux. Puis il les rouvrit et son cosmos s'embrasa autour de lui, dessinant la silhouette du Phénix.

_Mais j'ai survécu pourtant, Arimaspe, dit-il d'une voix grave. Et ce n'est pas par haine que je vais te tuer, mais simplement parce que c'est nécessaire pour accomplir le but dont mon frère a toujours rêvé.

Arimaspe écarquilla les yeux. Le cosmos de son adversaire était toujours le même, cela ne faisait aucun doute. Et pourtant, il était subtilement différent. Pacifié. Serein. Incroyablement puissant.

_HOYOKU TENSHO !!!

Le lieutenant de Zeus croisa les bras devant lui pour se protéger de l'attaque. Il l'avait déjà subi une fois, mais la puissance qu'elle avait désormais était sans commune mesure. L'impact le balaya presque, fracassant à moitié les protections de ses bras et le faisant reculer de plus d'une dizaine de mètres. Arimaspe tint bon malgré tout, enflammant son propre cosmos pour résister. Lorsque l'attaque cessa enfin, il se contraignit à ne pas tomber, à rester debout. Le choc l'avait étourdi, mais il fallait qu'il réagisse immédiatement. Où était son adversaire ?

Un peu trop tard, Arimaspe réalisa que l'attaque précédente n'avait en fin de compte été qu'une diversion pour l'affaiblir momentanément.

_PHENIX GENMAKEN !!!

Le coup l'atteignit en plein front, faisant voler son casque.

Il y eut un instant de silence, puis Arimaspe se retourna vers son adversaire, qui lui tournait à présent le dos. Du sang perlait le long de son visage.

_Ta rapidité est impressionnante, chevalier Phénix. Mais tu ne devrais pas sous-estimer la résistance de mon armure. Mon casque a entièrement absorbé la puissance de ton coup. Le combat n'est pas terminé.

_A quoi bon me battre contre quelqu'un qui ne sera jamais à mon niveau ? fit son adversaire, se retournant vers Arimaspe pour que celui-ci voit son visage.

_BOREEN ?!?!

_Tu es risible, Arimaspe, poursuivit le chevalier élémentaire de l'air. Comment as-tu pu imaginer un seul instant que tu m'avais battu si facilement ?

_Non ! Non, c'est impossible, je t'ai tué !!! cria Arimaspe, reculant précipitamment.

_Voyons, réfléchis. Je ne suis qu'un esprit. Je reste attaché à mon armure. La seule façon de me vaincre réellement serait de la détruire dans sa totalité.

_Dans ce cas, je vais m'en occuper immédiatement ! fit Arimaspe, se remettant en garde. RAZORBLADE TORNADO !!!

_C'est inutile...

_MEURS !! BOREEN !!!

_Tu n'évolueras décidément jamais, fit calmement Boréen tandis que l'attaque terrible venait se fracasser contre son aura flamboyante. Tu es incapable d'admettre tes propres limites. Tu veux toujours me défier alors que tu ne m'arrives pas à la cheville.

_Tu mens !! cria Arimaspe, blême.

Boréen secoua tristement la tête.

_Cela fait des siècles que nous nous sommes affrontés pour la dernière fois. Et tout ce temps, tu t'es entraîné dans le seul but de devenir plus fort que le souvenir que tu avais de moi. Et tu as cru y parvenir. Tu as voulu croire que tu étais l'égal d'un chevalier élémentaire, alors que tu n'en as jamais même approché. Tu as gâché toute ton existence pour ne parvenir à rien. Adieu, Arimaspe.

Le poing de Boréen fusa comme un trait de lumière. Arimaspe ne fit pas le moindre mouvement pour l'éviter.


Ikki regarda le cadavre de l'homme qu'il venait de tuer. Un homme puissant, cela ne faisait pas de doute. Il aurait peiné à le vaincre en combat physique. Mais les terreurs qui l'avaient habité avaient dues être très fortes.

Même au moment de sa mort, il n'était pas parvenu à se libérer de l'illusion où il était piégé.

* * *

_Eh là ! Qu'est-ce qui vous prend ? Je ne peux pas m'occuper de vous soigner si vous bougez sans cesse, sauf votre respect, lieutenant de Zeus.

_Je...je vous demande pardon, articula Marine en se forçant à se rallonger, l'esprit encore troublé de l'éclair de prémonition qu'elle avait ressenti à la mort d'Arimaspe.

L'homme barbu et carré, qui portait le nom de Machaon, grommella quelque chose qu'elle n'entendit pas avant de continuer à l'examiner. Marine ne lui prêta aucune attention. Ainsi, Arimaspe était mort. Les sentiments qu'elle éprouvait étaient mitigés. Elle n'avait jamais éprouvé une admiration débordante envers le premier lieutenant de Zeus, mais elle avait reconnu sa compétence et ses talents de guerriers. Et maintenant, il était mort, lui aussi.

Marine ferma brièvement les yeux, s'efforçant vainement de se détendre tandis que le cosmos réparateur de Machaon venait l'envelopper. Tout était si compliqué, à commencer par ses propres sentiments. Elle n'avait pas souhaité la mort d'Arimaspe. Pourtant, il représentait un obstacle de moins entre les chevaliers d'Athéna et Zeus. Oui, elle devait s'accrocher à cette pensée. De toute façon, si Zeus parvenait à ses fins, même ses plus fidèles serviteurs seraient probablement morts.

Que lui restait-il à faire ? Un sentiment d'amertume s'empara de Marine. Si elle avait su exactement ce qu'elle espérait accomplir, elle aurait peut-être pu le dire avec certitude. Mais ce n'était pas le cas. La fin de l'humanité approchait et elle ne parvenait pas à prendre une décision. L'humanité méritait-elle de vivre ? Elle avait vu tellement de choses, au cours de sa vie...

Inutile d'y réfléchir maintenant, songea-t'elle. Elle aurait bien l'occasion de faire un choix définitif plus tard. Et, quelle que soit sa décision finale, cela ne changeait pas ce qu'elle avait l'intention de faire d'ici là. Tout d'abord, il lui faudrait faire face à Seiya. Après quoi, elle entreprendrait s'éliminer les uns après les autres les protecteurs de Zeus. Le Maître des Dieux pouvait avoir raison ou tort, mais Marine ne le laisserait pas prendre sa décision finale sans avoir été confronté à ceux qui s'opposait à lui. Peut-être était-ce là encore une trahison, songea-t'elle. Si c'était le cas, ce serait de toute façon la dernière.

Marine savait bien qu'elle n'était pas de taille face aux dieux qui protégeaient le Temple de Zeus, mais leurs serviteurs mortels étaient une toute autre affaire. A commencer par les deux autres lieutenants de Zeus encore vivants. Réhael et...

_Voilà, ça y est ! s'exclama Machaon en l'aidant à se redresser. Ce n'était pas quelque chose d'évident, je dois dire, mais j'ai totalement débarassé votre corps de la maladie qui l'habitait. La prochaine fois, ceci dit, essayez de venir me voir plus tôt ! Un peu plus, et vous auriez pu en conserver des séquelles irréversibles ! Ah, au fait, je dois évidemment vous dire de ne pas faire d'efforts intenses au cours des jours qui viennent...

_Vous m'excuserez si je ne suis pas cette dernière prescription, fit Marine sans la moindre trace d'humour. Nous sommes en guerre, après tout.

_J'ai déjà entendu cette réplique-là, grogna l'homme en haussant les épaules et en se détournant. Généralement de gens qui sont morts peu après. Enfin, c'est votre problème.

Là-dessus, Machaon, fils d'Asclépios et médecin légendaire, rassembla ses affaires et s'en fut sans un mot de plus, laissant Marine seule dans la petite maison de pierre qui était sa résidence sur l'Olympe.

Le chevalier de l'Aigle promena son regard sur ce qui l'entourait. La pièce était sobre, aseptisée. Quelques éléments de mobiliers se trouvaient là, couverts de poussière. Un lit, dans lequel personne n'avait dormi depuis bien longtemps. Il ne se dégageait rien de tout cela, aucun reflet de la personnalité de celle qui habitait ici. Evidemment, ce n'était pas comme si elle y avait passé beaucoup de temps récemment. Mais la demeure avait toujours été ainsi, aussi loin qu'elle se rappelle. Elle n'avait jamais réussi à y apposer une marque quelconque.

_Marine ? Je peux entrer ?

Une voix, à la porte. Peu de gens connaissait seulement l'emplacement de cette maison, qui se trouvait bien plus bas que les temples des divinités. Elle n'avait jamais eu de raison d'y amener grand-monde.

_Entre, Achille.

Le jeune homme blond poussa la porte, l'air hésitant, mais parut aussitôt rassuré quand il vit qu'elle allait bien.

_Je m'inquiétais pour toi, fit-il en entrant. Machaon est l'un des meilleurs de sa catégorie, mais cela faisait un moment que tu avais reçu cette attaque. Tu aurais dû t'en préoccuper plus tôt.

_Ca ne m'avait pas paru essentiel sur le moment, et ensuite, j'ai oublié, répondit Marine d'une voix inexpressive.

Achille fit la grimace. Il avait appris à connaître les humeurs de Marine pendant le temps où ils étaient restés ensemble, et il y avait des moments où il était préférable de la laisser à ses pensées.

Un long silence s'ensuivit. Marine s'était rallongée sur le lit et regardait à travers la fenêtre sans rien dire. Achille était toujours debout devant la porte, regardant Marine et se souvenant de l'époque où ils ne passaient pas une minute sans être l'un avec l'autre, où son sourire était la première chose qu'il voyait chaque matin quand elle le réveillait.

_Achille, finit-elle par dire, pourquoi est-ce que tu n'as pas tué Seiya ? Pourquoi est-ce que tu as abandonné le combat si facilement ?

Il s'était attendu à cette question.

_Tu aurais pu le tuer, fit-elle en se retournant vers lui. Je t'ai déjà vu te battre. Les autres peuvent douter, mais moi, je sais que ta réputation n'était pas usurpée. Avec la force qu'il avait alors, Seiya n'aurait pas eu une chance.

Achille haussa les épaules.

_Peut-être, c'est vrai. Il a tout de même réussi à me toucher avec une attaque que j'avais déjà vu, ce qui ne m'est jamais arrivé jusqu'ici. C'est quand il y est parvenu que j'ai réalisé que c'était forcément toi qui lui avait enseigné ce coup. Le Ryu Sei Ken. Une arme simple en apparence, mais d'une flexibilité admirable. Il la maîtrise de façon tout à fait remarquable, je dois dire.

_Alors, tu l'as laissé remporter la victoire parce que c'était mon élève ?

_Je revenais tout juste du monde des morts, Marine, fit Achille en écartant les bras. Je ne savais pas très bien ce qui se passait, ni en quoi tu y étais impliquée.

Il hésita un instant, alors que Marine regardait de nouveau à travers la fenêtre.

_Est-ce que... Est-ce que tu aurais voulu que je le tue ? finit-il par demander.

Un silence.

_Je ne sais pas, répondit finalement Marine. Peut-être. Je m'en moque. Cela m'aurait facilité les choses de ne pas avoir à le revoir en fin de compte. Ca n'a plus vraiment d'importance. Pas plus que le reste.

Un nouveau silence.

_Marine, qu'est-ce que tu comptes faire maintenant ? finit par demander Achille. Est-ce que tu vas continuer de servir Zeus ? Tu m'as dit qu'il projetait de détruire l'humanité. Sûrement, tu ne vas pas laisser faire ça sans rien tenter ? Ensemble, nous pouvons aller aider les chevaliers d'Athéna à pénétrer dans le temple de Zeus. Plusieurs des dieux nous rallieront certainement en apprenant le vrai but du Maître des Cieux. Nous...

_Je m'occuperai de tout cela, interrompit Marine sans le regarder. Ou, au moins, je m'assurerai que les chevaliers d'Athéna arrivent jusqu'à Zeus. Je ne me mêlerai pas de ce qui se passe ensuite.

_Pourquoi ? demanda Achille, interloqué.

Marine le regarda finalement, une expression terriblement lasse dans le regard.

_Achille, tu as perdu la vie pour la première fois au cours d'une guerre qui a duré dix ans et qui a coûté d'innombrables vies. Des atrocités sans nombre ont été commises à cette occasion ainsi que des sacrifices totalement inutiles. Et tout ça, essentiellement parce qu'une femme a choisi de quitter son mari, qui s'est trouvé être un roi. Même les vainqueurs de cette guerre n'ont dans l'ensemble connu rien d'autre que de nouvelles souffrances.

Elle fit une pause et baissa la tête.

_J'ai vu tant de choses, au cours de mon existence, fit-elle d'une voix presque inaudible. Tellement de choses. Tu ne peux pas savoir, Achille. Tu n'étais pas là. J'ai vécu si longtemps et j'ai parcouru le monde entier. Les hommes n'ont pas changé pendant tout ce temps. Ils ont continué à se gonfler de leur hubris, leur démesure, leur orgueil. Ils ont tellement détruit, tellement haï. Et moi, je ne sais plus... je ne sais plus si l'humanité mérite vraiment de survivre.

Marine fixait ses mains sans bouger. Achille prit une profonde inspiration et rassembla tout son courage à deux mains.

_Marine, est-ce qu'il t'est arrivé d'éprouver de l'amour pour moi ? demanda-t'il. Vraiment ?

Elle ne répondit pas.

_Et pour le chevalier du Lion, alors ? interrogea-t'il désespérément. Pour Aiolia ? Est-ce que tu l'as aimé ?

_Va-t'en, Achille, dit-elle sans relever la tête.

Achille, le guerrier légendaire, ferma brièvement les yeux tandis que son coeur se brisait dans sa poitrine. Puis, lentement, il se détourna et marcha jusqu'à la porte.

_Au revoir, Marine, fit-il doucement sans se retourner.

Puis il s'en fut, laissant le chevalier de l'Aigle seule face à ses souvenirs.

* * *

Cela remontait à près d'un siècle déjà, mais elle se souvenait encore parfaitement de cette journée-là.

C'était un restaurant au bord de la Seine, avec des tables en plein air, de la musique et des gens qui dansaient. La Belle Epoque. En vérité, une époque qui n'avait pas valu mieux que les autres, mais dans les souvenirs de Marine y était resté attaché une émotion étrange qui s'apparentait presque à de la nostalgie. Il émanait du brouhaha ambiant une atmosphère joyeuse et insouciante qui l'apaisait étrangement. Et, visiblement, elle n'était pas la seule dans ce cas.

Hors temps de crise, il était plutôt rare que les lieutenants de Zeus se réunissent, à plus forte raison en-dehors de l'Olympe. Et ce jour-ci était donc très exceptionnel puisqu'il les voyait tous les quatre rassemblés autour d'une table alors qu'aucun évènement, aucune guerre ne se préparait. Cela les surprenait eux-mêmes, et pourtant, en un sens, ils appréciaient ce moment où ils pouvaient prétendre n'être pas plus que toute la foule qui les entourait.

_Nous devrions faire ce genre de chose plus souvent, observa Arimaspe, qui avait fini par s'habituer aux vêtements qu'il portait, si différents de ceux dont il avait l'habitude. C'est plutôt agréable.

_J'appuie la motion, fit Réhael avec amusement, son verre à la main. Nous pourrions même en faire une habitude.

_Nous avons peut-être des choses plus importantes à discuter, dit Marine, bien qu'elle ait été en train de penser la même chose.

Le regard commun que portèrent Arimaspe et Réhael sur elle exprimait assez clairement qu'ils n'étaient pas de son avis. De fait, dans sa tenue actuelle, elle risquait d'avoir du mal à imposer la moindre autorité. Bien loin de son armure ou de sa tenue d'entraînement habituelle, elle portait pour le moment une très belle robe vert d'eau qui mettait particulièrement bien en valeur le roux de ses cheveux. Elle ne se souvenait pas d'avoir jamais porté quelque chose de pareil, et pourtant elle s'y était fait avec une rapidité surprenante.

_Je suis d'accord, intervint tout à coup le quatrième lieutenant, resté silencieux jusque-là. Cet endroit est très plaisant, mais rien ne nous empêcher d'y parler de choses sérieuses.

_Après tout, pourquoi pas ? fit Arimaspe en haussant les épaules. Pourquoi est-ce que ton frère n'est pas venu avec nous, au fait ? Il avait des affaires à régler ?

_Je pense que cela doit faire un moment qu'il s'est rendu compte que tu ne l'aimais pas beaucoup, répondit doucement son interlocuteur.

Un rictus plissa les lèvres d'Arimaspe.

_Bon, quoi qu'il en soit, reprit-il, il faudrait peut-être que vous nous disiez de quoi vous avez tellement envie de discuter, si vous tenez à notre participation.

_Nous pourrions utilement commencer par notre seigneur à tous les quatre, répondit Marine.

_Zeus ?

_Cela fait bien longtemps qu'il a disparu, poursuivit l'Aigle du Maître des Cieux. Il s'est fondu dans le restant de l'univers, laissant la garde de la Terre à sa fille. De temps à autres, pourtant, nous avons pu sentir sa présence qui nous inspirait, nous dirigeait au fil des siècles pour accomplir sa volonté. Mais cela fait un certain temps que cela n'est pas arrivé. D'où la question évidente : que devons-nous faire ? Nous sommes les serviteurs de Zeus. Quel est notre rôle s'il ne s'adresse plus à nous ?

_Je suis certain que le silence de notre maître signifie qu'il est sur le point de prendre une décision et de revenir parmi nous, fit Arimaspe, les yeux brillants. Cela fait un moment que j'en ai l'intuition.

_Tu n'as pas arrêté d'avoir ce genre d'intuition au cours des derniers siècles, ironisa Réhael. Pourquoi Zeus choisirait-il de revenir maintenant ? Ce n'est pas comme s'il se passait quelque chose d'exceptionnel.

_La question serait plutôt de savoir quelle serait l'intention de Zeus s'il revenait, observa calmement le quatrième lieutenant. Or, nous n'en avons aucune idée.

_C'est vrai, admit Arimaspe en haussant les épaules. Mais quelle importance ? Nous sommes ses lieutenants, nous serons les premiers qu'il informera.

_Sans doute, fit Marine, malgré les doutes qu'elle éprouvait. Mais je ne peux pas m'empêcher de me demander à quelle décision sera parvenu Zeus après tous ces siècles.

Il y eut un silence tandis que tous quatre s'absorbaient dans leurs verres. Autour d'eux, les danseurs tournaient toujours au son de la musique. C'était une belle journée, vraiment. La lumière filtrait doucement à travers les arbres, suscitant une véritable mosaïque d'ombre et de clarté. L'air était frais.

_Bah, je pense vraiment que toutes ces préoccupations sont inutiles, finit par dire Réhael en se renversant en arrière sur sa chaise. Quelles que soient les intentions de Zeus, il nous en fera part quand il le jugera bon. Et je ne pense toujours pas que ce sera bientôt. En fait, je dirais que la seule qui risque d'avoir à faire quelque chose dans les années qui viennent est notre cher Aigle, puisqu'elle va encore devoir gérer la réincarnation d'Athéna.

L'intéressée ne répondit pas.

_Tu m'en veux encore, Marine ? demanda Réhael en inclinant la tête sur le côté. A cause d'Achille ?

_Pourquoi t'en voudrais-je ? fit-elle en haussant les épaules. Il est mort et personne ne peut rien y faire. Te détester ne changerait pas cette vérité. Ca ne servirait à rien.

Réhael sourit, mais la réponse ne fut pas du goût du quatrième lieutenant.

_Peut-être qu'elle a choisi d'oublier et de ne pas t'en vouloir, Réhael, fit-il d'une voix inhabituellement acerbe, mais ce n'est pas mon cas. Notre devoir nous impose de ne pas agir les uns contre les autres, mais si j'en avais eu l'occasion...

Un rictus moqueur apparut sur les lèvres de Réhael, qui ouvrit la bouche pour une réponse tranchante, mais Arimaspe les arrêta avant que la conversation ne dégénère.

_Ca suffit, fit-il avec autorité en levant une main. Ces disputes éternelles n'ont aucune utilité et je suis fatigué de les entendre sans cesse.

_Fort bien, concéda gracieusement Réhael en se levant. Dans ce cas, faisons autre chose. Marine, aurais-je le plaisir de cette danse ?

Le chevalier de l'Aigle regarda un instant la main qu'il lui tendait, cette main qui avait failli la tuer, longtemps auparavant. Elle hésita un instant, sentant sur elle le regard étonné d'Arimaspe et celui, chargé d'inimitié, du quatrième lieutenant. Mais la journée était belle et les souvenirs si distants. Elle prit la main dans la sienne, se levant à son tour.

