Introduction : Eveils…


Un rire d'adolescent…

De courts cheveux bruns, des yeux bleu vert couverts par des lunettes sur lesquelles se reflètent les rayons du soleil, la peau marquée par un bronzage récent, un jeune homme, plutôt mince et dégingandé, se hisse parmi les vestiges de vieilles pierres. Jamais au cours de l'année passée dans son terne lycée, il n'aurait cru pouvoir ainsi contempler quelques millénaires d'histoire. A peine sent-il les égratignures qui ont marquées ses paumes tandis qu'il montait jusqu'ici. Il se retourne pour contempler le panorama qui l'entoure : la mer tout d'abord, étale, s'étendant à perte de vue, bien plus bleue et attirante que ne le serait jamais celle de son pays, un véritable appel à la baignade et aux jeux nautiques ; les escarpements qui s'arrachent à l'étendue d'azur ensuite, des rocailles grises où quelques herbes folles, quelques buissons rachitiques ont la folie de pousser, pris entre une roche aride, un soleil de plomb, et un vent sec, fléau ultime pour ces quelques parcelles de vie ; mais surtout, par dessus tout, les dernières traces d'une civilisation depuis longtemps éteinte, des ruines qui portent le poids de quantités de contes et légendes, de nombres de mythes… sa passion… l'Iliade, l'Odyssée, Achille, les douze travaux, les disputes divines, des dizaines d'heures de rêves et de lectures… et ici, nulle trace de civilisation, ce n'est pas Athènes et sa pollution, ses touristes cachés derrière chaque monument, son bruit, ses odeurs, cette langue qu'il ne comprend pas, cette déception des premiers jours… Ici, c'est la beauté simple d'un pays qu'il aimait déjà avant de le connaître, la patrie de ses héros. La Grèce !

S'arrachant quelques instants à ses pensées, son regard se porte sur une colonne encore à demi érigée qui surplombe une colline, à peine à quelques mètres au-dessus de lui. Du haut de ses quinze printemps, il est sûr de pouvoir l'atteindre sans trop de difficultés. Il jette un coup d'œil inquisiteur sur le chemin qui serpente un peu plus bas… Un couple se tient la main, le regard tourné vers l'horizon : un nouveau sourire malicieux et il s'élance. Ses baskets ripent un peu sur la surface polie de la roche, mais à chaque fois, une nouvelle aspérité lui permet de progresser. Et peu à peu, son cœur s'emballe… Que va-t-il découvrir ? D'autres colonnes, des ruines, ou mieux encore, un vieux temple oublié… Quinze mètres, dix mètres, un nouvel effort, une pierre qui dévale la pente, pas grave… presqu… " Robiiiinnnn ! Descends de là, tu vas te faire mal ! ! ! " La voix affolée de sa mère l'a stoppé net… " Presque ! " se dit-il. Il regarde ses parents plus bas : son père lui fait signe de descendre et sa mère semble inquiète. Maudite pierre. " Mais Maman, j'y suis presque ! "

" Robin, descends tout de suite ! " Son père, cette fois. Il ôte ses lunettes de soleil : il le fixe, ça il en est sûr ; malgré la distance, malgré le soleil dans son dos, il n'a aucun doute là-dessus… Soupir. Mais quand allait-on lui faire un peu plus confiance ? Il n'était plus un enfant… Déjà n'avait-il pu assister à l'éclipse dont tout le monde avait parlé. Jetant un dernier regard sur ce qu'il aurait pu découvrir à peine à quelques enjambées de là, il entame sa descente. " OK, OK, j'arrive ! " Le ton reste joyeux car il ne veut pas chagriner sa mère, sa descente sera déjà assez pénible pour elle ; et puis il reviendra, il s'en fait la promesse, un jour il reviendra…

Un souffle de vent emporte son rire.

