Une pour trois


Un paquet de cartes. Ce n'étaient pas des cartes à jouer, elles étaient trop grandes pour cela. Non, c'étaient des cartes de tarot, ornées d'illustrations colorées. Mais on ne voyait pas les illustrations pour le moment, car le paquet était en train d'être mélangé par des mains brunes aux doigts effilés. Bien que les cartes aient dûes être neuves à une époque, elles étaient à présent usées et écornées. Pas par manque de soin, mais, plus simplement, parce qu'elles avaient beaucoup servies. Elles glissaient facilement, presque sans bruit.

Les mains s'immobilisèrent. Puis l'une d'entre elle vint prendre la carte se trouvant sur le dessus du paquet et la retourna, avant de la poser sur le sol terreux qu'éclairait à peine la lueur d'une bougie en train de se consumer.

_L'atout XX, annonça une voix jeune et féminine, légèrement rauque. La Résurrection. C'est cette carte qui donne la clef de tout le reste. Nous devrons renoncer à ce que nous sommes actuellement pour atteindre un niveau d'existence supérieur.

Les mains se remirent en mouvement, triant de nouveau le paquet.

_Tu es vraiment obligée de mélanger après chaque carte ? demanda avec impatience une autre voix, qui, dans d'autres circonstances, savait se faire douce et agréable. Le matin n'est plus très loin et on aura pas le restant de la journée de libre !

_Boucle-là, Barbie décervelée ! siffla la première voix avec irritation. Si tu avais dormi un peu moins longtemps, on aurait pu s'y prendre plus tôt !

De nouveau, les mains s'immobilisèrent, puis retournèrent une carte et la posèrent en travers de la première.

_Le Deux de Bâtons. Cette carte-ci représente notre incapacité à surmonter les limitations que nous nous sommes imposées à nous-mêmes. C'est ce qui nous empêche de concrétiser ce que nous indique la première carte.

_Ah ! Intéressante, ton interprétation ! railla la seconde voix. Nous risquons de ne pas parvenir à nous dépasser parce que nous n'y réussissons pas. Félicitations, Myriam, ton don de voyance est vraiment remarquable !

_C'est toi qui m'a demandé en pleurnichant de tirer les cartes pour savoir ce qui allait se passer aujourd'hui, alors arrête de te plaindre ! riposta furieusement la première voix, mais en s'efforçant malgré tout de ne pas se faire trop forte. Tu ne serais même pas fichue de prédire la fonte des neiges au printemps !

Un léger crissement tandis que les mains agiles mélangeaient de nouveau les cartes.

_Le Huit de Deniers, annonça la première voix, ayant retrouvé un peu de son calme. Cette carte décrit la réalité de surface, l'apparence. De lourdes épreuves nous attendent, que nous ne pourrons franchir que grâce à notre volonté. Mais la vérité est plus profonde que cela.

_C'est toi qui le dit, marmonna la seconde voix. Moi, cette réalité-là me semble bien assez exacte.

_Est-ce que tu pourrais te taire, s'il te plaît ? demanda la première voix, trahissant une patience qui s'effilochait à grande vitesse. C'est déjà assez difficile comme ça, je n'ai pas besoin de tes commentaires de niaise par-dessus.

_Elle a raison, Annelys, intervint une troisième voix, plus aiguë, qui était restée silencieuse jusque-là. Il ne nous reste déjà plus beaucoup de temps comme ça.

_Bon, bon, je me tais...

Un glissement silencieux et une nouvelle carte vint rejoindre les trois précédentes.

_Le Deux de Bâtons, qui représente la réalité profonde. Des forces que nous ignorons sont en nous, que nous devons apprendre à utiliser efficacement pour atteindre le but qui nous est révélé.

Une sonnerie stridente vint ponctuer cette déclaration, déchirant le quasi-silence qui régnait à l'intérieur de la petite hutte délabrée.

_C'est cette saleté de réveil ! pesta la seconde voix. Arrête-le, Jessalynn !

La sonnerie expira sur un gargouillis torturé.

_Je crois que je l'ai cassé, fit la troisième voix d'un air d'excuse.

_Bah, d'une façon ou d'une autre, on en aura plus besoin après aujourd'hui, observa la seconde voix avec désinvolture. Par contre, ça veut dire qu'il ne nous reste plus beaucoup de temps avant le lever du soleil. Il va falloir se dépêcher.

_J'aurais déjà fini sans tes interruptions, grogna la première voix.

Une cinquième carte fit son apparition.

_Le Trois de Deniers pour notre passé. Il représente le travail et les accomplissements.

_Et comment ! ne put s'empêcher d'intervenir la seconde voix.

_Chut, fit la troisième voix.

Puis une sixième carte, venant former un losange avec les trois précédentes, les deux premières étant au centre.

_Le Deux d'Epées, dit la première voix. Notre futur. Nous commençons à évoluer mais nous devons faire face à des obstacles, plus intérieurs qu'extérieurs. Il nous faut accepter le changement et décider dans quelle direction il s'orientera.

Les mains brunes mélangèrent un instant le paquet avant d'en tirer une septième carte.

_Le Cinq d'Epée, reprit la première voix, toujours aussi détachée qu'à chaque fois qu'elle décrivait ce qu'elle interprétait. Ce qui habite nos esprits. Et c'est la peur, qui nous empêche d'atteindre une conscience nouvelle.

Il y eu une inspiration d'air, très nette dans le silence presque total, comme si l'une des deux autres voix avait voulu contester l'affirmation , puis avait choisi de s'abstenir. Une huitième carte apparut juste au-dessus de la précédente.

_L'atout XI. Ce qui nous entoure, la réalité dans laquelle nous vivons. Et c'est la Justice. Chaque action entraîne sa juste conséquence. Nous forgeons nous-même notre propre destin.

_Ca, au moins, c'est plutôt rassurant, observa la seconde voix avec une sorte de soulagement.

_Dans ton cas, je me pose la question, ironisa la première voix.

La neuvième carte fit son apparition.

_Le Cinq de Coupes, qui décrit nos espérances et nos craintes. Chaque médaille a son revers. Ce qui peut paraître désirable à une époque peut ne plus l'être ensuite. Sentiment de regret et de futilité.

Il n'y eut aucun commentaire. La signification de cette carte-ci n'était que trop claire. Les mains brunes se remirent à trier le paquet méthodiquement.

_Tout le monde dehors immédiatement ! cria brusquement une voix venant de l'extérieur de la hutte. Ceux que je devrais aller chercher aujourd'hui risquent de le regretter !

Les mains brunes frémirent légèrement, laissant échapper une carte qui tomba sur le sol, face renversée.

_Bon sang, c'est maître Kurt ! s'exclama la troisième voix, presque paniquée. C'est déjà l'heure !

_Vite, Myriam, retourne la carte, fit la seconde voix d'un air pressant. J'aimerais savoir ce qui nous attend en fin de compte !

Les mains brunes lâchèrent précipitamment le paquet et saisirent la carte pour retourner...

_La poisse ! fit la troisième voix, brusquement abattue.

_La Mort. Sur toutes les cartes du jeu, tu aurais pu en tirer une autre, tu ne penses pas ? observa la seconde voix avec un humour forcé.

_Il ne faut pas forcément l'interprêter littéralement, fit la première voix, qui s'était malgré tout légèrement tendue à l'apparition de la dernière carte. Cela peut vouloir dire que...

_Je vais compter jusqu'à dix, tonitrua la voix de maître Kurt, et si quelqu'un n'est pas arrivé à dix, il le sentira passer ! Un ! Deux !...

Il y eut un bruit de mêlée tandis que les trois jeunes femmes bondissaient sur leurs pieds en même temps à l'intérieur de la hutte trop basse, renversant la chandelle qui s'éteignit et se bousculant pour retrouver la sortie.

_Attendez ! s'exclama la première voix, celle de Myriam. Il faudrait que nous prenions chacune une carte, pour nous aider face à ce que nous aurons à affronter.

_Trois ! Quatre !...

_Oh, bon sang, c'est pas le moment ! gémit presque la seconde voix, celle d'Annelys. Ce vieil enfoiré va nous écorcher vives si...

_Ca va, fit la troisième voix, celle de Jessalynn. On a juste le temps. Envoie les cartes, Myriam !

_Cinq ! Six !...

_Vous les avez ?

_Oui.

_Oui.

_Alors, dépêchons-nous !

_Sept ! Huit !

Les trois jeunes femmes s'engouffrèrent dans l'ouverture qui tenait lieu de porte à la hutte, sans même prendre la peine de relever la tenture qui les protégeait du froid pendant la nuit. A l'extérieur, les autres novices s'étaient déjà rangés en ligne devant maître Kurt qui achevait son décompte. Myriam, Annelys et Jessalynn piquèrent un sprint et les rejoignirent sur le "D" de "Dix !".

_Bien, bien, bien, fit maître Kurt, tandis que la vingtaine de novices dont il avait eu la charge pendant les cinq dernières années se tenait devant lui, tous raides, immobiles et absolument silencieux. Tout le monde est là, je vois, ce qui n'est pas une mince performance pour certains.

Son regard s'attarda très brièvement sur les trois filles, qui se tenaient à l'extrémité droite du rang, et ne bougeaient pas plus que les autres. Elles n'osaient pas ne serait-ce que remuer la tête, mais la même idée habitait chacune de leurs têtes. Leur maître devait regretter horriblement qu'elles ne soient pas arrivées en retard. Cela aurait été tout à fait son genre de les humilier un peu juste le dernier jour pendant lequel elles étaient sous sa charge.

