Chapitre 6 : Tournants


Quelque part dans les montagnes de l'Himalaya, une nuit d'orage. Le Chasseur débarrasse son manteau des derniers restes de la Toile de Cristal qui l'a brièvement immobilisé. Il ne le montre pas mais il a été surpris : il ne s'attendait pas à ce que la foi de Valkhan lui redonne autant d'énergie.

- Ta foi ! Elle demeure le seul obstacle, la seule pièce que j'avais mésestimée sur l'échiquier, la seule pièce pouvant me priver du Mat. Je vais donc devoir commencer par prendre ce pion.

L'aura du Chasseur prend alors une étrange teinte multicolore. C'est étonnant de la part d'un être si sombre. Et pourtant, tout est si beau à présent. La nuit a laissé place au jour, un soleil magnifique s'est substitué à la lune. Le sol rocailleux s'est changé en un magnifique champ de fleurs. Quelques arbres ont pris la place des rochers. Des papillons volent là où la pluie a cessé, le chant des oiseaux a chassé le grondement du tonnerre. Et puis le Chasseur a disparu… A sa place, se tient une jeune femme radieuse, souriante, élégante, douce… Le visage de Valkhan se fige un instant, gagné par une immense mélancolie, son esprit est tout à coup embrumé… Ce doit être un rêve !

- Lia… Liana... C'est toi ? C'est impossible !
- Valkhan, mon amour, ne me laisse plus toute seule, je t'en prie.
- Mais où suis-je ? Le paradis ?
- C'est à toi d'en décider, mon amour. Mais je t'en prie, ne me laisse plus seule, supplie-t-elle.
- Alors Valkhan, résonne une voix venue de nulle part, tu ne l'as pas oubliée, je le sais. Elle comptait plus que tout pour toi.
- Monstre ! Qu'as-tu fais ? hurle Valkhan. Tu n'as pas le droit de souiller mes souvenirs. Qu'espères-tu ?
- Mais, mon amour…

La voix de Liana met un terme à la fureur éphémère de Valkhan. Il ne sait plus ce qu'il doit faire. Des rayons de lumière viennent le frapper de toutes parts. Il s'effondre au milieu des fleurs, blessé. Il se relève en murmurant le nom de celle qu'il aime toujours et qui en ce moment lui fait face. De nouveaux rayons jaillissant du lointain le frappent encore. Il se relève une nouvelle fois, titubant… Derrière son aimée, il distingue la silhouette floue du Chasseur.

- J'ai compris… J'ai compris ta technique… Tu ne réussiras plus à me manipuler. Tu n'es pas Liana, tu es mon ennemi, tu es le Chasseur !
- Mais mon amour…

Liana s'élance sur son époux, Valkhan ferme les yeux et son poing frappe la jeune femme en plein cœur. La concentration de Cosmos qu'il a réunie dans son poing fait exploser l'image de sa femme. Le paysage paradisiaque qui s'était dessiné autour de lui se brise. Retour dans le réel… Valkhan en face du Chasseur, le tonnerre gronde.

- Tu as décidément une grande force d'âme, Valkhan. Tu auras été celui qui aura résisté le plus longtemps à mes attaques. Même l'Hallucination Diabolique n'a pas réussi à venir à bout de toi… et de ta foi. Je suis impressionné, je l'avoue. Néanmoins tout est fini. Je suis à présent en mesure de te porter le coup de grâce. Ainsi je pourrai tuer Athéna, le Grand Ordonnateur sera enfin satisfait. Mais avant cela, je vais tenir la promesse que je t'ai faite au début de notre affrontement. Je vais te révéler la vérité, cette vérité même qui va te tuer.
- Qu'est-ce que tu racontes ?

Un ricanement dans la nuit, traduisant une assurance arrogante et insolente. Valkhan sent l'inquiétude le gagner : le Chasseur s'apprête visiblement à lui faire des révélations.



Janvier 2194. Une plage rocheuse en bordure de la Mer Méditerranée, près d'Oran en Algérie. Assis sur une falaise surplombant la grande étendue bleue, Vicky et Dawoud prennent un petit temps de détente : une partie de pêche. Vicky tire sur sa ligne : il vient d'attraper une belle prise.

- Waaah ! T'as vu ce poisson, Dawoud ? Il est énorme.
- En effet, joli coup, Vic ! répond le jeune voleur arborant un large sourire. Mais regarde un peu le contenu de mon panier, j'en ai au moins deux qui sont aussi gros que le tien !

Vicky se relève pour aller jeter un coup d'œil et constater la véracité des dires de son ami. Ce n'est cependant pas cela qui va le décourager. Il remet son poisson à l'eau - il n'a jamais aimé laisser souffrir inutilement ces pauvres bêtes trop longtemps - puis, alors qu'il s'apprête à relancer sa ligne, il saisit le panier de Dawoud et rejette à l'eau tout le fruit de sa pêche en présentant à son tour le plus beau de ses sourires.

- Voilà ! A présent on est à égalité !
- Mais c'est pas juste ! C'est de la triche !

Dawoud se jette sur son camarade et les deux enfants roulent jusque sur la plage. Un jeu… Depuis qu'il est à Oran, Vicky n'a pas eu l'occasion de se faire beaucoup d'amis : Dawoud est en fait le seul. Il est arrivé depuis plusieurs mois déjà mais combien de personnes l'ont côtoyé ? Argon, son maître… Khyron le Sinistre, maître de son maître, une unique fois… Dawoud, un enfant à peine plus âgé que lui vivant de rapine dans les faubourgs de la cité d'Oran… Et puis l'étrange présence ressentie auprès de l'obélisque, qui lui a déjà maintes fois apporté chaleur et réconfort depuis cette triste nuit de décembre…

- Oh regarde, Dawoud !

Le regard du fils de Valkhan vient de se poser sur le corps d'une petite fille blonde allongée sur le sable. Elle ne doit pas être là depuis bien longtemps… Les deux garçons se précipitent auprès d'elle. Elle est entièrement nue, trempée, inconsciente.

- Tu crois qu'elle s'est noyée ? interroge Dawoud. Je vais chercher Argon.

Tandis que son camarade part en courant chercher de l'aide, Vicky se penche au-dessus de la petite fille… pour mettre en pratique ce que son père lui a enseigné et lui prodiguer les premiers secours.
Il sent un pouls : elle vit. Elle respire faiblement : il faut l'aider. Respiration artificielle semble la solution la mieux adaptée… Bouche-à-bouche… Le cœur du garçon bat la chamade… L'angoisse évidente se mêle à un irrésistible plaisir produit au moment du contact de ses lèvres avec celles de cette mystérieuse sirène venue tout droit de l'océan.
Enfin… elle ouvre les yeux… d'un profond bleu marin…
Quelques minutes plus tard, Dawoud est de retour, accompagné par le Chevalier de l'Autel. Ils rejoignent Vicky, en train de scruter l'horizon, aux confins de la grande bleue… seul…


Sanctuaire, Grèce. Un genou à terre, le Chevalier du Scorpion échange quelques mots avec son supérieur. Debout devant son trône, le Grand Pope écoute attentivement ce qui lui est rapporté tout en échafaudant ses plans pour le futur.

- Je suis satisfait, Khyron. C'est une bonne chose finalement que ce garçon soit entre les mains d'Argon. Tu pourras plus facilement le surveiller.
- Je pense que nous prenons un risque, si vous me permettez, monseigneur. Ce gosse est tout de même le fils d'un traître et…
- Khyron ? Qu'est-ce qu'il te prend ? Je ne te reconnais plus. Est-ce bien là Khyron le Sinistre qui me parle ? Comment mon exécuteur le plus fidèle, qui plus est le plus craint des Chevaliers d'Or, peut-il parler ainsi ? Tu as peur d'un enfant ! Un enfant dont la destinée n'est rien de plus que celle d'un Chevalier de Bronze…
- Ce n'est pas cela, monseigneur. Mais si sa destinée est de devenir le Chevalier de la Licorne, fut-il un simple Chevalier de Bronze, il est toutefois appelé à endosser l'Armure Sacrée de…
- Melchior… Je vois où tu veux en venir… Melchior le Grand Pope aurait porté jadis cette armure, selon la légende… Tu n'as connu que le Grand Pope, pas le Chevalier de la Licorne… Oublie ce détail… Car il est insignifiant…
- Mais Vicky est aussi le fils de Valkhan et…
- Et quoi ? Au contraire ! Lorsqu'il apprendra la vérité, s'il est vraiment digne de succéder à Melchior, alors il t'écoutera et fera justement ce que tu lui ordonneras. Et puis… il faut toujours se méfier de sa famille. La mythologie nous l'a enseigné… Moi-même, j'ai appris à me méfier de ma propre famille… Et crois-moi, j'ai bien fait. Il est temps de clore cette entrevue, Khyron.
- Encore un détail, qui n'a rien à voir avec notre discussion, monseigneur, mais qui me semble avoir son importance.
- Je t'écoute.
- Il y a des rumeurs inquiétantes qui circulent… à propos du Chevalier des Gémeaux. On prétend qu'il aurait disparu et…
- Décidément ! interrompt Bishop visiblement agacé. Rien ne peut donc être entrepris ici, au Sanctuaire, sans que les ragots se colportent et atteignent même le plus haut rang de notre ordre !