***

Battement de cils, simple courant d'air…

" Je ne sais si c'est cet enfant ou cette brise légère qui m'enlève au doux bras de Morphée, mais peu à peu, je sors de ma torpeur. Encore quelques mètres, et il aurait découvert un monde que peu connaissent. Je porte mon regard vers le ciel, un faible sourire aux lèvres… "

… " Peut-être aurais-je pu avoir moi aussi ce genre de vie, un père, une mère… Et cet accent… ? On aurait dit celui de Misty. Mort lui aussi… Et tous ces nuages… "

… " Je suis adossé aux vieilles pierres d'une antique colonnade, l'astre du jour me chauffe le visage. Je ne porte plus mon masque… Sous mes yeux s'étale l'immensité du sanctuaire… Le ressac couvre déjà la voix de ces personnes. Qui étaient-elles ? Comment sont-elles arrivées là ? Je suis fatiguée… Il y a bien longtemps que je ne m'étais ainsi reposée… Le silence… Je ne l'aurais pas souvent connu ce silence… Et déjà le souffle d'Eole éparpille les amas cotonneux qui constellent le ciel : amusant de ne constater qu'aujourd'hui combien la simplicité de notre univers participe à sa beauté. Cette journée est vraiment magnifique, caniculaire, mais magnifique… "

… " Je sens une goutte ruisseler le long de ma tempe… Encore un sourire… Qui pourrait croire en me voyant reposer ici que je suis une guerrière, une tueuse ? Je me nomme Shina, chevalier d'argent du signe de l'Ophiucus. J'ai seulement 16 ans, et je sers Athéna depuis des années, une éternité… ou tout du moins ai-je cru la servir pendant une longue période de ma vie… toute une partie de mon existence que je regrette. "

" Seiya… Tu me manques… "

" J'ai connu bien des conflits au nom de ma déesse. Une déesse, oui ! La grande majorité des gens rirait à gorge déployée s'ils m'entendaient, et pourtant ! A présent, les choses ont changé : aujourd'hui, rien n'est plus pareil… Jamais le sanctuaire n'aura été aussi calme… Je ne peux empêcher ce sourire… Comment tout cela avait-il commencé, et qu'aurais-tu fait à notre place ? "

*****

Vallée du Nil ; un faucon survole les alentours d'une cité, glissant sur des courants d'air chaud…

Quelque part dans l'un des taudis qui jouxte Le Caire, une plainte douloureuse s'élève vers les cieux. Une jeune fille, crasseuse, vêtue de guenilles, poussiéreuses et maculées de sang séché, s'extirpe d'une bicoque faite de cartons, de tôles rouillées, de vieilles planches et d'autres objets récupérés dans la toute proche capitale. Une bourrasque venue du fond de la venelle écarte brutalement sa sombre chevelure hirsute, révélant à une dizaine d'enfants lui faisant face un visage ravagé par la peine… Ses pleurs ont empli son corps tout entier, ses larmes ont creusé de profondes empreintes sur ses joues salies, et ses yeux d'un vert insondable, pailletés d'or, n'expriment plus rien d'humain, juste une tristesse innommable… Tel un animal blessé, elle fait quelques pas hésitants dans le sable chaud de ce mois d'Avril, inconsciente de ceux qui l'entourent, ceux-là même qui la veille encore était sa seule famille. Visiblement effrayés, les gamins s'écartent du chemin de l'adolescente, les plus vieux protégeant de leurs corps leurs cadets. Mais il n'y a là nulle menace, nulle crainte à ressentir : insensible à ce monde qu'elle ne perçoit plus, guidée par son seul désespoir, la frêle égyptienne quitte à jamais ce qui fut son domaine, ne laissant pour unique témoignage de son existence que l'écho de pleurs qu'elle ne peut contrôler. Derrière elle, la résignation et le soulagement remplacent peu à peu la peur…