_Je dois dire que je ne t'ai jamais vu aussi ravissante qu'avec cette robe, dit encore Réhael tandis qu'ils allaient tous deux rejoindre les danseurs.

La musique vint recouvrir les paroles qu'il prononça ensuite et il n'y eut plus que l'instant qui passait.

* * *

De retour dans le présent, deux silhouettes étaient en train de courir le long des sentiers abandonnés de l'Olympe, passant çà et là des ruines en piteux état, seul témoignage de ce qui avait été la force d'un dieu.

L'un paraissait étonnament jeune, et son visage avait conservé une expression d'innocence et de sérénité malgré tout ce à quoi il avait assisté. Il semblait ne porter aucune espèce de protection, vêtu d'une simple tunique d'un blanc immaculé. Mais la lumière qui baignait le mont sacré venait par moment faire courir un reflet fugitif sur l'armure presque invisible qui le revêtait en fait.

L'autre, qui devait être plus âgé de quelques années, avait plus que lui l'air d'un guerrier. Une armure le recouvrait, étincellante de puissance contenue. Ses yeux brûlaient d'une flamme de résolution pure, comme souvent dans les combats qu'il avait déjà dû affronter, mais plus vive encore cette fois-ci, semblait-il.

Alors qu'ils arrivaient à l'esplanade marquant ce qui avait dû être un temple et qui n'était désormais plus qu'un amoncellement de pierres impossible à identifier, Ganymède s'arrêta brusquement. Tout entier concentré sur sa course, Seiya faillit ne pas s'en apercevoir.

_Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t'il en s'arrêtant pourtant.

_Quelque chose... quelqu'un est en train d'approcher à très grande vitesse, répondit Ganymède en plissant les yeux. Probablement en voyageant à travers les dimensions.

_Bien vu, Gany !

Il y eut une déflagration qui força Seiya et Ganymède à se protéger les yeux tandis que l'espace se déformait, embrasant brièvement l'air de couleurs impossibles. L'instant d'après, deux nouveaux arrivants se trouvaient là.

_Pas mal, hein ? fit Geste, un rictus aux lèvres. Je trouve que ça en jette assez, comme entrée.

_Maintenant que je ne suis plus dans ton espace inter-dimensionnel, siffla l'autre en se redressant, je vais me charger de t'écrire une sortie !

_Kanon ?

L'intéressé se retourna vers le chevalier Pégase, qui restait stupéfait de le voir apparaître ainsi.

_Ce n'est pas le moment des explications, Seiya, dit-il en s'interposant entre lui et Geste. Je m'occupe de la situation ici. Reprends ta route vers le temple de Zeus et dépêche-toi !

_Il a raison, chevalier Pégase, intervint Ganymède tandis que Seiya hésitait visiblement. Je vais rester aussi pour le moment, mais nous vous rejoindrons plus tard. Marine doit être en train de vous attendre.

Une lueur particulière traversa le regard du jeune chevalier d'Athéna, qui hocha la tête et reprit sa route sans un mot de plus, laissant les trois autres se faire face.

Un silence s'écoula tandis que Gest, Kanon et Ganymède se dévisageaient les uns les autres, se jaugeant, estimant leurs forces. Aucun d'entre eux n'était vraiment sûr de ce que pourrait être la réaction des deux autres, et ils hésitaient à prendre l'initiative.

_Tu sais, Geste, dit finalement Ganymède, tu as vraiment...

_Je sais, j'ai changé de look, l'interrompit Geste avec un geste agacé. Laisse tomber, tu veux ? Si je t'ai amené ton double jusqu'ici, c'était pas pour que tu me mettes en boîte.

_D'accord, fit Ganymède en souriant. Alors pour quelle raison ?

_Ton petit camarade a très envie que tu te battes contre l'un d'entre nous, intervint Kanon sans détourner les yeux un seul instant. Je ne comprends pas très bien pourquoi, mais c'est probablement à mettre au compte de la folie incurable. J'envisage fortement de lui couper la tête pour le guérir.

_Très amusant, tonton, fit Geste avec un regard en coin. J'commence seulement à piger pourquoi vraiment personne peut t'encaisser. Bon, Gany, j't'explique le plan, la meilleure chose que tu puisses faire, ce serait de faire la peau à tonton Kanon et d'absorber sa personnalité. Comme ça, plus de problèmes, tu es entier, et, plus important encore, il n'est plus là pour te pourrir la vie. Ou bien, si tu as envie, on peut essayer de se battre pour de bon, entre nous, pour voir qui est le meilleur.

_Je n'ai pas l'intention de me battre contre toi, Geste, fit Ganymède en écartant les bras. Il existe un lien entre nous deux aussi. Tu m'as aider à revenir à la vie, lorsque je suis mort.

_Arrête, c'est pas la peine de compliquer encore la situation, fit Geste en levant les yeux au ciel. Tu t'occupes de ton double ou tu préfères rester à bronzer ?

Ganymède se retourna vers Kanon, l'air songeur. Le chevalier des Gémeaux, ancien général du Dragon des Mers, l'homme qui avait défié les dieux, affronta son regard sans ciller, prêt à enflammer son cosmos et à engager le combat d'un moment à l'autre. Cette affaire lui avait déjà pris beaucoup trop de temps. Il ne pourrait jamais aider Athéna efficacement dans ces circonstances.

_En fait, finit par admettre Ganymède en haussant les épaules, cela me plairait assez d'affronter une fois de plus mon... grand frère. Mais, quel que soit le résultat, je ne crois pas que cela m'avancerait à quelque chose.

_Moi, ça m'avancerait en ce que tu serais mort et que je ne me heurterais plus à toi à chaque croisement de chemins, fit Kanon avec sarcasme.

Ganymède sourit doucement.

_Même si vous réussissiez à me tuer, chevalier Kanon, je reviendrais de nouveau à la vie. Je suis sûr que Geste vous a expliqué. Je suis parvenu à cette conclusion il n'y a pas très longtemps. Nos vies sont liées et nous ne pouvons mourir qu'ensemble. L'alternative serait que l'un de nous deux absorbe l'autre.

Il haussa de nouveau les épaules avec une grimace enfantine.

_Malheureusement, j'ai eu beau réfléchir au problème sous tous les angles, je ne vois aucune façon d'accomplir cela.

_Génial, fit Geste en baillant. Même si c'est moi qui me bat contre toi, j'pourrai pas te tuer. Vraiment super. Qu'est-ce qu'on fait, alors ? On se rassemble autour d'un feu de camp et on chante des chansons scoutes tous les trois ?

_Je pourrais commencer par m'occuper de toi, observa Kanon avec un regard en coin. Contrairement à nous deux, je sais que tu ne risques pas de revenir à la vie.

_Ca te dirait peut-être de passer le restant de ton existence enfermé dans une prison dimensionnelle, tonton ? riposta Geste avec un mauvais sourire.

_J'ai une meilleure idée, intervint Ganymède.

Les deux autres se retournèrent vers lui, et il passa une main dans ses cheveux noirs en souriant.

_Nous ne risquons pas d'accomplir grand-chose en restant ici, reprit-il. Vous et moi ne parviendrons pas à nous départager, chevalier Kanon. Quant à Geste, étant donné qu'il ne peut pas nous tuer de façon définitive, il n'a pas non plus d'intérêt à se battre avec nous.

_Oh, j'pourrais toujours voir de combien de manières différentes je peux vous réduire en petits morceaux, fit Geste avec un geste vague. Ca me ferait passer le temps. Enfin, si tu as une meilleure idée...

_Il va bientôt y avoir un combat dans le Temple de la déesse Héra, dit Ganymède en désignant du doigt le sommet invisible de l'Olympe. Un combat remarquable. Et un autre, encore plus terrible, dans le Temple de Zeus lui-même. Pourquoi ne pas nous rendre là-bas et y prendre part ? Ce serait une bonne occasion de nous impressionner les uns les autres.

Kanon faillit dire ce qu'il pensait, à savoir que c'était l'une des idées les plus idiotes qu'il ait jamais entendues, quand il songea que cela arrangeait plutôt ses affaires.

_D'accord pour moi, fit-il simplement. Qu'en pense mon "neveu" ?

Geste fronça les sourcils.

_Gany, tu recommences ! dit-il avec agacement. Tu espères que je vais me ranger du côté d'Athéna ?

Son ami lui envoya un sourire désarmant.

_Les chevaliers d'Athéna qui survivent encore sont confrontés à des ennemis de toutes parts. Tu n'aurais pas grand mérite à t'en prendre à eux. Les dieux de l'Olympe, par contre...

Geste fit la moue.

_Ah bah, finit-il par dire, je peux toujours faire un tour pour vous regarder vous faire massacrer. Ca m'amuserait de voir tonton se faire changer en grenouille par Hécate.

_Alors, on est parti ! fit Ganymède avec un pétillement d'amusement dans les yeux.

* * *

Le temple de Zeus, la demeure où se réunissaient les dieux de l'Olympe, était étrangement silencieux. Sans doute était-ce le caractère sans précédent de l'instant qui incitait les quelques serviteurs présents à faire le moins de bruit possible.

Car cet instant était véritablement sans le moindre précédent dans toute l'histoire du mont céleste. Quatre divinités mortes, une autre jugée par ce qui restait de ses pairs et une terrible bataille aux portes mêmes des douze temples. Et les dieux, les dieux eux-mêmes étaient en train de se préparer à combattre, ayant épuisé la majeure partie de leurs guerriers mortels. Même le combat contre les Géants n'avait pas engendré autant de troubles dans l'ordre céleste.

Le seul précédent possible, et il était funeste entre tous, n'était autre que la guerre qui avait opposé les Olympiens à leurs pères les Titans.

Et dans l'esprit de tous les résidents mortels - ainsi que celui de plusieurs immortels - se posait la question terrible. Les Olympiens allaient-ils subir le même sort que leurs prédécesseurs ? Et, si c'était le cas, qui les remplacerait ? Quelles seraient les conséquences sur l'univers si d'autres dieux venaient encore à périr ?

Oui, cette question agitait beaucoup d'esprits, et même ceux qui, en cet instant, étaient en train d'assister au commencement du procès d'Athéna.

La pièce où cet évènement unique entre tous se déroulait n'était pas aussi éclairée que les autres. Il n'y brûlait que quelques rares torches, qui ne diffusaient qu'une lumière rare. Aucune sorte de décoration ou d'ornement n'y était visible. Il n'y avait là qu'une longue table en chêne massif, soigneusement polie, et huit sièges d'une relative simplicité. La sobriété de l'endroit tranchait de façon frappante avec le luxe et le faste qui règnait partout ailleurs dans les moindres recoins.

Neuf dieux se trouvaient réunis en ce lieu.

De là où elle se trouvait, debout à l'une des extrémités de la longue table, Athéna distinguait à peine les visages de ses pairs, dissimulés par la pénombre qui régnait ici.

Directement face à elle se trouvait son père. Elle ne pouvait pas voir l'expression de son visage, mais ses yeux brillaient d'une lueur surnaturelle et il semblait la regarder.

A sa gauche se trouvait Héra, son épouse, dont le regard était pour l'instant fixé sur la table massive. Puis venait Déméter, dont le visage indécis trahissait le conflit des sentiments qui l'habitait. Puis Artémis la chasseresse, inexpressive, dont le regard scrutateur observait tour à tour tous ceux qui l'entouraient. Et enfin Hestia, qui seule depuis leur arrivée en ce lieu lui avait adressé quelque chose ressemblant à un sourire.

A la droite de Zeus était d'abord Apollon, que beaucoup considéraient comme son fils préféré. Le dieu des arts était visiblement troublé. Après lui se trouvait Hermès, dont l'expression de légèreté habituelle avait totalement disparu. Le visage du Messager des Dieux semblait figé en un masque sombre. Et enfin, seul de toute cette assemblée à ne montrer aucun forme de tension, venait Dionysos. Il avait un coude appuyé contre le dossier de son siège et une coupe remplie dans la main droite.

La plupart des dieux se trouvaient en fait dispersés dans tout le temple, de façon à prévenir toute interférence possible. Seule une partie de leur esprit se trouvait là, mais ils n'en paraissaient pas moins réels. Hormis elle-même, seuls Zeus et Héra se trouvaient physiquement dans la salle du jugement.

Athéna ne put s'empêcher de frissonner. Il lui était déjà arrivé d'assister à de tels tribunaux. Lorsque l'un des dieux agissait de façon contraire aux lois de l'Olympe, il n'était pas exceptionnel qu'il ait ainsi à répondre de ses actes. Elle avait toujours considéré que c'était la meilleure façon d'empêcher des dieux comme Arès ou Poséidon d'interférer de façon excessive avec les mortels. Elle avait toujours considéré que c'était la façon la plus efficace, la plus juste.

Mais jamais la sanction possible n'avait été si élevée, et jamais la déesse de la sagesse n'avait été l'accusée elle-même.

Qui la soutiendrait ? Elle n'avait pas de réponse à cette question. Hestia, sans doute. Apollon, peut-être. Dionysos choisirait selon son inspiration du moment. Elle ne connaissait pas les intentions d'Artémis. Déméter, elle l'avait appris, lui en voulait pour la mort de son fils. Hermès, comme en toute chose, se rangerait certainement derrière Zeus. Quant à Héra, la question ne se posait pas.

Huit dieux pour la juger. Un nombre pair. Mais, en cas d'égalité, la voix qui l'emporterait serait celle de Zeus. Il était douteux que cinq des autres dieux choisissent en sa faveur. Pas alors que quatre des leurs étaient morts et que la responsabilité pouvait partiellement lui en incomber. Il ne lui restait plus qu'à espérer que...

Un bruit sec chassa ses pensées. Une main - celle de Zeus - venait de poser un objet sur la table, là où chacun pouvait le voir. Athéna frémit en le voyant.

Le sablier faisait une trentaine de centimètres. C'était une gracieuse construction de verre et de bois, terriblement vieille, qui n'était utilisé que dans ce genre de procès. Le sable qu'il recelait était d'une blancheur immaculée qui virait peu à peu au noir au fur et à mesure qu'il s'écoulait.

Il y eut un silence, puis un chuintement étouffé tandis que les premiers grains de sable marquaient le début des cent huit minutes.

_Le procès commence, dit simplement Zeus.

* * *

De là où ils se trouvaient, isolés dans le temple ancien et magnifique du Maître des Cieux, même les sens surnaturels des dieux de l'Olympe ne pouvaient percevoir le fracas de la bataille titanesque qui se déroulait en cet instant sur les ruines du temple de la déesse du foyer. Mais ce n'était pas nécessaire. L'intensité du Ragnarok se répercutait jusque dans leurs esprits troublés.

Avec l'arrivée des combattants provenant du monde des mortels, le combat avait perdu le peu de cohérence qu'il avait conservé jusque là. Il n'était plus question de stratégie ou de tactique désormais. Alliés et adversaires s'affrontaient au corps à corps, dans le plus grand désordre.

Ici, Talos, le colosse de bronze, luttait avec Skrymir, le plus colossal de tous les Géants.

Là, les Guerriers Divins revenus brièvement à la vie s'en prenaient à Hel, désormais la maîtresse de l'Au-Delà.

Plus loin, Brontès rassemblait les Cyclopes encore vivants pour tenir tête à la masse des Géants qui menaçait de les déborder.

Mais les combats les plus terribles étaient ceux dont l'issue était déjà écrite par la destinée, et personne n'osait s'en approcher.

L'air qui entourait Héphaïstos et Loki semblait être entré en fusion. La chaleur incroyable qui se dégageait de leur affrontement faisait même fondre la pierre presque indestructible du mont altier où résidaient depuis toujours les dieux grecs. Perdus au milieu de cette fournaise dévorante, les silhouettes des deux ennemis étaient presque impossibles à discerner parmi les flammes dévorantes.

Non loin de là, le père des dieux nordiques avait été contraint de poser pied à terre. Son cheval légendaire, Sleipnir, gisait au sol dans une mare de sang qui allait s'élargissant sans cesse, presque déchiré en deux par les mâchoires de Fenrir. Le loup lui-même n'était pas indemne. Une longue traînée sanglante courait le long de son flan, là où Gungnir avait touché sa cible. Mais le feu infernal qui brûlait dans les yeux de la bête n'en brûlait qu'avec plus d'avidité malsaine tandis qu'il fixait son adversaire. Un genou au sol, étreignant entre ses mains sa lance divine qui ne le sauverait pas, Odin attendait le prochain assaut.

Et enfin, troisième duel du Ragnarok, Thor et Jormungand était en train de lutter ensemble. Crachant partout son venin empoisonné, le serpent de Midgard avait pris le dieu de la foudre entre ses anneaux aux écailles noires. Mais le plus fort de tous les dieux nordiques n'avait pas la moindre intention de laisser un quelconque avantage à son adversaire. Mjollnir flamboyait d'une aura crépitante tandis que le marteau légendaire s'abattait encore et encore sur le monstre reptilien, et chaque coup claquait comme la foudre.


Bien loin de ses combats entre êtres divins, Bud d'Alcor se trouvait au coeur de la mêlée, revêtu de son armure d'un blanc ivoire. Entouré d'un Cyclope difforme et d'une automate de métal couleur de bronze, il affrontait deux Géants enflammés de rage. Le combat en groupe n'était pas quelque chose dont il avait l'habitude, mais il n'avait guère le choix. La bataille qui se déroulait en cet instant était la destinée des Guerriers Divins autant que celle des dieux nordiques qu'ils vénéraient. Et il semblait que même la mort ne puisse empêcher cela. Quelques instants auparavant, il avait entraperçu son frère, son jumeau, Syd. Puis un adversaire était venu s'interposer et il l'avait perdu de vue. Si le temps avait pu s'interrompre pendant quelques minutes seulement, il aurait bien voulu lui parler, lui dire... Quoi exactement ? Il n'était pas sûr. Mais il aurait bien aimé, malgré tout.

Tant pis.

La hache massive du Géant de droite vint s'écraser sur l'automate, la réduisant à l'état de débris. C'était exactement le genre d'ouverture que Bud avait guetté jusque là. Il bondit, une main tendue devant lui, l'autre au niveau de sa taille, prête à frapper.

_SHADOW VIKING TIGER CLAW !!!!

Les coups fusèrent comme autant de déchirures blanches. Trop lourd pour esquiver, pas assez rapide pour reprendre sa garde, le Géant ne put que les encaisser de plein fouet. Bud était déjà retombé au sol quand son adversaire s'écroula en arrière, projetant une pluie de sang qui aveugla un instant le jeune Guerrier Divin.

Un instant de trop.

Bud réalisa avec un temps de retard que l'autre Géant venait de trancher le Cyclope en deux d'un revers de sa hache, et qu'il brandissait de nouveau l'arme désormais écarlate.

Le temps sembla se distordre tandis que le coup implacable descendait. Lent, terriblement lent, et pourtant Bud savait qu'il ne l'esquiverait jamais.

Il y eut un mouvement précipité tandis qu'une forme dorée se précipitait vers lui, un choc tandis qu'on le poussait hors de la trajectoire, puis un crissement déchirant d'acier tandis que la hache frappait quelqu'un d'autre que lui.

Etendu sur le sol trempé de sang, étourdi, Bud s'efforça de reprendre ses esprits avant de regarder qui s'était interposé.

Mais il n'y avait pas de corps à l'endroit où la hache gigantesque avait frappé. Rien d'autre qu'une armure dorée, que l'impact avait presque fendu en deux. Une armure que Bud connaissait. Celle de la constellation du Taureau.

Un cosmos furieux s'empara soudain de lui tandis qu'il se relevait et repartait à la charge.


Au même moment se déroulait encore un autre duel, mais celui-là n'opposait pas de dieux. Et pourtant, ceux qui se trouvait à proximité évitaient d'y intervenir, comme respectant la volonté commune des combattants.

_Par la Lance d'Orion !!

Le coup avait toujours la même rapidité, et sa puissance semblait augmenter à chaque fois, mais Milo l'avait déjà observé et il lui suffit de se déplacer très légèrement sur la gauche pour l'éviter.

_Ce n'est pas suffisant, fit-il simplement de sa voix qui n'en était pas une, mais plutôt un écho.

A l'opposé de ce qui avait été son habitude de son vivant, le chevalier du Scorpion se contentait depuis le début du combat d'esquiver sans jamais riposter. Peut-être son jeune adversaire en concevait-il de l'irritation. Ou peut-être que cela ne changeait rien pour lui. Le regard de Rigel était d'une fixité dérangeante, et son visage ne trahissait plus aucune expression.

_Par la Lance d'Orion !!

La puissance dégagée atteignit le double de ce qu'elle avait été la seconde d'avant. Mais Milo avait de nouveau évité et cette fois...

_Restriction !