L'inquiétude s'empare du Chevalier du Scorpion. Il ne pensait pas que cette nouvelle mettrait le Pope Bishop dans un tel état de fureur.

- Bien, poursuit le Grand Pope, je te charge de les faire taire. Le Chevalier des Gémeaux se porte à merveille, je l'ai chargé d'une mission secrète et j'entends bien qu'elle le reste, est-ce clair ?
- Très clair, monseigneur.
- Fais comprendre à tous ces novices qu'un Chevalier d'Or a parfois mieux à faire que de perdre son temps parmi eux.


Février 2194. Plaines enneigées de Sibérie orientale. Une tempête glaciale s'abat sur la région alors que Sven et Anakin s'entraînent seuls au combat. Ce n'est pas sans difficultés qu'ils parviennent à trouver un abri sous un rocher, au pied du Mur des Glaces Eternelles.

- Un blizzard d'une rare intensité, murmure Anakin. Même moi je n'ai pas souvent eu l'occasion de voir ça. Il va falloir qu'on attende un peu que ça se calme pour rentrer.
- Et on n'a pas de chance, poursuit Sven. Juste le jour où Lushia est parti pour le Sanctuaire.
- Oui, et il en a bien pour deux ou trois jours, comme d'habitude.
- Il se rend souvent au Sanctuaire ?
- De temps en temps, deux ou trois fois par an, jamais très longtemps en général. Mais son rang de Chevalier d'Or l'oblige à faire des visites régulières pour rencontrer la Déesse Athéna et faire un rapport au Grand Pope. Je dis ça, mais en vérité il ne m'a jamais rien dit de ce qu'il y faisait, ce n'est qu'une supposition. Après tout, peut-être va-t-il simplement rendre visite à sa petite amie ?
- Sa petite amie ! Lushia a une petite amie ?
- Euh ? poursuit Anakin rougissant pour ne pas éclater de rire. Je plaisantais, Sven. Mais encore une fois je n'en sais absolument rien. Non mais tu imagines notre maître dans les bras d'une femme ?

Les deux garçons ne peuvent plus se retenir de pouffer de rire. L'écho joyeux se répercute au-delà des bourrasques glaciales, qui redoublent d'intensité. La température descend encore… quand le rocher sous lequel les deux condisciples ont trouvé refuge se fend en deux : la pierre n'a pas résisté à la température. Le froid peut détruire, avait dit Lushia, il peut tuer même.
Surpris, Sven et Anakin ne peuvent que subir la suite des événements. Une avalanche qu'ils ne voient pas venir les emporte tous les deux. Deux cris qui se perdent… Puis c'est le noir…
Sven s'éveille. Couché sur une paillasse, il reprend ses esprits. Il se redresse et regarde autour de lui : une grotte dont les parois ont été taillées dans la glace : ça ne semble d'ailleurs pas vraiment naturel. Une autre paillasse… vide… La mémoire lui revient…

- Anakin ! Où es-tu ? crie-t-il alors qu'il se lève.

Pas de réponse. Juste l'écho de son cri… suivi d'un bruit inhabituel : le martèlement d'un objet sur la glace, il en est certain. Il n'y a qu'une galerie pour quitter la pièce artificiellement créée. Sven emprunte un long couloir… puis débouche dans une autre salle, beaucoup plus grande.
Des statues de glace partout : elles représentent des animaux mais aussi des êtres humains. Le bruit du martèlement se fait plus présent. Sven dirige son attention dans sa direction, ses yeux se posent enfin sur le sculpteur. Celui-ci cesse son travail, et se tourne vers le jeune garçon en souriant.

- Tu es enfin revenu à toi, Sven.

Un adolescent de grande taille, carré d'épaules, lui fait face. Il a des yeux d'un bleu profond, ses cheveux argentés sont plutôt courts, un fin collier de barbe de la même teinte rejoint sa chevelure. Il porte un épais manteau de couleur bleue et une somptueuse écharpe. Il pose le marteau et le burin qu'il tenait dans ses mains.

- Vous connaissez mon nom ? demande Sven qui ne masque pas son étonnement. Qui êtes-vous ?
- Oui, je connais ton nom, Anakin me l'a dit…
- Anakin ! Où est-il ? Est-ce qu'il va bien ?
- Il va bien, ne t'en fais pas. Il s'est réveillé avant toi, et là, il est parti chercher de quoi manger, maintenant que la tempête s'est calmée. Et pour répondre à ton autre question, je m'appelle Joshua, et tu peux me tutoyer. Ce n'est pas parce que je ne me rase pas qu'il faut me donner l'impression d'être vieux… Alors comme ça, toi aussi tu es un disciple de Lushia ? Je suppose qu'il n'a pas changé et qu'il est toujours aussi… avenant ? dit-il avec un sourire teinté d'ironie avant de ramasser ses outils et de se replonger dans son travail.

Sven s'assied à côté du jeune sculpteur en train de réaliser ce qui semble être l'ébauche d'une très belle femme. Quelques mots échangés pour faire connaissance : Joshua est un solitaire qui a longtemps vécu ici et qui était parti pour découvrir le monde un an auparavant.

- Quand tout à coup je me suis demandé pourquoi j'étais parti. Et j'ai eu le sentiment que ma place était ici. Je suis revenu et je vous ai trouvé… à temps je crois. Comme quoi, j'ai bien fait de revenir. Qui sait ce qu'il serait advenu de vous sinon ?
- C'est vrai, heureusement que tu étais là, dit Anakin entrant dans la grotte, les bras chargés de provisions. (Murmurant à l'attention de Sven…) Ca va ? J'ai préféré ne pas te réveiller pour que tu récupères toutes tes forces.
- Et où est-ce que tu vis ? demande Sven tout en mordant le morceau de brioche que vient de lui tendre Anakin.
- Je vis ici, dans cette grotte, seul. C'est ma maison. Et si, à l'avenir, tu as besoin de trouver un refuge pendant que Lushia t'abandonne aux éléments déchaînés de la nature, ou simplement si tu as besoin de compagnie, tu seras toujours le bienvenu ici. Ton maître ne m'en voudra guère de te détourner un instant de ton entraînement.

Après le départ des deux garçons, Joshua se perd dans ses pensées alors que le martèlement de ses outils sur la glace se fait entendre à nouveau.

- Mais pourquoi donc ai-je subitement éprouvé le désir de revenir ? Le sentiment que c'est ici que je serai utile ? Pour toi…


Collines du Sanctuaire, Grèce. Un lièvre qui détale, Néo à ses trousses. Encore un de ces fichus exercices sensés améliorer ses capacités physiques, pense le jeune disciple de Morgane.

- Tu m'échapperas pas ! Mais qu'est-ce qu'il court vite ! Pourquoi donc même les lapins sont surentraînés au Sanctuaire ? Aaaaah !

Un caillou mal placé, son pied dérape : Néo s'étale de tout son long sur le sol, vociférant quelques jurons. Non pas qu'il se soit fait mal, mais l'animal lui a définitivement échappé. Un ricanement… Une voix de petite fille… Néo se relève, regarde autour de lui : il se trouve dans les vestiges d'un temple détruit. Assise sur une colonne ionique couchée sur le sol dallé, une petite fille le regarde, amusée. Très jolie, fine et gracieuse, ses cheveux châtains ondulant sous la brise, son visage si doux, ses beaux yeux pers pétillent comme ceux de Sandra. Elle est étrangement vêtue : quel est donc ce curieux pectoral d'écailles qu'elle porte par-dessus sa tunique albâtre tissée dans le matériau le plus soyeux qui soit ? Ses pieds et ses chevilles brillent de mille reflets : c'est à peine si on distingue les fines lanières de ses sandales argentées. Elle semble… divine… Elle l'observe avec un petit air moqueur qui le fait rougir. Elle se lève et vient se placer juste devant lui.