Redjedet avait toujours été une enfant pleine de bonté et de douceur. A défaut de tous biens matériels, sa gentillesse lui attirait depuis l'enfance les faveurs de ceux qui l'entouraient, des gamins des rues, des va-nu-pieds, abandonnés comme elle l'avait été enfant, avec son frère, Atou. C'est là, dans les bas quartiers de la capitale, qu'ils avaient tous deux grandi, accueillis au sein d'une bande d'orphelins et de laissés pour compte, anonymes parmi les anonymes. Délaissés, oubliés, ils avaient donc appris tous ensemble à vivre de ce que la société leur avait légué, à utiliser leur " invisibilité " pour survivre, à faire d'un groupe d'individus isolés et ignorés des adultes une vraie famille aux règles strictes, chaleureuse mais sans pitié. Atou s'était, avec le temps, peu à peu imposé aux plus jeunes comme à ses aînés : habile mendiant, pickpocket redoutable, toutes ses sorties étaient synonymes de mieux vivre pour ses camarades… Et pourtant, c'est Redj, comme on l'appelait souvent, qui avait toujours eu l'admiration de leur bande : elle prenait soin de cette famille, comme une chatte veillant sur ses petits. Non pas qu'elle fut malhabile à la rapine, bien au contraire ,mais l'enfant devenant jeune fille affectionnait d'avantage de veiller sur la santé et les humeurs de ses frères et sœurs. On murmurait même qu'elle avait le don de faire oublier toutes les douleurs, physiques ou psychiques, tant sa douceur était palpable, presque maternelle. Atou et Redj, les inséparables, n'étaient plus orphelins… Jusqu'à ce jour… jusqu'à hier.

Ce dimanche-là, tandis que la nuit tombait, Atou était rentré d'une de ses habituelles escapades, mais contrairement à d'habitude, il ne s'était montré ni gouailleur, ni exubérant, simplement harassé. Redj s'en était inquiétée, mais son frère avait clos toute discussion par un simple sourire, rassurant. Puis il était parti se coucher… La fièvre l'avait pris quelques heures plus tard, au milieu de la nuit, violente et rapide. Les premiers spasmes étaient apparus peu de temps après. Jamais Redjedet, qui en connaissait pourtant beaucoup sur les maux trop souvent mortels réservés aux habitants des ghettos, n'avait vu une telle chose : désemparée, elle avait même envoyé un jeune garçon chercher un médecin, mais celui-ci n'avait pas consenti à intervenir pour des mendiants sans le sou, des rebuts de la société. Son frère, aux prémisses de l'aube avait commencé à suer le sang .Le clan en avait perdu sa cohésion… Seule, Redj était restée aux côtés d'Atou, consciente qu'elle se condamnait aussi : les autres, tous, avaient oublié leurs liens face à la maladie, ignoble et effrayante. La survie du groupe passait avant tout. Elle, offrait à son frère la dernière once de chaleur qu'il ressentirait jamais ici bas avant de rejoindre le néant : ses mains avaient luis d'une douce clarté qu'eux deux seuls connaissaient, mais, pour la première fois, ce mystère qu'elle n'avait jamais su s'expliquer, son don, n'opérait pas… Lorsque le premier rayon du jour perça le plafond, baignant le visage ensanglanté d'Atou d'une lueur irréelle, le jeune homme rendit son dernier soupir comme s'il avait attendu cet ultime signal pour partir. Au-dessus de lui, les larmes de sa jeune sœur continuèrent de couler, longtemps, dernières traces d'une innocence perdue…

C'était il y a une éternité, un siècle, quelques heures… Maintenant, seule demeure la souffrance. La vagabonde est sortie de la grande ville et de ses bas-fonds, pénétrant les premiers champs des campagnes avoisinante. Elle ne sait où aller, ne veut pas savoir, simplement s'éloigner du lieu où le dernier être auquel elle tenait vient de s'éteindre. Les personnes qu'elle croise n'ose regarder cette gamine aux allures de victime : ses pleurs devraient la rendre attendrissante en dépit de son apparence, mais désormais, ils ne la rendent que plus inquiétante, lugubre.

