Chapitre 4 : La Voie du Silence


Mémoires de Rune de Balrog


Ce bruit. Ce bruit je ne le supportais plus.
J'avais beau mettre mon index sur ma bouche pour leur signifier à tous de se taire quelques instants, rien n'y faisait. Il y avait toujours, éternellement, indéfiniment, cet insupportable tapage. Jamais de silence n'entrecoupait mes journées et mes nuits au point que j'avais l'impression de devenir fou.
Ils parlaient, criaient, chantaient de leurs voix fortes et intolérables. J'avais en réalité l'impression de me trouver sur la place d'un marché populaire et je n'arrivais plus à vivre dans de telles conditions.
J'étais né le soir du 24 décembre, par une belle nuit neigeuse, m'avait raconté ma mère à maintes et maintes reprises. Je me souviens que lorsqu'elle me narrait le jour de ma naissance, elle me forçait à m'assoir auprès d'elle et je voyais ses lèvres remuées inlassablement, sans marquer la moindre pose, m'ensevelissant sous une cascade de paroles dans laquelle je me noyais. Mais j'avais beau appelé au secours, nul ne m'entendait, mais avec tout le bruit qu'il y avait dans cette maison, comment aurait-il pu en être autrement?
La nuit ou je vis pour la première fois la lumière du jour, il m'arrivait souvent de le maudire. Mon père me disait que j'avais été leur cadeau de Noël, que j'étais le sixième enfant qu'il n'esperait plus.
Des centaines de fois, j'ai eu envie de leur demander pourquoi ils avaient désiré une famille si nombreuse. Mais je ne l'ai jamais fait car émettre une interrogation signifiait très clairement devoir discuter pendant des heures et des heures, dans un vacarme étourdissant.
Je suis né en Norvège, dans une famille ou je possèdais, sans le savoir, déjà trois soeurs et deux frères et j'ai longtemps pensé que je serai le dernier de la famille, ou plutôt, je l'ai longtemps espéré.
Seulement, je ne crois pas que l'on soit exaucé aussi facilement et je me suis retrouvé, à l'âge de trois ans, affligé d'une nouvelle petite soeur et à celui de cinq, de deux petits frères, jumeaux de surcroît, devenus respectivement les huitième et neuvième merveilles du monde.
Non pas que j'ai été un jour jaloux d'eux, c'était un sentiment vil dont je ne soupçonnais même pas l'existence. Mais les derniers de la famille étaient si turbulents, toujours en mouvement, à tirer la queue d'un des trois chats ou des deux chiens que nous avions. Ils étaient tout bonnement incapables de rester en place pendant plus d'une à deux minutes. Enfin, qui pouvaient-ils? Ils ne faisaient que prendre exemple sur leurs parents et aînés.
Je m'entends encore soupirer, alors que je revenais aux pieds de l'école, situé à deux kilomètres de chez moi, entouré de toute ma famille. J'aurais encore préféré rester dans l'établissement ou l'on m'éduquait car je ne supportais pas ma propre maison. Je savais qu'au moment ou mes frères et soeurs franchiraient le seuil de la porte du jardin, ils se mettraient tous à piailler pour goûter, pour faire leurs devoirs, pour jouer avec nos nombreux - Oh! Par Zeus, oui! une vrai ménagerie!- animaux ou préparer le repas.
Je n'en pouvais plus, et je savais qu'un jour, ils allaient tous me rendre fou.
Depuis ma naissance, je n'avais jamais été élevé que dans cet univers atroce, ou personne n'était jamais en repos, ou il fallait toujours avoir une activité frénétique, une conversation fébrile, pour montrer que l'on était bien en vie. Il semblait que j'étais le seul à tirer du plaisir en lisant un livre, en rêvassant tout en regardant la neige tombée en gros flocons vaporeux, alors que nous étions au coeur de l'hiver.
"-Rune, qu'est-ce que tu fais?
-Rune, viens plutôt jouer avec ta soeur -ton frère, les jumeaux.
-Rune, puisque tu n'as rien à faire, viens plutôt m'aider à mettre la table, à t'occuper des chats, à sortir les chiens, à arroser les plantes.
-Ah Rune, puisque tu as l'air oisif, viens me parler deux petites minutes, histoire de passer le temps...