- Dis donc, on dirait que tu ne sais pas courir. Il va falloir faire des progrès si tu veux me servir efficacement.
- Te servir ? Pis quoi encore ! Tu t'imagines quand même pas…

Un doute traverse la tête du garçon. Il reste là, interrompant sa phrase, la bouche ouverte, comme s'il se rendait compte qu'il aurait mieux fait de se taire… avant de reprendre précipitamment.

- Excuse-moi, je suis désolé. Je voulais pas dire ça. Tu es… Tu es…
- Oui, je suis Athéna. Et le nom de ma présente incarnation est Raphaëlle. Mais je ne t'en veux pas, dit-elle non sans ironie. Et je suis d'humeur clémente ce matin, aussi suis-je prompte à te pardonner… si tu me baises les pieds sur-le-champ…
- Ah ? Tout de suite…

La petite fille n'a pas eu le temps de terminer que Néo est à genoux, penché, et qu'il dépose un baiser à travers les interstices des sandales argentées de la demoiselle, laquelle rougit de honte aussitôt.

- Mais relève-toi ! J'étais pas sérieuse. Je ne voulais pas t'humilier.

Elle le saisit par les épaules pour essayer de le redresser, mais Néo, qui semble estimer n'avoir pas terminé sa… pénitence, continue de baiser les pieds de sa déesse. Raphaëlle redouble d'effort, en vain. Alors elle change de ton, optant pour quelque chose de plus péremptoire.

- Debout, jeune homme ! C'est un ordre !

Aussitôt, Néo cesse ce qui devait finalement bien lui plaire et se relève, baissant les yeux, sans savoir ce qui peut bien l'attendre à présent. Raphaëlle soupire.

- Si c'est un ordre alors, marmonne Néo, je suis bien obligé d'obéir.
- Je… Je ne suis pas comme ça, tu sais. Je ne suis pas du genre à vouloir que tout le monde rampe à mes pieds. Je m'excuse, je suis désolée.
- Mais tu n'as pas à t'excuser, tu es une déesse et…
- Ce n'est pas une raison. Je n'ai pas à profiter de mon statut, si particulier soit-il, pour faire faire aux autres tout et n'importe quoi, poursuit-elle en s'agenouillant.

Néo croit comprendre ce qu'elle se prépare à faire, elle ne va tout de même pas…

- Si Athéna a choisi de devenir une simple mortelle, c'est qu'elle estime les hommes, qu'elle les aime.
- Mais tu ne vas pas me baiser les pieds… en plus les miens sont tous sales et je viens de courir, ils puent même, fais pas ça !
- Princesse Athéna !

Une voix rauque et caverneuse vient de résonner : Raphaëlle s'arrête net. Les deux enfants tournent leurs visages. En deux mots, le Grand Pope vient d'intimer à sa déesse de ne pas s'abaisser devant un simple mortel de basse extraction. Un frisson parcourt le corps de Néo à la vision de ce masque bleu nuit derrière lequel a émané une voix qu'il a cru… reconnaître ! Pourtant, ce n'est pas possible !
Raphaëlle s'approche de son régent, sans dire un mot.

- Ce garçon, poursuit Bishop, a certainement des tâches bien plus importantes à accomplir que celle de vous importuner.
- Il n'a rien fait de mal, Bishop. C'est moi qui…

Mais déjà le Grand Pope n'écoute plus les propos de celle qu'il sert ; il fait face à Néo, le regarde longuement. Même Raphaëlle voit maintenant le petit garçon saisi de légers tremblements.

- Tu as peur, petit homme, et tu as raison d'avoir peur. Tu es courageux pour avoir défié tous ces imbéciles, mais tu n'es pas téméraire au point de me défier, moi.

Ces mots de jadis résonnent dans son crâne comme s'il entendait le Grand Pope les lui répéter encore et encore. Ses muscles ne répondent plus à ses appels désespérés. Ce sont les mots du Chasseur : il est revenu ! Et c'est le Grand Pope ! Les forces du mal sont déjà à l'œuvre, avait dit Valkhan : est-ce que cela veut dire qu'elles ont gangrené le Sanctuaire ? Est-ce pour cela que Valkhan est considéré comme un traître ?
Il y a bien une bonne minute que le Grand Pope observe Néo, sans lui avoir adressé la moindre parole, laissant déferler l'imagination traumatisée du garçon, quand enfin il parle, et ses mots n'ont rien de rassurant.

- Tu as peur, n'est-ce pas ? Tu es un novice venu ici dans le but de devenir Chevalier. Alors agenouille-toi devant moi, car je suis le Grand Pope, le maître suprême du Sanctuaire et de tous ses Chevaliers. Qui es-tu ?
- Né… Néo… je suis le disciple de Morgane, balbutie-t-il tout en s'agenouillant comme poussé par une force incroyable qui s'est mise à commander à tout son corps.
- Vous me semblez bien dur avec ce pauvre garçon, monseigneur.

La voix de Mégare arrive comme un signe libératoire. Néo retrouve le contrôle de son corps et sent sa peur s'évanouir.

- Néo n'est ici que depuis quelques mois et il n'avait encore jamais eu l'occasion de vous rencontrer, ni de rencontrer notre déesse d'ailleurs. Il est tout à fait normal qu'il ne soit pas encore pleinement au courant des règles de l'étiquette en vigueur.
- Bien, mais dis-moi Mégare ! Comment se fait-il que je retrouve notre déesse, sur laquelle tu étais sensé veiller, je te le rappelle, en train de traîner avec ce gamin ? N'oublie pas que tu as une importante responsabilité, Mégare ! Comme je suis de bonne humeur aujourd'hui, je ne t'en tiendrai pas rigueur. Mais j'espère qu'à l'avenir, tu sauras te montrer plus attentif. A présent, hâte-toi de ramener Athéna jusqu'à ses appartements.
- A vos ordres, monseigneur.

Mégare s'incline alors que Bishop s'éloigne. Raphaëlle vient donner la main à son garde du corps tout en baissant la tête.

- Excuse-moi de te causer tant d'ennuis, Mégare.
- Ce n'est rien, dit-il en souriant. Mais nous devons rentrer si nous ne voulons pas qu'il se fâche pour de bon. (A Néo…) Et toi, rejoins donc Morgane au plus vite.
- Attends ! l'arrête Raphaëlle alors qu'il s'apprête à partir. Je suis contente de t'avoir rencontré. J'espère que tu réussiras ton épreuve.
- Merci, reprend Néo en souriant, tout en s'éloignant.

De nombreuses pensées envahissent l'esprit du garçon. Raphaëlle est belle comme un ange, n'est-ce pas euphémique pour une déesse ? Encore un joli minois qui va venir enrichir ses fantasmes, après Eryn, Méline et… Sandra… ce qui n'est pas sans lui faire éprouver quelques remords.

- Bishop ! lui répond Morgane avec une pointe d'agressivité non dissimulée quand il lui évoque sa rencontre avec le Grand Pope.

Le Chevalier de l'Aigle frappe une colonne avec son poing, la brisant en deux. Néo découvre pour la première fois la véritable étendue - enfin une infime partie - du pouvoir de son maître qui, tout comme lui, ne semble pas vraiment apprécier le plus haut dignitaire du Sanctuaire après la Déesse Athéna.


Mars 2194, Ile d'Andromède. Une vieille barque en bois échouée sur la plage. Des traces de pas sur le sable s'enfonçant vers le cœur de l'île. Le Chevalier d'Argent de Céphée affiche un air circonspect à l'observation des empreintes.