***

Quelques grains de poussières sur un coffre, les derniers instants d'un zéphyr…

" Seul reste l'éclat doré de l'urne sacrée au milieu de ces ruines… Serais-je jamais digne de l'armure qu'elle contient ? "

Un coffre tout en or, finement ouvragé, trône au milieu de cet imposant temple, le troisième du Sanctuaire d'Athéna. Un simple mortel y verrait sûrement le moyen de s'enrichir mais pour l'homme qui lui fait face, presqu'un dieu, son contenu est l'aboutissement de toute une vie d'effort et de sacrifice, un Graal qu'il craint de ne jamais découvrir.
Il ferme les yeux quelques instants : ses sens s'éveillent bien au de-là de la compréhension humaine, balayant le temple, puis la région, pour enfin s'étendre sur le continent tout entier… Lorsque son regard se porte à nouveau sur les deux angelots qui s'étreignent, il sait que tout est joué. Les derniers ennemis ont péri ou quitté la surface de la planète, suivis par les derniers chevaliers au service de sa déesse : un seul chevalier d'Or n'a pas encore abandonné le Sanctuaire, mais il sait qu'il ne saurait trop tarder.

Le guerrier laisse échapper un soupir de soulagement. Il devine qu'il ne reviendra pas de cette ultime aventure et il ne craint pas cette mort qu'il sait inévitable, mais il est simplement surpris de ce que lui a réservé le destin. Il a désormais trouvé sa voie… et il est heureux, pour la première fois depuis très longtemps.

Il se détourne de ce qui lui fit jadis perdre son chemin, et s'éloigne vers la sortie du temple, un sourire étrange sur les lèvres… Aujourd'hui, il est digne de fouler ce sol sacré, même s'il sait que ce sont ses derniers pas dans ce monde. Mais alors qu'il va franchir le seuil, une formidable explosion de lumière dans son dos interrompt sa marche et le fait pivoter.

" Comment cela se peut-il ? ? ? "

De l'urne sacrée a jailli une armure du plus pur des métaux. Et alors qu'elle s'embrase, l'homme se met lui aussi à briller, son visage trahissant le fait qu'il ne contrôle pas le phénomène. Les deux énergies semblent vouloir entrer en résonance et puis, au bout de quelques secondes, la protection se disloque et le recouvre. La stupeur se lit un bref instant dans ses yeux, puis, l'homme reprend son calme habituel…

" Je te remercie Saga, mon frère… "

Ces quelques mots sont prononcés avec émotion mais avant qu'ils ne s'achèvent, le guerrier a disparu, laissant à l'endroit où il se trouvait il y a quelques secondes encore, un petit tourbillon de poussière, seul indice attestant de sa présence passée sur les lieux.

***

Du sable dans des yeux baignés de larmes…

Sa tête vient de heurter le sol mou du chemin, sa gorge est pleine de poussière… Derrière elle, un paysan aux tempes grises et à la peau hâlée, les traits acérés et le regard sombre, ricane méchamment, demandant à la pouilleuse qui pollue son champ de quitter les lieux au plus vite, si elle ne veut pas encore goûter de sa terre et de son poing. Redj n'en a même pas conscience et se relève péniblement, une longue plainte continuant à s'écouler de ses lèvres. Seuls occupent ses pensées l'injustice qui a frappé son frère, le malheur qui s'est toujours acharné à ses pas. L'autre continue ses injures, la menaçant encore et toujours, tandis qu'insensible et sourde aux vociférations de l'homme, l'enfant s'éloigne.
Il la regarde disparaître au loin, jetant un regard mauvais au dessus d'elle… Une tempête s'annonce.
" Manquerait plus que cette gamine me porte la poisse… " Au moins, a-t-elle peu de chance d'en réchapper si elle continue ainsi : elle s'enfonce en plein désert. Le paysan tourne les talons pour aller prévenir sa femme, se grattant le bras.