-Rune, va donc faire des courses puisque tu te tournes les pouces.
-Rune, redescend sur terre et va donc changer le bébé.
-Rune...Rune? Rune!"
Fou.
J'allais devenir fou.
N'en avaient-ils jamais assez de m'appeler à longueur de journée, et parfois même la nuit? Il fallait toujours que je les aide, que je leur parle, que je fasse quelque chose d'inutile qui leur donner l'illusion que je n'avais pas la tête dans les nuages. Mais qu'est-ce que cela pouvait bien leur faire que je réfléchisse quelques instants? Je ne faisais de mal à personne, je ne bougeais jamais, j'étais extrêment silencieux, je ne dérangeais nullement leur vie...et je crois que c'était bien cela qui les contrariait.
J'étais un solitaire, voilà tout. Mais je juge que je l'étais devenu par la force des choses. Si j'avais eu une famille, une existence normale, peut-être aurais-je été plus sociable, plus extraverti, je n'en sais rien. De toute façon, il ne valait mieux pas que je m'aventure dans la voie de l'imagination, car elle m'emmenait toujours si loin que j'étais bien souvent au bord des larmes lorsque je regagnais la réalité.
Nourrisson, tout le monde s'était occupé de moi et je n'avais jamais connu aucune main délicate, aucun bras tendre, on m'attrapait comme un vieux chiffon, on me déposait dans mon berceau avec autant de soin qu'ils en auraient eu pour jeter une bûche dans le feu et surtout, je ne me fixais jamais. J'entends par là qu'il y avait toujours quelqu'un pour me réveiller, pour me tripoter, pour me faire manger alors que je n'avais pas faim, pour me faire jouer alors que j'aurais eu besoin de repos. En fait, à mieux y réfléchir, je crois qu'il me prenait pour un petit animal dont on peut faire ce que l'on désire.
C'est ainsi que des les premières semaines de mon existence, mon caractère s'est formé. J'avais besoin de paix, simplement et on ne m'en donnait jamais. Et cela n'est pas aller en s'améliorant avec les années, non, bien loin de là...
Nous étions, en m'incluant dans le groupe, neuf enfants et je me demande comment mes parents s'y était pris alors que la Norvège, notre beau pays, est une nation réputée pour avoir un taux de natalité excessivement bas. Ma mère répétait à l'envie qu'elle avait toujours voulu une famille nombreuse parce qu'elle n'avait eu qu'une soeur et bien souvent, alors qu'elle débitait son flot de paroles coutmier, je me prenais à l'envier.
Quel effet une maison calme produisait-elle? Comment se sentait-on lorsque l'on avait la chance d'habiter dedans?
Un jour, j'ai pu me rendre compte de ce dont il s'agissait car on m'avait envoyé en vacances chez ma tante Swanhilde, qui n'avait pas d'enfant et qui vivait simplement avec son mari. Ma mère ne cessait de la plaindre car elle n'arrivait pas à fonder une famille, mais j'allais constaté, durant mon séjour chez elle, qu'elle était bien plus heureuse ainsi.
Je vécus un mois merveilleux.
On m'avait embarqué dans un train à destination d'Oslo car j'étais le plus jeune des enfants à l'époque et que maman allait accouchée de ma petite soeur Uta. Ils s'étaient tous m'y d'accord, à mon plus vif plaisir, pour m'éloigner quelques temps de la maison, car la grossesse de ma génitrice se déroulait fort mal et qu'il valait mieux que je ne vois pas cela. Trop heureux de pouvoir m'éloigner d'eux, j'ai alors découvert l'existence que je rêvais d'avoir.
Une chambre bien ordonnée et que je n'étais pas condamné à partager avec deux autres personnes. Des repas toujours chauds, délicieusement asaisonnés et servis à l'heure. Et surtout le silence. Lorsque je ne parlais pas ou que je me trouvais allongé sur mon lit à regarder pensivement le plafond, nul ne venait me chercher, me tirer de mes rêveries pour trouver une activité que je n'avais nullement l'envie et l'intention de faire.