- Un enfant. C'est un enfant qui a débarqué ici…

Le soleil va bientôt se coucher. Issa marche au pied d'une falaise rocailleuse, quand il entend un cri strident émanant de l'intérieur même de la roche : la voix d'une fille, apparemment effrayée. Examinant minutieusement la formation rocheuse, il décèle à deux mètres du sol une fissure par lequel un corps assez fin peut se glisser… un corps comme le sien par exemple. Inutile d'aller chercher son maître : Mélyan ne pourra jamais entrer par ce passage à cause de sa taille et de sa corpulence d'adulte…
Après avoir grimpé jusqu'à l'orifice, le garçon se glisse dans un mince conduit qui semble s'enfoncer vers les profondeurs. Au bout d'une vingtaine de mètres de descente, il débouche dans un passage plus large : on dirait un réseau de galeries souterraines dont il ignorait jusque là l'existence. Une étrange mousse tapissant les parois produit une faible lueur.
Un nouveau cri… rapidement étouffé. Issa court dans la direction du son qu'il vient d'entendre. Il atteint une caverne plus large qui, à sa plus grande surprise, est habitée. Une torche coincée dans le mur illumine le lugubre repère de l'unique habitant. Une paillasse et une table de bois constituent l'ensemble du mobilier, un peu de bric-à-brac jonchant les recoins de la pièce. Une petite fille aux longs cheveux cuivrés est attachée et bâillonnée sur la table. Entre Issa et elle, se tient, apparemment surpris et dérangé par l'arrivée du jeune garçon, un individu qui n'inspire que le dégoût. Difficile d'estimer son âge, il est voûté de sorte qu'il paraît à peine plus grand qu'Issa. Ses cheveux filasses sont noirs de terre et de crasse, de la bave s'échappe d'une bouche ouverte présentant des chicots, ses gros yeux globuleux témoignent d'une absence manifeste de toute forme d'intelligence. Il n'est vêtu que d'un simple pagne pouilleux et tout son corps est couvert de saleté.

- Ah ? Mais… Mais qui es-tu ? Un démon des mondes inférieurs ?

Une voix très aiguë et inspirant la stupidité, presque grotesque, résonne dans la pièce. L'homme, si on peut le qualifier ainsi, paraît autant effrayé à la vue du garçon à la beauté divine que celui-ci à celle de l'horreur sans nom qui lui fait face.

- Aurait-il peur de moi ? pense Issa. Je dois essayer de saisir cette occasion pour libérer cette fille.

Puisant au plus profond de lui pour se donner le courage nécessaire, Issa avance d'un pas, essayant de dissimuler son manque d'assurance. Son adversaire recule…

- Oui, tonne le garçon d'une voix tremblante ! Je… Je viens… pour… pour te châtier…

N'importe quelle créature intelligente aurait vu clair dans le très mauvais jeu théâtral d'Issa, mais cela ne semble pas être le cas de cet être étrange, qui s'enfuit dans une autre galerie en poussant des hurlements terrifiés. Issa lui-même est très surpris que son plan, pourtant si mauvais, ait fonctionné…
Il ôte ensuite le bâillon qui empêche la petite fille de parler et commence à défaire ses liens. Le regard noisette de la petite prisonnière semble témoigner de son infinie reconnaissance pour son jeune libérateur.

- Je te remercie d'être venu m'aider. Sans toi, je ne sais pas ce que ce salaud aurait fait de moi. Je me suis laissée surprendre, mais il ne s'en tirera pas comme ça, crois-moi.
- Quoi ? Tu veux dire que tu vas…
- Courir à ses trousses, oui ! Et je te jure qu'il va comprendre son erreur : celui qui humiliera Dorhile impunément n'est pas encore né !
- J'en déduit que Dorhile est ton nom. Je m'appelle Issa.
- Issa… C'est joli comme nom… Et bien si tu veux te joindre à moi, je suis prête à accepter ton aide.

Maintenant libre, Dorhile s'élance dans le couloir par lequel s'est échappé son ravisseur. Quelle force de caractère ! Issa ne peut décemment pas la laisser seule : il lui emboîte le pas.
Quelques centaines de mètres plus loin, les deux enfants tombent nez à nez avec leur cible, en train de se relever visiblement d'une chute survenue au cours de sa tentative de fuite. Dorhile se précipite sur le maigre adversaire apeuré et lui décoche un violent coup de pied circulaire en plein visage. Quelle force dans ce coup ! Dans un cri, il est projeté contre une paroi… trop fragile : celle-ci se brise et une importante couche de gravats recouvre maintenant le corps de l'infortuné.
Rejointe par Issa, Dorhile contemple sa victoire… Lorsqu'une angoisse coutumière se saisit du jeune garçon. Aussitôt, un bruit inquiétant les interpelle tous les deux. La destruction de la paroi a dû endommager la structure même de la galerie : des cailloux commencent à tomber de la voûte, de nombreuses lézardes apparaissent. Tout risque de s'effondrer d'un moment à l'autre.

- Il faut sortir d'ici au plus vite, se reprend Issa.
- Tu as raison, viens par-là.
- Attends ! On ne peut pas le laisser ici !
- Quoi ! Tu veux sauver cette ordure ! Il n'a que le sort qu'il mérite. Pense donc d'abord à toi ! Et puis, on n'a pas le temps !

Dorhile saisit le bras d'Issa et l'entraîne avec elle, empruntant une autre galerie. Les chutes de rochers se font de plus en plus nombreuses, la taille des pierres qui leur tombent dessus est de plus en plus grosse. Il devient difficile de les éviter. Certains accès sont déjà bloqués ! Tout un pan de paroi s'effondre tout à coup sur leur passage, Dorhile bondit pour tenter de l'éviter, mais Issa glisse et chute. Couché à plat ventre, le garçon précipite ses mains sur sa tête pour essayer de se protéger, quand l'une d'elle se saisit machinalement d'une petite chaîne. Il ouvre les yeux et contemple la croix ansée qu'il tient dans le creux de sa main… le talisman de Rei. Quand il entend une douce mélodie… dans un rêve… un signe d'espérance…
Un rocher qui explose au-dessus de lui, réduit en milliers de grains minuscules inoffensifs : une chaîne bleue ouvre le passage au Chevalier d'Argent de Céphée, tout en armure. Sous son bras, il porte Dorhile, qui a visiblement perdu connaissance. Mélyan attrape le garçon sous son autre bras et se précipite vers une issue certaine, laissant sa chaîne dégager le terrain devant lui.
De retour à l'air libre, Issa et Mélyan regardent la falaise s'effondrer dans un nuage de poussière. Durant un bref instant, le garçon perçoit le cri désespéré d'une créature enfouie dans les sous-sols. Grelottant de froid parce que la nuit est maintenant tombée, Issa se serre contre son maître. Brièvement, il a l'impression de sentir une présence inquiétante au milieu de ce nuage de fumée qui s'impose à leur vue. Est-ce le fruit de son imagination ? Deux grandes ailes sombres… Deux yeux qui brillent… Mais Mélyan n'a rien vu.
Le lendemain matin, Dorhile reprend connaissance, annonçant à Issa et à Mélyan la raison de sa venue sur l'Ile d'Andromède : elle aussi veut devenir un Chevalier d'Athéna.

- Il y a plusieurs Armures Sacrées sur cette île, répond Mélyan. Tous ceux qui se montrent dignes d'elles peuvent prétendre devenir des Chevaliers au service de la Déesse Athéna. Je veux bien te montrer la voie, Dorhile, mais ce sera difficile… surtout pour une petite fille… cependant je crois que tu es déjà au courant si j'en juge par ce que j'ai trouvé dans la barque, termine-t-il en montrant un masque.
- Ne vous en faites pas pour cela… Maître. Je suis prête à accepter la loi.

Dorhile tend sa main pour qu'il lui donne le masque puis le glisse sur son visage. Issa montre un air interrogateur, quand la petite fille lui répond, derrière son masque inexpressif.

- Dès l'instant où je serai devenue Chevalier, aucun homme ne pourra se permettre de me démasquer sans être puni. La loi autorise l'accès à la Chevalerie aux femmes à l'unique condition qu'elles masquent leur féminité. Si un homme voit mon visage, mon devoir sera de le punir pour un tel outrage… et il n'y a qu'un seul châtiment pour ça : la mort…à moins que… et puis non, laisse tomber, termine-t-elle en riant…

Désormais, Issa n'est plus seul à s'entraîner sur l'Ile d'Andromède. La présence de cette nouvelle amie, aux réparties parfois étranges, sera d'ailleurs pour lui encourageante pour la suite des épreuves qui l'attendent.


Septembre 2194. Un dojo, quelque part en Chine. Deux hommes se font face sur un tatami. Un grand maître des arts martiaux, un homme d'âge mûr tout de noir vêtu se tient sur ses gardes, armé d'un long bâton ferré. En face, un colosse aux longs cheveux bruns tient une gigantesque hache à double tranchant, remarquablement ouvragée : l'épais manche mesure près de deux mètres tandis que les deux lames forgées dans un magnifique métal noir brillent.