L'attaque nerveuse frappa Rigel de plein fouet et le chevalier de bronze se figea, tremblant de tous ses membres.

_Je t'ai dit que cela ne servait à rien, reprit Milo. Est-ce que ton maître ne t'a rien appris ? Cela m'étonnerait de lui.

_Toi...

Un cosmos intense, d'un orangé qui virait presque au rouge vint recouvrir Rigel, qui se retourna lentement vers son adversaire.

_Ton cosmos est très puissant, fit le chevalier du Scorpion sans émotion. Mais ton esprit est en lutte avec lui-même pour se libérer du contrôle de Loki. C'est pour ça que tu n'as pas pu résister à mon attaque.

Une expression étrange, presque affligée, traversa l'espace d'un instant le visage de Rigel, avant de disparaître. Le cosmos qui l'entourait augmentait toujours, comme s'il ne devait plus connaître de limites.

_Argol m'a dit une fois qu'il pensait que tu avais un très bon potentiel, dit Milo. Je suis convaincu que c'est vrai. Mais cette puissance que tu dégages en ce moment, tu ne la contrôles pas, n'est-ce pas ?

Les muscles de la mâchoire du chevalier Orion se crispèrent.

_C'est... c'est Loki, finit-il par dire d'une voix hâchée. Il a... touché mon esprit...fait quelque chose... pour que mon cosmos ne cesse d'accroître sa puissance...

_Ton corps n'est pas habitué à cette force. Cela va te détruire.

Un sourire déformé apparut sur les lèvres de Rigel.

_Je sais... Mais pas tout de suite... pas encore...

Il y eut un bref silence. Le cosmos du chevalier Orion était désormais pourpre comme le sang.

_J'ai formé Argol, dit finalement Milo. Je sais comment il était. Dur, inflexible, cruel. Mais je sais aussi à quel point sa personnalité pouvait marquer les autres. Tu l'admirais beaucoup, n'est-ce pas ?

_C'est vrai...

_Qu'as-tu ressenti, vraiment ressenti quand tu as appris sa mort ?

Il y eut un nouveau silence, tandis qu'une succession d'émotions contradictoires traversaient le visage du jeune chevalier Orion.

_De la stupéfaction, finit-il par dire, le visage traversé de spasmes convulsifs tandis qu'il s'efforçait de penser clairement. De la stupéfaction, de l'incrédulité, de la colère... Et puis...

Les mots sortaient de lui et il n'était pas sûr de les avoir pensé, même s'ils sonnaient vrais. Son esprit était tellement embrouillé.

_Et puis, de l'admiration. J'avais toujours cru que mon maître était invincible, et il avait perdu face à quelqu'un qui n'avait pas hésité à se crever les yeux pour cela.

Un instant, il ne réalisa pas ce qu'il venait de dire. Et, quand il le fit enfin, il ressentit comme un choc. C'était la vérité, pourtant, il en était maintenant certain. Il se sentait étrangement léger de l'avoir enfin admise. Mais l'empreinte de Loki était toujours présente en lui, et son corps avait retrouvé toute sa mobilité, et son cosmos ne cessait plus de se transcender.

_Que décides-tu, chevalier d'Orion ? interrogea Milo de sa voix vide.

_Je ne peux pas me libérer de l'emprise de Loki, répondit Rigel, mobilisant toute l'énergie qui était apparue en lui pour résister encore un instant aux impulsions suscitées par le dieu maléfique. Je vais mourir de toute façon si mon cosmos continue à s'accroître, mais, d'ici là, je serai trop dangereux.

Il ferma brièvement les yeux, puis les rouvrit, l'air résolu.

_Je dois mourir. Mais je ne peux pas me suicider et je ne pense pas que même vous, qui avez été le maître de mon maître, puissiez encore me tuer maintenant que j'ai atteint ce niveau de puissance.

Un doigt, tendu vers le ciel, d'où émanait une aura d'un rouge si sombre qu'il en était presque noir.

_Dans la mythologie grecque, dit Milo d'un air grave, le Scorpion est la créature qui a abattu le chasseur Orion. Il est dit que c'est pour cette raison que les deux constellations ne se trouvent jamais dans le ciel en même temps. Peut-être cette légende a-t'elle une part de vérité. Quoi qu'il en soit, il existe un coup secret, qui ne se transmet qu'aux chevaliers d'or du Scorpion, et contre lequel celui que le destin a choisi pour revêtir l'armure d'Orion ne peut rien. Cette connaissance existe depuis des siècles et n'a jamais servi, car jamais une telle situation ne s'est présentée. Mais maintenant, il est temps pour Orion de mourir de nouveau.

_J'espère que c'est bien le cas, murmura Rigel, le visage blanc, crispé tandis qu'il épuisait ce qui lui restait de volonté.

Puis, ce qui subsistait encore de sa résistance cèda à son tour. Toute émotion disparut de son visage, comme effacée par une main invisible. Le cosmos de Rigel était désormais une gigantesque aura d'un rouge sanglant, semblable à une nova agonisante, sur le point d'exploser. Il avait de nouveau la main au niveau de la taille, prêt à dégainer.

Un silence de nouveau, chargé d'une tension impalpable.

Puis l'explosion.

_Par le Glaive d'Orion !!!

Tout le cosmos de Rigel se concentra autour de sa main droite en une aura éblouissante tandis qu'il se précipitait vers son adversaire à la vitesse de la lumière.

_Par la Mort du Chasseur !!!

Il y eut un déflagration terrible au moment où Rigel et Milo se croisaient. Puis le silence. Les deux adversaires se tournaient désormais le dos.

Il n'y eut pas un bruit, pas un son. Milo ferma calmement les yeux et sa silhouette s'estompa comme une volute de brouillard, ne laissant que les morceaux de son armure qui tombèrent au sol avec un bruit métallique. Le poitrail avait été transpercé de part en part.

L'espace d'un instant, Rigel connut une terreur consumante. Et si le dernier effort du chevalier du Scorpion avait été vain ? Et s'il allait demeurer l'esclave de Loki jusqu'à la fin de cette guerre, se battant contre la déesse à qui il avait consacré sa vie bien avant de la connaître ? Et si...

Puis il vit la fissure minuscule, au niveau de son coeur, et il sentit la douleur se répandre à travers son corps. Mais elle était un soulagement plutôt qu'une souffrance. Ses jambes se dérobèrent sous lui et Rigel tomba au sol, face contre terre. Le sang cognait à ses tempes comme un marteau, et pourtant, c'était à peine s'il l'entendait. Il ne sentait plus rien tout à coup. Autour de lui, le monde était en train de s'estomper dans une noirceur bienvenue, mais il percevait encore les bruits du combat, de plus en plus loin. Son corps même semblait se dissoudre dans les ténêbres.

_A... théna...

Sa dernière pensée fut une prière.

* * *

Le temple de Héra, l'un des rares à avoir été épargné lorsque Shun avait franchi sans retour le seuil de la divinité. Le bâtiment était d'une beauté hiératique, à la fois sobre et classique. Il s'en dégageait une impression forte et sévère, qui imposait le respect à celui qui le contemplait.

Ce n'était pourtant pas le cas des cinq chevaliers qui venaient d'arriver en ce lieu, peut-être parce qu'ils avaient déjà eu beaucoup à souffrir du fait des dieux. En cet instant chargé de tension et de fureur, leurs esprits étaient emplis seulement de leur propre résolution d'aller jusqu'au bout.

_Je me demande qui peut bien résider ici, fit Hyoga. J'avais l'impression que tous les dieux avaient quitté leurs demeures, mais peut-être n'est-ce pas tout à fait vrai.

Au plus profond de lui-même, le jeune chevalier blond savait bien que la douleur intense qu'il avait éprouvé à la mort de Shun n'avait pas disparu si facilement, qu'elle ne s'était même pas atténuée. Il ne ressentait pourtant rien en cet instant, comme si le choc l'avait anesthésié, supprimant toutes ses émotions. Plus tard, une fois que tout serait fini et s'il était encore en vie, il pourrait s'arrêter et pleurer. Mais, pour le moment, les larmes refusaient tout simplement de venir.

_C'est le temple de Héra, observa Algébia.

_Je ne pense pas que ce soit elle qui se trouve ici en ce moment, dit Meyastes, fronçant les sourcils. J'ai une impression très désagréable. Ca me rappelle lorsque Sylphia et moi avons rencontré Hécate.

_Exactement, confirma la jeune Asgardienne aux cheveux roux avec une grimace. Je parierais mon armure contre un bouillon à l'huile de phoque que c'est elle qui se trouve à l'intérieur.

_Quoi qu'il en soit, trancha Shina, nous n'avons pas le choix. Il n'existe pas d'autre chemin pour atteindre le temple de Zeus.

_Oui, approuva Algébia en hochant la tête. Nous n'avons pas de temps à perdre. Il faut traverser le plus vite possible.

_Les autres traverseront peut-être, mais pas toi, très cher Algébia.

Le même réflexe de tension traversa les cinq chevaliers lorsqu'ils aperçurent la silhouette jusque là demeurée dans l'ombre de l'une des colonnes marquant l'entrée du temple. Il y eut un mouvement, tandis qu'elle s'avançait vers eux... et, l'instant d'après, ils découvraient devant eux un jeune homme aux cheveux blonds, vêtu d'une armure somptueuse qui semblait être d'or bruni.

_Qui es-tu ? demanda agressivement Shina, la première à reprendre ses esprits.

_Cela n'a pas d'importance, fit le jeune homme avec un geste évasif. Je ne suis pas venu pour m'opposer à vous ou vous prêter main-forte. Je suis juste venu chercher Algébia.

L'intéressé ne répondit pas. L'homme lui était totalement inconnu, il en était certain, et pourtant, une partie de lui le trouvait hideusement familier. Une douleur sourde était en train de lui vriller l'intérieur du crâne.

_Algébia est avec nous, rétorqua Hyoga, se mettant en garde. C'est notre ami et notre allié. Nous ne te laisserons pas l'occasion de lui faire quoi que ce soit.

Le jeune guerrier blond soupira, l'air las.

_Je ne suis pas de très bonne humeur aujourd'hui, fit-il en passant une main dans ses cheveux bouclés. Ca doit être lié au fait que je reviens tout juste du monde des morts ou quelque chose de ce genre.

Son regard bleu acier accrocha celui de Hyoga.

_Pour être clair, articula-t'il avec soin, je ne vous demande pas votre avis. Si je dois vous massacrer tous pour repartir avec Algébia, je le...

_ACHILLE !!!

L'explosion de cosmos prit tout le monde au dépourvu. Une aura de ténêbres indéfinissables venait de recouvrir Algébia. Ou était-ce vraiment lui ?

_Troïlos, quelle surprise merveilleuse, fit Achille d'une voix plate.

_Je vais te tuer, misérable assassin, tu m'entends ?! hurla Troïlos, les poings crispés. Tu vas mourir !!

Le jeune homme blond ne fit que sourire.

Absorbé par la scène imprévue, Shina reçut pourtant la pensée mental de Gaïa. Il était hautement inhabituel que Troïlos réagisse de façon si violente. Il risquait de faire quelque chose d'imprudent.

Sylphia et Meyastes, de leur côté, n'avaient plus la présence de leurs ancêtres pour leur prodiguer des avis. Mais la rapidité avec laquelle Troïlos avait pris le dessus sur Algébia renforça en tous deux l'idée que les chevaliers élémentaires se souciaient au fond assez peu de leur liberté d'agir.

Quant à Hyoga, que le problème préoccupait beaucoup moins, la situation le contrariait pour des raisons bien différentes.

_Ce n'est pas le moment de se livrer à des querelles personnelles, fit-il avec autorité en s'interposant. Athéna est peut-être en danger en ce moment même. Troïlos, je ne sais pas ce qu'il t'a fait, mais...

_Il m'a tué ! explosa le chevalier élémentaire qui, dans une existence précédente, avait combattu dans la guerre de Troie. Tu veux savoir ce qu'il m'a fait ? Il m'a tué sans le moindre remord, sans la moindre hésitation ! C'est à cause de lui que ma cité natale est tombée, à cause de lui que j'ai vu ma famille anéantie !

_Troïlos, reprit Achille en baillant légèrement. Je me souviens de t'avoir battu avec une facilité déconcertante. Tu ne m'intéresses pas particulièrement, mais je suppose que tu ne laisseras pas Algébia reprendre le contrôle de son corps juste parce que je te le demanderais gentiment. Nous pouvons nous battre de nouveau, si tu tiens à être humilié.

Troïlos tourna vers lui ses yeux enflammés.

_Tu risques d'être surpris par mes progrès.

_J'en doute, fit Achille en souriant. Mais nous verrons. Je connais un endroit tranquille où se battre, pas très loin.

Il agita vaguement le bras dans une direction.

_Quant à vous, fit-il en se retournant vers les quatre autres chevaliers, et bien je vous laisse à votre entreprise. Un petit conseil, cependant : je me méfierais du ciel, si j'étais vous.

Là-dessus, il se détourna et s'en fut, aussitôt suivi par Troïlos.

Hyoga fronça les sourcils, excédé. Un allié de moins pour franchir les obstacles terribles qui leur restaient avant de pouvoir secourir Athéna. C'était vraiment le moment idéal ! Et cet étrange avertissement. Se méfier... du ciel ?

Hyoga leva les yeux pour apercevoir trois formes noires dans le ciel blanc de l'Olympe, à peine distinctes tant elles étaient encore loin. Mais la distance qui les séparait était en train de diminuer à toute vitesse tandis qu'elles fonçaient droit sur eux. Une aura de fatalité imminente et inévitable les accompagnait.

_Par les crocs de Nidhogg, siffla furieusement Sylphia, ce sont encore ces Erynies !

_On dirait bien, fit sombrement Meyastes, les poings crispés.

Hyoga ferma les yeux et prit une profonde inspiration. Le froid l'envahit. Il le sentit affluer à travers ses membres, chassant ses doutes et ses hésitations et laissant son esprit clair comme le cristal, ses pensées rapides et précises. Son cosmos s'embrasa autour de lui comme un feu glacé. La tension qui l'avait habité s'était évanouie. Une fois encore, une fois de plus, il allait devoir livrer bataille. Il y était prêt.

Meyastes se tendit. Des émotions apparaissaient en lui, lentes mais dévastatrices, aussi inéluctables qu'une avalanche emportant tout sur son passage. Il ressentait la colère, une colère froide, implacable. Des ennemis s'opposaient à lui, de nouveau, s'efforçaient de l'empêcher d'atteindre son but. Il allait les détruire, les balayer à tout jamais. Un tremblement de puissance le parcourut tandis que la force du Léviathan s'éveillait en lui.

Sylphia plissa les yeux. Les Erynies, encore. Elle se souvenait avec humiliation de leur première rencontre, dans le temple de Hadès. Elle avait eu peur, comme une gamine effrayée qui n'avait plus personne pour la protéger de ce qui la dépassait. Les braises jamais éteintes de sa colère s'enflammèrent à ce souvenir et une rage sans borne apparut dans sa poitrine. Elle aurait sa vengeance, dès maintenant. Elle écraserait ses adversaires, les réduirait en cendres. Elle ne laisserait personne se moquer d'elle. Personne. La furie du Dragon gonfla son coeur tandis qu'elle se mettait en garde.

Un peu à l'écart, Shina avait également aperçu leurs adversaires, mais n'était pas en train de les regarder. Non, elle regardait les deux autres chevaliers élémentaires. La présence de Gaia était apparue dans son esprit et elle partageait ses pensées. Il se passait quelque chose. Inachos et Thydiakyne avait véritablement disparu, mais leurs descendants manifestaient en cet instant une puissance réellement comparable à la leur. D'une façon ou d'une autre, ils avaient découvert la source du pouvoir qui était à leur disposition. Peut-être les souvenirs de leurs ancêtres les y avaient-ils aidé. Ou peut-être que leurs personnalités propres correspondaient véritablement au Léviathan et au Dragon.

Quoi qu'il en soit, l'aura de Meyastes était en train de se recouvrir d'une brume grise et froide, et celle de Sylphia dégageait une odeur de soufre.

* * *

_Je suis venu vous protéger.

Alors même qu'il prononçait ces mots, Astérion se demanda comment la jeune femme qui lui faisait face pourrait lui faire confiance alors qu'elle ne le connaissait aucunement. Athéna n'était plus en elle. Comment aurait-elle pu être certaine qu'il n'était pas au service de Zeus ?

Le fait d'être télépathe a de nombreuses conséquences. Astérion s'en était rendu compte très jeune, alors que ses pouvoirs étaient encore quelque chose d'imprécis, qu'il ne savait pas contrôler. L'une des conséquences est que le concept de confiance n'a plus lieu d'être. Celui qui est télépathe sait ce que pensent ceux qui l'entourent. Il connait leurs pensées, leurs opinions, leurs désirs. Il peut apprendre la totalité des secrets qu'ils renferment, même si Astérion s'était toujours interdit de le faire sans une raison éminemment valable. C'était une question de discipline.

A l'opposé, lorsqu'il est confronté à des aveugles mentaux, un télépathe aussi expérimenté qu'Astérion a du mal à concevoir comment ceux-ci peuvent accorder leur confiance si facilement, sans être certains que celui qui leur fait face ne compte pas les trahir.

Et pourtant, la jeune femme avait souri quand il avait prononcé ces mots, d'un sourire qui ne connaissait ni doute ni peur.

_Comment vous appelez-vous ?

_Je suis le chevalier d'argent Astérion de la Meute, déesse Ath... mademoiselle Kido.

Saori hocha la tête doucement.

_Je vous remercie d'être venu assurer ma protection. Avec vous, je suis certaine que nous n'aurons aucun mal à atteindre le temple de Zeus.

Elle irradiait une telle... une telle certitude. Une telle confiance. Astérion en était stupéfait. Il ne s'y était pas attendu quand il avait finalement découvert la moitié mortelle d'Athéna sur le chemin menant au sommet de l'Olympe. Etait-il possible que l'empreinte d'Athéna ait subsisté en elle ? Qu'elle puisse discerner sa nature, voir qu'il ne mentait pas ? Ou y avait-il une autre raison ?

_Dans ce cas, j'espère que vous accepterez également mon humble compagnie, fit une voix calme et sereine.

Astérion se morigéna d'avoir été distrait. Il n'avait pas senti l'homme approcher. Pourtant le nouvel arrivant ne semblait présenter aucune menace. Il portait une armure argentée et une lyre aux courbes gracieuses, et ses cheveux blonds pâles lui tombaient dans le dos.

_Je suis le chevalier Orphée de la Lyre, dit-il en s'agenouillant brièvement aux pieds de Saori. Et je suis également à votre service jusqu'à la mort et probablement au-delà.

Un sourire particulier se dessina sur ses lèvres à ces derniers mots, mais Astérion n'y prêta pas attention. Orphée ? Il avait entendu parler de lui, comme d'une véritable légende parmi les chevaliers d'argent. Mais il ne l'avait pas connu. Le chevalier de la Lyre avait déjà disparu lorsque lui-même était arrivé au Sanctuaire, et on le croyait mort. Etait-il possible que ce soit vraiment lui ?

Un autre chevalier aurait été bien en peine de répondre à la question, mais Astérion avait un moyen très efficace à sa disposition. Il ne lui fallut qu'un instant pour projeter sa volonté à l'intérieur de l'esprit de l'homme aux cheveux blonds.

Un esprit... étrange. Difficile à lire. Comme tous les chevaliers aux pouvoirs mentaux suffisamment développés, l'homme avait érigé des barrières consistantes autour de ses pensées, qu'il était difficile de percer. Astérion n'insista pas, mais en retira cependant la certitude que, d'une façon ou d'une autre, il s'agissait effectivement là du véritable Orphée.

Peut-être aurait-il aussi bien pu s'épargner cette peine, car Saori avait déjà accepté l'offre du nouvel arrivant.

_Je suis heureuse de vous avoir à mes côtés, vous aussi. Mais il est maintenant temps que nous nous remettions en route.

Orphée hocha la tête, imité un instant plus tard par Astérion. Même s'il avait la certitude que le chevalier de la Lyre avait effectivement l'intention de servir celle qu'il voyait comme la réincarnation d'Athéna, il avait perçu quelque chose d'étrange dans son esprit. Quelque chose qu'il avait déjà rencontré par le passé dans d'autres esprits, parfois. Quelque chose comme une pulsion auto-destructrice presque irrésistible. S'il ne se trompait pas, il allait devoir prendre garde, car cet allié, si puissant qu'il soit, risquait de se révéler aussi dangereux qu'utile.

Un instant plus tard, Saori Kido, la réincarnation mortelle d'Athéna, reprenait son chemin, escortée pour la première fois par deux simples chevaliers d'argent.