Je me souviens encore des soirs ou j'entendais, avant que je ne m'endorme, le pas feutré de ma tante dans le couloir qui venait m'embrasser avant que je ne tombe dans les bras de Morphée. Elle frappait toujours à ma porte avant de pénétrer dans la pièce ou elle savait pourtant me trouver. Seulement, à la différence de tous les autres, elle me respectait...et je crois qu'elle m'aimait.
Swanhilde n'avait jamais eu d'enfant et ce petit garçon qui arrivait chez elle était comme une bénédiction. Même si elle savait qu'il était impossible que je restais auprès d'elle et de son mari, elle devait souvent se prendre à le rêver, car elle m'en souffla quelques mots à une ou deux reprises. Et je lui avouais alors que moi aussi, j'aurais tout donner pour rester auprès d'eux.
Mon oncle aussi m'appréciait, mais de manière moins ouverte. Il passait de toute manière beaucoup de temps enfermé dans son bureau à travailler sur quelques papiers du tribunal ou il était juge. Ma tante et moi, nous prenions toujours un bol de lait brûlant alors qu'il partait après le dîner pour se pencher sur ses dossiers et nous sentions l'odeur de son cigare qui filtrait sous la porte et qui envahissait agréablement toute la maisonnée. Comme j'aimais ce moment de la journée! Avec ma boisson chaude, elle m'offrait toujours un pain aux raisins, un croissant, ou une viennoiserie de ce genre et dont je raffolais. Elle les cuisinait elle-même, ce que ma mère ne faisait jamais, et elles avaient un goût que je n'ai jamais retrouvé ailleurs et que je cherche désesperemment depuis. Elle prenait alors à ce moment, le temps de m'écouter, comme si j'étais une personne réellement intéressante, et bien souvent, elle me parlait aussi d'elle comme si j'avais été un adulte, ce que j'étais d'ailleurs depuis bien longtemps même si je n'étais âgé que de trois ans.
Cette maison, c'est le seul souvenir agréable que j'ai gardé de mon enfance.
Ce calme olympien qui y règnait en permanence, le feu qui crépitait dans la cheminée et ses interminables rangées de livres, tout cela formait le décor que je rêvais de faire un jour mien. Swanhilde et son époux, mon oncle Wigbrant représentaient finalement le sommet de tout ce que je souhaitais avoir et devenir.
C'est ainsi, et alors que je m'apprêtais à repartir de chez eux, que je décidais de m'orienter vers des études de droits, pour avoir un jour le même bonheur qu'eux, sans savoir que c'était tout bonnement ma nature profonde qui m'y poussait.
Ce mois chez ma tante me sembla le plus court de ma vie. Je n'avais jamais été si bien, si au calme et par un simple coup de téléphone, on me rappela que les joies sont fragiles et fugaces et qu'il faut toujours savourer l'instant présent car il peut être le dernier.
Je me rappelle parfaitement du jour ou mon père a appelé ma tante pour lui dire que je devais être embarqué dans le premier train car ma petite soeur était née et que ma mère allait finalement très bien. J'étais alors assis sur le canapé, peletoné dans les coussins de velours, un livre d'images sur les genoux et une couverture sur les jambes. Et j'entendais la voix de mon géniteur de l'endroit ou je me trouvais. Je saisissais chaque mot qu'il prononçait alors que ma tante se tenait debout dans l'encadrure de la porte de la cuisine et que j'étais au salon, à plusieurs mètres d'elle et du combinet. Par le seul son, malheureusement familier, de sa voix, mon père avait le don prodigieux de m'énerver. Et je comprenais alors qu'il m'arrachait du seul endroit ou je m'étais vraiment senti chez moi, ou j'avais été en paix. Il me forçait à rentrer dans cette prison qu'était mon véritable foyer et c'est à partir de ce jour que je me suis mis à le détester.
J'ai du faire mes bagages avec ma tante. J'ai du monter dans sa voiture alors qu'elle me ramenait vers la gare. J'ai du prendre le train et surtout j'ai du supporter la douleur des adieux. Je la revois, avec sa couronne de cheveux blonds et frisés qui encadrait son visage aux traits réguliers, des larmes perlant au bord de ses grands yeux bleu pâle puis glissant doucement le long de ses joues alors qu'elle agitait la main pour me dire aurevoir.