- Ce combat ne te mènera nulle part, clame le maître chinois. Tu ferais mieux de repartir d'où tu viens.
- Je suis venu ici pour te combattre et pour te vaincre. Ton nom figure sur ma liste des plus grands combattants de ce monde et sache que moi, Jorund, j'ai juré de vous vaincre tous. Et pour que ma victoire soit totale et que ma suprématie soit universellement reconnue, je jure solennellement de tous vous tuer ! Tu n'es pas le premier…

Le titan à la hache bondit en direction de son adversaire, empoignant son arme de ses deux grandes mains, il porte un puissant coup circulaire ! Esquive, l'expert chinois bondit au-dessus de la traînée horizontale laissée par la hache. Riposte : violent coup de pied aérien. Jorund tombe à terre, une goutte de sang coule sur sa lèvre inférieure. Il pousse un hurlement enragé avant de charger à nouveau son adversaire, lequel ne le perd pas des yeux, prêt à éviter la hache assurément dangereuse. Quand une aura sombre vient nimber le corps du géant.
Choc. Un corps qui s'effondre… sans vie. Triomphant, Jorund quitte le dojo, laissant le cadavre de sa nouvelle victime à une fin tragique et sans gloire : le redouté maître des arts martiaux n'aura jamais compris pourquoi il a perdu. Trop confiant dans sa force intérieure, croyant maîtriser suffisamment son " chi ", il s'est éteint face à un adversaire pourtant indigne de lui.
Sous le soleil d'automne, Jorund jette un œil à sa liste de candidats à sa folie meurtrière.

- Il doit bien y avoir un autre maître chinois dans ce fichu pays qui mérite que je porte mon attention sur lui. Oui, celui-là : Neishing de Rozan !


Néo-Tokyo, au Japon. Une cité dans les cieux, merveille de la technologie moderne, suspendue à une centaine de mètres du sol. Sous cette mégalopole volante, tentaculaire, les ruines de l'ancienne capitale nippone, plongée en permanence dans les ténèbres : les rayons du soleil ne l'atteignent pratiquement plus depuis que la nouvelle ville s'est élevée au-dessus. Bienvenue à Shadow-Tokyo !
Un quartier tout droit sorti d'un futur romanesque, post-apocalyptique : des immeubles effondrés, des junkies rassemblés autour d'un étrange totem de déchets les plus divers et insolites, des corps - on ne sait même pas s'ils sont morts ou vivants - qui jonchent des avenues poussiéreuses. Un homme marche lentement, se dirigeant vers ce qui ressemble à un bar. En d'autres lieux, son apparence aurait intrigué les indigènes locaux, mais ici sa présence passe presque inaperçue… elle est pour ainsi dire normale. Son pied se pose sur un rat fraîchement mort, littéralement broyé sous l'impact, répandant son sang et ses viscères alentour. Sa main écarte violemment la porte du bar, laquelle vient claquer contre le mur, sortant de ses gonds. Il entre puis il observe la scène en train de se jouer à l'intérieur.
Une voix douce et agréable émane d'un homme dissimulé sous une cape noire. Au centre de l'établissement dévasté, il se tient au milieu de meubles brisés et de corps gisants, empoignant par la gorge le dernier des… " clients ".

- Je n'aime pas beaucoup qu'on me manque de respect, j'exige des excuses où tu souffriras mille morts !
- Je… Je m'excuse, balbutie le malheureux soulevé du sol et dont les yeux reflètent la terreur qu'il ressent.
- Bien, je préfère ceci. Au moins, ton calvaire aura été de courte durée !

L'instant suivant, il ressert son poing, laissant percevoir le bruit d'une nuque qui se rompt. Un corps sans vie qui s'effondre, tandis que la main responsable du crime se reflète longuement dans le regard d'ébène du meurtrier.

- Force, murmure-t-il. Je suis doué d'une force hors du commun… Pourquoi ne m'en servirais-je pas pour dominer ?

Un applaudissement lent et régulier : le Chasseur frappe dans ses mains tout en ricanant.

- Tu as raison. Ta force est exceptionnelle. Tu serais vraiment un imbécile si tu ne l'utilisais pas pour assouvir ton désir de pouvoir, de domination. Je savais que le Chevalier des Gémeaux serait encore utile. N'est-ce pas Seigi ?

Une bourrasque violente envole la vieille cape qui le dissimulait, ses cheveux noirs luisant légèrement retombent sur ses épaules tandis qu'il observe longuement son interlocuteur admiratif.

Maison des Gémeaux, au Sanctuaire. Un casque d'or à deux visages. Des larmes s'écoulent de l'un d'entre eux et viennent ruisseler sur les dalles de l'imposante troisième maison érigée sur la montagne sacrée.


Octobre 2194. Une belle matinée ensoleillée, une rivière s'écoule, les bruits de pas de course d'un jeune garçon. Shin poursuit son entraînement, quand une voix le hèle depuis l'autre rive du cours d'eau.

- Eh gamin ! Attends !

Le jeune Japonais s'arrête tandis qu'un véritable géant traverse le ruisseau à pied. Shin a rarement vu de personnage aussi imposant. Celui-ci pose son baluchon devant le garçon qui remarque alors l'énorme hache accrochée dans son dos.

- Dis-moi, gamin, je cherche un gars qui s'appelle Neishing. Tu saurais pas où on peut le trouver par hasard ?
- Si, Neishing est mon maître, il vit près de la cascade de Rozan…
- Excellent, gamin ! Pourrais-tu m'y conduire ?

Comment refuser la demande, émanant d'un tel colosse ? Shin fait demi-tour, indiquant au voyageur de le suivre. Jorund affiche un sourire de satisfaction, puis reprend tout en marchant.

- Dis-moi, gamin, toi qui le connais bien, ce Neishing : est-ce que tout ce qu'on raconte à son sujet est vrai ?
- Je… Je ne sais pas… Que… Que raconte-t-on à son sujet ?
- Ha ha ha ha ha ha ! rugit-il. Rigolo le gamin en plus. Enfin ne me dis pas que tu ignores ce qu'on dit de lui. Ce n'est tout de même pas un hasard si c'est ton maître ? Est-il aussi fort qu'on le dit ?

Shin hésite un instant, ne voyant pas vraiment où l'homme veut en venir. En plus, il le trouve de moins en moins sympathique - si tant est qu'il l'ait été - au fur et à mesure qu'ils se rapprochent du torrent. Le bruit de la chute d'eau est maintenant clairement perceptible, Jorund arbore un sourire évoquant simplement pour le jeune garçon… de la méchanceté.
Sur la berge, Neishing leur tourne le dos. Le géant se dirige vers le maître chinois tandis que Shin a l'intuition qu'il ferait mieux de s'écarter. Quand il voit l'homme se saisir de l'imposante hache jusqu'alors attachée dans son dos.

- Moi, Jorund, j'ai juré de vaincre les plus grands combattants de cette planète afin de prouver que je suis le meilleur. Je tuerai donc tous ceux qui sont susceptibles de me faire de l'ombre. Sache, Neishing de Rozan, que ton nom figure sur la liste de Jorund : je te défie dans un combat singulier. Choisis l'arme de ton choix, j'ai ouï dire que tu en possédais de fabuleuses, je serai curieux de les voir.

Neishing n'a pas bougé, il est resté les bras croisés, il a seulement tourné la tête, toisant son interlocuteur du regard, serein. Non loin de là, Shin tremble car les paroles de Jorund sont terrifiantes : il vient pour tuer son maître.

- Non ! Nul ne se battra ici, avec ou sans armes. Va-t'en !
- Aurais-tu peur, Neishing de Rozan ! ? Ma réputation serait-elle déjà arrivée jusqu'à toi au point de te faire trembler ?
- Je n'ai jamais entendu parler de toi, et je souhaite que cela ne se reproduise plus jamais.

Jorund semble pensif un instant, puis lentement range sa hache dans son dos. Shin est surpris : la voix de Neishing aurait-elle suffi à venir à bout de la détermination du colosse ? Toujours est-il que celui-ci amorce lentement un demi-tour et reprend son chemin.

- Comme tu voudras, Neishing de Rozan. Mais je suis sûr que tu changeras d'avis. Bientôt, c'est toi qui viendras me trouver… car je connais ta réputation de… justicier !