_Je ne vous ferai pas un long discours, reprit maître Kurt après un moment de silence, parce qu'un discours ne vous aiderait strictement en rien. Vous avez tous une idée de ce qui vous attend et ce n'est pas moi qui viendrait vous dire que vous avez raison ou que vous vous trompez. L'épreuve est difficile. Certains d'entre vous mourront, d'autres renonceront et il est possible qu'aucun d'entre vous ne réussisse. Je ne vous précise pas que ce dernier cas de figure me déplairait souverainement, étant donné que je déteste perdre mon temps. Mais, d'une façon ou d'une autre, ce soir, au coucher du soleil, vous serez libre de partir d'ici. Au Sanctuaire si vous réussissez et où cela vous plaiera sinon. Et maintenant, en route, et en silence.

Et la petite colonne s'ébranla et se mit en marche à la suite de son instructeur, passant parmi les huttes éparses pour se diriger vers la montagne.

Prenons un peu de recul pour les observer. En tête vient maître Kurt. Environ quarante ans, des cheveux blonds fonçés qui lui tombent dans le cou de manière inégale, maître Kurt a la carrure solide de ceux qui s'exercent chaque jour de façon régulière et assidue. Un début de barbe couvre son visage carré, dont les plis indique assez qu'il n'a guère l'habitude de sourire. Maître Kurt porte un pantalon de toile, une veste de cuir et une paire de sandales. Il tient à la main un bâton de marche, qui lui sert bien plus souvent à corriger ses disciples qu'à soutenir ses pas assurés.

Derrière lui viennent ses élèves. Revêtus de simples tuniques, tous nus-pieds, ils avancent en file, totalement silencieux. Maître Kurt ne tolère pas les bavardages. Ils sont vingt-quatre en tout. Des garçons de quatorze ou quinze ans, hormis Myriam, Annelys et Jessalynn. Ils sont tous arrivés ici plus ou moins à la même époque, cela fait cinq ans. Pendant toutes ces années, ils se sont entraînés ensemble, ont pris leurs maigres repas ensemble, ont partagé les mêmes huttes rudimentaires. Pourtant, il n'y a pas de véritable sentiment de camaraderie entre eux. Tous ont depuis longtemps conscience du fait qu'ils ont tous le même but, et qu'un seul d'entre eux pourra l'atteindre. Chacun considère les autres comme des rivaux, des adversaires, qu'il faudra peut-être combattre si cela devient nécessaire. Chacun d'entre eux s'y est préparé. Chacun... sauf les trois jeunes filles, qui ne parviennent pas à s'y résoudre. Regardons-les chacune à leur tour.

La première est Myriam. Elle a la peau brune, les yeux sombres et des cheveux noirs et emmêlés qui lui tombent jusqu'à la taille. Sa maigreur, surprenante, même chez un novice, n'affecte en rien la grâce qui anime ses mouvements. Myriam est d'origine gitane, ou, du moins, c'est ce qu'elle prétend quand on lui pose la question. De fait, elle n'a aucun souvenir de sa famille, ce qui a souvent poussé ses deux amies à remettre en question cette affirmation. Néanmoins, étant donné le caractère facilement abrupt de Myriam, elles ont généralement préféré le faire en son absence. Quoi qu'il en soit, Myriam perd rarement une occasion de souligner implicitement son ascendance supposée. Ce qui l'a conduit, voilà maintenant deux ans, à la pratique du tarot divinatoire.

Ensuite vient Annelys. Aussi différente de Myriam en apparence que le jour l'est de la nuit, Annelys a la peau claire, des cheveux blonds et bouclés dont elle prend particulièrement soin et de grands yeux bleus. Elle a aussi des formes particulièrement captivantes pour ses quinze ans, et elle ne se prive pas d'en voir l'effet sur les novices masculins quand elle en a l'occasion. Ces derniers la prennent généralement pour une ravissante idiote à la cervelle vide et ne saisissent pas comment elle a pu endurer le même entraînement qu'eux-mêmes. Annelys ne se donnant généralement pas la peine de paraître plus bête qu'elle n'est en présence de Myriam et de Jessalynn, ces dernières sont les seules à savoir qu'elle a l'esprit autrement plus affuté qu'on ne pourrait le croire. Et un caractère qui n'a rien à envier à celui de Myriam.

Et enfin vient Jessalynn, qui ne ressemble pas beaucoup non plus à ses deux amies. A peine un mètre trente-cinq, Jessalynn a des cheveux très roux, coiffés en une courte natte, et des yeux gris-verts. Quelqu'un qui ne la connaîtrait pas lui donnerait probablement une dizaine d'années, alors qu'elle en a quinze depuis quelques mois. Son air de gamine est encore renforcé par son visage parsemé de tâches de rousseur et sa voix assez aiguë. Et pourtant, Jessalynn est sans conteste la plus mature du trio, celle qui garde le plus les pieds sur terre. C'est aussi la plus agréable à vivre et c'est généralement à elle qu'incombe la tâche difficile de réconcilier Myriam et Annelys quand l'une d'entre elles a eu un mot de trop.

Pour résumer, en dépit, ou peut-être à cause de toutes leurs différences, ces trois-là sont indéfectiblement attachées l'une à l'autre et elles partagent tout. Myriam, Annelys et Jessalynn ne sont pas leur vrais prénoms, par ailleurs. Mais elles ont entendu dire que les chevaliers changeaient de nom en recevant leur armure et elles ont voulu mettre la chance de leur côté par cette anticipation.

La petite colonne est toujours en train d'avancer sur le terrain rocailleux. Il leur reste bien au moins une dizaine de minutes avant d'arriver, ce qui nous laisse le temps de nous intéresser un peu au paysage. Un paysage surtout remarquable par son relief, extrêmement montagneux. Nous sommes quelque part dans la presqu'île du Kamtchatka, au fin fond de la Russie. Les rares villes se trouvent le long de la côte, mais nous nous trouvons en ce moment à l'intérieur du pays. Aucune trace de civilisation ici, si l'on excepte la dizaine de huttes qui ont servi de demeure aux novices pendant ces cinq années. Accessoirement, il fait particulièrement froid, mais c'est bien le dernier des soucis des élèves de maître Kurt, qui ont eu tout le loisir de s'aguerrir à n'importe quelle variation de température.

_Nous sommes arrivés.

La voix de maître Kurt fit passer un frisson à travers toute la rangée de novices. Ils étaient parvenus au pied d'une montagne, en fait un ancien volcan, dont la masse imposante leur dissimulait le soleil. Juste devant eux se trouvait une vaste paroi rocheuse, totalement verticale, large d'au moins une centaine de mètres. Une quarantaine d'ouvertures avaient été pratiquées dans cette paroi, juste assez larges pour laisser passer quelqu'un, et on pouvait deviner au-delà d'étroits tunnels s'enfonçant vers le coeur de la montagne.

_Maintenant que nous y sommes, laissez-moi mettre quelques choses au point, fit maître Kurt en se retournant. Vous allez chacun choisir un tunnel et vous y engager. Vous rencontrerez des embranchements et des pièges divers, mais chacun de ces tunnels peut vous mener au but, c'est compris ? Si jamais, ce qui peut arriver, deux d'entre vous se rencontrent, à eux de décider ce qu'ils vont faire. Ils peuvent s'affronter, suivre chacun leur propre chemin, ou même coopérer. Vous êtes totalement libres de faire ce que vous voulez. La seule chose que vous ne pouvez pas faire, c'est ressortir avant d'avoir trouvé l'armure. Si vous ressortez, vous serez éliminés et vous pourrez faire une croix sur vos beaux rêves. Est-ce bien clair ? Je vous attendrai ici jusqu'à demain à l'aube, étant donné qu'il est peu probable que l'un d'entre vous puisse survivre plus d'une journée à l'intérieur de ces tunnels. Celui qui me rapportera l'armure du Cheval deviendra chevalier de bronze et gagnera un billet gratuit pour le Sanctuaire. Les autres pourront essayer de décrocher un poste d'ouvrier à Ust-Kamchatsk.

Maître Kurt promena un regard significatif sur les vingt-quatre novices. Il était de notoriété publique parmi eux qu'il avait lui-même échoué dans sa tentative pour gagner une armure sacrée, bien des années auparavant. Ayant malgré tout découvert la maîtrise du cosmos, il avait pu devenir instructeur dans ce camp d'entraînement. Mais il n'en était guère plus enclin à éprouver de la compassion pour ceux qui échoueraient à ramener l'armure. Et celui ou celle qui l'emporterait pouvait s'attendre à un sermon exhaustif sur ce qui l'attendait en Grèce.

De fait, en ce moment même, le Sanctuaire était au bord de la ruine, après la disparition d'Athéna, de ses cinq chevaliers protecteurs et des chevaliers d'or. Mais cela se passait à des milliers de kilomètres et maître Kurt n'en avait aucune idée. S'il avait su que certains chevaliers étaient allé jusqu'à déserter le Sanctuaire, il aurait été apoplectique.

_Bon, reprit maître Kurt après un long moment de silence, il est temps d'y aller. Vous avez des lanternes et des briquets, là-bas, ainsi que suffisamment d'huile pour tenir quelques heures.

Il tendit le bras vers un tas de lanternes rouillées, qui avaient dû être apportées là quelques jours auparavant.

_Prenez-en une chacun et entrez. Dépêchez-vous ! Je n'ai pas l'intention d'y passer le restant de la semaine !