J'étais assis sur une banquette de cuir marron, dans le train qui me ramenait vers ma famille et je me suis surpris à maudire toutes les personnes qui se trouvaient autour de moi. Pourquoi les dieux ne m'avait-il pas donné Swanhilde pour mère? Pourquoi avais-je eu sa soeur Gerda pour génitrice?
Toutes ces interrogations tourbillonaient dans mon esprit, et je réalisais qu'en plus d'être malheureux, j'étais en colère. Mais je n'étais pas enclin à vivre l'une des explosions de fureur et de voix tonitruantes de mes parents, non, ce que je ressentais était bien plus effrayant. C'était comme une rage sourde et froide, qui venait juste d'éclore tel un bourgeon de fleur et qui n'allait faire que croître à fur et à mesure que les années allaient passées.
Mais tout cela, je ne faisais que le soupçonner, alors que je descendais du train et que mon frère ainé m'accueillait à grand renforts de cris et de gestes brusques et théâtraux. Je ne l'aimais pas lui non plus. Je n'aimais aucun d'eux et je devais lucidement réaliser que si l'un des membres de ma soi-disant famille était amené à disparaitre, je n'en aurais nullement été affecté.
Etais-je pour autant un garçon mauvais? Peut-être ou peut-être pas, en fait je ne me penchais pas davantage sur la question de savoir si mon dégoût envers eux était légitime ou non. Tout ce que je savais c'est qu'il était bien présent et particulièrement vivace.
J'ai du tenter de reprendre le court de mon existence tel que je l'avais laissé avant de connaitre ma tante Sawnhilde et son chaleureux foyer, mais je n'y suis jamais parvenu. Ce séjour à Oslo m'avait irrémédiablement changé et je n'y pouvais plus rien. J'étais parti pour leur demeure dans la capitale un peu effrayé et inquiet de ce que j'allais découvrir et je revenais le coeur amer et des ambitions plein l'esprit. Je n'avais pas le droit de me laisser abattre parce que je n'aimais pas ma vie et je devais à tout prix et le plus tôt possible me sortir de l'endroit ou les dieux m'avaient fais naître, sans doute par inadvertance, sinon à la place d'un autre.
J'avais toujours cherché à m'isoler des autres, même avant de m'éloigner de la maison pour ce fabuleux mois, mais je me décidais en réintégrant de nouveau le foyer, d'accentuer cette tendance au point que tout le monde la remarque. Peut-être qu'ainsi, on me laisserait plus tranquille, on se dirait simplement que j'étais une sorte d'original et on me laisserait dans mon coin.
Mais c'était mal pensé que de raisonner de cette façon.
Bien loin de reporter leur attention ailleurs ou sur quelqu'un d'autre, toute ma famille se trouva un nouveau sujet d'occupations grâce à moi et à mon comportement.
Je me souviens qu'alors que j'essayais de lire à livre sur mon lit, ou que je faisais quelques pas dehors, il y avait toujours une personne pour venir me rejoindre, essayer de me "faire sortir de ma coquille", pour reprendre les termes exactes qu'ils employaient.
Mais rien n'y faisait et plus les jours passaient, plus j'éprouvais le besoin de m'isoler, d'être dans un prodigieusement bénéfique silence. Je n'éprouvais pas l'envie de me retrouver réuni avec eux, ni de partager la moindre parole avec ces personnes, cette famille à laquelle je n'avais nullement l'impression d'appartenir, un peu comme si je devinais déjà à l'avence le destin qui m'était reservé.
Et le bruit continuait. Sans cesse.
J'entendais des pas lourds dans les escaliers, des portes qui claquaient, des rires puissants qui résonnaient dans les pièces, des cris, des pleurs de jeunes enfants, des aboiements furieux, des ustencils de cuisine qui tombaient avec fracas contre le sol...un vacarme assourdissant, étourdissant et qui recommençait chaque soir, chaque matin avant que je ne parte pour l'école ou lorsque j'en revenais. Je n'arrivais même plus à faire mes devoirs, à travailler sérieusement et je mettais mes mains sur mes oreilles pour ne plus rien entendre mais le bruit traversait la barrière que j'essayais de mettre entre eux et moi.
Le silence, il n'y avait jamais, absolument jamais.