Trois jours ont passé. Neishing est absent depuis la veille : il a dû se rendre au Sanctuaire, car en tant que Chevalier d'Or, il a des comptes à rendre à la Déesse Athéna et au Grand Pope. Alors que le soleil s'est couché, Shin laisse griller son poisson fraîchement pêché au-dessus d'un feu de bois… quand une violente bourrasque disperse les flammes. Dans l'ombre, le géant à la hache se dresse : Jorund est revenu. De sa main libre, il empoigne le jeune garçon par le col de sa tunique et le soulève de terre sans effort.

- Neishing viendra lui-même pour se battre contre moi, tu verras, gamin !

Shin tente vainement de se débattre, Jorund le plaque au sol et commence à l'attacher, faisant fi de ses coups insignifiants pour son corps si solidement bâti. Le géant s'enfonce alors dans les bois, le garçon sous un bras. Arrivé dans une clairière, il le suspend à une branche d'arbre, tout en resserrant ses liens. Puis il s'assoit, sifflotant un air populaire.
Un bruit. Jorund se relève, brandissant sa hache, affichant un air satisfait et ricanant - assez stupidement au demeurant - tout en scrutant la silhouette qui s'avance.

- Te voilà, mais… qui es-tu ?

Ce n'est pas Neishing qui vient d'entrer dans la clairière, mais un cavalier. Chevauchant un blanc destrier, c'est un jeune adolescent chinois aux longs cheveux noirs noués dans son dos, portant un costume traditionnel somptueux de couleur verte, qui s'approche. Il descend de sa monture, détache un long paquetage qu'il défait sous les regards médusés de Shin et de Jorund, révélant un long et magnifique katana d'or.

- Recule Ming, dit-il à son cheval.

Tandis que le blanc destrier s'en retourne sous les arbres, le jeune homme s'avance et défie Jorund de son regard.

- Qui es-tu ? Serais-tu l'un des pitoyables disciples d'un de ceux que j'ai déjà ridiculement écrasés et envoyés en Enfer ?
- C'est exact. Mon nom est Ryû, j'ai parcouru une longue distance pour te retrouver. Non seulement tu as tué des innocents, mais aujourd'hui tu t'en prends à un enfant pour assouvir tes noirs desseins. Ta hache contre ma lame… Ta hache contre Scalibert !
- Un combat de plus n'est jamais pour me déplaire. Le tour de Neishing viendra plus tard.

Jorund s'élance vers le jeune Chinois, lequel a adopté une position de défense. Le colosse brandit sa hache et effectue un balayage horizontal en face de lui. Rapide comme l'éclair, Ryû a bondi par-dessus le géant, pris appui sur son crâne et s'est élancé en direction de… Shin !
Deux coups d'épée. Le premier tranche les liens du garçon, le second la corde qui le reliait à la branche. Shin est sur le point de tomber… que Ryû l'a déjà rattrapé…

- Rentre chez toi, petit. Ton maître et toi n'avez plus rien à craindre de ce sale type. Je vais lui régler son compte.

Jorund a déjà repéré la nouvelle position de son adversaire : il fonce sur lui. Ryû écarte Shin puis saisit son arme de ses deux mains pour l'abattre sur le géant, lequel a fait de même avec sa hache. Le bruit des armes qui s'entrechoquent : Scalibert a bloqué l'arme du colosse. Un duel de force s'engage. Shin a peur : à ce jeu-là, l'avantage revient inéluctablement à Jorund.
Ce qui devait arriver arrive. Le jeune présomptueux, qui avait voulu faire justice lui-même, est repoussé. Un nouveau coup de hache. Du sang qui gicle… Une plaie béante a ouvert son bras… le jeune garçon lâche son katana.
Shin pousse un cri. Les yeux remplis de larmes, il court et bondit sur le géant. Coup de pied en pleine tête d'une extrême violence. Une dent vole et retombe sur le sol. Jurant, Jorund a lâché son arme pour porter sa main à sa bouche. Puis d'un coup de poing, il propulse le petit inconscient contre un arbre. Blessé, Ryû se relève, prêt à faire face à nouveau… quand une main se pose paisiblement sur son épaule. Le maître de Rozan entre en scène.

- Tu es courageux, Ryû, c'est très bien d'être venu au secours de Shin. Mais tu es blessé et cet homme ne mérite pas que tu te sacrifies. Et puis c'est à moi qu'il en veut.

Neishing se tourne à présent vers Jorund, qui ramasse son arme, en proie à une rare fureur. Son visage déformé par la colère ne montre plus que ses yeux injectés de sang, comme s'il était devenu un énorme taureau fou furieux.

- Tu es enfin venu, Neishing de Rozan ! Je vais te tuer !

Il entame une charge furieuse, hurlant alors que son corps se nimbe d'une aura sombre, laquelle n'échappe pas à la perception du grand maître chinois, qui a largement le temps de comprendre ce qui se passe, de décomposer l'action de son adversaire, de prévoir sa riposte, voire même de l'anticiper : Jorund ne le touchera même pas.
Le colosse ne voit pas l'aura dorée baignant le Chevalier de la Balance qui, bien que ne portant ni son armure ni ses armes légendaires, connaît inéluctablement le résultat de leur affrontement : son adversaire possède un puissant Cosmos certes… du niveau d'un bon Chevalier de Bronze ! Jorund traverse Neishing mais ne brasse que du vent, son adversaire étant désormais derrière lui. Puis ôtant sa tunique, révélant le tatouage d'une tête de tigre dans son dos, le Chevalier d'Or déclenche une avalanche de coups avec ses deux mains.

- Que les Griffes Acérées du Tigre te fassent connaître l'humiliation de la défaite !

Jorund se retrouve projeté à plusieurs mètres, emportant un arbre dans sa chute, avant de s'écraser au sol, son corps couvert de griffures et de plaies béantes. Dans un lourd fracas, la hache tombe à terre, l'un de ses deux tranchants éclate en morceaux, son manche se brise.

- La prochaine fois que j'entendrai ainsi parler de toi, Jorund, ma justice ne sera pas aussi clémente. Que je ne te revois jamais !

De retour près du torrent, Neishing soigne la blessure de Ryû, aidé de son disciple. Le maître chinois le connaissait déjà, le jeune cavalier vit d'ailleurs dans la région des Cinq Pics.

- Mais une chose m'intrigue, Ryû, demande Neishing. Comment as-tu fait pour retrouver la trace de ce Jorund, au milieu des bois ?

Ryû réfléchit un instant, puis pose son regard sur Shin.

- C'est grâce à toi, Shin, que je l'ai retrouvé. J'ai… entendu… ton appel.

C'est étrange en effet, se dit Shin, ne voyant pas du tout de quel appel Ryû pouvait bien parler. Aujourd'hui, il a eu peur, c'est vrai. Mais jamais il n'a sombré dans le désespoir comme auparavant. Il ne lui semble cependant pas non plus avoir espéré, appelé, prié…

A l'orée d'un bois, un colosse blessé se traîne, laissant des traces de sang comme des indices de son passage, il porte les morceaux de son arme aujourd'hui détruite. Sa rage ne l'a pas quitté tandis qu'il s'en va.

- Je reviendrai. Et je vous tuerai tous les trois… Un jour… Oui, un jour…


Novembre 2194. Banquise sibérienne. Deux garçons s'entraînent au corps à corps. Sven a fait beaucoup de progrès depuis plus d'un an qu'il est arrivé, mais Anakin le surpasse toujours dans la plupart des domaines. Ce jour-là, l'intensité de l'entraînement et la qualité des coups échangés entre les deux garçons atteignent une intensité exceptionnelle. Non loin de là, un jeune homme aux cheveux verts suit avec attention le combat en train de se dérouler.

- Ainsi te voilà, murmure-t-il. L'enfant que Valkhan avait promis d'envoyer s'entraîner sous la tutelle de Lushia. Il y a bien longtemps que je n'ai pas remis les pieds ici. Tant de choses ont changé depuis : Valkhan… Athéna… Loke…Toi… Moi… Il n'y a que lui qui soit resté le même… ce lâche de Lushia.