Lentement malgré tout, les novices vinrent prendre une lanterne et se dirigèrent vers la paroi rocheuse. Les ouvertures étaient là, comme autant de bouches ouvertes, et ne semblaient plus donner que sur l'obscurité. Laquelle choisir ? Se pouvait-il que l'une d'entre elles offre un passage sûr et sans risque jusqu'à l'armure ? Très improbable. Maître Kurt n'accordait pas beaucoup de crédit à la simple chance. Il y eut un bref moment de silence tendu, tandis que chacun d'entre eux s'efforçait de faire leur choix, espérant tous qu'un autre le ferait avant eux. Puis l'un des novices fit un pas en avant, alluma sa lanterne et s'engagea résolument dans l'une des ouvertures béantes. Les autres le suivirent du regard tandis qu'il s'enfonçait dans l'obscurité, jusqu'à ce qu'un coude du couloir le dérobe à leur vue. Puis, un à un, ils commençèrent à l'imiter, chacun choisissant un tunnel et y pénétrant. Quelques instants après, il ne restait plus que Myriam, Annelys et Jessalynn, qui se tenaient devant trois ouvertures voisines, hésitantes. Elles n'osaient pas se souhaiter bonne chance, car elles savaient toutes qu'une seule d'entre elle pourrait être chanceuse, en fin de compte.

_Eh, les filles !

Les trois jeunes novices, qui avaient été sur le point d'entrer enfin, se retournèrent vers maître Kurt, qui les regardait avec une expression curieuse.

_Si l'une d'entre vous me ramène l'armure, je veux bien avaler ma canne, lança-t'il avec un rictus goguenard. Qu'est-ce que vous en dites ?

Le trio échangea un regard, lourd de signification. Puis, sans plus attendre, chacune d'entre elles s'engagea dans le tunnel de son choix.

Si, avec ça, elles ne sont pas motivées, songea maître Kurt en les voyant disparaître, c'est à désespérer.

*****

Le silence se referma sur Myriam comme les murs d'une geôle. Elle n'était guère habituée au silence, ni même à être seule. Au cours des cinq dernières années, il y avait toujours eu quelqu'un avec elle. Au moins Jessalynn, ou même cette peste d'Annelys. Mais à présent, il n'y avait plus personne. Elle était totalement livrée à elle-même. Etrangement, cela ne lui plaisait pas tout à fait autant qu'elle se l'était figuré quand elle essayait d'imaginer à quoi ressemblerait l'épreuve. Elle aurait voulu avoir quelqu'un à qui parler, ne fut-ce que pour rompre le silence pesant.

_Et bien, je peux toujours me parler toute seule, grommela-t'elle en levant sa lanterne pour mieux voir le tunnel dans lequel elle avançait. Je n'ai besoin de personne pour ça.

Brusquement, elle se souvint de la carte de Tarot qu'elle avait tirée pour elle-même juste avant de quitter la hutte. Elle n'avait pas eu le temps de la regarder et l'avait glissée dans sa tunique, avant de l'oublier complètement. Est-ce qu'elle l'avait perdue sur le chemin ? Non, elle était toujours là. Myriam prit la carte et la regarda. Le dessin, un peu effaçé par l'usure, représentait un homme vêtu de robes rouges et noires, debout devant un autel où étaient posés des objets à la forme indistincte. Il avait une main levée et, de l'autre, traçait un symbole ésotérique dans les airs.

Le Mage. Myriam savait ce qu'il représentait. Ou, du moins, elle en était à peu près sûre. Le pouvoir de l'esprit humain. La volonté permettant de modifier la réalité, d'agir sur l'extérieur.

Ce qu'elle ne savait pas, c'était ce que cela pouvait bien signifier dans la circonstance présente. Haussant les épaules, Myriam remit la carte dans sa tunique et poursuivit son chemin dans les ténêbres.

*****

Annelys trébucha sur une irrégularité du sol et faillit tomber. De justesse, elle parvint à se rattraper à la paroi, manquant fracasser sa lanterne par la même occasion. Décidément, cette épreuve commençait mal. Et elle n'était même pas encore tombé sur le premier piège !

Le tunnel qu'elle avait choisi était très vite arrivé à une intersection et elle avait choisi l'embranchement de droite. Elle espérait que c'était son intuition qui lui avait soufflé d'aller par là, mais elle n'aurait pas misé sa tête dessus. Depuis qu'elle avait suivi cet embranchement, le tunnel n'avait pas cessé de descendre. De surcroît, le sol humide était particulièrement glissant. Et la pente ne cessait de s'accentuer de mètre en mètre.

Annelys jura à voix basse. Comment savoir si l'armure était par là ? Est-ce qu'elle ne ferait pas mieux de rebrousser chemin ? Elle aurait aimé avoir ne serait-ce qu'un indice, mais, visiblement, c'était trop demander aux imbéciles qui avaient conçu ce test.

Un indice ! Fébrilement, Annelys se mit à fouiller dans sa tunique, jusqu'à ce qu'elle y retrouve la carte de Tarot. Bien que, en règle générale, elle ne crut pas aux sciences divinatoires, pour le moment, n'importe quelle parcelle de réconfort serait la bienvenue. La carte représentait une sorte de créature mi-homme mi-bouc, au faciès ricanant. Devant elle se trouvait deux personnes, un homme et une femme, tous deux reliés à la créature par de lourdes chaînes qu'ils ne semblaient pas remarquer. Le nom de l'atout était inscrit au bas de la carte, à peine lisible dans la clarté diffuse que projetait la lanterne.

_Le Diable, lut finalement Annelys, avec un reniflement dédaigneux. Cette sorcière de Myriam a dû se tromper. Elle m'a donnée la carte qui lui était destinée.

Renonçant à perdre plus de temps avec cela, elle jeta la carte de côté et reprit son chemin, qui s'enfonçait dans les profondeurs de la terre.

*****


Jessalynn fit la moue. La carte qu'elle tenait actuellement dans sa main droite représentait un jeune homme blond, vêtu d'habits dépareillés, un bâton à la main et un chien à ses côtés. Il avançait le long d'un chemin sinueux, mais son regard restait rivé sur le ciel, indifférent à tout le reste.

_Le Fou...

Elle ne parvenait pas à se rappeler ce qu'il représentait. Myriam avait dû le lui expliquer un jour ou l'autre, sans aucun doute, mais elle ne s'en souvenait plus. Cela avait à voir avec le fait d'agir sans se préoccuper des conséquences, ou quelque chose comme ça. Ou peut-être pas. De toute façon, elle n'avait aucun moyen de le vérifier pour le moment. Alors, autant se remettre en route...

Jessalynn plissa les yeux, s'efforçant de distinguer ce qui se trouvait devant elle, sans beaucoup de succès. La faible lumière que diffusait la lanterne ne lui permettait pas de voir à plus de quelques mètres, et le peu qu'elle voyait ne lui apprenait rien. Le tunnel s'était un peu élargi et il semblait monter légèrement. A part ça, rien. Jessalynn se sentait gagnée par la nervosité. Elle se doutait que, malgré les apparences, le fait de remporter l'armure ne devrait pas grand-chose à la chance. L'épreuve ferait appel aux facultés qu'elle avait acquises pendant ces cinq années d'entraînement, à sa rapidité de réaction, à son esprit d'observation. Mais, pour le moment, elle n'avait encore rien rencontré qui sorte de l'ordinaire. Le tunnel qu'elle suivait depuis le début ne sinuait même pas et elle n'avait rencontré aucun embranchement. Elle était constamment resté attentive à tout ce qui pouvait sortir de l'ordinaire et elle n'avait rien remarqué. Avait-elle manqué quelque chose ? Y avait-il eu un passage dissimulé qu'elle n'avait pas remarqué ? Est-ce qu'elle faisait totalement fausse route en continuant d'avancer comme elle le faisait ?

Jessalynn prit une profonde inspiration et se calma. Après tout, cela ne devait pas faire plus d'une dizaine de minutes que l'épreuve avait commencé. Il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'elle n'ait encore rien rencontré de particulier. Ceux qui avaient conçus ce test l'avaient sans doute voulu ainsi, de manière à la troubler et à la rendre moins attentive. Oui, c'était sûrement ça. La meilleure chose à faire était encore de continuer d'avancer.

Tout de même, elle aurait bien voulu savoir ce qui l'attendait.

*****

Une intersection...

Myriam leva sa lanterne pour mieux voir l'endroit où elle était arrivée. Elle se trouvait dans une petite caverne, d'où partaient cinq tunnels, sans compter celui qui l'avait menée jusqu'ici. Les tunnels en question étaient tous plus ou moins identiques, pour autant qu'elle put en juger dans la semi-pénombre. Aucun d'entre eux n'avait de marque distinctive ou quoi que ce soit. Rien ne permettait d'indiquer lequel la rapprocherait de l'armure.

Myriam se gratta la tête pensivement. Visiblement, les difficultés commençaient ici. Elle avait cinq choix possibles. Peut-être qu'aucun n'était le bon, ou qu'ils revenaient tous au même, elle n'avait aucun moyen de le savoir. Et puisqu'il n'y avait apparemment pas de solution logique au problème, autant être illogique. Le Mage était l'atout I, elle prendrait le premier tunnel.

Myriam fit un pas en avant, puis s'arrêta. Le premier à gauche ou le premier à droite ?

*****

Un mur...

Annelys écarquilla démesurément les yeux, incrédule. Mais elle ne s'était pas trompé. Le tunnel qu'elle avait suivi pour parvenir jusqu'ici s'achevait brutalement sur un mur. Elle avait fait tout ce chemin, elle avait failli vingt fois se rompre les os pour rien !