Quoi que je fasse, que je dise, jamais cette maison maudite ne connaissait la moindre petite seconde de répit. L'activité y était débordante et me faisait tourner la tête.
Je me rappelle que ce qui m'insupportait le plus, c'était lorsqu'une, deux, cinq -qu'en savais-je? Ils étaient tellement nombreux!- personnes pénétraient dans ma chambre alors que j'essayais d'étudier. Et ils commençaient à me parler alors que j'étais en plein milieu d'un texte historique passionant ou d'une rédaction qui attirait particulièrement mon attention.
Je n'écoutais pas ce qu'ils disaient, tous autant qu'ils étaient, ils ne proféraient que des paroles inutiles, futiles, des plaintes ou des jérémiades, je voyais seulement leurs lèvres bougées et débités des vagues de mots que je ne supportais plus. J'avais envie de me lever en hurlant que tout cela s'arrête, que je les haissais, mais ils auraient tous prix cela pour autre chose, pour une manière de m'extérioriser enfin et ils m'auraient finalement félicité. Alors à quoi bon leur signaler qu'ils ressemblaient à une famille de bohémiens?
Les études. C'était la seule chose que j'affectionnais dans mon existence après avoir quitté ma tante Swanhilde et son mari. J'avais compris que c'était par elles et uniquement par elles que je pourrais m'échapper de la prison ou mes parents m'avaient jeté en me faisant tout simplement naître. J'allais devenir juge, procureur, cela importait peu, tant que je me dirigeais vers le droit, qui m'attirait terriblement pour une obscure raison que je ne soupçonnais encore nullement.
Je n'avais été âgé que de trois ans lorsque j'avais décidé vers quelle carrière j'allais m'orienter et j'étais alors déjà pourvu d'un caractère inflexible et d'une solide volonté. C'est sans doute pour cela que par la suite, je ne me suis jamais éloigné de mon but. Je me suis rapidement intéressé aux livres de droits, aux lois en vigueur en Norvège puis en Europe, ce qui était tout de même assez prodigieux pour un enfant âgé de six, huit ou dix ans. Je ne voulais pas perdre de temps et je voulais arracher la clé de ma liberté le plus tôt possible des mains de mes gêoliers de parents.
J'étais surdoué, je le savais et j'en profitais pleinement.
Mes parents ne remarquaient nullement à quel point j'étais intelligent et travailleur, ils pensaient simplement qu'un enfant qui préfère passé quatre heures chaque soir et tous les week-end à la bibliothèque plutôt que de rentrer chez lui, a un comportement étrange, voire même alarmant. Seulement, que pouvaient-ils faire pour m'en empêcher? Et surtout, me parler aurais signifier faire un effort pour revenir dans le monde réel, normal qu'ils avaient quitté, à mon avis, depuis déjà bien longtemps.
La bibliothèque ou mon hâvre de paix.
Quand je suis rentré pour la première fois dans celle de ma ville, j'ai été émerveillé. Tout d'abord par les livres que je voyais, que je découvrais avec avidité, ensuite par les tables propres et bien rangées, puis par la facilité à travailler et enfin par ce calme, ce silence qui était obligatoire. J'aurais pleuré de joie en voyant les panneaux "Silence" ou "Interdit de parler". Je respectais ces consignes à la lettre et bientôt je devenais un habitué de l'endroit et l'on finissait même par venir me demander conseiller pour savoir à quel endroit se trouvait tel ou tel livre.
J'aimais, non, j'adorais ce lieu ou je passais tout mon temps, toutes mes heures de loisir. Je me revois, assis à une table alors que j'étais environné de plis de feuillets et de livres et que je préparais mes examens de fin d'années, ma période favorite. J'avais mes fines lunettes sur le nez et je tournais les pages, silencieusement, m'attardant à un paragraphe, prenant des notes pour plus tard, prévoyant déjà que tel texte ou tel encadré me servirait pour le prochain devoir. J'étais heureux dans ce lieu.
Mieux, j'y étais comme chez moi.
Le problème, c'était qu'il y avait toujours un instant ou je devais rentrer à la maison et ou je retrouver le même cirque jour après jour, inlassablement, comme s'ils n'étaient que des automates programmés. Je finissais même par me demander si ils n'allaient pas tous un jour tout bonnement s'écrouler à terre, vidée de cette énergie qu'ils dépensaient sans compter et de façon si inutiles.