La peau harcelée par le soleil, les cheveux balayés par la tempête naissante, les yeux et la bouche martyrisés par les assauts du sable, Redjedet continue à avancer. La mort, oui, peut-être trouverait-elle ses réponses dans la mort…

Les premières vagues de la tempête engloutissent rapidement la jeune fille.
Dans sa ferme, bien à l'abri, l'homme sourit en repensant au triste sort de cette mendiante : comme si le pays n'avait pas assez de problèmes sans tous ces paresseux. Sa femme, soumise, lui apporte une tasse de thé. Lui se frotte l'épaule avant de prendre une gorgée du breuvage.
" Trop chaud ! " hurle-t-il en posant violemment la tasse sur la table.

Il se calme en repensant à la gamine. Sur le récipient, deux simples empreintes de lèvres, empreintes de sang…

***

Le blizzard, glacial, chasse un bref instant le rideau de neige qui envahit l'espace…

Les nuages, pourtant épais, s'écartent, comme mus par une volonté divine… Beaucoup plus bas, on aperçoit un simple point sur une immense toile blanche, immaculée. Les déserts d'Egypte sont bien loin…

Une cape claque, malmenée par les éléments déchaînés. Des cheveux couleurs émeraude, des yeux sang, l'homme qui se tient seul au milieu de la tourmente n'en semble pourtant pas affecté le moins du monde. Tout autour de lui, nulle trace de vie : cette région du globe est peu propice à l'épanouissement de la nature, et de mémoire d'homme, elle ne l'a jamais été. Le froid est mordant, mortel. Lui n'en a cure. Son regard reste attaché au petit tumulus qui lui fait face… S'il ne l'avait édifié lui-même, probablement n'y aurait-il prêté aucune attention : dans toute cette immensité ivoirine, encerclée par de lointains crocs de pierre, trouver cet endroit ne serait que le jeu du hasard. Mais pour lui, cet amas de terre représente tout ce qu'il a perdu, tout ce qui aurait pu être… Un guerrier au noble cœur le lui a fait comprendre il y a quelques jours à peine, et pour cette unique raison, il estime avoir une dette envers cet ancien ennemi, celui qu'il avait épargné.

Il porte son regard, loin, vers le sud… Là-bas, vers les chaudes terres helléniques, un dernier cosmos vient de disparaître, laissant les terres les plus sacrées de la planète sans défense. Il ira donc… La Grande Prêtresse ne l'entendrait peut-être pas de cette oreille, mais il n'avait jamais eu besoin de l'accord de quiconque pour agir.

Reportant son attention vers le tertre blanc, il adresse une ultime prière, muette. Une larme glisse le long de sa joue, puis, happée par le vent, cristal éphémère, s'écrase sans un bruit dans la neige, au sommet du tumulus. L'homme réajuste sa cape et s'en retourne. Il ne jettera pas un regard en arrière.

Les nuages reprennent leurs courses normales… Sur l'immense toile blanche, immaculée, il n'y a plus personne, seulement quelques empreintes que de lourds flocons se plaisent à effacer. Mais à mieux y regarder, on pourrait apercevoir, sur le fait d'un modeste tertre, les minuscules feuilles couvertes de duvet blanc d'un edelweiss percer la fine paroi de glace. Espoir…

***

Le sable remplace la neige, la chaleur étouffante, le froid meurtrier…

Comme elle avait commencé, la tempête a cessé. Dans les dunes qui s'étendent à perte de vue, une ombre, une silhouette, brouillée par les vagues de chaleur qui s'échappent du sol, continue d'avancer. Son pas est lent, saccadé. Redjedet n'est plus vraiment consciente de ce qui l'entoure, et seule une étrange volonté la pousse à encore avancer. Ses pleurs, ses lamentations, ne sont plus qu'une inaudible litanie qui peinent à franchir ses lèvres craquelées par la déshydratation. La fin n'est pas loin, mais elle s'en moque… Ce monde ne les méritait pas, elle et son frère.