Non, ce n'était pas possible. Ce devait forcément être l'une des épreuves qu'elle devait surmonter. Peut-être qu'il y avait un passage secret ou quelque chose de ce genre. Brandissant sa lanterne devant elle, Annelys entreprit d'examiner attentivement tout ce qui l'entourait.

Rien. Rien qui puisse indiquer l'existence d'un mécanisme quelconque. Le mur ne sonnait pas creux. Apparemment, il s'agissait vraiment là d'un cul-de-sac. Ce qui signifiait qu'elle avait dû choisir le mauvais tunnel quand elle avait rencontré l'embranchement. A moins que...

Au bord de la crise de nerfs, Annelys revint sur ses pas, puis s'arrêta. Le tunnel suivait une très forte pente juste avant d'aboutir au cul-de-sac, et elle n'avait pas eu l'occasion de prêter attention à ce qui l'entourait quand elle avait négocié la descente. Mais maintenant... Annelys entreprit de remonter lentement, lanterne levée. Oui, c'était bien ça. Quelques mètres avant le cul de sac, il y avait une sorte de renfoncement dans le mur de gauche, si léger qu'elle n'y avait pas fait attention auparavant. A cet endroit, la paroi était trop lisse pour que cela soit naturel. Mais il n'y avait toujours aucune trace d'un mécanisme quelconque. Tant pis.

Annelys posa soigneusement la lanterne à ses pieds, prit une profonde inspiration, puis frappa la paroi de toutes ses forces avec son poing.

*****

Une crevasse...

Jessalynn grimaça et fit précipitamment deux pas en arrière. La faille, qui devait faire au moins huit mètres de largeur, lui barrait totalement le chemin. Apparemment, elle venait de tomber sur le premier obstacle qui lui était destiné. Restait à savoir comment elle allait le franchir.

Jessalynn s'avança tout au bord du gouffre et tendit sa lanterne. Elle ne distinguait pas le fond, ce qui n'avait rien de très surprenant. Par contre, le tunnel semblait reprendre tout à fait normalement de l'autre côté. La faille était beaucoup trop large pour qu'elle puisse espérer la contourner en s'accrochant aux parois. D'un autre côté, il y avait un certain nombre de stalactites qui tombaient du haut du tunnel.

Jessalynn recula et réfléchit. Visiblement, il y avait plusieurs solutions au problème. Le tout était de choisir la meilleure.

La solution la plus évidente, bien entendu, était de sauter par-dessus la faille. Elle avait suffisamment de place pour prendre de l'élan et le sol n'était pas trop glissant. Evidemment, cela impliquerait malgré tout qu'elle batte le record olympique de saut en longueur.

_Et je ne suis pas sûre d'être à la hauteur, observa-t'elle pour elle-même avec un rictus.

La deuxième solution serait de franchir le gouffre en s'accrochant aux stalactites, lesquels étaient suffisamment nombreux et suffisamment rapprochés pour que cela ne pose pas trop problème. Restait à savoir s'ils tiendraient sous son poids, ce qui était loin d'être certain.

La troisième solution... Jessalynn se creusa la cervelle pour savoir s'il en existait une. La troisième solution serait... descendre ? Jessalynn se pencha en avant. La paroi était assez abrupte, mais il y avait malgré tout quelques prises. Suffisamment, elle l'espérait.

Tenant la lanterne entre ses dents, Jessalynn passa par dessus le rebord du gouffre et entreprit la descente.

*****

Myriam marchait le long d'un tunnel rectiligne. Plusieurs minutes s'étaient écoulées depuis qu'elle avait croisée une intersection pour la dernière fois et, depuis, elle n'avait rien rencontré de particulier.

C'était assez préoccupant, en fin de compte. Depuis le début de l'épreuve, elle s'était contentée d'avancer au hasard dans ce dédale souterrain. A aucun moment, elle n'avait eu besoin de faire appel à ses capacités, physiques ou mentales. Où était donc l'épreuve ? Peut-être que, si elle avait vraiment mérité l'armure, un sixième sens mystérieux serait venu la guider à travers ces tunnels. Peut-être que...

Clic. Myriam se figea brutalement, un pied encore en l'air.

Tchlang !! Un trait indistinct fusa de nulle part et la lanterne qu'elle tenait à la main vola en éclats.

Myriam resta encore immobile quelques secondes, dans l'obscurité maintenant totale, puis elle se baissa et entreprit de chercher à tâtons autour d'elle. Le sol était jonché de morceaux de verre, et elle s'entailla la main avant de réussir enfin à trouver ce qu'elle cherchait. Un morceau de bois, long à peu près d'une main, mais brisé en deux, qui s'achevait par une pointe de fer.

Apparemment, cela ressemblait fort à un carreau d'arbalète, songea Myriam, perplexe. Sans doute l'un des pièges. Si elle n'avait pas réagi immédiatement, elle l'aurait probablement reçu à travers le corps. Myriam se releva et fit un pas en avant. Mais comment exactement...

Clic. A terre ! Myriam plongea au sol, tandis que le carreau sifflait au-dessus d'elle pour aller s'écraser contre le mur opposé. Tchac !

Clic. Rouler sur le côté, vite, vite, pour éviter le carreau suivant. Tchac !

Clic. En arrière maintenant. Incapable de voir, Myriam en était réduite à deviner la trajectoire des projectiles mortels et à s'efforcer de les anticiper. Tchac !

Clic. Bondir sur la droite et se baisser. Les carreaux s'enchaînaient trop vite. Elle n'avait pas le temps de réfléchir à la façon de les esquiver. Tchac !

Clic. Plonger vers l'avant. Chacun des projectiles semblait venir s'écraser terriblement prêt. Si seulement elle avait pu les voir... Tchac !

Clic. Myriam s'aplatit au sol. A chaque instant, elle s'attendait à ressentir une douleur foudroyante lui brûler le cerveau. Tchac !

Silence. Myriam ne bougea pas d'un muscle. La patience était une leçon qu'elle avait bien retenue de ces cinq années. Une longue minute passa, puis une autre. Lentement, attentive au moindre son, Myriam entreprit de se relever, prête à bondir à la moindre alerte. Rien. Elle s'épongea le front, qui dégoulinait de sueur. Apparemment, elle venait de franchir le premier piège. C'était plutôt encourageant, raisonna-t'elle, s'efforçant de calmer ses battements de coeur frénétiques. A présent, elle saurait qu'elle devait se tenir sur ses gardes.

Une bonne minute s'écoula encore tandis qu'elle reprenait lentement son souffle, puis elle se remit en route, tâtonnant un peu dans l'obscurité. Privée de source d'illumination, elle aurait sans doute plus de difficulté à repérer les pièges potentiels. Par conséquent, il allait falloir qu'elle redouble d'attention tout au long de...

Clic.

*****

Annelys fit un pas en avant, très prudemment. Puis un autre. L'équilibre, c'était la clef de tout. Elle devait penser uniquement à cela et ne plus s'embarrasser du reste. Un pas encore.

La jeune novice aux cheveux blonds était en train de progresser avec une lenteur délibérée le long d'un étroit pont de pierre qui enjambait un gouffre. C'était à peine plus qu'une sorte d'arche rocheuse, en fait. Elle ne faisait guère qu'un demi-pied de large, et sa surface était à la fois irrégulière et glissante. Pas exactement une partie de plais... Oooh...

Annelys se rétablit de justesse. Elle ne devait penser à rien, hormis sa lente progression au-dessus du vide béant. Et si elle tombait ? A rien. Et si l'arche s'écroulait ? A rien.

Annelys réussit à maintenir cet état de détachement pendant à peu près une demi-minute, ce qui lui permit d'atteindre la moitié du pont. Le plus dur était fait. Elle poursuivit son chemin, un peu moins lentement. Encore un ou deux pas et elle aurait atteint les deux tiers du trajet.

Elle avait les bras écartés pour conserver son équilibre. La main gauche tenait la lanterne. La main droite, encore ensanglantée, serrait une pierre qu'elle avait ramassée pour faire contrepoids. Encore quelques pas et elle serait totalement en sécurité...

C'est à ce moment-là qu'un vent brutal se mit à souffler des profondeurs du gouffre.

*****

Jessalynn fit la moue et tira un peu sur sa natte. Où diable était-elle arrivée ? Il lui avait semblé descendre dans le gouffre pendant des heures, mais elle avait fini par atteindre le fond, d'où partait un autre tunnel, plus large que les précédents. Elle avait pris cela comme un signe qu'elle était sur la bonne route, encore qu'elle n'eut aucune certitude à ce sujet. Se pouvait-il qu'elle ait ainsi trouvé un chemin menant directement à l'armure ou est-ce qu'elle ne faisait que s'égarer plus encore dans ce dédale gigantesque ? Aucune façon de le savoir. Elle ne pouvait que s'accrocher à l'espoir qu'elle avait fait le bon choix.

Le tunnel venait de déboucher sur une petite caverne circulaire, qui n'avait apparemment aucune autre issue. Jessalynn sentit son sang se refroidir dans ses veines à cette constatation, mais l'impression de désespoir ne dura qu'un instant. Un test, une fois de plus. Il devait y avoir...

Un bruit sourd et massif derrière elle. Se retournant d'un bond, prête à faire face à toute éventualité, Jessalynn se retrouva face à... un mur de granite. Apparemment, un lourd bloc de pierre était venu obstruer l'entrée de la caverne, l'emprisonnant à l'intérieur.

_D'où sort ce machin-là ? se demanda Jessalynn à mi-voix, tout en palpant de la main la surface de la roche.