Nous vivions dans une maison assez petite pour une famille de onze personnes, trois chats et deux chiens.
Surtout lorsque ma grand-mère vint se joindre à nous, soi-disant pour des vacances, oblitérant de nous mentionner qu'elle avait été mis à la porte de son appartement, et qu'elle décida de s'installer de façon définitive dans notre demeure. Elle était comme les autres. Bruyante. Colérique. Insupportable.
Et j'avais beau me plonger dans mes études, qui avançaient à grands pas car j'avais déjà sauté trois classes, bientôt, cela ne fut plus suffisant pour me sortir de mon exaspération. J'avais les nerfs à vif en permanence et j'avais de plus en plus de mal à garder mon légendraire calme que les jumeaux essayaient par tous les moyens de me faire perdre. Ils s'amusaient à me déchirer mes livres, à se servir des mes devoirs comme de feuilles pour dessiner, ils fouillaient ma chambre, la mettaient sans dessus-dessous sous les regards attendris et amusés de mes parents et de mes frères et soeurs.
"-Ce n'est pas grave Rune, cette exposé ne devait pas faire plus d'une vingtaine de pages et tu en écris tellement que ce sera vite réparé.
-Oh! Rune, arrête de te faire du soucis par cela, ce n'était qu'un livre de classe, je t'en achèterai un autre.
-Rune, tu n'as qu'à refaire ton lit si les jumeaux se sont amusés à sauter dessus et voilà tout.
-Tu nous ennuies, Rune, avec cette thèse qu'ils ont mis à la poubelle, tu fais toujours tout en double alors cela n'a pas d'importance.
-Mais rien, hurlais-je un soir alors que j'étais âgé de dix-huit ans et que j'étais déjà dans ma quatrième années d'université, rien n'a d'importance!
Je me tenais debout au milieu du salon, sous les yeux ébahis de mes parents, de ma grand-mère et de tous les membres de ma famille.
J'avais les joues rougies par la fureur qui était trop longtemps restée stagnante en moi. Mon hurlement avait été tel que pour la première fois de leur existence, ils ne parlaient plus. Je venais de réussir à faire cesser leurs insupportables voix, à les réduire au mutisme le plus absolu. Je voyais les expressions inquiètes, anxieuses se dépeindre sur leurs visages. Jamais ils ne m'avaient vu comme cela.
Le calme, le posé Rune s'emportait comme tout à chacun et ils n'arrivaient pas à le réaliser.
Je ne sus jamais comment je me suis souvenu de tout à cet instant. Je me rapelle juste que dehors, il faisait nuit et que les étoiles brillaient. Surtout une, que je n'avais jamais remarqué. Pourtant, j'avais souvent étudié des livres d'astronomie, mais je n'avais encore jamais pu observé d'étoile aussi sombre que celles de ce soir-là. Et j'entendais comme un musique résonnée à mes oreilles et qui me rendait comme ma force et mon courage que je perdais de plus en plus souvent ces derniers temps.
Peut-être est-ce aussi la colère que j'avais trop longtemps gardé en moi et qui avait besoin de s'extérioriser enfin qui me poussa à une prise de conscience. Et le destin, bien-sûr. Il devait se manifester tôt ou tard, je l'avais toujours su dans mon inconscient.
Je peux encore sentir l'impression de puissance qui m'envahit alors que je les toisais tous comme les rats qu'ils étaient. J'avais toujours été plus fort qu'eux et j'avais une irréprécible envie de le leur montrer, de les briser, non pas par des gestes, mais par des paroles qui m'auraient soulagé.
-Vous n'êtes qu'un ramassis d'imbéciles et de propres à rien, tous aussi condamnables les uns que les autres. Toi, mon cher père, tu n'es qu'un fainéant et ta femme ne vaut pas mieux. Deux niais incapables d'éduquer vos enfants.
"Vous tous, mes frères, mes soeurs, vous n'êtes qu'une bande de sots, de gueux, des chiens que je me ferai un plaisir d'abattre quand vous arriverez aux enfers. Je vous hais, le comprenez-vous? Je vous méprise, je vous maudis, je vous hais depuis ma première respiration et ce jusqu'à la dernière. Il n'existe malheureusement pas de mots assez forts pour décrire ce que je pense de vous tous.