Le jeune observateur n'est pas très grand et plutôt fin. Ses yeux verts inspirent un profond sentiment de tristesse. Ses cheveux d'un vert très clair retombent en une grande mèche sur la partie supérieure gauche de son visage. Le plus étonnant reste sa tenue : comment peut-on être si peu vêtu en cette saison au-dessus du Cercle Polaire Arctique sans souffrir du froid intense qui règne ici ? Une longue tunique, luxueuse et parée de quelques joyaux, laissant ses bras nus et une paire de bottes nullement fourrées.
Le combat continue, il atteint son apogée… quand la glace cède sous les pieds d'Anakin. Sven n'a aucune difficulté à tirer son ami des eaux glaciales dans lesquelles il vient de tomber et Anakin est maintenant bien assez résistant pour ne pas souffrir de cette courte baignade même dans des eaux si froides. Mais au cours de l'incident, le tranchant de la glace a profondément blessé sa jambe. Le saignement est important… sans compter que le froid qui s'engouffre par la plaie est particulièrement douloureux. Anakin ne pleure pas, mais sa souffrance intense se lit sur son visage tandis que Sven tente maladroitement de lui porter les premiers secours.

- Laisse-moi faire.

Le jeune adolescent aux cheveux verts s'est avancé auprès d'eux. Il s'accroupit au-dessus de la blessure et commence à nettoyer la plaie… puis il pose sa main sur celle-ci. Une fine aura blanche émane de lui. Le sang s'arrête de s'écouler : la jambe d'Anakin semble entièrement gelée.

- Cette gelure n'est pas dangereuse, elle va permettre de résorber l'hémorragie en attendant que des soins plus sérieux te soient donnés. Tu en as besoin. Comme tu ne peux plus marcher, je vais te porter sur mon dos jusqu'à Cohortek.

Sans attendre la moindre réponse, le jeune homme hisse Anakin sur son dos et commence à se diriger vers le village. Etrangement, la douleur du jeune blessé semble avoir complètement disparu. Sven suit l'étranger qui ne dit pas un mot durant tout le trajet.
Plus tard, Gouriev soigne la blessure d'Anakin, sous le regard attentif de Sven, alors que le sauveur est resté à l'extérieur. Le jeune Norvégien interroge son ami du regard.

- Je l'ai déjà vu, j'en suis sûr… répond le blessé. Il vient parfois dans la région, il s'entraîne, on dirait… seul, toujours seul.

Dans la rue, le Chevalier du Verseau se dirige vers la demeure du patriarche, quand le mystérieux garçon se dresse devant lui. Un échange de regards et de silences qui semble pourtant plein de signification pour les deux hommes. Quand le garçon aux cheveux verts soupire en s'éloignant.

- Lushia… Vous n'avez pas changé, n'est-ce pas ?
- Pourquoi donc aurai-je dû changer ? Il n'y a aucune raison…
- Pff ! J'en étais sûr ! Vous n'avez toujours été rien d'autre qu'un lâche, et vous le resterez !
- Cette affaire ne te regarde pas, Miloshia.

Quand Sven et Anakin sortent de la maison, Lushia les attend mais le jeune inconnu, qu'ils auraient voulu remercier pour son intervention a disparu. Pour toute information, ils n'ont que les lambeaux arrachés à la pensée de Lushia.

- Ainsi donc tu es revenu… tu as survécu… Miloshia…


Mars 2195. Un ancien temple au nord de la Grèce, sur une colline surplombant un bois de chênes. Le bâtiment est merveilleusement bien conservé, l'intérieur y est luxueux. Alors que le soleil est sur le point de se coucher, Soliman le Visionnaire s'assied dans un fauteuil à bascule et se remémore son dernier voyage. A ses côtés, deux jeunes hommes, archétypes même du bel éphèbe grec, l'écoutent. L'un est châtain, l'autre brun. Tous deux portent une somptueuse tunique longue et des sandales d'or.

- Voyez-vous, je suis content que Shin s'entende bien avec son maître, et que tout se passe comme prévu.
- Vous croyez vraiment que le Chevalier de la Balance n'a rien découvert ? A propos de Valkhan…

L'éphèbe qui a parlé est celui qui a de beaux cheveux châtains bouclés et de grands yeux bleus, il porte une tunique dorée. Il observe attentivement, attendant la réponse du devin.

- Bien sûr que si, Odyssée, Neishing est loin d'être un imbécile. Et de toute façon, il a tout intérêt à s'occuper de lui à présent. Mais ce n'est pas le plus important, et puis ça faisait plaisir au garçon de revoir Eryn et Tamon.

- Justement, reprend Odyssée, ne croyez-vous pas qu'il aurait été préférable d'éviter cette nouvelle rencontre ?

Soliman affiche alors un air sombre. Il se lève de son fauteuil pour aller contempler les étoiles à travers la fenêtre de la petite pièce.

- Malheureusement, non, mon ami. Il y a des destins que je connais trop bien et… (Il frappe violemment le mur avec son poing…) je te garantis que je préférerais ne pas le savoir !

Les larmes du vieil homme tombent sur les dalles. Il écarte ses doigts, laissant échapper une carte de tarot froissée, laquelle atteint le sol : le treizième arcane, la Mort !

- Bientôt Eryn partira pour le Sanctuaire, pour devenir à son tour un Chevalier d'Athéna… C'est… nécessaire.
- Et pour Tamon ? Que devons-nous faire ?

Le second éphèbe vient de prendre la parole. Il a de beaux cheveux bruns bouclés et de grands yeux marrons, il porte une somptueuse tunique marmoréenne.

- Tamon est seul maître de son destin, Hermion. Nous ne pourrons pas l'empêcher de faire ce qu'il a décidé. Et c'est sûrement mieux ainsi. A présent, je vais vous demander de partir, vous savez ce que vous avez à faire.
- Bien, maître, répondent-ils de concert.
- Odyssée… Je sais que je peux compter sur toi. Prends bien soin de mon fils.

Pour toute réponse, Odyssée se contente d'acquiescer d'un discret hochement de tête. Soliman s'assied puis ferme les yeux. Un long silence s'instaure.
Les deux éphèbes quittent la pièce. Dans le couloir, Odyssée adresse un signe de la main à Eryn et à Tamon qui semblent l'attendre justement. Quant à Hermion, il s'apprête visiblement à partir pour un long voyage, un billet d'avion glissé entre ses doigts.
Quittant le temple et s'enfonçant dans le bois de chênes, Eryn et Tamon suivent Odyssée, lequel tient par la main un tout petit garçon blond qui ne doit pas être âgé de plus de trois ans.
Les heures passent, le temps se couvre, la pluie se met à tomber, l'orage gronde. Seul, Soliman sort sur le parvis de son temple et regarde en bas des marches. La lueur des éclairs révèle la présence d'un visiteur : le colosse brandit une hache flambant neuve, au manche finement taillé, aux deux tranchants forgés dans un minerai sombre comme la nuit.

- Ainsi, j'ai rendez-vous avec mon destin, soupire le vieil homme. Je suis prêt et je relève ton défi, Jorund. Cette nuit, l'oracle a révélé que l'un d'entre nous entrerait dans le royaume des ténèbres.
- Oui, je suis d'accord, et je peux même te dire qui !

Le géant s'élance à travers les marches, son aura sombre l'englobant. Une douce lumière dorée vient se former tout autour de Soliman, tandis qu'il lève son bras et tend son index vers les cieux…
Un coup de tonnerre, la foudre qui s'abat sur la forêt de chênes… Les lèvres d'un vieil homme psalmodiant un chant d'adieu… Puis vient l'ultime vision d'un destin inéluctable : sept étoiles qui se rassemblent, une épée qui s'abat, la renaissance d'une lumière depuis longtemps éteinte, une comète défiant les cieux, un jeune garçon au sommet d'une montagne… Un dernier sourire… Une hache qui s'abat… Une lumière aveuglante… Une malédiction qui s'achève… Une autre qui commence…


Septembre 2195. Etendues sauvages et enneigées de Sibérie orientale. Sven est maintenant âgé de dix ans et demi, Anakin en aura bientôt douze. Une longue mais belle matinée d'entraînement à travers ce pays qu'ils ont tous deux appris à aimer. Ce jour-là, Lushia est absent, parti depuis deux jours suite à une convocation au Sanctuaire ; mais ce n'est pas une raison pour négliger leur entraînement : les deux garçons le font avec sérieux et assiduité.
Le soleil est à son zénith. L'heure d'une pause bien méritée pour reprendre des forces en dégustant des poissons fraîchement pêchés, l'occasion de discuter davantage de leurs motivations, ambitions, aspirations, projections vers le futur… l'heure des confidences…