Elle était certaine de ne rien avoir remarqué de particulier en arrivant. Visiblement, elle avait dû manquer quelque chose. Ou alors, c'était de la magie. D'une façon ou d'une autre, il ne lui restait plus qu'à chercher le moyen de ressortir.

Jessalynn entreprit de faire lentement le tour de la caverne. Les parois étaient étrangement lisses. Elles ne semblaient pas naturelles. D'un autre côté, qu'est-ce qui était naturel ici ? Distraitement, Jessalynn se demanda qui avait bien pu concevoir tous les éléments de ce test, qu'on disait très ancien. Qui avait creusé ces tunnels, qui malgré leur apparence, n'étaient certainement pas dûs au hasard. Qui avait conçu les pièges innombrables et comment il s'était assuré qu'ils fonctionneraient toujours après des décennies sans entretien. Il était presque réconfortant de simplement penser que cela avait été par magie.

Quelque chose ! Une aspérité infime, invisible à la lumière de la lanterne, mais que ses doigts percevaient malgré tout. Jessalynn hésita un instant, puis appuya fermement. Etait-ce son imagination ou est-ce qu'elle avait bien entendu un grondement sourd ? Chaque sens en éveil, Jessalynn recula jusqu'au centre de la caverne, prête à réagir immédiatement si c'était nécessaire.

C'est alors qu'elle entendit le sifflement du gaz.

*****

Le soleil parvint à son zénith au dessus des terres désertes et rocailleuses du Kamtchatka, venant apporter un peu de chaleur au pays gelé. Assis sur un rocher et totalement immergé dans ses pensées, maître Kurt ne le remarqua même pas. Après un temps, il se leva et se mit à marcher de long en large, comme il le faisait chaque fois qu'il était préoccupé et que ses élèves n'étaient pas là pour le voir.

Est-ce que l'un d'entre eux réussirait ? Est-ce que l'un d'entre eux avait ce qu'il fallait pour réussir ? Maître Kurt grimaça. Il savait bien ce qu'il fallait pour devenir chevalier. Il l'avait découvert lui-même... trop tard ! Il fallait un engagement total, une connaissance parfaite de soi-même et une ténacité sans borne. Et cet éclat d'intuition, ce sixième sens qui permettait d'accéder au cosmos, et qui faisait la différence entre ceux qui remportait l'armure et ceux qui échouait au dernier instant. Oui, Maître Kurt ne savait que trop bien ce qu'il fallait pour devenir chevalier.

Distraitement, il se pencha pour ramasser une pierre qu'il entreprit de réduire en poussière. Y avait-il quelqu'un qui puisse y parvenir parmi la bande de femmelettes dont il avait dû s'occuper pendant ces cinq ans ? Il craignait la réponse. Il avait fait au mieux, pourtant, il en était certain. Mais ses novices ne parvenaient pas à se dépasser malgré tout. Comme s'ils se heurtaient à une barrière invisible qui les empêchait d'atteindre un niveau supérieur.

Maître Kurt passa mentalement en revue chacun de ses disciples. Non, chez aucun d'entre eux, il n'avait ressenti la force nécessaire. Aucun de ces garçons n'avait ce qu'il fallait pour être un homme, encore moins un chevalier. Un rictus lui vint subitement. Cela laissait toujours les filles, bien sûr...

Maître Kurt était un homme dur, qui n'éprouvait de compassion pour personne, y compris lui-même, et qui ne doutait jamais du bien-fondé de ses actions. Contrôlant toujours ses sentiments d'une poigne de fer, il ignorait totalement ceux des autres. De surcroît, il ne tolérait aucune faiblesse chez ceux dont il avait la responsabilité. Il avait même tendance à être plus dur encore envers ceux qui avaient des difficultés à suivre l'entraînement éreintant qu'il dispensait. Pour finir, il avait une nette tendance à la misogynie, ce qui, au cours des cinq dernières années, l'avait amené chaque fois qu'il en avait eu l'occasion à accumuler les humiliations et les brimades à l'égard de Myriam, Annelys et Jessalynn.

Accessoirement, c'était aussi, et de loin, l'un des meilleurs maîtres de cette génération. Le Sanctuaire en était parfaitement conscient, et c'était pour cela qu'il avait reçu la charge de tellement de novices à la fois. Maître Kurt avait le talent rare de savoir éveiller le potentiel des autres... d'une manière qui leur plaise ou non. Et cela signifiait aussi qu'il était tout à fait conscient des capacités de chacun de ses élèves, mieux qu'eux-mêmes ne l'étaient. Et aussi qu'il savait qu'un certain nombre d'entre eux avaient de bonnes chances de réussir l'épreuve.

Et pourtant, il ne parvenait pas à se défaire du mauvais pressentiment qu'aucun de ses disciples ne réussirait à remporter l'armure du Cheval.

*****

Pendant ce temps, Myriam était toujours perdue dans le noir, au sens propre comme au sens figuré. Elle ne voyait strictement rien et elle n'avait pas la plus petite idée de la direction dans laquelle elle se dirigeait. Ce qui ne l'empêchait pas de poursuivre sa route à tâtons. Les doutes de maître Kurt ne l'affectait nullement là où elle était, d'abord parce qu'elle n'avait aucun moyen de les connaître, et ensuite parce que, même si elle les avait connu, elle n'en aurait pris que plus de plaisir à lui donner tort.

Son bras gauche lui faisait mal, et elle s'efforçait de l'utiliser le moins possible. Le dernier carreau avait manqué sa tête de très peu, la blessant malgré tout légèrement au-dessus du coude. N'ayant aucun moyen de voir à quel point c'était sérieux, Myriam s'était contentée d'un bandage rudimentaire, à présent trempé de sang.

Depuis, elle avait l'impression d'avoir marché à l'aveuglette pendant des heures. Peut-être même des jours, comment savoir. Elle ne se sentait pas particulièrement fatiguée malgré tout, mais la tension commençait à lui peser. Deux fois, elle avait cru rencontrer des pièges similaires, et elle avait passé de longues minutes à les franchir sans les déclencher. Est-ce que cela avait vraiment été des pièges ou simplement des leurres destinés à lui faire perdre du temps, elle n'avait aucun moyen de le savoir. Elle voulait au moins croire que cela indiquait qu'elle était plus ou moins sur le bon chemin, qu'elle ne s'était pas complètement fourvoyée. Evidemment, cela ne voulait pas dire non plus qu'elle se dirigeait dans la bonne direction. Elle avait dû croiser au moins quatre ou cinq embranchements depuis le dernier piège, et rien n'indiquait qu'il n'ait pas fallu emprunter l'un d'entre eux pour se rapprocher de l'armure.

Myriam jura à voix basse. Cet enchevêtrement de tunnels commençait vraiment à atteindre son moral. Le fait d'errer ainsi dans l'obscurité, au hasard, dans un véritable labyrinthe qui devait s'étendre sur des kilomètres et sans pouvoir parler à qui que ce soit était à la fois incroyablement frustrant et particulièrement irritant.

La seule consolation qu'elle pouvait trouver à la chose, c'était de se dire qu'Annelys devait trouver cela encore plus insupportable. La Barbie décervelée, comme Myriam l'appelait quand elles se disputaient, c'est-à-dire presque tout le temps, était totalement incapable de se passer de l'attention de quelqu'un d'autre, de préférence celle d'un homme, pour un temps si court que ce fut.

Mais, perdue comme l'était Myriam dans un dédale inextricable et à la limite de la claustrophobie, c'était tout de même une consolation un peu limitée.

*****

Annelys retint son souffle. Un instant auparavant, il lui avait semblé apercevoir quelque chose dans le tunnel qui s'étendait devant elle. Comme une lumière qui aurait flamboyé brièvement avant d'être engloutie par les ténêbres. Oui, cela venait de recommencer. Il y avait quelqu'un là-bas, qui tentait de se dissimuler en masquant la lueur de sa lanterne. Mais qui ?

Annelys réfléchit rapidement. Il était plus que probable qu'il s'agissait d'un autre novice. Si c'était Myriam ou Jessalynn, cela ne poserait pas de difficulté. Enfin, sans doute pas... Si ce n'était pas l'une d'elles...

Annelys se remit en route d'un pas rapide, tenant sa lanterne haut devant elle afin que son visage soit clairement visible. Le fait d'être considérée comme une idiote avait certains avantages, et en particulier le fait qu'on s'attende à ce que vous ne remarquiez pas ce qui était pourtant évident. A savoir, dans le cas présent, que quelqu'un était caché le long de la paroi du tunnel, s'efforçant plutôt maladroitement de ne pas être vu ni entendu.

Et donc, Annelys n'eut pas le moindre mal à feindre la surprise quand une forme noire jaillit de l'obscurité pour se jeter sur elle. Une main se referma autour de sa gorge tandis que l'autre lui immobilisait le poignet droit. Annelys poussa un cri étranglé et lâcha la lanterne, laquelle ne se brisa heureusement pas.

_Ne bouge pas, ordonna une voix rauque, légèrement haletante.

_Oui, répondit-elle, s'efforçant d'avoir l'air aussi soumise et désemparée qu'elle le pouvait.

Les deux lanternes, la sienne et celle de son agresseur, éclairait toute la partie du tunnel où ils se trouvaient, projetant des ombres sur les parois et donnant à la scène un aspect surréaliste. Après un moment, Annelys put distinguer le visage de celui qui l'avait attaqué. C'était l'un des novices masculins, comme elle s'y était attendu. Un garçon du nom de Dimitri. Apparemment, il avait plutôt souffert pour parvenir jusqu'ici. Du sang lui maculait le visage et sa respiration était sifflante.