* * *

Plus loin, plus bas, dans un temple que le déchaînement de puissance de Shun avait épargné, se tenait à présent une réunion à nulle autre semblable. Une réunion entre celle qui avait été un maître et celui qui avait été un disciple. Une rencontre entre deux êtres qui s'étaient révélés en fin de compte être tous deux bien plus que ce qu'ils semblaient.

Seiya faisait face à Marine dans le temple abandonné d'Athéna.

Le silence était étouffant, écrasant. Ni l'un ni l'autre ne parlait. Que dire ? Que dire dans une telle situation ?

Seiya essuya machinalement une goutte de sueur qui roulait sur son front. Marine portait son masque, et une étrange armure dorée qui rappelait quelque peu celle de l'Aigle, de la même façon que sa présente armure rappelait celle qu'il avait remporté en battant Cassios, en ce jour qui semblait si lointain.

Si lointain, oui, l'époque où elle lui avait enseigné ce qu'était le cosmos. Si lointaine la nuit où elle lui avait désigné du doigt la constellation de Pégase dans le ciel étoilé. Si lointaines ses leçons, si lointain son entraînement. Toutes ces images étaient encore d'une vivacité étincellante dans sa mémoire, et pourtant les souvenirs auxquels elles se rattachaient paraissaient si anciens. Il s'était passé tant de choses, depuis. Tant de choses.

C'était toujours Marine devant lui, pourtant. Il la reconnaissait aussi aisément que si ce masque métallique avait été son visage. Marine, son maître, avec qui il avait vécu en permanence pendant six années. Une longue période pour en fin de compte ne jamais vraiment rien apprendre sur elle. Rien jusqu'à ce jour. Mais quel était le poids de ces découvertes qui lui avaient été imposées si brutalement ? Marine n'était pas celle qu'elle avait toujours prétendu. Cela signifiait-il qu'il ne la connaissait pas du tout ? Il ne croyait pas. Elle avait été son maître, il avait été son disciple. Il n'existait pas de lien plus fort. Elle n'avait pas pu lui mentir pendant tout ce temps où elle lui avait enseigné.

Quand ils parlèrent finalement, ce fut en même temps.

_Seiya...

_Marine...

Puis ils s'interrompirent, aussi rapidement. Un nouveau silence passa entre eux.

_Marine, finit par dire Seiya, je suis... je suis heureux de voir que tu n'étais pas vraiment morte.

Le chevalier de l'Aigle eut un léger mouvement de tête, comme si cela la surprenait que son disciple entame ainsi cette conversation. Mais elle ne laissa paraître aucune autre réaction.

_J'ai croisé Astérion, tout à l'heure, poursuivit Seiya. Il m'a aidé à échapper au piège dans lequel j'étais retenu. Il... il m'a aussi raconté beaucoup de choses à son sujet.

_Tu l'as cru ?

Un silence.

_Oui, finit par dire le chevalier Pégase. Ce qu'il disait avait du sens, et cela expliquait beaucoup de choses qui m'avait échappé jusqu'ici. Je l'ai cru, oui.

Un nouveau silence.

_Et tu as eu raison, dit Marine d'une voix sans expression. Il a dit la vérité. Je t'ai manipulé, Seiya. Pas seulement au cours de ton existence présente, mais aussi durant toutes celles qui ont précédé. C'était l'une des mes fonctions principales et je l'ai accompli de mon mieux. Même cette fois-ci, où j'ai finalement manqué à mon devoir, je t'ai pourtant longuement utilisé comme un instrument.

L'Aigle de Zeus détourna légèrement son visage masqué.

_Je te connais, Seiya. Mieux que toi-même. Parmi toutes tes incarnations, il y en a eu qui étaient plus optimistes et d'autres qui l'étaient moins. Il y en a eu qui étaient plus généreuses et d'autres plus égoïstes. Toutes n'ont pas porté l'armure de Pégase, même si c'est souvent arrivé. Certaines n'ont rien accompli de remarquable de toute leur existence. Une a même trahi Athéna.

Seiya cilla.

_Vraiment ? Pourquoi ?!

Marine haussa les épaules.

_La réponse est en toi, pas en moi. Il y avait des raisons, des raisons que peut-être tu ne jugerais plus bonnes aujourd'hui. D'autres incarnations se sont battues noblement jusqu'à la fin. Quelques-unes -très peu- étaient peut-être même encore plus puissantes que tu ne l'es devenu, encore qu'elles n'ont pas eu ta force de volonté. Mais, héros ou renégat, j'ai toujours été à tes côtés tout au long de tes existences, Seiya. Je ne t'ai jamais quitté.

Un silence passa tandis qu'elle le fixait de nouveau à travers son masque métallique.

_Je n'ai pas toujours été ton maître. Il m'est arrivé d'être simplement ton amie, ta confidente, ta soeur même...

Un silence.

_Ta mère.

Un nouveau silence, plus long encore.

_Ton amante.

La minute qui s'ensuivit fut vide de paroles et de mouvements. Seiya fixait le masque d'acier, comme s'il espérait enfin voir à travers, obtenir la certitude que ce qu'il venait d'entendre était vrai. Mais est-ce qu'il n'en avait pas déjà la certitude ? Il avait ressenti une sensation étrange de décalage pendant que Marine parlait, comme si ces paroles avaient réveillé en lui le souvenir ténu de... quoi, exactement ? Il n'était pas certain. Mais Marine paraissait subtilement différente tout à coup. Comme s'il se rappelait de toutes ces autres vies... Non, c'était insensé. Marine était toujours Marine, n'est-ce pas ?

En conflit avec les interrogations qui lui agitaient l'esprit, Seiya ouvrit la bouche pour poser une question mais Marine l'interrompit aussitôt.

_Je regrette, mais les réponses que tu espères devront attendre, trancha-t'elle de la voix sans réplique qui avait été celle de son maître pendant six années. Je me doute que tu voudrais que je m'explique, mais je ne le ferai pas. Pas maintenant. Plus tard. Le procès d'Athéna vient de commencer et il reste trop peu de temps pour le gaspiller en paroles inutiles.

Seiya cilla. Il voulait des réponses, pourtant ! Et même sachant Athéna en danger, il se prit à hésiter l'espace d'un instant. Comme si tous ceux qui avaient vécu avant lui, tous ces reflets de lui-même demandaient à savoir, à comprendre enfin. Pourquoi, tout au long de ces années, de ces siècles, de ces vies, pourquoi ?! Pour quelle raison ?!

Puis le chevalier Pégase se reprit.

_Où se trouve ma soeur ? demanda-t'il pourtant.

_Je l'ai mise en sécurité, répondit Marine. Je pensais la garder avec moi, mais ça aurait pu être trop dangereux pour nous deux avec la guerre en cours. Je la conduirai jusqu'à toi dès que le danger sera écarté.

Une tension perceptible apparut dans le regard de Seiya. Puis se dissipa.

_Je te fais confiance, dit-il simplement.

Marine inclina la tête sur le côté, comme surprise par la réponse, puis se reprit.

_Ce n'est pas tout, cependant, fit-elle d'une voix plus ferme. Si j'ai été chargée de te surveiller pendant toutes ces existences, c'est que tu as une importance dont tu n'as pas encore tout à fait conscience. Tu es unique, Seiya. Tu es l'homme qui peut tuer les dieux. Même si leur force est immense, même si leurs connaissances et leurs pouvoirs te dépassent, tu as en toi le potentiel de les abattre. Et c'est pour cela qu'ils te craignent. Quatre dieux sont déjà morts de la main d'autres que toi, et les survivants ont perdu le contrôle de la situation. Ils s'attendent à ton arrivée, et la redoutent parce qu'ils ne savent pas évaluer le danger que tu représentes. Plus important encore...

Marine s'interrompit l'espace d'un instant, comme songeuse.

_Plus important encore, reprit-elle d'une voix pensive, tu fais partie des quelques-uns qui pourront peut-être faire la différence à la fin de tout ceci. Mais peu importe. Le potentiel n'est rien sans la capacité de l'utiliser. Tu as beaucoup évolué depuis que je t'entraînais. Il est temps de voir exactement à quel point.

Seiya écarquilla les yeux en voyant son ancien maître adopter une garde de combat.

_Marine, je ne peux pas...

_Encore tes réticences à frapper les femmes ? ironisa le chevalier de l'Aigle. J'avais espéré que ça te passerait. Dans les circonstances actuelles, ça risque de coûter la tête.

_Ce n'est pas ça, répondit Seiya, hésitant. Pas seulement... Tu es mon maître, je ne peux pas l'oublier comme ça, et même si tu t'es servi de moi.

_C'est justement parce que je suis ton maître que je fais cela, répliqua Marine. Je veux voir ce que tu es devenu, ce que tu vaux face à un véritable adversaire. Ne t'inquiète pas, nous limiterons le combat à un seul et unique assaut. Tu es prêt ?

Seiya ressentit le besoin de temporiser encore, mais la refoula. Un seul assaut. Oui, juste un seul. Après la bataille du Sanctuaire, il avait cru avoir dépassé le niveau de Marine. De toute évidence, cela n'avait pas été le cas. Et maintenant ? Est-ce qu'il y était parvenu ? Est-ce qu'il était véritablement meilleur qu'elle ? Il ressentait tout à coup le désir irraisonné de savoir.

_Oui, c'est ça, l'encouragea Marine tandis que leurs deux cosmos bleutés s'enflammaient en même temps. Viens. Montre-moi jusqu'où tu es parvenu...

Inconsciemment, instinctivement, Seiya se prit à dessiner dans l'air le tracé de sa constellation protectrice, imité d'une façon symétrique et pourtant différente par l'Aigle de Zeus. Leurs cosmos entraient en résonnance, chargés de tension et d'énergie. Un bourdonnement de puissance se réverbérait à travers les murs du temple vide tandis que les deux adversaires s'observaient, à l'affut de la plus petite erreur ou imperfection. Tous deux savaient qu'ils allaient employer la même technique et que leurs niveaux de maîtrise étaient comparables. La plus petite chose pourrait faire la différence.

La moindre hésitation pourrait être la défaite.

_EAGLE RYU SEI KEN !!!

_PEGASUS RYU SEI KEN !!!

Les traits de lumière fusèrent de part et d'autre comme autant d'étoiles filantes descendues sur la Terre, déchirant l'espace à des angles impossibles, emplissant le lieu d'un fracas assourdissant tandis que les deux attaques simultanées venaient se briser l'une contre l'autre. Le choc terrible fit apparaître des fissures le long du sol de marbre qui les séparait. Les coups s'enchaînaient avec une rapidité et une précision défiant l'imagination. Une seconde, deux, trois, quatre... L'effort de maintenir une telle attaque plus qu'un instant très bref était consumant, mais les deux adversaires ne donnaient aucun signe de devoir faiblir, tout entier concentrés qu'ils étaient sur leur duel. Huit secondes, neuf, dix...

Puis les coups cessèrent de fendre l'air et le silence revint tandis que tous deux abandonnaient leur garde.

Seiya porta une main à sa poitrine en grimaçant. Une légère fissure se trouvait là où il avait été touché. Un seul coup, un seul. Il ne l'avait pas senti immédiatement, l'impact ayant été presque totalement amorti par son armure. Mais il avait pourtant été incapable de l'esquiver ou de le parer. C'était incroyable. Cette technique était pourtant la sienne, celle qui lui avait permis d'accomplir des exploits remarquables. Contre Achille, puis contre les serviteurs d'Apollon, il lui avait donné une puissance encore plus grande et...

_Je suis impressionnée, Seiya.

Face à lui, le bruit métallique d'un objet qui se brisait.

_Tu as véritablement beaucoup progressé.

Seiya releva les yeux vers celle qui avait été son maître.

_Tu as maîtrisé ma propre technique, que j'ai développé pendant des siècles.

Le masque d'acier était toujours présent, toujours là, mais de larges fissures le striaient.

_Tu es peut-être même assez fort pour accomplir ton destin.

Une goutte de sang glissa le long de la surface craquelé.

_Et tu es le seul à qui je peux accepter de montrer mon véritable visage, que seul Zeus connaît.

Les débris du masque tombèrent au sol.

Il y eut un long silence, tandis que Seiya regardait le visage de Marine, la bouche entrouverte, les yeux écarquillés, partagé entre la stupéfaction et la fascination. Et ce ne fut que très longtemps après -lui sembla-t'il- qu'il parvint finalement à se reprendre.

_Il faut... que je reprenne ma route, articula-t'il.

_En effet, fit celle qui lui faisait face en hochant la tête. Je te rejoindrai bientôt. En attendant, je te souhaite bonne chance.

Puis elle se détourna et quitta le temple sous le regard encore captivé de celui qui avait été son disciple et tant d'autres choses encore.

Et ce fut tout.

* * *

L'atmosphère était sombre dans la salle silencieuse où étaient rassemblés les dieux. Sombre et tendue. Il n'y avait pas un bruit, hormis le sifflement étouffé du sable.

Héra se leva.

La déesse paraissait étonnament âgée en cette heure pareille à nulle autre. Des fils gris apparaissaient dans sa chevelure habituellement d'un brun uni, et ses yeux étaient rouges comme si elle avait pleuré. Elle portait son armure, pour la première fois depuis des siècles. Une armure d'un incarnat presque blanc, aux formes sobres et simples. Il en émanait une aura de calme et de confiance qui tranchait de façon frappante avec l'expression du visage de la déesse.

Pourtant, sa voix était ferme quand elle prit la parole.

_J'accuse Athéna, dit-elle sans la regarder. J'accuse Athéna d'être à l'origine de la situation actuelle. Je l'accuse d'avoir voulu usurper la domination totale du monde des mortels, et d'avoir tenté de supprimer les dieux qui auraient pu la lui contester. Je l'accuse d'avoir chercher à échapper à son jugement en s'entourant de ses guerriers. Je l'accuse d'avoir provoqué une bataille inutile où beaucoup de nos serviteurs loyaux ont perdu la vie.

Elle s'interrompit un instant et ferma brièvement les yeux, comme pour retrouver son souffle. Quand elle reprit la parole, ses mots étaient plus calmes, plus bas.

_Je l'accuse de s'être alliée avec les dieux du Nord pour combattre l'Olympe et d'avoir ainsi trahi les siens. Je l'accuse d'avoir comploté avec Loki pour libérer les Géants et s'en servir contre nous. Je l'accuse d'avoir porté la guerre jusqu'au portes sacrées du mont Olympe. Je... Je l'accuse d'être la cause directe de la mort de quatre dieux.

Elle s'interrompit de nouveau, la souffrance clairement visible sur son visage. Aucun des autres dieux n'intervint. Arès avait rarement été tenu en haute estime par les autres Olympiens en raison de sa brutalité et sa soif de sang sans limite. Mais sa mère, au moins, l'avait aimé.

_Et enfin, reprit-elle finalement d'une voix presque inaudible, je l'accuse d'avoir voulu nous renverser tous et détruire tout ce que nous connaissons.

Héra se rassit et le silence revint brièvement. La première voix venait de s'exprimer.

Contre Athéna.

* * *

Le Géant poussa un hurlement guttural et voulut brandir son épée pour une parade mais Hercule ne lui en laissa pas le temps. Son poing s'abattit avec une violence stupéfiante, percutant son adversaire en plein front. Il y eut un bruit sourd, puis un autre, encore plus fort, tandis qu'une masse inerte venait heurter le sol.

Le fils de Zeus passa une main devant ses yeux. Combien avait-il fait de victimes ? Quatre ? Cinq ? Il n'était plus très sûr. Il sentait un malaise étrange en lui. Pas une faiblesse, non. Plutôt une sorte de vertige qui perturbait son sens de l'équilibre. Sa force était toujours intacte, mais il avait une impression croissante de... vide.

Hercule releva les yeux juste à temps pour voir deux nouveaux Géants se précipiter vers lui, l'arme haute. Il ne se sentait pas en état de les affronter au corps à corps dans son état actuel. Il risquerait de se faire tuer.

_Par les flêches de l'Hydre !!

Une pluie de projectiles semi-transparents partit de sa main tendu et vint frapper les Géants, qui réagirent beaucoup trop lentement pour l'esquiver. L'attaque s'interrompit aussi rapidement qu'elle était parti et Hercule posa un genou au sol. Il avait tellement mal à la tête.

Le même sourire incrédule naquit sur les visages difformes des Géants quand ils réalisèrent que l'attaque ne leur avait pas infligé la moindre blessure. Ils firent un pas en avant, brandissant leurs armes démesurées.

Ce ne fut qu'alors qu'ils ressentirent la douleur du poison qui se répandait dans leurs veines.

Un long instant plus tard, les deux gigantesques cadavres gisaient au sol, leurs visages crispés dans une expression de souffrance atroce. Hercule eut un rictus en se relevant péniblement. Il n'aimait pas beaucoup recourir à cette attaque. Elle n'était pas très loyale.

Mais à la guerre comme à la guerre.


Complètement perdu au milieu de la mêlée, Adonis s'efforçait de demeurer en vie.

Il était complètement épuisé. Avoir réparé les armures l'avait fatigué énormément, et son combat contre la Balance Noire, puis contre les Géants apparus au Sanctuaire l'avait vidé de la quasi-totalité de ses forces. Même son armure paraissait froide au contact, comme si la vie qui l'habitait ordinairement avait été drainée vers son corps pour lui permettre de continuer à se battre.

Encore que, pour le moment, rester debout fut un effort suffisant.

Adonis s'efforça de s'éclaircir l'esprit, mais c'était tellement difficile. Ils avaient suivi les Géants quand ils s'étaient repliés et cela les avait mené jusqu'ici, où se déroulait déjà une bataille. Ils l'avaient rejointe.

Combien d'entre eux étaient encore en vie maintenant ? Adonis ne savait pas. Il avait vu les spectres d'Aldébaran et de Milo retourner au néant. Il avait senti la douleur et la peine envahir son esprit à la mort de Rigel. Et les autres ? Il ne savait pas.

L'esprit d'Aphrodite, pâle dans son armure brillante, était demeuré à ses côtés depuis qu'ils avaient rejoint l'affrontement, et ses roses ensanglantées avaient plusieurs fois empêché Adonis de se faire tuer ou piétiner par les adversaires gigantesques qui l'entouraient.

Il fallait qu'il se reprenne, qu'il retrouve ses forces. Mais elles paraissaient tellement loin, en cet instant. Où en était la bataille ? Est-ce qu'ils prenaient l'avantage ? Le vacarme confus qui l'entourait ne lui apprenait rien, pas plus que l'odeur écoeurante du sang.

Une déflagration le tira brusquement de l'état de faiblesse extrême qui le gagnait. Juste sous ses yeux, une vague de feu ardente venait d'envelopper deux des derniers Cyclopes encore en vie, les vaporisant en une fraction de seconde, sans même leur laisser le temps de crier. Puis une seconde, qui percuta Talos de plein fouet. Le géant de bronze créé par Héphaïstos disparut à son tour dans les flammes. Et, lorsque celles-ci se retirèrent, ne restait plus au sol qu'un amas de métal à demi fondu.

Adonis se tendit, s'efforçant désespérément de retrouver la concentration dont il aurait besoin pour se battre. Qui était-ce donc ? Qui, hormis les dieux, avait une telle puissance ?


Surt, le maître des Géants du Feu. Celui dont la destinée était d'incendier le monde lors du Ragnarok. C'était lui, Freyr pouvait le voir très clairement de la où il se trouvait. Le Géant à l'armure noire s'était tenu à l'écart au début du combat, laissant ses guerriers épuiser l'ennemi. Et il intervenait seulement maintenant, pour faire pencher la balance. L'épée qu'il tenait dans sa main gauche flamboyait comme le soleil, et la puissance qu'elle dégageait était terrifiante.

Une nouvelle vague de feu en partit, visant cette fois-ci le chevalier d'or du Bélier. Freyr vit celui-ci se tendre, s'efforcer de l'esquiver. Trop tard, déjà. Au dernier instant, une forme dorée vint s'interposer, et l'esprit de Masque de Mort du Cancer disparut dans la fournaise. Son armure d'or tomba au sol, vide, déformée par la chaleur trop intense.

_Il faut nous débarrasser de lui. Ou au moins de son épée.

Freyr se retourna vers celui qui venait de parler, surpris, et plus surpris encore quand il découvrit qu'il s'agissait de Hagen. Le guerrier divin de Merak était pâle, sa peau presque transparente, mais c'était bien lui, le jeune homme impétueux et calme par alternance avec qui Freyr avait passé une bonne partie de son enfance.

_Tu as une idée ? demanda-t'il, se remettant de son incrédulité.

Une ombre de son sourire habituel apparut sur les lèvres de Hagen.