Plusieurs fois, l'enfant trébuche, mais toujours elle se relève. Elle ne sait pas pourquoi, ce n'est pas ce qu'elle désire : elle, voudrait rester étendue sur ce sol brûlant, s'endormir à jamais, rejoindre Atou, cesser de pleurer. Mais quelque chose l'en empêche, une sensation venue du plus profond d'elle-même : son frère ? Elle l'ignore. Elle sème sur son passage des larmes dont le sable absorbe l'humidité avec avidité, pose simplement un pied devant l'autre, comme si rien ne devait jamais l'arrêter, nul obstacle, qu'il soit de chair ou de pierre. Et pourtant…

Une ombre, simplement une ombre. A travers ses yeux brûlés par le soleil, Redj ne peut voir que cela. A une dizaine de mètres, face à elle, le vent chasse les derniers grains de sable qui couvraient il y a quelques minutes encore un temple imposant. Une immense statue de femme dont le visage a été emportée par le temps en marque l'entrée. C'est son ombre qui recouvre peu à peu la jeune fille, à présent immobile. La frêle égyptienne lève les yeux vers la silhouette qui la protège de l'astre flamboyant, son regard s'habituant lentement à la pénombre… Un pelage soyeux frôle sa main. Elle ne baisse même pas les yeux. Elle sait au plus profond d'elle-même que l'animal ne lui fera aucun mal. Son visage est toujours baigné de larmes, mais il a perdu cette couleur terne qu'il avait pris à la mort d'Atou. Ses sanglots ne sont plus que gémissements. Le temps s'arrête…

Ses prochains pas la guident dans l'obscurité du temple, le fauve sur ses talons. Les larmes s'assèchent, le vent emporte les dernières notes plaintives d'une peine éteinte. Quelques mètres et les contours de Redjedet disparaissent dans l'ombre des hautes colonnades.

Quelques minutes passent. Le calme a envahi le désert. Dans une ferme, le cri paniqué d'une femme trouble cette quiétude : à ses pieds, son mari se tord de douleur sur le sol de sa chambre. Sa peau n'est plus que sang, tout comme les flots de bile qu'il vomit. Elle, n'a pas encore remarqué le liquide ocre qui perle à son front.

Haut dans le ciel, la Grande Eclipse vient de commencer, et déjà l'astre du jour perd de sa vigueur.

***

" Sorente ? Qu'as-tu ? " Simple question, couverte par les embruns…

Le dieu est retourné à sa captivité. Le vent du large chasse ses cheveux… A cet instant précis, un regard avisé, aiguisé, attentif, divin, aurait pu percevoir la surprise dans le regard du dieu des océans. Et il n'est pas aisé de surprendre les dieux. Mais il est trop tard maintenant… Le musicien derrière lui, son ami, son protecteur, se lève pour le suivre : il n'a rien remarqué.

" Il y a quelques secondes, Julian Solo s'est assoupi, offrant un répit pour les chevaliers de la déesse Athéna qui combattaient en Hadès. Tant de nobles héros morts au combat. " Ainsi pense le dernier général de Poseïdon, Sorente de la sirène maléfique, ancien gardien du pilier de l'Atlantique Sud, alors qu'il s'apprête à suivre son maître. Le guerrier ne peut tout de même s'empêcher d'avoir une pensée pour ses anciens ennemis…

" Nombreux sont les enfants malheureux qui attendent le son de ta flûte… Sorente. "

Mais le jeune homme n'a pas bougé. A vrai dire, il a à peine entendu ces quelques mots. Une sensation, une intuition, quelque chose d'indéfinissable, au de-là des perceptions humaines, un sentiment qui emplit son cœur et son âme. Il observe celui qui fut son maître s'éloigner de lui, inquiet. " Non, ce ne peut être Poseïdon… je ne sens plus sa présence… Mais alors ! " Une seule certitude, son devoir est ailleurs qu'à ses côtés aujourd'hui. L'expliquer, il ne le peut ou ne le veut… De toutes façons, il n'en a pas le temps.