"Vous resterez sur les bords du Styx, tous autant que vous êtes, car vous êtes coupables de l'inéxpiable crime du manque de volonté. Vous êtes superficielles, futiles, insupportables...vous-même tout simplement! Mais cela non plus n'a pas d'importance, n'est-ce pas? Rien n'a d'importance!
Je me saisis du vase de crystal posé sur un guéridon près du canapé et le faisait tomber par terre avec une feinte désinvolture qui ne cachait absolument pas ma fureur.
-Cela non plus n'a pas d'importance, n'êtes-vous pas d'accord? Et si je venais fouiller dans vos affaires et mettre le feu aux vêtements, ou autres babioles stupides que vous chérissez, ce ne serait pas grave, ai-je tort?
Je me tus quelques secondes, reprenant mon souffle et me préparant à me décharger de tout ce qui avait fais poids sur moi pendant près de 19 ans.
-Sauf qu'à votre différence, cela, je ne le fais pas, même si j'en meurs littéralement d'envie! Non, car j'ai appris quelque chose, cela s'appelle le respect des autres. Vous savez cette notion qui vous est étrangère et dont vous entendez vaguement parler de temps à autre! Mais, comme vous dites, cela n'a pas d'importance! Rien n'a d'importance, c'est bien connu, rien!
"Mais alors, qu'est-ce qui compte dans vos vies ridicules, pathétiques et inintéressantes, répondez-moi, bande d'égoïstes! Allez-y, servez-vous de vos horribles voix comme vous savez si bien le faire à longueur de journée. N'hésitez pas, piaillez tous en même temps comme les poules que vous êtes!
J'hurlais à faire trembler les murs de la maison et je ne me reconnaissais moi-même plus. J'avais l'impression de devenir un autre, une personne que je ne connaissais pas mais qui avait toujours été ancré en moi, dans les tréfonds de mon âme et qui choisissait cet instant pour s'extérioriser.
Je pointais alors mon index vers chacun d'entre eux et mon regard se durcit de façon si terrifiante que ma mère mit ses mains devant sa bouche pour retenir un cri de stupeur et surtout, de peur.
-Coupables. Coupables jusqu'au dernier. Quant à vous, dis-je en me retournant vers les jumeaux et en m'approchant lentement d'eux alors qu'ils éclataient l'un et l'autre en sanglots, je vous réserve un traitement de faveur quand vous mourrez et cela devra bien arriver un jour ou l'autre, sachez-le. Nul n'échappe à cette punition parfaite, au châtiment ultime qu'est la mort. Je vous déteste encore plus que les autres, et ce n'est pas peut dire.
A ce moment-là, mon soeur Uta se précipita vers moi en me suppliant de ne pas leur faire de mal. Elle s'accrocha à mon bras comme la faible qu'elle était et je la repoussais violemment, la projetant sur le côté, alors qu'elle s'effondrait à terre, secouer en de longs pleurs. Mais cela ne me touchait guère, car j'avais atteint le point de l'hystérie depuis déjà bien longtemps.
C'était comme si un voile s'était déchiré et que je pouvais enfin les regarder clairement et je croisais un à un leur regard épouvanté. Je devais réellement ressembler à un fou et plus encore, j'avais probablement l'air dangeureux, ce que j'étais assurément. J'eus un rictus méprisant qui me plissa la comissure des lèvres. Mon teint dut devenir encore plus pâle que d'habitude tant la rage s'élevait en moi et me submergeait sous ses flots car je les vis blêmir en même temps que ma personne. Je les dominais, je le sentais parfaitement, mais je savais aussi que si je restais une seconde de plus dans la pièce, j'allais comettre l'irréparable.
On parle souvent de l'amour comme étant le plus profond des sentiments et c'est peut-être vrai, même si j'ai du mal à y croire, mais je pense que la haine, elle, est incontestablement le plus puissant et je le découvrais ce soir-là, le soir de mon appel, de mon réveil, de ma renaissance.
-Adieu, chiens! murmurai-je, alors que peu à peu, la tempête qui avait agité tout mon être était entrain de se calmer. Je sortis de la pièce, laissant sur mon sillage des êtres appeurés, terrorisés, et au bord des larmes.