_Je fais diversion et tu frappes, ça te va ?

Freyr jeta un coup d'oeil au Géant de Feu à l'armure noire et à l'épée incandescente. C'était une stratégie suicidaire. D'un autre côté, c'était le Ragnarok, et on pouvait donc dire que les critères normaux ne s'appliquaient pas.

_Ca marche, fit-il avec un sourire tendu.

Il ne lui fallut qu'une seconde pour retirer son armure. D'après ce qu'il avait vu, elle ne le protègerait pas et risquait au contraire de le gêner. Les parties de l'armure d'Alpha ne tombèrent pas au sol pour autant. Une buée bleuté se matérialisa autour d'eux tandis qu'ils flottaient dans l'espace. Un bref éclair et Siegfried de Dubhe se tenait devant lui, vêtu de l'armure qui était de nouveau sienne.

_J'aurais pu en avoir de nouveau besoin, tu sais ? observa Freyr avec une grimace mi-amusée mi-crispée.

_Si c'est le cas, je te la rendrai, répondit son ami mort.

Puis Siegfried se détourna et disparut dans la mêlée. Freyr le suivit du regard un instant, se rappelant le temps où ils étaient tous trois aussi proches que des frères. Puis le souvenir disparut, remplacé par la tension habituelle du combat.

Personne ne les séparait de Surt. La mêlée titanesque se maintenait à bonne distance du Géant à l'épée terrifiante. Les conditions étaient idéales.

Freyr sentit un léger bourdonnement dans son esprit tandis qu'il évaluait les distances, calculait ses chances. Puis une voix, grave et paternelle à la fois.

Je peux bien te la prêter de nouveau, en cette heure où tout va trouver un terme.

Un poids dans sa main et le fourmillement réconfortant de puissance qu'il avait déjà connu une fois. Pour la deuxième fois, Freyr brandissait l'épée Balmung.

Il échangea un regard avec Hagen, dont le visage pâle était toujours dénué d'émotions. Il aurait aimé avoir le temps de lui parler. Il aurait aimé qu'il soit encore en vie. Mais c'était impossible. En fin de compte, ni la valeur ni le courage ne pouvait les emmener au-delà de cette bataille qui s'étendait à présent autour d'eux.

_On se retrouvera au Valhalla, fit-il avec un salut de son épée.

_S'il existe encore, répondit simplement son ami.

Puis Freyr se mit à courir, droit vers le Géant à l'armure noire qui ne l'avait pas encore vu. Le sol détrempé de sang était glissant et il devait prendre garde de ne pas tomber. Hagen était juste derrière lui, courant de la même foulée. Encore un bref instant et ils seraient à portée...

Un mouvement. Surt venait de les apercevoir et il brandissait son épée incandescente dans leur direction. Freyr eut un instant de crainte instinctive en voyant les flammes gigantesques qui enveloppaient la lame. Puis il bondit.

_Universe Freezing !!!

De la main de Hagen partit un torrent de froid intense, comme un arc-en-ciel de toutes les nuances de bleu qui convergea vers Surt. Sûr de sa force, le Géant du Feu se contenta d'interposer son arme terrible devant lui, et la chaleur terrible qui émanait de la lame suffit à dissiper en un instant le froid extrême. Hagen ne bougea pas pour autant après que son attaque ait été ainsi bloquée. Pas même lorsque la vague de feu suivante vint s'abattre sur lui dans une déflagration assourdissante.

Et ainsi, ce fut bien trop tard que le Géant du Feu se souvint de son premier adversaire.

Il releva les yeux à temps pour le voir fondre sur lui, une épée étincellante de pouvoir à la main. Surt eu tout juste le réflexe d'interposer sa propre arme pour se protéger.

Il y eut un bruit discordant lorsque Balmung fendit en deux l'épée aveuglante.

Freyr retomba au sol, le souffle court. L'impact qui lui avait traversé le corps lorsque les deux armes s'étaient rencontrées l'avait étourdi, tétanisant totalement chacun de ses muscles. Ses yeux lui faisaient mal d'avoir ainsi regardé en face la lame incandescente de son adversaire. Il avait réussi, pourtant, il l'avait brisé, privant ainsi le chef des Géants d'une partie considérable de sa force. Dommage...

Freyr eut juste le temps de relever la tête pour voir le poing rageur de Surt s'abattre sur lui comme une masse inexorable. D'autant plus inexorable que c'était le destin de tous les guerriers nordiques.

Le néant s'ouvrit sous ses pieds.

* * *

Un endroit à l'écart, sans rien de bien remarquable si ce n'était que le sol y était relativement plat.

Deux hommes s'y faisaient face, sans un mot, prêts à s'affronter.

L'un d'entre eux avait des cheveux châtains clairs, des yeux marrons et une carrure solide. Il portait une armure noire comme la nuit, dont la forme abstraite était impossible à définir. Ses bras pendaient le long de son corps et aucune sorte de tension ne semblait l'habiter, alors même qu'il était prêt à engager le combat en une fraction d'instant. C'était là la garde du vide, l'une des postures les plus redoutables qui soient.

Celui qui lui faisait face avait à peu près la même taille. Ses cheveux étaient d'un blond bouclé et ses yeux bleus clairs. Il avait porté une armure en arrivant ici, une merveille de métal ciselé, couleur d'or bruni, mais il l'avait retiré et elle gisait désormais à ses pieds. Il n'avait adopté aucune sorte de garde.

_Qu'est-ce que tu es en train de faire, exactement ? demanda Troïlos avec une pointe d'irritation.

_Je n'ai pas besoin de mon armure pour te battre une nouvelle fois, répondit simplement Achille en haussant les épaules. Elle serait même très superflue, en fait.

Troïlos fronça les sourcils avec colère.

_Je n'ai pas l'intention d'entrer dans ton jeu, Achille, fit-il d'une voix tranchante. Je te laisse exactement cinq secondes pour remettre ton armure.

_Je te remercie, répliqua Achille, souriant, mais c'est très inutile !

Le dernier mot n'avait pas encore quitté ses lèvres lorsqu'il se précipita en avant, passant de l'immobilité la plus totale à la vitesse de la lumière sans la moindre transition apparente. Troïlos eut juste le temps de parer le premier coup et esquiva de peu le deuxième, avant de reculer d'un bond rapide. Mais Achille ne lui laissa pas le moindre instant de pause, enchaînant immédiatement sur une nouvelle offensive, encore plus vive, encore plus violente. Ses deux mains fendaient l'air avec une vitesse proprement stupéfiante, alternant feintes et coups réels, changeant constamment de rythme et d'angle d'attaque.

Le premier instant de désarroi passé, Troïlos se reprit pourtant, aiguillonné à l'idée d'avoir enfin ce duel qu'il avait tant attendu. Ses bras parurent se démultiplier tandis qu'il parait ou contrait la quasi-totalité des coups, laissant seulement les moins dangereux venir se briser contre son armure sans lui causer le moindre dommage.

Abruptement, Achille cessa son offensive et se dégagea d'un bond en arrière qui mit une dizaine de mètres entre eux. Ses yeux étaient d'une intensité qu'ils n'avaient que durant les combats et il ne souriait plus, tout entier concentré sur ce duel qu'il menait.

_Tu commences à douter ? lui lança Troïlos, plus pour le déconcentrer qu'autre chose.

_Pas vraiment, répondit-il seulement.

Un frémissement parcourut l'air tandis que l'aura indescriptible de Troïlos apparaissait autour de lui. L'instant d'après, le chevalier élémentaire du vide se mit à son tour à courir vers son adversaire de toute sa vitesse incommensurable, le bras gauche en arrière, prêt à frapper. Face à lui, Achille ne fit pas le moindre mouvement, comme attendant le dernier moment possible pour réagir. Plus que quatre mètres les séparant, trois, deux...

Au moment même où il arrivait sur Achille, Troïlos feinta une attaque à la tête de la main gauche et plongea à terre presque simultanément, esquivant la contre-attaque qui arrivait. Sa main droite partit en avant, deux doigts tendus.

Il y eu un giclement de sang au moment où elle transperça le bas de la cheville gauche d'Achille.

Un grognement étouffé échappa aux lèvres du héros blond.

_Troïlos...

Son pied droit vint subitement écraser la main du chevalier du vide, la coinçant contre le sol de pierre et l'empêchant de se dégager.

_...je te tiens ! Par le souffle corrosif !!

Troïlos ouvrit de grands yeux en voyant la pluie de coups déferler sur lui en une gigantesque rafale, mais il se reprit aussitôt. Protégeant sa tête de son bras gauche encore libre, il intensifia son cosmos pour l'une de ses meilleures techniques de défense.

_Par le bouclier du néant !

Un disque d'un noir opaque apparut sur son avant-bras, d'apparence aussi réelle qu'un véritable bouclier. Troïlos le maintint tant que les coups d'Achille gardèrent cette vitesse, puis, dès qu'ils commencèrent à décroître, il libéra brusquement sa main droite et se dégagea d'une roulade en arrière.

Silence, de nouveau, tandis que les deux adversaires se faisaient face.

_Troïlos... je reconnais que tu as véritablement beaucoup progressé...

_Comment se fait-il que tu sois encore en vie ? demanda le chevalier du vide, les sourcils froncés, perplexe.

_Ah, je vais te décevoir, mais j'avais anticipé ta tentative pourtant audacieuse, répliqua Achille avec un sourire plus crispé qu'au début du combat. Il m'a suffit de déplacer légèrement le pied au moment où tu frappais pour que tu manques mon point vital. Pas de très loin, je te rassure. Mais suffisamment.

_Je t'ai tout de même transpercé le pied, répliqua Troïlos, se reprenant aussitôt. Tu ne réussiras plus à esquiver aussi facilement désormais.

_Je m'en passerai.

_Tu n'as même pas été capable de me toucher alors que j'étais juste devant toi ! fit Troïlos avec dérision. Ma technique de défense a absorbé la violence de tous tes coups et ils n'ont même pas fissuré mon armure.

_C'est vrai que je n'aurais pas réussi à infliger de blessures au corps d'Algébia si je l'avais voulu, répondit Achille, amusé malgré sa douleur. Mais ce n'était pas mon but. C'était toi que je visais. Et tu te trompes beaucoup quant à l'état de ton armure.

Un bruit métallique. Troïlos prit avec stupéfaction conscience des profondes fissures en train d'apparaître le long de son armure noire de jais, s'étendant rapidement à l'ensemble de sa surface.

_Le souffle corosif, entendit-il encore Achille dire. Une des rares techniques que j'ai créé moi-même. Elle ne fonctionne qu'au corps-à-corps, mais sa puissance permet de détruire n'importe quelle protection du moment qu'elle touche. Au plaisir, Troïlos, même si je ne crois pas que nous nous reverrons.

Puis l'armure se désintégra et le chevalier élémentaire du vide s'évanouit dans son élément.


Algébia secoua la tête. Que s'était-il passé ? Il avait assisté en spectateur à tout ce qui venait de se passer, sans jamais parvenir à reprendre le contrôle. Troïlos n'agissait pas ainsi d'ordinaire, mais, là, il avait senti sa colère, sa rage irrésistible. Cela avait été tellement inhabituel.

L'homme blond - Achille - était toujours là, le regardant avec un air amusé.

_Maintenant que je nous ai débarrassé de Troïlos, nous pouvons revenir à nos affaires, fit-il avec un rictus ironique. Oh, et n'essaye pas de régénérer ton armure. Tu en es probablement capable, mais ce serait une lourde erreur. D'abord, Troïlos en profiterait aussitôt pour te dominer à nouveau, et ensuite, pendant les quelques secondes que cela te prendrait, j'aurais le temps de te tuer vingt fois.

_Qu'est-ce que tu veux de moi ? demanda Algébia d'une voix qu'il voulait ferme.

Achille haussa les épaules d'un air désinvolte.

_J'avais envie de voir exactement ce que tu valais, de t'évaluer sans l'interférence constante de ton ancêtre.

_Pourquoi ?

_Juste comme ça, répondit Achille en souriant.

Algébia plissa les yeux. Son esprit était plus clair, désormais, et il sentait le mensonge.

_C'est en rapport avec Marine et mon frère, n'est-ce pas ?

_Tu es très perceptif, reconnut Achille en hochant la tête.

Algébia sentit une vague d'agacement le submerger brièvement tandis qu'il repensait à tout ce qui s'était passé depuis le moment où Marine l'avait protégé de Doriens sur Star Hill.

_Je ne suis pas Aiolia, dit-il d'une voix claire et tranchante. Mon frère, mes deux frères étaient des héros, des hommes nobles et courageux. Mais ils sont morts et je ne suis pas eux. Je n'ai pas l'intention de servir de substitut parce que tu en veux à Aiolia pour une raison quelconque !

_Je n'ai pas dit que je lui en voulais, répondit calmement Achille. Et, si tu n'es pas satisfait de servir ainsi de substitut, tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même, qui accepte de partager ton corps avec quelqu'un mort depuis longtemps. La valeur se gagne par des actes personnels. La force doit être la tienne.

Ses yeux bleus avaient un éclat dérangeant.

_Reprenons le combat, maintenant que nous ne risquons plus d'être dérangé, fit-il d'un air moqueur. La blessure que Troïlos m'a infligé m'empêchera de me déplacer très rapidement. Cela pourrait être un avantage, si tu sais l'utiliser.

Mais Algébia ne l'écoutait plus, tout entier perdu dans des pensées intérieures. La force devait être la sienne ? Certes, il avait appris à se battre, mais sans jamais égaler Aioros ou Aiolia. Et la force immense de Troïlos avait cessé de l'habiter lorsque l'armure s'était désintégré.

Mais...

Mais il avait gardé les connaissances de son ancêtre, ses techniques, son savoir. Il ne lui fallait que le pouvoir, la force, la volonté. Il était au service d'Athéna. La volonté ne pouvait pas lui faire défaut. Il devait trouver sa propre force. Il en aurait besoin pour accomplir son devoir. Il n'y avait pas de raison qu'il en soit incapable. C'était nécessaire.

Un tremblement parcourut son corps tandis que son cosmos cuivré, si différent de celui de Troïlos, venait recouvrir son corps avec éclat. Il sentait la force en lui. Il la sentait augmenter. De plus en plus.

Algébia se concentra sur la plus puissante technique qu'il ait reçu de l'esprit de Troïlos. Une attaque à la puissance dévastatrice. Les mouvements étaient imprimés dans son esprit et il les exécuta instinctivement tandis que son cosmos atteignait son paroxysme.

Face à lui, Achille l'observait avec intensité.

Algébia ressentit une tension terrible en lui alors que son corps ne parvenait plus à contenir toute la puissance qu'il avait accumulé. Et ce ne fut qu'alors qu'il la relâcha, de toutes ses forces.

_Par le Chaos Originel !!!

Une explosion d'énergie noire et terrible partit de ses mains, emplissant tout l'espace à la fois tandis qu'elle se précipitait vers sa cible pour la balayer comme un fêtu. La puissance contenue dans l'attaque égalait en cet instant celle qu'aurait dégagée Troïlos lui-même. Elle était telle que le sol s'ouvrit de profondes failles et que la déflagration qui l'accompagna assourdit presque Algébia. Le jeune homme lui-même sentit ses forces l'abandonner au moment même où il portait l'attaque, et pourtant il ne relâcha pas son intensité, la propulsant devant lui comme une vague de fond irrésistible.

Achille l'arrêta.

Algébia crut défaillir en le voyant. Le héros aux cheveux blonds avait stoppé l'attaque titanesque de ses seules mains. La masse d'énergie noire se trouvait juste devant lui, et il semblait qu'elle était sur le point de l'engloutir d'un moment à l'autre. Et pourtant, ce n'était pas le cas.

_Impossible, souffla-t'il.

_Tu te trompes, fit la voix d'Achille, à peine audible tant le bruit était fort. C'est très possible, au contraire. Certes, je n'aurais pas su bloquer toute l'énergie de ton attaque sans mon armure, mais ce n'est pas nécessaire. Je me suis simplement concentré sur les points faibles de ta technique, ce qui me permet de n'avoir en fin de compte qu'à supporter tout juste un quart de sa puissance globale.

_Ses points faibles ? répéta Algébia avec incrédulité, alors que ses forces déclinaient à toute vitesse. Comment pouvais-tu connaître ses points faibles alors que tu n'avais jamais vu la technique ?!

L'ombre d'un sourire se dessina sur les lèvres d'Achille.

_Je les ai déduit à partir de ta posture. Mais assez parlé ! Il est temps que tu découvres la véritable force d'Achille, fils de Pélée. Ton attaque ultime...

Algébia faillit tomber à genoux tandis que le peu d'énergie qui lui restait encore s'évanouissait. Il se força pourtant à rester debout.

_...je vais te la renvoyer !

Algébia écarquilla les yeux tandis que la vague d'énergie gigantesque se retournait brusquement contre lui sous l'impulsion d'Achille. Il voulut esquiver, ou au moins bloquer, mais il se sentait trop faible, désormais. L'attaque fondait sur lui dans un rugissement de fin du monde, occultant tout le reste. Algébia voulut trouver en lui la force de tenter quelque chose, n'importe quoi. Rien. Il n'y avait que le vide en lui.

Le vide...

Puis l'explosion.

* * *

Le temple de Héra était silencieux. Trop silencieux, peut-être. Une obscurité étrange habitait ces lieux sobres, qui étouffait le moindre son et donnait à l'atmosphère un caractère étouffé.

Pas un son, pas un bruit. Juste le silence.

Il était pourtant possible d'entendre le combat qui débutait en cet instant à l'extérieur. Faible et distant, tout d'abord, puis plus fort et plus proche.

Le cri strident des Erynies tandis qu'elles fondaient sur leurs proies pour les lacérer et les tuer.

Puis une voix masculine, forte et claire.

_Aurora Execution !!!

Une détonation, comme un coup de tonnerre. Un choc violent tandis qu'une masse venait s'écraser lourdement au sol.

Une autre voix, masculine également, mais plus grave.

_Par la charge du Béhémoth !!!

Le bruit d'une explosion. La pierre qui se brisait sous l'impact. Un hurlement strident, tranché net.

Un cri de rage furieux.

Puis une troisième voix, féminine et agressive.

_Par le Dévoreur de Flammes !!!

Le rugissement du feu qui couvrit tout le reste dans une déflagration assourdissante.

Puis le silence de nouveau.

Des bruits de pas contre le sol de marbre tandis que quatre silhouettes apparaissaient à l'entrée du temple.

A l'intérieur règnait l'obscurité, étouffante, envahissante. Les quatre arrivants s'arrêtèrent juste au-delà du seuil. L'une d'entre eux - une jeune femme aux cheveux roux et aux yeux vert encore enflammés de la fureur du combat - tendit une main devant elle et une flamme crépitante y apparut. Puis la jeune femme fit un bref mouvement du poignet et il y eut un éclair de lumière aveuglante qui dissipa les ombres surnaturelles, illuminant brusquement tout l'intérieur du temple.

Au centre, juste devant eux, se tenait une femme dont les longs cheveux noirs descendaient jusqu'à ses pieds. Son visage était pâle et ses yeux si sombres qu'ils semblaient être deux ouvertures sur un univers vide. Une robe la revêtait, dont les replis absorbaient toute lumière. Elle les attendait.

_Bienvenu, dit Hécate.

* * *

Un endroit à l'écart, qui n'avait rien eu de bien remarquable. Mais ce n'était plus le cas. La surface rocheuse, autrefois plus ou moins plane, portait à présent des traces de destruction terrible. Une explosion avait eu lieu, creusant un gigantesque cratère dans la pierre blanche de l'Olympe.

Au milieu du cratère, indemne mais inconscient, gisait Algébia.

A quelques mètres de lui seulement, deux des Lieutenants de Zeus l'observaient avec incrédulité.

_C'est vraiment remarquable, finit par admettre Réhael, portant son armure verte. J'avais entendu parler de la technique, bien sûr, mais je n'avais jamais eu l'occasion de l'observer. Pour résister à un tel choc sans qu'il reçoive la moindre blessure, il faut qu'elle ait véritablement la force qu'on lui prête.

Son compagnon hocha la tête pensivement.

_La Barrière du Vide. La technique de défense la plus puissante qui soit, parce qu'elle peut résister à n'importe quelle attaque. C'est pour cette raison que le chevalier élémentaire du vide est souvent présenté comme le plus puissant des cinq. Et c'est peut-être justifié, de fait.

Réhael lui jeta un coup d'oeil surpris mais ne parvint pas à distinguer l'expression de son visage. Comme souvent à son habitude, le quatrième Lieutenant de Zeus portait une ample cape de couleur blanche qui dissimulait et sa silhouette et ses traits.