_Dimitri, dit-elle après quelques instants, tu ne vas pas me faire de mal, n'est-ce pas ? Tu ne ferais pas ça ?

Elle inclina la tête de côté, s'efforçant de paraître aussi vulnérable que possible, tandis que sa poitrine effleurait légèrement celle de Dimitri. Elle entendit la respiration du novice se ralentir un peu, tandis que son étreinte se desserrait quelque peu. C'était la toute première leçon qu'elle avait apprise en arrivant au camp d'entraînement. En présence d'un joli visage, tous les hommes ont tendances à laisser agir leurs hormones plutôt que leurs cerveaux. Enfin, tous, sauf ce vieux sadique de Kurt, lequel ne se laissait pas avoir aussi facilement. Mais apparemment, Dimitri, lui, n'était pas immunisé.

_C'est bon, dit-il finalement en la lâchant et en reculant d'un pas, je ne te ferais rien. Reprends ta lanterne et fiche le camp. Retourne à la sortie ou reste ici, si ça t'amuse. De toute façon, ce n'est pas toi qui viendra m'inquiéter pour l'armure.

_Oh merci ! Merci ! fit Annelys avec effusion. Je vais m'en aller tout de suite, je t'assure !

Parfois, Annelys avait l'impression d'en faire trop. Mais apparemment ce n'était pas le cas. Visiblement, ce pauvre idiot n'avait même pas songé qu'elle avait également dû franchir de nombreux obstacles pour parvenir ici, et qu'elle était en bien meilleure condition que lui. Au lieu de cela, il se permettait de relâcher sa garde, confiant dans le fait qu'elle ne représentait aucun danger.

Une main vint se poser sur sa poitrine au moment où elle allait ramasser la lanterne, tandis qu'une autre se glissait entre ses cuisses.

_En fait, murmura Dimitri à son oreille tandis qu'il palpait ses seins, je me demande si ce n'est pas l'occasion de ungh...

Le novice se figea, le visage couvert de sueur. Annelys venait de saisir sa main et la tordait à présent en arrière avec une force incroyable, l'empêchant de faire le moindre mouvement.

_L'occasion de quoi ? demanda la jeune fille très calmement.

Dimitri ouvrit la bouche plusieurs fois, mais sans parvenir à articuler le moindre mot. La douleur lui tétanisait les muscles.

_Laisse-moi te dire une petite chose, dit Annelys, rapprochant son visage de celui, blanc comme un linge, du novice masculin. Le jour où je voudrais profiter d'une telle "occasion", je chercherai quelqu'un d'un peu plus viril que toi !

Le coup qui s'ensuivit propulsa Dimitri contre la paroi du tunnel. Il émit un grognement étouffé, ses yeux roulèrent dans leurs orbites et il s'effondra au sol, inconscient.

Un large sourire aux lèvres, Annelys ramassa sa lanterne. Cela faisait pas loin de cinq ans qu'elle avait eu envie de faire quelque chose comme ça. A présent, il ne lui restait plus qu'à récupérer l'armure pour faire toucher à tous ces imbéciles et à leur maître le fond de l'humiliation. Ce qui, elle y comptait bien, la vengerait plus qu'assez de tout ce qu'elle avait dû supporter jusque là.

Annelys songea brièvement à démolir la lanterne de Dimitri pour l'empêcher de poursuivre son chemin, puis y renonça et reprit sa route dans les tunnels interminables.

*****

Jessalynn s'arrêta une fois de plus, s'appuyant contre la paroi pour respirer. Il devait certainement s'être écoulé au moins une heure depuis, mais l'odeur du gaz lui brûlait encore les poumons. Elle avait bien failli y rester. Ce n'était que d'extrême justesse qu'elle était parvenu à trouver le mécanisme permettant de dévoiler une issue dissimulée dans la paroi de la caverne. A demi axphixié, la gorge brûlante et les yeux larmoyant, elle avait rampé jusque là et s'était échappée. Cela avait été si juste, en fait, qu'elle en frissonnait encore en y repensant.

Il y avait eu d'autres pièges, depuis, mais aucun aussi meurtrier. Jessalynn espérait ardemment, mais sans y croire, que cela resterait le cas. Après tout, il était assez logique que les pièges les plus dangereux se trouve juste avant l'armure. Elle espérait qu'elle aurait récupéré d'ici là. Est-ce que l'armure était proche ? La question habitait son esprit. Aucun indice ne venait le suggérer, ni d'ailleurs indiquer le contraire. Maître Kurt avait affirmé que l'épreuve ne durerait pas plus d'une journée, mais cette estimation incluait sans doute le temps de retour. Cela devait faire trois ou quatre heures qu'elle était là-dedans, encore qu'elle n'ait bien sûr aucun moyen de s'en assurer. Ce qui voulait dire qu'il était peu probable qu'elle soit encore à proximité de l'armure. Evidemment, il était très possible que certains tunnels permettent d'y accéder rapidement. Mais Jessalynn ne se faisait pas d'illusion. Elle avait croisé plus d'une dizaine d'intersections depuis le début. Il était douteux qu'elle ait toujours choisi la bonne.

Jessalynn voulu reprendre sa route, mais une vive douleur lui traversa la jambe, la contraignant à s'appuyer de nouveau contre la paroi. Le dernier piège qu'elle avait rencontré avait déclenché une avalanche de pierres qui avait failli l'ensevelir. Elle s'en était tiré de justesse, mais pas tout à fait sans mal.

_Bon, se dit-elle à elle-même pour se réconforter, je suppose que cela ne fera pas une grande différence si je m'accorde généreusement cinq minutes pour me reposer.

Et elle s'assit en tailleur contre la paroi de pierre, la tête entre les mains. C'était agréable, de pouvoir enfin se laisser aller un peu, se vider de la tension qui habitait tout son corps et retrouver une trace de sérénité. Inconsciemment, sans y faire attention, Jessalynn se mit à fixer la petite flamme dansante de la lanterne. Après une minute, elle avait complètement oublié ses poumons brûlants et sa jambe meurtrie et, encore une minute plus tard, son esprit commença à dériver.

C'était quelque chose qu'elles avaient découvert en commun il y avait un peu plus d'un an de cela. Myriam avait mis la main sur une bouteille de vodka et elles se l'étaient partagée. C'était alors qu'elles avaient eu cette expérience étrange, comme si soudainement elles disposaient de nouveaux yeux pour voir, de nouvelles oreilles pour entendre, de nouvelles mains pour toucher. Par la suite, elles avaient recommencé, d'abord avec l'aide de l'alcool, puis sans. C'était une sensation étrange, un peu enivrante. Cela donnait l'impression de découvrir un nouvel aspect de la réalité, lequel aurait toujours été là, mais sans qu'elle puisse le voir.

Ce n'était pas facile, pourtant, et elles n'y arrivaient que difficilement. Mais, en ce moment, Jessalynn ne ressentait pas la moindre difficulté à y parvenir. Son esprit était totalement libre, totalement éveillé, même si ce qui l'entourait était obscur. Il errait de part et d'autre, à travers les tunnels et la pierre, cherchant quelque chose auquel se raccrocher.

Peu de choses, vraiment. Presque rien. Le sixième sens de Jessalynn ne pouvait ni voir ni entendre, mais l'obscurité et le silence semblait partout. Partout, mais... Il y avait quelque chose ! Comme un rayonnement étouffé, comme une parcelle de chaleur au milieu du froid. Inhabituée à ce genre d'expérience, Jessalynn ne parvenait pas à définir clairement ce qu'elle ressentait. Mais il y avait un foyer... non, deux foyer, qui dégageait chacun cette sensation électrisante. L'un se trouvait un peu plus haut, au sein d'un véritable entrelac de tunnels. L'autre, au contraire, se trouvait nettement plus bas, dans les entrailles de la terre.

Jessalynn balança un instant, son esprit errant de l'un à l'autre. Quel était le bon choix ? S'agissait-il encore d'un piège ? Puis elle prit sa décision. Le second foyer paraissait plus intense que le premier, encore qu'elle n'aurait pas su expliquer de quelle manière elle percevait cela. Le chemin n'était pas évident, mais il lui semblait l'avoir bien en tête.

Fatigué par cet effort auquel il n'était pas habitué, l'esprit de Jessalynn entreprit de réintégrer son corps. Mais, juste avant d'y parvenir, il ressentit la présence de deux autres pensées, deux êtres qui lui étaient très familiers et qui avaient suivi le même chemin que lui pour parvenir aux mêmes conclusions. Et, tandis qu'elle reprenait le contrôle de ses muscles, Jessalynn sut qu'elle n'avait plus une minute à perdre. Myriam et Annelys avaient aussi localisé l'armure !

*****

Myriam trébucha sur une aspérité du sol, faillit tomber, retrouva de justesse son équilibre. Pas facile d'avancer rapidement quand on ne voyait rien du tout. Mais ce n'était pas le moment de traîner. Le but était très proche, elle le sentait.

Cela avait été étonnament facile d'utiliser son sixième sens pour percevoir l'armure. D'ordinaire, même dans des conditions idéales et avec autant de temps que nécessaire pour se concentrer, cela ne donnait pas souvent de résultat. Même quand elle y parvenait, elle n'en retirait que des impressions confuses, comme les souvenirs d'un rêve au réveil. Mais là, elle avait véritablement eu l'impression d'étreindre l'espace autour d'elle, de percevoir ce qui l'entourait, d'une manière qu'elle n'aurait pas su décrire. Et elle savait, donc, qu'elle était très près de l'endroit où se trouvait ce qu'elle supposait être l'armure. Plus près encore qu'Annelys et Jessalynn ne l'était.