"Ils s'en remettront, pensais-je froidement, ils ne sont pas de la race de ceux qui souffrent."
Et là, mue par une force dont je ne faisais jusqu'alors que soupçonner l'existence, je suis sorti dehors, dans le froid mordant des hivers norvégiens. Mais je n'en sentais pas la morsure, je n'en avais plus le temps, et surtout, j'avais la tête ailleurs.
Je me souvenais de tout. Comme si ma mémoire s'était rouverte sur mes précédentes existences et m'avait enfin permis d'en prendre connaissance. Et cela expliquait tant de choses, dont cette fameuse attirance pour les études de droits, dont cette maturité que je possèdais, cette intelligence vive et pénétrante, cette faculté a tout endurer sans prononcer un mot pendant si longtemps et cette impression d'être différent. Je savais qui j'étais. Et cela me plaisait infiniment de redevenir moi-même, celui que j'avais finalement toujours été sans même m'en appercevoir.
Alors que je marchais dans la neige, je me rendais compte que je quittais tout, que j'abandonnais mes études que j'avais si soigneusement préparées, que je déchirais la vie que j'avais si soigneusement, si péniblement tissée pour essayer de me la rendre plus agréable, plus vivable.
Je voyais tout s'effilocher sous mes yeux, mais cela ne me faisait finalement ni chaud ni froid. Ce n'était pas la vie que je devais avoir, ce n'était pas ma vie. Je n'avais rien à faire dans ce monde anodin auquel je n'appartenais pas et avec lequel je me sentais parfois si en décalage.
Un destin m'attendait et j'allais l'embrasser sans aucune hésitation.
Telles étaient mes pensées alors que je croisais des visages inconnus, parfois hostiles, parfois gaies, dans les rues que je traversais en marchant de mon pas toujours pressé, comme si quelqu'un m'attendait.
Mais c'était vrai, au bout de ma route, j'étais attendu, on comptait sur moi et cela me faisait plaisir. J'aimais me sentir utile et c'est incontestablement ce que je serai là-bas, dans ce lieu vers qui j'avançais aveuglément, comme guider par le cosmos de sa majesté Hadès.
Et puis, il n'y avait rien pour me retenir en ce pays, pour me forcer à rester emprisonner dans le carcan familiale que l'on m'avait imposé dès ma naissance.
Un sourire ému et tendre flotta pourtant quelques instants sur mon visage, quand j'évoquais l'image de ma jolie tante Swanhilde. Elle n'avait pas besoin de moi et elle était heureuse. Elle serait sans doute la seule à pleurer ma disparition, mais elle s'en remettrait. Nous ne nous étions que bien peu connu et c'était il y avait de cela longtemps à présent. Je ne l'avais revu qu'en de rares occasions ensuite, même si j'avais toujours senti que nous étions reliés par un fil ténu et invisible que les autres ne distinguait pas. Mais je devais la laisser elle aussi.
J'étais une étoile maléfique, celle du Talent. J'étais attendu car je devais réintégré les troupes de sa majesté Hadès, empereur des enfers. J'étais l'un de ses spectres et j'allais être assigné dans le Tribunal du roi Minos, celui qui juge les crimes et délits les plus graves, mais j'étais parfaitement apte à y être assigné. Nous allions combattre, mais je n'étais nullement effrayé car je pensais que notre cause n'était pas aussi mauvaise qu'elle pouvait y paraitre.
Sa majesté avait raison.
La terre ne méritait pas d'exister.
La faire disparaitre ne serait donc pas un calme car la folie humaine était omniprésente partout, sous des formes aussi variées que différentes. Cette folie touchait chacun, les hommes en étant à la fois l'instigateur et la victime. C'était un cercle vicieux qu'il nous fallait briser, pour que, comme au commencement du monde, le silence règne à nouveau.
Alors que je marchais vers la Grèce, c'est ce que je songeais.
Je suivais ma destinée tout en réfléchissant sans cesse.
La race humaine allait être anéantie.
Mais après tout, cela n'avait pas d'importance.

Balrog Rune
"L'appel des Etoiles"

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Cette fiction est copyright Caroline Mongas.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.