_Ceci dit, observa finalement Réhael, l'effort semble lui avoir fait perdre connaissance. Ce qui est assez logique, d'ailleurs. Maintenir une telle protection doit être exténuant même dans les meilleures circonstances.

_Une chance, dit son compagnon. Sans quoi, celui qui possèderait cette technique serait effectivement invulnérable.

_Je me demande tout de même pourquoi il n'a pas son armure et qui est à l'origine de ce cratère, fit pensivement Réhael.

_La réponse n'est pas très loin de vous deux.

Les deux Lieutenants de Zeus se retournèrent juste à temps pour voir approcher Achille, couvert de sang et de coupures superficielles, mais souriant pourtant.

_Impressionnant, hein ? fit-il avec un geste de la main vers Algébia. Je ne m'y attendais pas, je dois dire. Je pensais qu'il ne réussirait jamais à atteindre le potentiel qui existait en lui.

Il haussa les épaules, l'air désinvolte.

_Je suis content de m'être trompé, après tout.

Puis ses lèvres se plissèrent en un rictus particulier.

_Oh, je suis heureux de te voir, au fait, Réhael. Je ne sais pas si tu te souviens, mais tu m'as un tout petit peu tué il y a assez longtemps et j'ai très envie de prendre ma revanche.

Le Lieutenant de Zeus rejetta en arrière une mèche brune qui lui tombait sur le visage.

_Nous avons l'ordre de te tuer, de toute façon, répliqua-t'il avec calme. Tu as trahi Zeus alors qu'il t'avait généreusement rendu la vie.

_"Généreusement" ? ironisa Achille. Si on veut, considérant que c'est un de ses guerriers qui m'a tué à l'origine. Mais peu importe. L'heure est venue de rétablir l'équilibre.

Réhael haussa en sourcil en observant ses cheveux sales et en bataille, son pied transpercé, ses mains ensanglanté d'avoir supporté l'attaque d'Algébia.

_Dans ton état, je pourrais te battre en te soufflant dessus, remarqua-t'il avec un sourire désagréable. Je te laisse une chance. Va donc enfiler ton armure et nous nous battrons ensuite.

Mais Achille secoua la tête, souriant lui aussi.

_Tel un prodigieux incendie, à travers les vallons desséchés d'une abrupte montagne, éclate et se déchaîne, récita-t'il d'une voix forte et assurée, l'épaisse forêt brûle, et sans cesse le vent pousse en tout sens les flammes et les fait tournoyer : tel, en tous sens, bondit Achille avec sa pique, se ruant comme un dieu sur les guerriers qu'il tue. Partout la terre noire est de sang inondée.

_J'ai toujours pensé qu'Homère avait beaucoup exagéré, observa Réhael sans broncher.

_Tu verras bien, répondit seulement Achille.

Il y eut un instant de tension tandis que tous deux se faisaient face, en garde, prêts à se battre. Un peu à l'écart, silencieux et immobile, le quatrième Lieutenant de Zeus observait la scène sans intervenir.

Réhael bougea le premier. Une aura d'énergie étincellante se matérialisa autour de ses deux mains, dont partirent une multitude de rayons aveuglants qui emplirent l'espace, dissimulant tout le reste.

_Par la Couronne d'Hélios !!!

Achille laissa l'attaque presque l'atteindre avant de lancer sa riposte.

_Rozan Hyaku Ryu Ha !!!

Il y eut une explosion violente qui souleva un nuage de poussière lorsque les deux attaques se percutèrent de plein fouet. Lorsqu'il se dissipa, un instant plus tard, les deux adversaires se tenaient toujours debout, face à face, et ni l'un ni l'autre ne paraissait blessé.

_Une bonne technique, reconnut Réhael après un instant. Mais ce n'est pas une des tiennes et elle ne te servira plus, maintenant que j'ai pu l'observer.

Un rictus apparut sur son visage.

_Je connais la quasi-totalité des techniques que tu as pu apprendre auprès d'autres au cours de ton existence précédente. Je les neutraliserai sans peine si tu les essayais. Moi, par contre, j'ai appris beaucoup de nouvelles attaques au cours des derniers siècles, des attaques plus puissantes que celles que j'avais autrefois. Tu n'as aucune chance de me battre sans utiliser tes propres techniques, Achille, celles que tu as développé toi-même.

_Pourquoi y tiens-tu tellement ? demanda Achille, une expression indéchiffrable sur le visage.

_Je suis curieux, répondit simplement Réhael. Je n'ai jamais eu l'occasion de les voir, même lorsque nous nous sommes battus la dernière fois. Du reste, tu n'as pas tellement le choix. Dans ton état, tu ne pourras pas esquiver mon prochain coup et, sans armure, tu ne pourras pas l'encaisser.

Achille hocha la tête.

_Tant pis, c'est toi qui l'auras voulu, Réhael, dit-il d'une voix finalement résolue. Puisque tu y tiens, je vais te montrer mon attaque la plus puissante et la plus mortelle. Il m'a fallu des décennies pour la concevoir et elle va t'envoyer très proprement dans l'autre monde.

Il fit une pause.

_Ou ce qu'il en reste, disons, ajouta-t'il après réflexion.

Réhael se mit en garde défensive tandis qu'Achille concentrait son cosmos avec intensité. Un frémissement de tension l'habitait. Esquiver l'attaque qui viendrait serait trop risqué. Mieux valait simplement la contrer. Quelle que soit la puissance de la technique, sa vitesse ne dépasserait pas la lumière et Réhael faisait confiance à son armure émeraude pour le protéger. Et, une fois qu'il aurait vu cette attaque et qu'il l'aurait enregistré, il pourrait en utiliser lui-même la technique. Cette connaissance le rendrait presque invincible.

Le cosmos entourant Achille était à présent d'un jaune doré presque aveuglant. Réhael vit le guerrier blond tendre les mains devant lui et se concentrer.

_Prépare-toi à mourir, Réhael ! Par la Lance Divine !!

Il y eut un crépitement d'énergie et le coup partit. Le Lieutenant de Zeus le vit arriver sur lui et leva les bras en une parade. L'attaque était floue, indistincte, mais elle visait clairement son visage. Réhael rassembla toute sa force pour la contrer.

C'est pourquoi il fut stupéfait quand il réalisa que l'attaque n'avait en fait pas plus de force qu'un vulgaire courant d'air.

_Je n'ai jamais cru à ces histoires d'"attaque la plus puissante", fit une voix derrière lui. Si j'en avais eu une, je m'en serais servi bien avant. Mais maintenant, je suis dans ton dos...

Réhael écarquilla les yeux en réalisant sa folie. Réagissant à la vitesse de l'éclair, il se retourna et...

_Ta dernière erreur, Réhael !

Le Lieutenant de Zeus ressentit une sensation de froid intense au niveau du cou alors qu'il faisait face à Achille. Le héros blond se tenait debout, le bras encore tendu, l'air très calme.

_Ton armure te protège très bien le dos, entendit encore Réhael tandis que tout le reste semblait s'estomper autour de lui. Dans l'état où sont mes mains, je n'aurais pas pu la briser. Mais tu t'es retourné...

Il y eut un bref instant de silence tandis que la tête de Réhael tombait au sol, suivie un instant plus tard du reste de son corps.

Puis Achille se retourna vers l'autre Lieutenant de Zeus, qui n'avait toujours pas fait le moindre mouvement.

_Alors, demanda-t'il en haussant un sourcil, est-ce que tu es le suivant à vouloir m'affronter ?

_Je ne dirais pas exactement que j'en ai envie, répondit l'autre avec un accent étrange de tristesse, mais je suppose que c'est mon devoir.

Achille plissa les yeux en reconnaissant la voix. Incrédule, il vit le Lieutenant de Zeus lever une main et retirer sa cape d'un blanc immaculé avant de la laisser choir au sol.

_C'était donc toi, dit Achille avec surprise. Je ne m'attendais pas à te revoir.

_Je m'en doute, répondit son interlocuteur. Tu ne m'as jamais considéré comme un véritable guerrier, n'est-ce pas ?

_Ce n'est pas tout à fait vrai, dit Achille, sur la défensive. Je pensais simplement que, contrairement à ton frère, tu n'avais pas la vocation de te battre... Aether...

Aether, frère de Lumen et quatrième Lieutenant de Zeus, ne fit que sourire. Il était d'une carrure solide, bien que plutôt mince, avec un visage aux traits agréables et fins où ressortaient deux yeux délavés. Ses cheveux, d'un blond platine presque incolore, lui tombait jusqu'à la taille. Une armure bleu azur, aux formes simples et gracieuses, recouvrait l'essentiel de son corps.

__Mon frère est mort, pourtant, dit-il avec une expression étrange dans le regard. Il est tombé contre un adversaire plus fort que lui en essayant de prouver sa valeur. Une mort inutile, sans raison. Il a gaspillé tous ses dons remarquables pour un combat qu'il n'avait aucune chance d'emporter.

Il haussa les épaules.

_Peut-être n'avait-il pas non plus la vocation d'un guerrier. C'est ce que j'ai toujours pensé au fond de moi. Mais peu importe pour le moment.

Ses yeux à la couleur indéfinie vinrent se plonger dans ceux d'Achille.

_J'ai reçu l'ordre de te chercher et de te tuer, dit-il d'une voix sans expression. Mais...

Il parut hésiter.

_Mais ce n'était pas la seule mission qui m'ait été confié. Si tu me laisses l'emmener, fit-il en désignant Algébia d'un geste, je n'essayerai pas de t'arrêter et je ne dirai à personne que je t'ai vu.

Achille sourit, mais fit un geste de dénégation.

_Je ne l'ai pas aidé à découvrir sa force intérieure juste pour qu'il devienne le prisonnier de Zeus. Je me battrai pour le défendre.

_Qu'il en soit ainsi, dit Aether avec une résignation triste.

Achille bondit brusquement en avant, enflammant son cosmos, prêt à attaquer. Mais Aether n'esquissa pas le moindre mouvement pour se défendre. Il leva un doigt qui se nimba d'une aura doucement dorée.

_Expiation !!!

Des cercles d'énergie flamboyante apparurent autour d'Achille alors qu'il allait atteindre son adversaire et se refermèrent sur lui. Il y eut un éclair de lumière et le héros blond se figea brièvement, tétanisé par la douleur. Il ne lui fallut qu'un instant pour se reprendre mais il était déjà trop tard.

_Par l'Ange de la Destruction !!!

Une aura aveuglante entoura Aether tandis qu'il chargeait violemment. Encore étourdi par l'attaque précédente, Achille ne fut pas assez rapide. Le coup le percuta de plein fouet.

Il y eut un bruit sourd, puis le silence.

Aether se redressa. Son cosmos avait disparu et son regard était triste, infiniment triste. Lentement, il se retourna et alla jusqu'à l'endroit où gisait Achille. Le héros de la guerre de Troie était couvert de son propre sang et ne respirait plus qu'avec une peine intense. Ses yeux bleus virent pourtant approcher son adversaire et une émotion particulière se refléta en eux.

_Pourquoi as-tu fait ça, Achille ? demanda Aether en s'agenouillant auprès de lui. Si tu avais porté ton armure, tu n'aurais pas reçu la moindre blessure et je n'aurais eu aucune chance.

Une sorte de rire s'échappa des lèvres du guerrier blond, mais il s'interrompit aussitôt et se mit à tousser. Du sang coulait de la commissure de sa bouche.

_Je te l'ai raconté une fois, je crois, dit-il d'une voix faible. Lorsque je n'étais encore... qu'un adolescent... j'ai eu le choix entre une vie longue et obscure et une autre... courte... mais glorieuse... Et le choix que j'ai fait... ce jour-là... me lie encore aujourd'hui, même si je suis mort deux fois.

Ses lèvres se tordirent en une grimace.

_Peut-être que j'avais simplement envie de prouver quelque chose...

Un long silence passa entre les deux hommes. Rien ne bougeait autour d'eux. Tout était calme. On aurait presque pu croire que la guerre se déroulait dans un autre lieu, dans un autre temps.

_Si tu m'avais aimé, plutôt que Marine, dit finalement Aether d'une voix presque inaudible, je ne t'aurais pas abandonné. Je serais resté à tes côtés jusqu'à la fin.

_Si je t'avais aimé... plutôt que Marine, murmura Achille tandis que sa respiration se faisait sifflante, je n'aurais jamais eu de raison... de me retourner contre Zeus...

Incapable de prononcer le moindre mot de plus, le guerrier aux cheveux flamboyants renversa la tête en arrière et ferma les yeux. Les yeux embués, le Lieutenant de Zeus resta à son côté tandis que ses battements de coeur ralentissaient encore et encore, de plus en plus...

Une poignée de secondes plus tard, Achille avait perdu la vie qui lui avait été rendue, et Aether était de nouveau seul.

* * *

Perdu au milieu du combat rugissant, aux côtés du cadavre du dernier adversaire qu'il venait d'abattre, Shiryu était en train d'essayer de reprendre son souffle. La couleur émeraude de son armure divine avait viré à l'écarlate et sa surface presque indestructible était pourtant constellée d'entailles et de fissures.

Il ne sentait même plus l'odeur écoeurante du sang qui le couvrait de la tête au pied.

Le combat avait failli tourner définitivement contre eux, l'espace d'un instant. Les Géants étaient trop forts, bien plus que la majeure partie de leurs adversaires. Ils avaient été sur le point de les écraser sous leur masse et leur fureur.

Et puis une trentaine de guerriers échevelés, poussant des cris de guerre frénétiques, étaient brusquement apparus de nulle part pour se joindre à la mêlée, s'en prenant aux Géants avec une violence terrible et rétablissant brutalement l'équilibre du combat.

Malgré l'aide imprévue des Bacchantes de Dyonisos, Shiryu savait que la bataille était encore très loin d'être gagnée. Les Géants étaient toujours nombreux, et leur chef, Surt, toujours là, même s'il avait perdu son arme terrible. De là où il se trouvait, le chevalier du Dragon le voyait très clairement en train d'affronter trois Bacchantes à la fois. Malgré toute leur fougue, les guerriers de Dionysos se faisaient écraser.

Shiryu prit une profonde inspiration et replongea dans la mêlée. L'issue du combat était toujours incertaine, mais, s'il parvenait à abattre Surt, peut-être que cela ferait pencher les choses.


Un peu à l'écart de l'essentiel de la mêlée se déroulait un étrange combat. Six guerriers en armure entouraient une femme à la peau blême et aux yeux rouges, tellement rouges. Les visages des hommes ne trahissaient pas la moindre émotion, au point qu'ils en semblaient presque absents. Ils ne respiraient pas. Etaient-ils seulement réels ?

_Spectres ou revenants, cela m'est indifférent ! cria Hel d'une voix venimeuse. Osez seulement porter la main sur la déesse de la mort et je m'assurerai que vous subirez un sort encore pire que l'oubli !

Il n'y eut pas le moindre mot en réponse. L'un des guerriers, qui avait autrefois porté le nom de Tholl, fit un pas en avant, ébranlant la terre sous sa masse. Ses haches jumelles décrivirent une courbe gracieuse tandis qu'elles se levaient... puis s'abattaient violemment. Hel ne fit pas le moindre mouvement pour l'éviter.

Il y eu un choc.

L'instant d'après, les deux haches gisaient au sol, à demi tordue comme par une force irrésistible, et le guerrier divin de Gamma se tenait immobile, désarmé.

Un filet de sang coulait le long du front pâle de la déesse de la mort nordique.

_Non, fit-elle après un moment de stupéfaction absolue. Non, c'est impossible ! Je suis une déesse ! Aucun mortel ne peut me blesser, pas même un esprit ! C'est impossible !

C'est très possible, déesse stupide. Par tes actions, tu as été l'une des causes du déclenchement du Ragnarok, la bataille qui marque notre fin à tous. Les règles normales qui régissent notre divinité ne s'appliquent plus. Tu peux mourir comme n'importe quelle mortelle, quel que soit ton pouvoir.

Les yeux de Hel s'écarquillèrent d'incrédulité tandis que la voix d'Odin résonnait dans son esprit. Puis de réalisation. Puis de crainte.

Tholl repartit brusquement à l'attaque, le poing brandi. Mais il n'eut pas le temps d'atteindre sa cible. Un éclair noir partit de la main de Hel qui le frappa en pleine poitrine, brisant son armure et le renvoyant au néant. Mais les autres guerriers divins rejoignaient à leur tour le combat, résolus à profiter du trouble soudain de la déesse noire.

Le trouble en question passa malheureusement bien trop vite pour qu'ils puissent l'exploiter.

Un nouvel éclair, plus violent encore que le précédent, percuta à son tour Fenril au moment où il s'apprêtait à frapper. Puis Hel décrivit de la main gauche un demi-cercle et une barrière immatérielle apparut devant elle, contre laquelle vinrent se briser les coups des autres guerriers divins.

Réalisant l'inutilité de leurs efforts, Siegfried, Syd, Mime et Albérich reculèrent de quelques pas et s'écartèrent les uns des autres, cherchant à encercler leur adversaire divine.

Celle-ci ne leur en laissa pas le temps. La barrière se volatilisa aussi rapidement qu'elle était apparut et une aura infiniment sombre apparut entre les mains fines de la déesse de la mort.

_Retournez tous dans l'au-delà !! hurla-t'elle en concentrant tout son pouvoir divin dans l'attaque.

L'explosion de noirceur occulta brièvement la lumière autour des guerriers divins. Il y eu une déflagration terrible et pourtant totalement silencieuse. L'instant d'après, les quatre hommes qui avaient osé défier la déesse de la Mort gisaient au sol, inertes.

Pas tous les quatre, non. Avec surprise, Hel vit l'un d'entre eux se relever. Siegfried, le guerrier d'Alpha. Au moment de l'impact, Syd de Mysar était venu se place devant lui pour le protéger, de sorte qu'il vivait encore, pour autant que ce terme puisse s'appliquer à un esprit.

Un instant de tension traversa Hel tandis qu'elle se préparait de nouveau à lancer son attaque, avant que Siegfried ne puisse totalement se relever. Elle n'avait rien à craindre, même maintenant. Sa force divine était toujours en elle et ces pitoyables esprits revenus dans le monde des vivants ne pouvaient rien contre cela.

_Stringer Requiem !

Qu'est-ce que c'était ? Qu'est-ce que c'était ?! Des fils, des cordes innombrables qui l'entouraient brusquement comme une toile d'araignée inextricable, l'empêchant de porter son attaque. Parvenant tout de même à tourner la tête, la déesse noire vit qu'il s'agissait du guerrier d'Eta, Mime à l'armure écarlate. Une fureur insensée naquit en elle. Ainsi il avait fait semblant d'être retourné dans l'au-delà pour pouvoir la surprendre ? Ce petit jeu ne lui servirait à rien !

_Connais donc la colère d'une déesse ! gronda-t'elle en concentrant de nouveau sa puissance.

L'explosion de son aura divine désintégra la totalité des fils qui la retenait en l'espace d'une fraction d'instant. Le coup qui s'ensuivit pulvérisa l'armure d'Eta. Frappé à mort, Mime referma les yeux et son corps disparut.

Hel se retourna vers Siegfried. Le guerrier d'Alpha était debout, désormais, et il semblait en train d'intensifier son cosmos au maximum. Un effort risible. Il n'avait aucune chance. Elle allait réduire en cendres ce serviteur d'Odin comme elle l'avait déjà fait pour ses compagnons. Ces revenants pathétiques lui avaient déjà fait perdre suffisamment de temps. D'une simple pensée, Hel invoqua autour d'elle la puissance qu'elle tirait de sa maîtrise du royaume des morts. Une aura gémissante la recouvrit, invisible à l'oeil, mais chargée d'un pouvoir incommensurable. Face à elle, le guerrier d'Alpha ne bougeait pas, comme s'il guettait une ouverture inexistante. Comprenait-il seulement quelle était la différence entre sa force négligeable et celle d'une divinité ? Elle allait l'anéantir pour l'éternité, elle allait...

Hel ne ressentit pas immédiatement la douleur, ne comprit pas ce que c'était. Son corps immortel ne l'avait jamais connu jusqu'à présent. L'espace d'un instant, elle ne fit que regarder fixement la pointe de l'épée de cristal apparue devant sous ses yeux, jaillissant de sa propre poitrine. Qu'est-ce que c'était ?

_J'ai toujours dit que l'honneur ne suffisait pas à remporter les combats, fit une voix désincarnée et pourtant sarcastique derrière elle. Je ne m'attendais pas à avoir l'occasion de le prouver contre une déesse.

Albérich de Megrez ! Hel sentit la fureur et une sorte de panique s'emparer d'elle. Ce misérable lâche avait profité de sa distraction pour passer derrière elle et la frapper ! Elle allait...