Lorsque Julian Solo, unique héritier de l'empire financier Solo, réincarnation du Dieu Poseïdon, se retourne, son fidèle et seul ami a simplement disparu. Il est à peine surpris. Ce n'est pas la première fois après tout. Julian porte la main à ses yeux pour se protéger du rayonnement de l'éclipse. Bientôt, elle sera achevée.

***

Silence… Richesse éphémère.

Même le vent n'ose troubler le calme qui s'est abattu sur l'antique cité ensevelie. Seul écueil dans cette océan de quiétude, une confession venue du fond des temps, une simple pensée.

" Par ta vie, quand je meurtris les hommes, mon cœur est en liesse. "

Ce souvenir éveille la colère qui était tapie dans l'âme de Redjedet. Elle n'a que quatorze printemps, mais elle se souvient fort bien du jour où elle les prononça. En réponse à cette colère s'élève des ruines un hurlement terrifiant, une onde sonore qui croît un peu plus chaque instant, faisant vaciller murs et raisons… L'essence même de la fureur emplit ce cri tandis que du temple s'échappe douze traits enflammés, courant dans les cieux sombres de ce jour sans lendemain. Leur destination est connue d'elle seule. Et tandis qu'ils s'éloignent, le " rugissement " s'apaise : l'ire est passée, mais elle couve encore. Seul le sang l'apaisera.

Des ténèbres du temple, deux yeux rouge pailletés d'or brûlent l'obscurité. Mais nul ne peut voir le sourire mauvais qui apparaît sur le visage angélique. A ses côtés, une chasseuse lèche consciencieusement ses babines… La traque a commencé.

Et doucement se répand la maladie sur le royaume d'Egypte…

***

Douleur, signe de vie, signe d'espoir.

" Je reprends péniblement conscience… Jamais mon corps n'avait subi tel assaut. Je ne sais pas qui est notre adversaire, mais il est sans nul doute plus puissant que n'importe lequel des chevaliers d'or… "

" Les chevaliers d'or… Paix à leur âme… Comment Seiya et les autres vont-ils s'en sortir face à de tels adversaires ? "

" Un souffle d'air achève de m'éveiller. J'aide Marine, Jabu, Nachi et Kiki à se relever, mais nous pouvons tous lire dans le regard de l'autre que jamais nous ne tiendrons face à une nouvelle attaque. Heureusement, Seika, elle, n'a pas bougé, et continue de prier pour son frère : elle aurait fait une excellente élève. Ban, Ichi, et Geki, eux, sont plus sérieusement touchés, mais ils iront jusqu'au bout. Nous reprenons position… Nul ne pourra triompher de la justice. La Terre sera sauvée ! "

***

Un sommet quelque part dans la cordillère des Andes, battu par les vents…

Deux yeux se ferment. Un sourire amusé sur les lèvres, l'être s'adosse un peu plus confortablement à son trône. Les acteurs sont en place. Il regrette simplement que la femme chevalier n'ait pas ressenti les quatorze cosmos qui venaient de pénétrer son précieux Sanctuaire. Elle en a les capacités, mais peut-être l'ignore-t-elle encore.
Il lève la tête et balaie le ciel du regard, s'attardant un instant sur l'éclipse… Un brin de tristesse voile alors son apparente quiétude. Très loin de cet univers, de nobles cœurs doivent affronter la mort, ignorant probablement que leur combat pourrait être vainc, sans importance pour l'avenir du monde. Pourtant il subodore que, même en sachant cela, les défenseurs d'Athéna ne baisseraient probablement pas les bras. Alors, résigné, le jeune homme laisse échapper un soupir qui se change instantanément en une fine buée vaporeuse.

" Tout cela était-il nécessaire ? "

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Cette fiction est copyright Robin Favier.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.