Restait à savoir combien de temps elle pourrait maintenir cette avance.

*****

Annelys courait dans les tunnels interminables, si vite que ses pieds semblaient à peine effleurer le sol. La flamme de sa lanterne vacillait furieusement, menaçant de s'éteindre à tout moment, et ne diffusait plus guère qu'une lumière ténue, mais c'était encore suffisant. Et Annelys avait encore une image assez précise du chemin qu'elle devait suivre.

Courir, toujours plus vite, sans cesser de suivre le chemin qu'elle voyait en esprit. Elle se guidait d'après le contact du sol sous ses pieds nus. La flamme de la lanterne frémit une dernière fois, puis s'éteignit brusquement. Annelys la lâcha sans y prêter plus d'attention, la laissant rouler derrière elle pour aller heurter la paroi. Cela n'avait pas d'importance. Rien ne comptait plus que la rapidité.

Elle était encore assez loin de son objectif, mais, dans son esprit détaché de toute pensée, elle avait néanmoins conscience du fait qu'elle gagnait du terrain. A présent, la seule chose qui importait était de tenir tout du long.

*****

Jessalynn se laissa glisser le long de la pente. Elle se rapprochait, c'était certain. L'armure, si c'était bien elle, ne devait plus être très loin. Raison de plus pour être prudente. Il y aurait certainement au moins un dernier piège avant la fin, et ce serait sans doute le plus dangereux.

Jessalynn parvint au bas de la dénivélation et poursuivit sa route, les mains tendues devant elle pour ne pas risquer de heurter un obstacle quelconque. Sa lanterne s'était éteinte quelques minutes auparavant, ayant apparemment épuisée sa réserve d'huile. Au moins, songeait-elle pour se remonter le moral, cela signifiait sans doute que Myriam et Annelys était dans le même cas.

Tout en avançant prudemment, chacun de ses sens aux aguets, Jessalynn ne pouvait s'empêcher de revenir sur l'impression qu'elle avait eu quand il lui avait semblé sortir de son corps. Comment était-elle parvenue à sentir la présence de l'armure à des centaines de mètres de distance ? Elle n'avait jamais été capable de quelque chose de pareil, elle en avait parfaitement conscience. En fait, elle n'était jamais vraiment parvenu à quelque chose de concret avec ce "sixième sens". Les rares fois où elle l'avait atteint, il ne lui en était resté que quelques impressions confuses et sans grand intérêt.

Peut-être que c'était à cause du contexte de l'épreuve. Peut-être que c'était l'armure elle-même qui l'aidait à la trouver. Peut-être que les quelques épreuves qu'elle avait surmonté lui avait vraiment permis d'atteindre un niveau supérieur. Peut-être que c'était le fait que Myriam, Annelys et elle aient tenté la même chose au même moment qui avait décuplé leurs capacités. Peut-être que c'était la déesse Athéna qui avait choisi de les aider. Peut-être que ce n'avait été qu'un coup de chance.

Peut-être qu'elle n'aurait jamais la réponse.

Jessalynn s'arrêta. Il y avait quelque chose devant. Elle voyait quelque chose devant. Comme une sorte de rougeoiement sourd. Et la température semblait avoir étrangement augmentée au cours des derniers mètres...

*****

Le novice s'arrêta à la sortie du tunnel, visiblement hésitant, comme s'il allait encore changer d'avis et repartir. Maître Kurt ne lui adressa pas un seul regard. Après un long moment, le novice, qui s'appelait Pietr, se résolut à sortir et alla rejoindre les six autres novices qui étaient déjà là. Ceux-ci le laissèrent s'asseoir, mais aucun d'entre eux ne lui adressa la parole. En ressortant des tunnels où se déroulait l'épreuve, ces sept-là avait renoncé à ce qu'ils avaient poursuivi pendant cinq ans. Il ne leur avait pas été facile de se résoudre à revenir sur leurs pas. Mais ils l'avaient fait, en fin de compte. Aucun d'entre eux ne deviendrait chevalier. D'un autre côté, aucun d'entre eux non plus n'aurait perdu la vie dans cette épreuve. Ils étaient vivants et ils avaient le restant de leur existence devant eux. Même s'ils avaient échoué, il leur restait encore tout ce qu'ils avaient appris pendant leur entraînement. Ils avaient encore le temps de trouver un autre centre d'intérêt à leur vie. Peut-être.

Assis à l'écart, le visage fermé, maître Kurt se désintéressait totalement de la chose. A partir du moment où ils étaient revenus sans armure, ils avaient cessé d'être ses disciples et il n'avait plus aucune responsabilité à leur égard. Toutes ses pensées étaient concentrées sur ceux qui étaient encore à l'intérieur, luttant toujours pour devenir chevalier.

Maître Kurt n'était pas totalement dénué d'humanité. Il ne méprisait pas ceux qui avaient échoué, parce qu'il s'était retrouvé à leur place, bien des années auparavant, et que le souvenir de ce jour-là était encore brûlant dans sa mémoire. Mais, si ces novices avaient encore la possibilité de faire quelque chose de leur avenir, ils devraient l'accomplir seuls. Il avait fait ce qu'il avait pu, mais il n'était pas parvenu à leur apprendre ce qu'il fallait.

Maître Kurt fronça les sourcils, s'efforçant d'étendre sa perception pour englober les tunnels. Son sixième sens n'était pas très puissant pour quelqu'un qui maîtrisait le cosmos, et les tunnels étaient vastes. Terriblement vastes. Il ne savait même pas exactement jusqu'où ils s'étendaient. Mais il savait où se trouvait l'armure du Cheval et il parvenait à utiliser son rayonnement comme point de repère.

Il était autrement plus difficile de déterminer où se trouvaient ses disciples. Aucun d'entre eux n'ayant encore découvert leur cosmos, son sixième sens ne l'aidait pratiquement pas. De temps à autres, pourtant, il lui arrivait de ressentir la présence de l'un d'entre eux, l'espace d'un temps très bref. Puis l'impression disparaissait.

Combien d'entre eux étaient morts ? Et combien étaient en ce moment en train d'essayer de retrouver le chemin de la sortie ? Cela faisait maintenant près de six heures et demie que l'épreuve avait commençé. Bien assez longtemps pour perdre la vie, et encore plus pour perdre espoir. Mais maître Kurt avait encore confiance. L'un d'entre eux, au moins, parviendrait bien à découvrir l'armure. Et une fois qu'il l'aurait découverte, il lui faudrait alors manifester son cosmos.

Ou mourir.

*****

Myriam s'immobilisa, sidérée. L'endroit où elle venait d'aboutir était tout simplement démentiel.

Le tunnel qu'elle avait suivi jusqu'ici donnait sur une vaste caverne de pierre noire... qu'une rivière de lave venait traverser de part en part. Myriam fit quelques pas en avant pour mieux l'observer. Le spectacle était véritablement impressionnant. La lave s'écoulait sans cesse, en un mouvement à la fois lent et régulier, presque fascinant, éclairant toute la caverne d'une lueur sourde et rougeoyante. La chaleur était étouffante et elle fut bientôt contrainte de reculer, incapable de plus la supporter.

Pourtant, même cela ne parvint pas à la distraire. De l'autre côté de la rivière de lave, à l'extrémité opposée de la caverne, elle avait pu distinguer trois autres tunnels. L'armure se trouvait là, elle en était certaine. Il ne restait que le problème de franchir la lave, qui s'étendait tout de même sur une largeur de six ou sept mètres...

_Eh, Myriam !

L'interpellée eut tout juste le temps de se retourner pour voir filer juste à côté d'elle une forme indistincte aux cheveux blonds.

_Annelys !

Annelys accéléra juste avant d'atteindre la lave, bondit... Son corps parut traverser l'espace comme une flêche, dans une trajectoire basse, sans la moindre courbe. Annelys se reçut en souplesse de l'autre côté, et se releva aussitôt pour adresser un sourire moqueur à Myriam.

_Quand on se reverra, n'oublie pas de m'appeler "chevalier" !

Son rire s'étrangla quelque peu dans sa gorge quand une autre forme bondit à son tour par-dessus la rivière de lave, dans un mouvement si rapide qu'il en parut flou, et se réceptionna d'une roulade juste à côté d'elle.

_Et "pauvre andouille", tu crois que ça t'irait ? demanda sarcastiquement Jessalynn avant de se redresser et de se mettre à courir.

Avec une exclamation furieuse, Annelys se lança à sa poursuite. Réagissant finalement, Myriam fit trois pas en arrière, puis se lança à son tour dans une course d'élan précipitée, sans même prendre le temps de calculer la distance. Son esprit totalement concentré sur son but, Myriam vit la rivière de lave se rapprocher, l'étendue rougeoyante qui lui barrait le chemin, de plus en plus près, sentit son pied prendre élan contre la pierre noire et brûlante, le sol disparaître sous elle. La seconde que dura son bond parut s'éterniser, tandis que le doute la traversait tout à coup. Puis elle retomba brusquement de l'autre côté, parvenant de justesse à conserver son équilibre, et reprit aussitôt sa course, les poumons brûlés par l'atmosphère suffocante. Elle ne se retourna pas et ne sut jamais à quel point son saut avait été juste.

Myriam arriva juste à temps pour voir Annelys et Jessalynn disparaître dans deux des tunnels qui s'ouvraient dans la paroi du tunnel. Haussant les épaules, elle se résigna à emprunter le troisième et à espérer que c'était le bon.