_A toi, Siegfried ! hurla Albérich.

_DRAGON BRAVEST BLIZZARD !!!

Elle n'eut pas le temps.

L'explosion terrible qui suivit la mort d'une nouvelle divinité emporta avec elle les deux derniers guerriers divins.

* * *

Hyoga heurta violemment le sol pour la troisième fois, et, cette fois-ci, ne parvint pas à se relever immédiatement. Du sang lui coulait sur les yeux, l'empêchant de voir, et une douleur intense lui vrillait l'intérieur du crâne.

_C'était relativement courageux de votre part de m'attaquer ainsi, observa calmement Hécate, qui ne semblait pas avoir bougé le moindre muscle depuis leur arrivée. Mais plutôt futile et certainement très inutile. Je vous félicite bien entendu d'avoir su vaincre mes Erynies avec une telle facilité, mais n'oubliez pas que vous demeurez malgré tout des mortels et que je suis une déesse. Il y a des circonstances où l'humilité est de mise.

Hyoga s'épongea le front d'un revers de main et entreprit l'opération douloureuse consistant à se remettre debout. Chacun de ses membres lui faisait mal. Son armure divine l'avait protégé à chaque fois, mais elle semblait à présent sur le point de partir en morceaux.

Se relevant finalement, il découvrit que seule Shina, protégée par son armure de la Terre, avait été capable d'en faire autant. Sylphia et Meyastes étaient cette fois-ci restés à terre. Ils ne semblaient pas en danger immédiat de perdre la vie, mais ni l'un ni l'autre ne paraissait à même de faire le moindre mouvement.

Hyoga prit une profonde inspiration et invoqua une fois de plus son cosmos. C'était douloureux, autant que d'être confronté à un blizzard sibérien sans le moindre vêtement pour se protéger. Le froid se diffusait à travers son corps blessé, dissipant toute chaleur. Le chevalier du Cygne leva les deux bras au-dessus de sa tête et se prépara à attaquer une nouvelle fois.

_Amusant, dit simplement Hécate en haussant un sourcil. Cette faculté de continuer à nier la réalité est remarquable. Mais cela ne vous servira à rien contre moi. Je ne fais pas partie des divinités de l'Olympe, mais mon pouvoir n'est aucunement moindre. Zeus m'a dénié la place qui me revenait de droit et, encore maintenant, il me force à servir ses intérêts. Mais cela ne durera pas éternellement. Je suis la déesse de l'ombre et de la sorcellerie, et mes ressources sont infinies.

Hyoga abaissa brusquement les bras, donnant toute la force possible à son coup.

_Aurora Execution !!

Un fleuve de glace bleuté partit de ses mains jointes vers la déesse de l'obscurité qui se contenta d'attendre calmement.

_Par le Molosse des Enfers !

Elle ne fit pas le moindre mouvement, se contenta de prononcer les paroles à voix haute, sans même crier. Une forme sombre, massive et indistincte, apparut devant elle et se jeta en avant dans un grondement furieux. Il y eut un choc lorsque l'Exécution de l'Aurore vint se briser contre le poitrail du Molosse des Enfers. Mais le monstre suscité par Hécate poursuivit sa charge terrible, se précipitant tout droit vers Hyoga pris au dépourvu.

Au dernier instant, Shina s'interposa, les mains tendues en avant.

_Par le Mur de Diamant !!

Il y eut une vibration tandis que se matérialisait un mur étincelant de lumière devant eux.

Il y eut une explosion lorsque le Molosse le pulvérisa sans ralentir et vint percuter de plein fouet les deux chevaliers.

Hyoga heurta violemment le sol pour la quatrième fois. Mais, cette fois-ci, l'idée de se relever ne lui vint même pas tant elle semblait impossible. Une douleur terrible, destructrice habitait chacun de ses membres. Il n'arrivait plus à penser. Tout était confus, en lui comme autour de lui.

Son armure avait dû de nouveau lui sauver la vie. Oui, ce devait être le cas, ou il aurait déjà cessé de souffrir. Hyoga s'efforça de rassembler sa volonté pour se redresser une fois de plus, mais en vain. Son corps était tout simplement incapable de lui obéir encore.

_Aaah, fit Hécate d'une voix susurrante, il semble que vous ayiez enfin compris... et... oui... oh oui, ça y est !

Elle rejeta soudain la tête en arrière et un rire clair s'échappa de sa bouche en cascadant.

_Ca y est ! reprit-elle plus fort. Hel a finalement péri dans cette guerre du Ragnarok ! Et le pouvoir me revient enfin !

Hyoga parvint tout juste à réunir assez de force pour tourner la tête et voir. Une aura blanchâtre, constituée de ce qui semblait être une multitude de volutes de fumée, était en train de se rassembler autour de Hécate. Un gémissement sourd, presque inaudible, se réverbérait parmi les colonnes de marbre du temple. Un frisson courut le long de la peau du chevalier du Cygne, qui n'avait rien à voir avec la température. Il se passait quelque chose d'anormal, d'indicible... et de profondément terrifiant. Si seulement il avait été en mesure de se relever...

Mais il en était incapable, et les trois chevaliers élémentaires semblaient dans le même état que lui.

Un bruit de pas à l'entrée du temple.

Trop mal en point pour même éprouver de la surprise, Hyoga tourna vaguement la tête dans cette direction. Trois hommes étaient en train d'approcher. Trois hommes ? Plutôt un homme et deux enfants. Mais sa vue était trouble et il ne parvenait pas à distinguer leurs traits. Il devait pourtant faire un effort... Mais toute sa volonté était insuffisante.

Avec ce qui s'apparentait à du soulagement, Hyoga perdit connaissance.


_Oh, serait-ce là les renforts pour les chevaliers d'Athéna ? ironisa Hécate tandis qu'ils s'approchaient tous trois. Voyons, qu'avons-nous là ? Un ancien Sculpteur de Lumière qui a réalisé récemment qu'elle était sa propre nature...

Ganymède s'inclina respectueusement.

_Ainsi que l'homme qui a défié les dieux, à ce que je vois. Encore en vie, mais je suis à même de résoudre ce petit problème.

Un sourire sarcastique tordit les lèvres de Kanon.

_Et enfin un berseker du défunt Arès, dont je ne vois pas trop ce qu'il vient faire ici.

__J'viens juste assister au spectacle, répliqua Geste en haussant les épaules et en venant se placer à l'écart.

Il y eu un bref silence, tandis que l'aura indescriptible qui recouvrait la déesse de l'obscurité s'étendait encore.

_Très bien, fit Hécate en regardant Kanon et Ganymède. Je vous attends, valeureux héros. Tâchez d'être brefs, j'ai beaucoup à faire.

Kanon s'avança, passant à côté des corps inertes de Hyoga et des chevaliers élémentaires. Leurs armures, pourtant parmi les plus résistantes qui existent, avaient été sévèrement endommagées par les coups qu'elles avaient encaissé. De toute évidence, songea Kanon, son armure d'or des Gémeaux ne lui aurait guère servi. Et il ne l'avait même pas. Son Ecaille des Mers lui semblait bien fragile, en cet instant où il faisait face à une divinité.

Et ce qu'elle avait dit. Elle aurait le pouvoir de contrer son immortalité ? Etait-ce possible ? Kanon n'en avait aucune idée. Mais ce n'était pas une hypothèse à prendre à la légère. Hécate était une divinité aussi ancienne que les Olympiens, et la sorcellerie était son domaine.

D'une façon ou d'une autre, la meilleure solution était probablement l'offensive.

_Galaxian Explosion !!!

Kanon croisa brièvement les bras avant de relâcher toute la puissance de cette attaque redoutable entre toutes. L'explosion déchira l'atmosphère feutrée du temple, fracassant plusieurs piliers voisins et ouvrant le sol.

Mais elle n'atteignit jamais Hécate.

_Tu ne sembles pas même avoir le niveau de puissance des quatre chevaliers qui sont arrivés avant toi, fit-elle en secouant la tête. Je commence à me demander si la réputation dont tu disposes pour avoir défié les dieux ne provient pas de ton inconscience plutôt que de ton courage. Quoi qu'il en soit, je vais...

_Par l'Ange de la Vengeance !!!

Kanon fut surpris lorsque Ganymède, entouré d'une aura flamboyante, surgit de derrière lui pour se précipiter vers Hécate. Aussi surpris que la déesse de l'obscurité elle-même, peut-être. Mais cela ne changea rien, en fin de compte. L'aura blanchâtre entourant Hécate stoppa la charge du jeune Sculpteur de Lumière aussi sûrement que le mur le plus indestructible. Visiblement secoué par le choc, Ganymède tituba de quelques pas en arrière, et serait tombé si Kanon ne lui avait pas saisi le bras.

_Il aurait été mieux d'attendre une occasion plus favorable, observa le chevalier des Gémeaux, plus préoccupé par leur situation qu'il ne voulait le reconnaître.

_Je ne sais pas s'il y en aurait eu une, fit simplement Ganymède en levant les yeux sur lui. C'est mon attaque la plus puissante. Je me suis inspirée d'une technique du frère de mon maître pour la concevoir. Je ne pensais pas qu'elle serait si inefficace.

Hécate haussa un sourcil noir, comme surpris par l'admission candide du Sculpteur de Lumière.

_Tu espérais peut-être réussir à me tuer simplement en attaquant de toutes tes forces ? fit-elle, visiblement amusée. Bien que tu ais passé l'essentiel de ta vie sur l'Olympe, j'ai l'impression que tu ne comprends pas bien ce qu'est un dieu. Chevaliers d'or, chevaliers élémentaires, sculpteurs de lumière, vous n'êtes que des mortels. Vous vieillissez et vous mourez sans jamais avoir une conscience absolue de ce monde qui vous entoure. Oser vous comparer avec les dieux est à la fois de l'orgueil insensé et de la stupidité absolue. Il n'y a pas la moindre comparaison possible.

Une forme noire, aux yeux rougeoyants, se matérialisa devant elle.

_Et vous aurez juste le temps d'en prendre conscience avant de mourir ! Par le Molosse des Enfers !

Adossé tranquillement à l'une des colonnes encore intactes du temple, Geste haussa un sourcil admiratif lorsque l'attaque balaya totalement Ganymède et Kanon, fracassant en un instant leurs protections trop fragiles et les projettant comme deux marionnettes désarticulées.

Puis le silence revint dans le temple, tandis que deux corps heurtaient violemment le sol.

Un sourire indicible plissa les lèvres de Hécate tandis qu'elle se retournait vers l'ancien Berseker d'Arès.

_Et toi, es-tu également venu chercher la mort ici ou est-ce que tu préfères repartir maintenant ?

Geste accrocha sans fléchir le regard infiniment noir de la déesse des ombres. Bien que l'apparence de Hécate n'ait en fin de compte rien d'aussi effrayant qu'on aurait pu s'y attendre, ses yeux étaient véritablement terribles à affronter. Des ténêbres les habitaient, qui étaient moins une absence de lumière qu'une chose en elles-même. Mais la crainte n'existait plus dans l'esprit de celui qu'était devenu Geste.

_A vrai dire, finit-il par répondre avec désinvolture, je crois que je vais encore rester un peu. J'ai l'impression que la fête n'est pas terminée.

Hécate tourna la tête, peut-être surprise. Mais Geste n'avait pas menti. Kanon et Ganymède étaient déjà en train de se relever, malgré le triste état dans lequel les avait laissé l'attaque divine. Leurs armures avaient été fracassées comme du verre et il n'en restait rien. Du sang maculait amplement leurs visages.

_Ca ne se présente pas très bien, hein, chevalier Kanon ? parvint tout juste à articuler Ganymède en respirant bruyamment.

_Est-ce que je t'ai déjà dit que ta manie de gaspiller ton souffle sans rien dire d'intéressant était agaçante ? rétorqua Kanon, se mettant tant bien que mal en garde.

Leurs cosmos s'enflammèrent au même moment. Dorés tous deux, sans être identiques. L'aura de Ganymède était plus pâle, moins flamboyante que celle de Kanon. Mais leurs forces étaient équivalentes.

_Remarquable, observa Hécate, mais vous auriez mieux fait de rester à terre.

Son aura blanchâtre s'élargit encore, créant un véritable tourbillon de brume. Le gémissement était plus fort, plus lancinant, comme une plainte sans fin.

_Vous ne réalisez pas la situation dans laquelle vous vous trouvez, poursuivit calmement la déesse des ombres. Je ne suis pas un simple adversaire très puissant que vous pouvez espérer battre en vous surpassant. Je suis une divinité, l'une des plus puissantes qui existent.

L'air semblait vaciller autour d'elle, comme parcouru d'une tension surnaturelle.

_Mais ce n'est pas tout, dit-elle en levant une main fine et en la pointant dans votre direction. Après la mort de Hadès, le contrôle du royaume des morts est passé entre les mains de celui qui avait été son hôte, Shun d'Andromède. Et après la mort de celui-ci, ce contrôle est revenu à Hel, la déesse nordique de la mort.

Kanon et Ganymède se tendirent simultanément, prêt à attaquer, tandis que la main de la déesse s'entourait d'une aura aussi éclatante qu'une étoile glacée.

_Et maintenant que Hel a péri au cours du Ragnarok, acheva Hécate d'une voix exultante, c'est moi qui règne sur l'au-delà ! Ce domaine m'appartient et je peux en tirer un pouvoir incommensurable ! Même Zeus devra en tenir compte ! Je ne me laisserai plus être dominée ou utilisée ! Tous apprendront bientôt à me redouter, mais vous serez les premiers à contempler de vos propres yeux ma puissance !

Les volutes de brumes vinrent entourer sa main tandis que le gémissement se changeait en un hurlement atroce.

_Par les Damnés de l'Eternité !

Kanon et Ganymède n'eurent même pas le temps de hurler lorsque l'océan de souffrance les engloutit.

* * *

Marine sentit sa présence avant de l'entendre approcher. Il se dirigeait vers elle. Renonçant à essayer de l'éviter, l'Aigle de Zeus s'arrêta et attendit. Elle se trouvait sur une vaste esplanade de marbre où subsitait tout juste les ruines de ce qui avait dû être le temple d'Arès, ou peut-être celui d'Aphrodite. C'était non loin de là qu'elle avait laissé Seika, dans un lieu qu'elle seule connaissait. Et Marine ne tenait pas du tout à y amener quelqu'un d'autre.

Surtout lui.

Moins d'une minute plus tard, Aether apparut. Il avait revêtu de nouveau son ample cape blanche par-dessus son armure. Sur son épaule gauche, il portait le corps dans connaissance d'Algébia, qu'il laissa choir au sol dès qu'il aperçut Marine.

Un silence passa entre les deux Lieutenants de Zeus tandis qu'ils se faisaient face. Le rebord du capuchon d'Aether dissimulait l'expression de son visage et Marine portait de nouveau un masque. Ni l'un ni l'autre ne faisait le moindre mouvement.

Finalement, ce fut Aether qui prit la parole le premier.

_Achille est mort, dit-il d'une voix sans expression. Il a tué Réhael mais je l'ai abattu ensuite.

_Je sais, répondit simplement Marine. Je l'ai senti.

Aether rabattit brusquement en arrière le capuchon de sa cape, dévoilant ses cheveux blonds et son regard pâle.

_C'est à cause de toi qu'il est mort, dit-il d'une voix lourde d'aggressivité et de colère réprimée.

_Je ne vois pas en quoi, fit Marine, dont le ton ne trahissait pas la moindre émotion. C'est lui qui a fait ce choix, comme les deux fois précédentes. Le destin d'Achille n'est pas d'avoir une vie longue.

_Ne viens pas me ressortir ces histoires idiotes de destin ! cria tout à coup Aether, furieux. C'est toi qui l'a incité à courir ainsi au suicide ! Tu t'es servi de lui, comme de tout le monde ! Tu ne méritais pas qu'il t'aime !

Un rire sombrement amusé apparut derrière le masque métallique.

_Soyons sérieux, Aether. Tu n'aurais pas pensé que je méritais qu'il m'aime si j'avais passé mon existence à ses pieds. Ce qui existait entre Achille et moi n'est pas quelque chose que tu peux comprendre, pas plus que tu ne peux me comprendre, moi.

Le visage d'Aether se crispa de rage et son cosmos se matérialisa à partir du vide. Sans le moindre avertissement, il tendit brusquement un doigt au-dessus de sa tête.

_Lieutenant de Zeus ou pas, tu es allé trop loin, Marine ! hurla-t'il. Expiation !

Les cercles d'énergie flamboyante apparurent autour de Marine, innombrables, ne lui laissant pas la moindre chance de leur échapper. Il y eut un crépitement électrique tandis qu'ils se refermaient sur elle. Puis plus rien.

Marine n'avait fait aucun mouvement pour échapper à l'attaque, et celle-ci ne lui avait pas causé le moindre dommage.

_Je connaissais déjà le principe de ton attaque, expliqua-t'elle, rompant le silence stupéfait qui s'était instauré. Ta technique est de nature mentale. Elle s'en prend aux remords et au sentiment de culpabilité de sa cible pour retourner son cosmos contre elle-même.

_Oui... Oui, balbutia presque Aether, incrédule. C'est pour cela qu'elle n'a eu qu'un effet si limité sur Achille. Il n'avait pas de raison d'éprouver de culpabilité véritable alors qu'il venait à peine de revenir à la vie. Mais toi...

Ses yeux s'écarquillèrent tandis qu'il réalisait.

_Cela voudrait dire... cela voudrait dire que tu ne ressens aucun remord pour toutes tes actions ? Que tu n'éprouves pas la moindre culpabilité ?

_Pourquoi devrais-je en éprouver ? répondit froidement l'Aigle de Zeus.

_Tu n'éprouves aucun remord d'avoir ainsi trahi Athéna, d'avoir manipulé ses chevaliers ? insista Aether, comme s'il refusait encore d'admettre ce qu'elle lui disait. Aucun remord d'avoir ainsi utilisé le chevalier Pégase tout au long de ses incarnations, sans jamais lui apprendre la vérité à son propre sujet ?

_C'était mon devoir, répondit seulement Marine.

_Aucun remord d'avoir laissé Achille sacrifier sa vie ? poursuivit malgré tout Aether. Aucun remord de t'être servi de tous ceux qui te faisaient confiance ? Aucun remord de n'avoir jamais révélé ton véritable visage à personne ?

Le léger mouvement de tête de Marine trahit quelque chose s'apparentant à de la surprise, mais elle eut néanmoins un geste négatif.

Les yeux d'Aether s'étrécirent.

_Tu ne ressens aucun remord d'avoir laissé Aiolia du Lion mourir lors de la guerre contre Hadès ? fit-il encore. Tu aurais pu le sauver facilement, sans même aller à l'encontre de ton devoir. C'était quelqu'un de bon et de loyal, qui t'aimait et te faisait confiance. Il est mort sans que tu lui ai jamais rien révélé de ton identité. Tu n'éprouves aucun remord pour lui non plus ?

Marine secoua brusquement la tête en un signe de dénégation.

Il y eut un nouveau silence tandis qu'Aether la regardait, son visage comme un masque d'incrédulité.

_Non, finit-il par dire. Non, c'est impossible. Tu as dû élever une barrière mentale que je n'ai pas perçu pour te protéger de mon attaque. C'est la seule explication.

_Il n'y a aucune barrière, dit Marine.

Aether se détourna brusquement et marcha jusqu'à l'endroit où gisait encore Algébia, qu'il saisit d'une main et souleva.

_Tu n'éprouverais donc pas le moindre remord de m'avoir laissé tuer cet homme ? dit-il en regardant Marine. C'est le frère d'Aiolia, je crois. Logiquement, sa vie ne t'importe pas.

Marine n'eut pas la moindre réaction.

_Tue-le si tu en as envie.

Aether la fixa, croyant à une feinte. Mais le chevalier de l'Aigle semblait vraiment se désintéresser la question.

Tant pis. Il allait vraiment le tuer et on verrait bien quelle serait sa réaction après cela. Intensifiant brièvement son cosmos, Aether écrasa la gorge d'Algébia.

Impossible ?

Stupéfait, Aether réalisa que son bras ne lui répondait plus, comme anesthésié. La main d'Algébia lui enserrait fermement le poignet et il s'en dégageait une impression de froid infini.

_Je ne sais pas si elle le pense vraiment ou si c'est du bluff, articula le chevalier élémentaire du vide, mais moi, en tout cas, je ne compte pas me laisser tuer gentiment.

Aether le fixa un instant, stupéfait qu'il ait pu reprendre connaissance si tôt après l'effort intense qu'il avait dû fournir. Mais sa surprise fut de très courte durée. Sa main gauche fusa comme une étoile filante, percutant Algébia en pleine poitrine et le projetant à une dizaine de mètres.