- Je suis heureux de t'avoir rencontré, Sven. J'aurai tant aimé avoir un frère ou une sœur, une telle compagnie m'a longtemps manqué, tu sais. Je t'aime beaucoup…
- Moi aussi je t'aime beaucoup, Anakin. Pendant longtemps, je n'ai pas su non plus ce que c'était que d'avoir des frères et sœurs… jusqu'à ce que je rencontre cet homme exceptionnel qui m'a fait connaître tant d'amis qui sont pour moi devenus mes frères… Néo… Shin… Issa… Kemri… Sandra… Vicky… et enfin… toi : Anakin. Toi aussi tu es devenu mon frère. Et ces deux années passées avec toi m'ont beaucoup aidé à supporter la séparation d'avec mes autres frères… Je te les présenterai un jour…

Un rare moment de bonheur durant lesquels deux enfants savourent leur compagnie mutuelle et prennent conscience du sentiment qui les unit… Un lien fraternel éternel… Ils en ont oublié l'espace d'un instant où ils sont, ce qu'ils font, pourquoi ils le font… Mais la réalité les rattrape bientôt… bien trop tôt…
Un ours polaire, blessé et enragé, se dresse devant eux. L'image de sa gueule béante s'imprime dans la rétine de Sven, le sortant de son rêve bien trop vite… Celle de la patte ensanglantée prête à s'abattre sur eux est affichée dans celle d'Anakin… La bête hurle, ses yeux injectés de sang traduisent sa frénésie, son pelage maculé de sa propre substance a presque dissimulé sa blancheur naturelle… Il a chargé… Anakin crie.

- Nooooonnnnn !

Les deux pattes antérieures de l'animal se sont abattues sur eux. Sven se sent projeté en arrière par un puissant souffle de froid : la patte de l'ours ne l'a pas atteint. Il tombe dans la neige, relève la tête : Anakin est debout devant lui, une fine aura froide et blanche le nimbant pendant un bref instant. Les bras tendus en avant, il a frappé la poitrine de l'ours : celle-ci est recouverte d'une fine pellicule de glace paralysant toute une partie du corps de l'animal, lequel continue de rugir, tentant de se libérer de sa fragile prison de cristal.
Le Cosmos ! Est-ce cela qui vient d'émaner du corps de son ami pendant un bref instant ? Le Cosmos ! Est-ce cela qui vient de retarder le prochain assaut de la bête en proie à sa folie frénétique ? Le Cosmos d'Anakin vient de s'éveiller… et de s'éteindre…
Alors qu'il s'effondre en arrière, tombant dans les bras de Sven, Anakin adresse un sourire à son frère. Son corps recouvert de son propre sang, sa poitrine lacérée par les griffes de l'ours polaire, ses muscles se relâchent…

- Anakin ! Non, tiens bon ! Je vais te ramener au village, Lushia et Gouriev pourront te sauver ! Accroche-toi ! Je t'en… Je t'en supplie… Ne t'en vas pas ! Anakin !

Les yeux bleus de Sven se sont emplis de larmes, comme s'ils étaient devenus deux fontaines intarissables. Il ne peut pas accepter que son frère disparaisse ainsi… pas maintenant…
Il ne le voit pas, l'ours qui se libère. La glace se brise sous la pression exercée par le puissant animal, s'apprêtant à frapper de nouveau.
Un souffle glacial… Une statue de glace qui explose en milliers de cristaux… L'ours n'est plus… A la place où il se tenait il y a encore une seconde, une lumière dorée illumine la terre enneigée, l'aura d'un Cosmos incommensurable.

" Lushia est le Chevalier d'Or du Verseau " avait dit un jour Anakin.
" C'est une armure magnifique… Mais c'est vrai qu'il ne la porte que rarement… Moi-même je n'ai eu que de rares occasions de la voir. " lui avait confié Gouriev un autre jour.

Lushia, paré de son armure rutilante, se penche au-dessus du corps inerte de son disciple, et lui ferme les yeux avant de le recouvrir de sa grande cape blanche. Il le prend dans ses bras, et sans un mot, prend la direction de son chalet. A quelques mètres il s'arrête, semblant attendre Sven, qui le rejoint lentement en pleurant. Ainsi meurt Anakin, disciple de Lushia et meilleur ami du futur Chevalier du Cygne.
Couché sur la banquise, Anakin semble serein. Son corps, lavé de son sang et tout de blanc vêtu, s'enfonce dans l'eau glacée, tandis que Lushia lève son bras droit. De minuscules cristaux de glace semblent alors émaner de la main du Chevalier du Verseau et resplendissent dans un intense blizzard venu se former tout autour, créant… un cercueil de glace… prisonnier de la banquise à quelques mètres du chalet.

- Au revoir, fils…

Une larme… Une unique larme coule le long de la joue du Chevalier d'Or. Quelques flocons de neige, ultime adieu d'un maître à son disciple. Lushia s'enfonce dans l'immense étendue blanche... seul avec sa peine…
Plusieurs villageois viennent déposer quelques fleurs sur la tombe d'Anakin. A genoux, Sven ne parvient pas à faire cesser son chagrin, il n'en a pas envie d'ailleurs. La main du patriarche Gouriev se pose sur son épaule, comme pour lui assurer son soutien, son réconfort. Joshua le prend dans ses bras et le blottit près de lui.
Anakin aurait bientôt dû avoir douze ans. Le visage d'un petit garçon blond toujours souriant se dessine au milieu des nuages… et dans les yeux de Sven… comme un ultime adieu.


Octobre 2195. Sanctuaire, Grèce. Vêtu d'une simple tenue, le Chevalier des Gémeaux pénètre dans les arènes, où un grand nombre de novices s'appliquent à leur entraînement dans l'espoir, très improbable pour la plus grande majorité d'entre eux, de devenir Chevaliers d'Athéna. Le fouet du garde qui les surveille claque régulièrement sur le sol pour leur rappeler que l'heure n'est pas au repos. Le Chevalier d'Or observe la scène d'un air amusé.
Non loin de là, un jeune garçon blond court puis s'arrête brusquement à la vue du géant qui pénètre dans les arènes. Goliath affiche son habituel sourire carnassier, attendant l'instant où il se fera bousculer par l'un de ces nombreux élèves inattentifs à sa présence difficile à ignorer. Mais Néo s'est arrêté à temps et, arborant un sourire malaisé, il contourne délicatement la montagne humaine et quitte les arènes, laissant échapper un large soupir.
Les novices ont porté leur attention sur le géant, cessant toute activité. Même le surveillant n'ose intervenir, lui-même frappé par une indicible frayeur à la vue du monstre.

- Qu'attends-tu pour faire ton travail, garde ?

Les regards se focalisent alors sur le Chevalier des Gémeaux, qui vient de parler. Les novices effrayés semblent retrouver tout leur courage à la vue de leur idole et se précipitent en masse autour de lui.

- Retournez donc vous entraîner ! Ou vous ne réussirez jamais à devenir ce à quoi vous aspirez !
- Che… Chevalier Seigi, hésite le jeune Mika, je voulais… juste… vous remercier…
- Tais-toi, gamin ! l'interrompt-il. Tu as mieux à faire. Garde ! Je devrais en référer au Grand Pope si tu persistes à adopter une attitude aussi laxiste envers ces novices !

Le Chevalier d'Or vient de faire preuve d'un autoritarisme qui lui est peu coutumier. Effrayé devant de tels propos, le surveillant s'est repris et le bruit du fouet claquant au sol a rappelé aux novices ce pourquoi ils se trouvent en ces lieux. Tous retournent à leurs exercices.
La déception s'affiche sur le visage de Mika qui regarde s'éloigner celui qui lui avait prodigué tant d'encouragements et lui avait même un jour sauvé la vie.

- Ce n'est pas possible… Que vous est-il arrivé, Chevalier Seigi ? Non… On ne peut pas changer à ce point…

Quelques minutes plus tard, revêtu de son Armure d'Or, le Chevalier des Gémeaux pénètre dans le palais du Grand Pope et pose un genou à terre devant son maître.

- Je suis à votre service, monseigneur.
- Je n'en ai jamais douté, Seigi. A présent tu es et resteras toujours le plus fidèle de tous mes Chevaliers d'Or.

Chapitre précédent - Retour au sommaire - Chapitre suivant

www.saintseiya.com
Cette fiction est copyright Laurent Habault.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.