_Je suis impressionné, reconnut Aether, massant son bras droit pour y faire revenir la vie. Mais tu n'es pas en état de te battre contre moi pour le moment.

Algébia ne répondit que d'un grognement. Malheureusement, il en avait bien l'impression aussi. Il parvint tout de même à se relever, non sans chanceller beaucoup. Cet ultime effort face à Achille, alors qu'il atteignait le vide en lui, l'avait sauvé de la mort mais également vidé de l'essentiel de ses forces.

Face à lui, le Lieutenant de Zeus s'était mis en garde, le regard implacable, prêt à attaquer. Algébia l'imita, s'efforçant de rassembler une nouvelle fois toute la puissance qu'il avait senti en lui l'espace d'un instant. Mais c'était si difficile...

Puis Marine s'interposa entre eux.

_Cela suffit, dit-elle d'une voix ferme et sans réplique. Ce combat n'aura pas lieu. Algébia, tu vas repartir immédiatement. Les autres chevaliers sont en train de se battre et ils ont besoin de toi. Quant à toi, Aether, puisque tu y tiens tellement, nous allons nous affronter.

Il y eut un instant de tension tandis qu'Algébia la regardait, mi-soulagé mi-défiant. Pourquoi intervenait-elle brusquement maintenant alors qu'elle l'avait presque laissé se faire tuer ? Il aurait voulu avoir enfin des explications de la part du chevalier de l'Aigle, des explications extensives.

Malheureusement, et quelles que soient ses raisons, elle disait bien la vérité. Les autres chevaliers devaient être en train de se battre dans le temple de Héra en cet instant même. Il ne pouvait pas se permettre de perdre ainsi un temps précieux uniquement pour satisfaire les interrogations qui l'habitaient.

Aether regarda sans bouger Algébia tourner les talons et partir en courant.

_Je vois que tu as finalement changé d'avis, Marine, observa-t'il en haussant un soucil lorsque le chevalier du vide eut disparu. Ne serais-tu donc pas tout à fait aussi froide et insensible que tu veux le faire paraître ?

_Sa survie est nécessaire à mes plans, répondit l'Aigle d'une voix inexpressive.

_Ah, oui, fit Aether en se mettant en garde face à elle. Tes plans. Je commence seulement à réaliser à quel point ils peuvent être contraires aux intentions de notre seigneur Zeus. Mais cela ne me fait qu'une raison supplémentaire de te tuer.

Le cosmos de Marine s'enflamma comme un gigantesque brasier bleuté tandis qu'elle traçait dans l'air la forme de la constellations de l'Aigle.

_Mes plans nécessitent de toute façon ta mort, Aether, dit-elle tandis que son aura atteignait son paroxysme. Je n'ai pas besoin d'autre raison. Eagle Ryu Sei Ken !!!

_Par la Clarté Divine !!!

Il y eut un bruit terrible lorsque les coups de Marine atteignirent la vitesse de la lumière et vinrent percuter Aether comme une pluie d'éclairs meurtriers. L'impact souleva du sol le Lieutenant de Zeus comme s'il n'avait été qu'une plume et l'envoya s'écraser au sol à près d'une vingtaine de mètres.

Puis le silence, aussitôt brisé par les pas de Marine qui se dirigeait vers son adversaire à terre.

_Je me suis toujours douté que tu étais bien plus forte encore que tu ne voulais le montrer, articula péniblement Aether, s'interrompant brièvement pour cracher du sang. Je n'avais peut-être pas mesuré à quel point, pourtant.

Un grognement étouffé lui échappa tandis qu'il se relevait pourtant. Son armure azur était couverte de profondes fissures et sa cape était en lambeaux. Ses cheveux blonds étaient maculés de sang. Il dut s'appuyer un instant contre une colonne à demi-brisée pour ne pas tomber tant ses jambes étaient faibles.

_Il est un peu tard pour ce genre de réalisation, dit Marine d'une voix froide, se remettant en garde face à lui.

_Ah, Marine, fit Aether, souriant malgré sa douleur, tu n'as pas encore gagné le combat. Vois-tu, mon armure a absorbé une partie importante de ton attaque. Le contraire n'est pas vrai. Et cet assaut m'a ainsi permis de faire une autre réalisation, bien plus importante.

Un doigt levé vers le ciel et nimbé d'une aura dorée.

_Oui, dit Aether d'une voix exultante, j'avais vu juste tout à l'heure ! Tu as bien érigé une barrière dans ton propre esprit, peut-être même sans t'en rendre compte ! Mais mon attaque vient de la détruire ! Il n'y a plus rien qui te protège de tout ce que tu as commis !

Marine réagit à la vitesse de l'éclair.

_EAGLE RYU SEI...

_EXPIATION !!!

Les cercles d'énergie se refermèrent autour de Marine sans qu'elle ait le temps de lancer son attaque et l'Aigle de Zeus hurla sous la douleur terrible.

_MEURS !! MARINE !! hurla Aether en se précipitant sur elle.

Puis ses yeux s'élargirent et il se figea en pleine course, alors même qu'il allait porter son coup.

C'était inutile.

Le masque d'acier tomba, révélant finalement le visage que Marine avait tenu caché jusque-là. Et, alors même qu'il s'y était attendu, Aether ne put s'empêcher d'être stupéfait en le découvrant.

Une larme coula le long de la joue de l'Aigle de Zeus. Ses lèvres bougèrent brièvement, sans émettre le moindre son.

Bien qu'il ait désiré sa mort, Aether ne put s'empêcher de ressentir une émotion étrange lui étreindre le coeur l'espace d'un instant.

Puis Marine bascula en arrière. Il y eut un choc sourd tandis qu'elle heurtait le sol.

Privé du barrage mental qui les avait retenu, son sentiment de culpabilité avait suffit à lui ôter la vie.

Aether ferma brièvement les yeux, s'efforçant de retrouver son calme intérieur. C'était fait. Qui qu'elle ait été en fin de compte et quelles qu'aient été ses intentions ultimes, Marine était morte.

Le dernier Lieutenant de Zeus vint s'agenouiller auprès de celle qui avait été au service du même maître que lui, et, une fois de plus, il ne put s'empêcher d'être fasciné par son visage. Encore maintenant, il ne comprenait pas quelle avait été l'impulsion qui avait fait agir ainsi cette femme si étrange tout au long de son existence. Mais il se prenait pourtant à regretter que le résultat n'ait pas été autre. Il ne pouvait pas s'en empêcher.

Aether ferma doucement les yeux de Marine avant de se redresser. Il était désormais le dernier Lieutenant de Zeus en vie. Qu'allait-il faire ? Il n'en avait aucune idée. Une terrible lassitude venait d'apparaître en lui, suscitée par les trois morts successives auxquelles il venait d'assister. Son devoir lui imposait pourtant de partir à son tour combattre les chevaliers d'Athéna.

Il ne lui restait sans doute rien d'autre à faire.

* * *

Le temple de Héra à la beauté hiératique et imposante ne ressemblait plus guère à ce qu'il avait été. Des traces de destruction se voyaient de toutes parts, témoignant de la violence du combat qui s'y était déroulé.

Qui s'y déroulait encore.

_Je n'arrive pas y croire.

Celle qui venait de s'exprimer ainsi, d'une voix pourtant calme, c'était Hécate, la déesse de l'obscurité et de la sorcellerie. L'aura spectrale qui l'entourait frémit comme un vent venu de nulle part tandis qu'elle fixait Kanon et Ganymède de ses yeux noirs, tellement noirs.

_Je n'arrive pas y croire, répèta-t'elle tandis qu'ils se relèvent tous deux une fois de plus, s'appuyant l'un sur l'autre. J'ai pulvérisé vos pitoyables protections dès mon premier coup. Comment pouvez-vous donc être encore vivants ?

_Je ne sais pas trop, reconnut Ganymède avec un léger rire qui se changea vite en hoquet de douleur. Qu'est-ce que vous en pensez, chevalier Kanon ?

_Rien du tout, répondit l'intéressé, qui haletait pareillement. Il faut croire que nous avons la tête plus dure que les dieux eux-mêmes.

Hécate fronça les sourcils, saisie pour la première fois d'une sorte de colère tandis qu'elle regardait ses deux adversaires mortels. Ils étaient si fragiles. Ils auraient dû mourir presque immédiatement. Même le lien qui les unissait ne leur aurait pas permis d'échapper à ce destin. Ils auraient dû mourir ensemble.

Kanon s'épongea le front d'une main presque tremblante. Il ne se souvenait pas de s'être jamais senti si mal. Son corps était lacéré de profondes blessures. Son visage, sa poitrine, ses bras, ses jambes semblaient être en lambeaux. Ce qui demeurait encore de ses vêtements était totalement imprégné de son propre sang. Le moindre mouvement était douloureux. Même le fait de tenir debout exigeait plus de forces qu'il n'aurait dû lui en rester.

Juste à sa gauche, Ganymède n'était pas en meilleur état. Sa tunique autrefois blanche avait perdu tout souvenir de sa couleur originelle. Son visage était si pâle sous le sang qui le recouvrait qu'il était étonnant qu'il n'ait pas perdu connaissance. Et pourtant, songea Kanon avec exaspération, ce gamin à la cervelle vide parvenait encore à sourire.

D'un autre côté, pour se trouver dans une pareille situation, il était probablement tout aussi fou.

_Que diriez-vous... si nous commencions enfin... à nous impressionner l'un l'autre, chevalier Kanon ? parvint tout juste à demander Ganymède.

Un rictus irrésistiblement amusé apparut sur les lèvres ensanglantées du chevalier des Gémeaux.

_Tu crois vraiment... pouvoir me surpasser ? répliqua-t'il avec défi. Je vais te montrer... de quoi je suis vraiment capable...

Un silence difficile s'écoula tandis qu'ils faisaient tous deux face à la déesse des ombres, une fois de plus. Hécate ne bougea pas, ses yeux sans fond rivés sur ces mortels qu'elle ne parvenait pas à tuer.

_Est-ce que je vous ai dit... que ma spécialité est l'enchaînement rapide de deux attaques ? demanda Ganymède, adoptant une garde tout juste décente. Je vais vous faire une démonstration... avec les deux plus puissantes attaques que j'ai jamais pu observer...

_Tu peux tenter tout ce dont tu as envie, rétorqua Kanon, croisant les bras et se concentrant. De mon côté, je vais te montrer... ce qu'on peut accomplir avec une véritable maîtrise des dimensions... et un peu d'improvisation...

Oublié par les combattants mais toujours bien présent, Geste ne perdait pas un instant de cette bataille déroutante. Il avait vu Hécate employer sa puissance terrible contre Kanon et Ganymède pas moins de quatre fois, les balayant à chaque fois comme des fétus pour les voir se relever aussitôt après. L'ancien Berseker sentait l'incompréhension s'emparer de lui. Comment faisaient-ils donc ? Près de l'entrée du temple, les quatre autres chevaliers étaient toujours étendus au sol, inconscients. Comment faisaient-ils ?

Ce fut Ganymède qui attaqua le premier. Une aura aveuglante comme le soleil vint le recouvrir comme une seconde peau tandis qu'il se ruait en avant à la vitesse de la lumière.

_Par l'Ange de la Destruction !!

Hécate ne fit pas un mouvement tandis que son aura impalpable venait créer une barrière autour d'elle, et, l'instant d'après, la charge de Ganymède vint se briser contre le mur invisible. Mais le Sculpteur de Lumière ne marqua pas le moindre ralentissement d'être ainsi stoppé net, bondissant aussitôt au-dessus de son adversaire divin, haut, très haut.

Pendant ce temps, Kanon n'avait pas fait le moindre mouvement.

Il s'était multiplié.

Une vingtaine de doubles du chevalier des Gémeaux entouraient à présent Hécate, tous dans la même position, les yeux fermés, les bras croisés.

Puis ils ouvrirent les yeux.

_GALAXIAN ANNIHILATION !!!

La même déflagration partit de chacun d'entre eux au moment même où Ganymède projettait un fleuve de lumière à la verticale.

_LIGHTNING FLASH !!!

Geste ouvrit de grands yeux pendant la fraction d'instant avant que les attaques ne touchent.

Le seul souffle de l'explosion qui s'ensuivit le projeta en arrière de près d'une dizaine de mètres et le força à se protéger le visage.

Quand le nuage de débris qu'elle avait soulevé se dissipa enfin, Geste ne put s'empêcher d'être stupéfait de découvrir le vaste cratère qui se trouvait à présent au beau milieu du temple.

Pas tout à fait aussi surpris pourtant que de réaliser que Hécate se tenait toujours debout au même endroit et que la déesse des ombres n'arborait pas la moindre éraflure.

Kanon et Ganymède gisaient tous deux au sol dans une mare de sang.

Il y eut un profond silence qui parut s'éterniser.

_Je suis impressionnée, finit par dire Hécate. Vraiment. Lors de cette dernière attaque, vous avez sans doute atteint le niveau le plus élevé qui soit accessible à des mortels. C'est remarquable, mais insuffisant pourtant. Vos coups se sont brisés contre mon aura et le contrecoup vous a percuté de plein fouet. Vous ne...

Les mots moururent sur sa bouche.

Kanon et Ganymède se relevait de nouveau.

Titubant, vacillant comme des marionnettes manipulées de main malhabile, Hécate et Geste les virent tous deux se redresser, péniblement, prenant appui sur leurs mains, manquant tomber de nouveau, persévérant jusqu'à se retrouver debouts de nouveau, couverts de plus de sang que leurs corps n'auraient dû en receler.

_Je crois que je commence à comprendre, fit Kanon dans un murmure à peine audible.

_Moi aussi, répondit Ganymède dans un souffle.

Lentement, très lentement, ils se mirent à marcher en direction de Hécate. La déesse des ombres ne réagit pas. Kanon vint se placer à quelques mètres sur sa droite et Ganymède l'imita sur la gauche, de façon à ce qu'ils se trouvent à égale distance d'elle.

_Je ne vous ai jamais beaucoup aimé, chevalier Kanon, reprit Ganymède d'une voix plus forte. C'est peut-être parce que je n'arrive pas à vous comprendre. Vous m'échappez.

_Pareil, répliqua Kanon avec un sourire difficile. Mais, en fin de compte, c'est normal. Nous sommes plus des opposés que de véritables doubles.

_Doubles ou opposés, vous serez bientôt réunis pour l'éternité dans la mort, fit Hécate d'une voix glaciale. Je ne comprends toujours pas comment vous avez pu survivre une fois de plus, mais c'est terminé ! Préparez-vous à disparaître !

L'aura fantomatique de la déesse maléfique s'accrut brutalement et des formes horribles se matérialisèrent dans l'air en un tourbillon frénétique. Le gémissement surnaturel était devenu une multitude de voix discordantes et torturées.

Ce fut alors que s'enflamma le cosmos de Kanon et Ganymède.

Le cosmos. Il n'y avait plus de différences entre leurs auras. Elles avaient la même couleur, la même force, et les vibrations qui en émanaient étaient en parfaite harmonie.

Le tourbillon blanchâtre s'agrandit encore, jusqu'à les englober tous deux. Mais en vain. Les auras jumelles étaient comme des protections impénétrables. Le pouvoir divin de Hécate ne fit que glisser autour d'elles sans même les entamer.

_C'est... c'est impossible, souffla la déesse noire. Vous ne pouvez pas, vous n'êtes que des mortels !

Le tourbillon de puissance s'intensifia encore, sans pour autant faire vaciller les deux cosmos dorés.

_C'est la mort du chevalier Andromède qui m'a donné la clef, dit tout à coup Ganymède, son sourire habituel de nouveau aux lèvres. J'y ai repensé alors que je me relevai cette fois-ci et c'est là que j'ai compris.

_Moi aussi, répondit simplement Kanon en hochant la tête.

_Compris quoi ?! cria Hécate, furieuse que ce qui se passe lui échappe.

Kanon sourit à son tour.

_Compris le secret. Compris comment on devenait un dieu.

La déesse de l'obscurité sentit son sang se changer en eau glacé dans ses veines.

_Shun y est arrivé tout à l'heure, même si cela lui a coûté la vie, reprit Kanon d'une voix calme. Il a cessé d'être un mortel et est devenu un dieu. Il s'est incarné à travers le concept d'Andromède, le sacrifice. Il est devenu ce concept. Il est devenu un dieu.

_Le concept des Gémeaux est la dualité, poursuivit Ganymède, toujours souriant. Je n'aime pas tellement le chevalier Kanon et il ne m'aime pas beaucoup non plus. Nous sommes différents, opposés... et complémentaires. Le tout que nous formons est infiniment supérieur à la somme des parties.

Il y eu un silence, qui parut durer une éternité.

Puis un rire, clair et perçant comme une lame de poignard.

C'était la déesse des ombres qui riait ainsi.

_Félicitations, dit-elle finalement. Vous êtes tout à fait remarquables, pour deux mortels. Bien que vous n'ayiez qu'une compréhension fort limitée du principe, vous avez un aperçu de la manière dont un simple mortel peut devenir un dieu. Vous avez même effectivement commencé à vous identifier à ce concept de dualité que vous représentez.

Un éclair rouge traversa les yeux vides de Hécate.

_Mais si vous vous croyez déjà des dieux, vous êtes dans l'erreur ! siffla-t'elle avec rage. Le fait d'avoir pris conscience de ce principe n'est qu'une partie infime de l'ascension à la divinité, tout juste le commencement. Vous ne faites pas le poids face à une véritable déesse.

Hécate leva une main, et les ténêbres se rassemblèrent autour d'elle. Elle leva l'autre, et un océan de noirceur engloutit Kanon et Ganymède, noyant presque leurs cosmos jumeaux.

_Peut-être qu'avec suffisamment d'années devant vous, vous auriez effectivement pu vous élever ensemble à la divinité, leur cria encore Hécate. Mais vous n'y parviendrez jamais maintenant ! Vous n'y êtes pas préparés et je ne vous en laisserai pas le temps !

Ni Kanon ni Ganymède ne répondit. Unis à un niveau dont la compréhension leur échappait encore, ils luttaient de toutes leurs forces jointes pour maintenir leurs auras protectrices. Sans y parvenir. L'obscurité les encerclait, se rapprochant inexorablement et écrasant petit à petit leur cosmos flamboyant comme deux étoiles qui s'éteindraient dans le vide de l'espace. Déjà, ils sentaient le froid les gagner, saper ce qui leur restait de force. Hécate avait raison, réalisèrent-ils brusquement. Ils n'arrivaient pas à maîtriser cette force qu'ils avaient deviné en eux-mêmes. Il n'y parviendrait pas. L'obscurité se rapprocha encore, masquant tout leur champ de vision et les isolant totalement.

La progression irrésistible des ténêbres s'arrêta brusquement.

Incrédule, Hécate tourna la tête... et découvrit Geste qui se tenait devant elle. Il avait enflammé son cosmos sombre et était en train de se concentrer.

_Qu'essayes-tu de faire, Berseker ? cracha la déesse de la sorcellerie. Tu n'as aucun rôle à jouer dans ce combat !

_J'me suis toujours demandé si j'étais capable de tuer un dieu, fit Geste tandis que son cosmos virait au doré. Et, après tout, je suis lié à eux, moi aussi.

_Les trois Gémeaux ?! fit Hécate avec un rire. Comment pourriez-vous incarner la dualité à trois ?!

Geste secoua lentement la tête.

_Pas trois. Quatre. Deux fois deux.

Les yeux écarquillés, Hécate suivit le regard du jeune Berseker et se retourna. Un homme vêtu d'une simple tunique, au visage pâle et aux cheveux bleus venait d'apparaître du néant. Il ne dit pas un mot, n'eut pas un geste, mais un cosmos doré vint à son tour le recouvrir, reflet exact des trois autres.

_C'était un mauvais plan de jouer comme ça avec la frontière de l'au-delà, ironisa Geste. Ca lui a juste donné l'occasion de revenir. Et maintenant, nous incarnons vraiment cette fameuse dualité des Gémeaux... Doublement.

Les quatre cosmos flamboyants, dessinant un carré autour de la déesse sombre, entrèrent brusquement en éruption, leur puissance se multipliant par elle-même jusqu'à atteindre l'infini. Et pour la première fois de son existence immortelle, Hécate connut véritablement la terreur.

* * *

Dans la salle sombre où avait lieu le jugement d'Athéna, le sablier égrenait toujours les minutes qui passaient. Onze déjà s'étaient consumées.

Dans le silence total, Apollon se leva de son siège.

C'était à son tour de parler.

Chapitre précédent - Retour au sommaire - Chapitre suivant

www.saintseiya.com
Cette fiction est copyright Romain Baudry.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.