Le tunnel était particulièrement sombre par contraste avec la caverne et il fallut un moment à ses yeux pour se réadapter à l'obscurité, ce qui, d'ailleurs, ne la fit pas ralentir une seule seconde. Elle ne pensait plus qu'à l'armure. L'armure. Après toutes les épreuves qu'elle avait surmontées, elle ne pouvait pas supporter l'idée de la voir sur quelqu'un d'autre qu'elle-même. L'armure était à elle.

Myriam stoppa net en pleine course, manquant se retrouver par terre par la même occasion. Le tunnel semblait s'élargir, ici, même si elle n'en était pas tout à fait certaine. Peut-être débouchait-il sur l'endroit où reposait l'armure. L'idée traversa l'esprit de Myriam mais elle ne bougea pas, en dépit de ses battements de coeur précipités et de la sueur qui commençait à dégouliner le long de son visage. Il y avait quelque chose de particulier, ici. Et ce bruit, qu'elle n'avait pas perçu tout de suite... Comme un sifflement, à peine perceptible...

Une forme sinueuse jaillit des ténêbres et frappa à une vitesse foudroyante, visant ses yeux. Presque aussi rapide, Myriam bondit en arrière, levant son bras gauche pour se protéger le visage. Une douleur suraiguë lui transperça la peau et elle tomba en arrière avec un cri. Se reprenant immédiatement, elle roula de côté pour esquiver le coup suivant... qui ne vint pas. Relevant les yeux, Myriam découvrit que ce qui l'avait attaqué avait disparu, et qu'elle était totalement seule dans la quasi-obscurité du tunnel.

Mais, juste au dessus de son poignet gauche, à peine distants d'un centimètre, il y avait à présent deux petits trous, et la peau brune tout autour était en train de virer au noir.

*****

Annelys fonçait à travers le tunnel obscur, trébuchant sur les aspérités du sol, se cognant aux parois. Elle devait continuer, elle devait arriver la première. Elle ne pouvait même pas supporter l'idée de perdre maintenant, surtout face à Myriam ou Jessalynn.

Son corps commençait à ressentir l'effet de la fatigue, mais l'idée de s'accorder ne serait-ce qu'une demi-seconde de repos ne l'effleura pas. Une fois qu'elle sentirait le contact de l'armure contre sa peau, une fois qu'elle aurait la certitude qu'elle était chevalier et que rien ni personne ne pouvait aller contre cela, alors seulement elle se permettrait de se reposer.

Elle distinguait une clarté étouffée à quelque distance devant elle, maintenant. Annelys redoubla de vitesse. Ce devait être l'armure. Elle l'avait pratiquement à portée de main et les deux autres n'étaient nulle part en vue. C'était comme si elle l'avait déj...

Un choc brutal. Une douleur fulgurante qui lui brûla le visage, l'empêchant momentanément de voir. Incapable de comprendre ce qui se passait, Annelys eut l'impression qu'elle allait s'évanouir, parvint de justesse à ne pas perdre connaissance.

Sa vision revint, lentement, et Annelys ne put retenir une exclamation stupéfaite. Il n'y avait rien. Elle se tenait debout, à quelques pas seulement de la caverne d'où provenait cette étrange lueur blanche, et rien ne lui barrait le passage. Annelys voulut faire un pas en avant.

La douleur, de nouveau, comme un choc électrique qui aurait parcouru tout son corps. Et brusquement, Annelys réalisa.

Des fils. Des dizaines, des centaines de fils, si fins qu'ils en étaient presque invisibles, si tranchants qu'ils entamaient sa peau partout où ils la touchaient. Ils formaient comme une vaste toile d'araignée dans laquelle elle venait de se prendre.

Annelys tenta de se dégager, de revenir en arrière, mais ne parvint en fin de compte qu'à s'empêtrer davantage. A présent les fils l'entouraient complètement, comme un cocon transparent, incroyablement serré. Annelys se figea, les deux bras écartés, la tête en arrière, s'efforçant tant bien que mal de conserver son équilibre. Elle ne pouvait plus faire le moindre mouvement. Même le simple fait de respirer suffisait à faire entrer un peu plus les fils dans sa chair. Elle ne pouvait plus rien faire d'autre qu'attendre.

*****

Jessalynn s'immobilisa. Son coeur battait si fort qu'elle avait l'impression qu'il allait s'arracher de sa poitrine d'un moment à l'autre. L'armure était très proche, elle le sentait. De fait, elle devait utiliser toute sa volonté pour ne pas se précipiter droit devant, sans plus prêter attention à ce qui l'entourait.

Prudence. C'était le maître-mot. Elle devait faire attention tout au long de l'épreuve, et plus encore maintenant qu'elle était à deux doigts du succès. L'avance qu'elle avait sur les deux autres ne durerait pas, mais, de toute façon, cela ne servirait à rien si elle se faisait piéger parce qu'elle n'avait pas pris le temps de réfléchir.

Jessalynn avança pas à pas, observant intensément tout ce qui l'entourait, tâtant du pied le sol devant elle. Il devait y avoir un piège. C'était forcé. Le tout était de savoir où il se trouvait exactement. De la prudence, de la concentration...

Il y avait une lumière pâle devant elle. Jessalynn ne se pressa pas, garda le même rythme lent et délibéré. Précautionneusement, elle entreprit de franchir la distance qui l'en séparait, s'attendant à tout moment à ce que quelque chose se passe. Rien. Jessalynn réprima un grognement de frustration. Elle ne devait pas perdre sa concentration, à aucun prix.

Brusquement, le tunnel déboucha sur une vaste caverne en forme de demi-sphère, aux parois trop lisses pour être naturelles. Elle était vide, à l'exception d'un large autel rectangulaire d'où émanait une vive clarté blanche et sur lequel reposait... une boîte de métal orné. Les ongles de Jessalynn s'enfonçèrent dans sa paume à cette vue et son pas suivant fut un peu trop rapide.

Elle eut tout juste le temps de distinguer un éclair pâle avant que des griffes invisibles viennent lui déchirer le ventre. Et Jessalynn n'eut que le temps d'émettre un râle étouffé avant de s'écrouler en arrière sur la pierre froide.

*****

Maître Kurt se sentait de plus en plus nerveux. Pour un peu, il se serait mis à marcher de long en large, mais il ne voulait pas faire preuve d'un tel manque de contrôle en public. Aussi demeurait-il immobile, assis en tailleur à même le sol, le visage à peu près aussi expressif que la pierre contre laquelle il s'appuyait.

L'épreuve avait débutée depuis un peu plus de sept heures, et, même si en théorie elle pouvait durer jusqu'à une journée entière, en pratique, elle touchait à son terme. Quinze des novices étaient déjà ressortis, abandonnant leur quête de l'armure. Le dernier avait été le jeune Dimitri, couvert de bleus et de contusions. Parmi ceux qui n'étaient pas ressortis, la plupart était sans doute morts, ou sérieusement blessés. Une fois que la journée de l'épreuve serait écoulée, maître Kurt irait ramener les survivants, s'il y en avait encore à ce moment-là, et donnerait une sépulture décente à ceux qui avaient succombés. Mais, pour le moment, il avait bien autre chose en tête.

Il lui avait semblé ressentir comme une palpitation de cosmos, quelque part dans le dédale de tunnels. Mais, de façon assez surprenante, c'était assez éloigné de l'endroit où se trouvait l'armure du Cheval. Bien plus bas, en fait, là où les tunnels en rejoignaient d'autres plus anciens, qu'il n'avait jamais eu l'occasion d'explorer en entier. Se pouvait-il que l'un de ses novices se soit égaré jusque là ?

Maître Kurt y songea un instant, un peu perplexe. Cela ne ressemblait pas au cosmos d'une personne vivante. Le dernier piège qui protégeait l'armure du Cheval aurait pu donner une impression pareille, mais ce n'était pas le cas. Alors ?

Incapable de répondre à cette interrogation, maître Kurt laissa ses yeux dériver jusqu'au petit groupe des candidats qui avaient renoncé à leurs chances de remporter l'armure. Chacun d'entre eux arborait encore les traces des épreuves qu'ils avaient rencontrées. Les tuniques étaient déchirées, leurs lambeaux noirs de sang séché. Les novices ne s'étaient pas facilement résolus à abandonner, mais ils l'avaient fait en fin de compte, à partir du moment où ils avaient compris que le prochain piège leur serait sans doute fatal.

Oui, ces pièges étaient redoutables, à la fois difficiles et ingénieux. Mais ils ne constituaient pas l'épreuve elle-même. Ils n'étaient qu'une façon de tester ceux qui prétendaient à l'armure, d'écarter ceux qui ne pourraient y parvenir et d'éprouver le potentiel de ceux qui en avaient les moyens. Mais même le fait de les surmonter tous ne rendait pas l'épreuve finale moins mortelle, nécessairement fatale à ceux qui ne parvenaient pas à découvrir leur cosmos.

*****

Etendue sur le sol glacial, Myriam attendait la mort. Le poison qui lui brûlait les veines était en train de la tuer rapidement, elle en avait parfaitement conscience et elle ne pouvait rien y faire. Son bras gauche tout entier était déjà devenu noir et ses muscles tétanisés lui refusaient tout service. Et même si elle avait pu bouger, de toute façon, ça ne lui aurait servi à rien. Elle portait sa mort en elle. Comment parviendrait-elle à la fuir ?

Si seulement elle avait fait plus attention en s'engageant dans ce tunnel. Si seulement elle avait été plus rapide pour éviter le coup. Si seulement elle avait eu quelque chose avec quoi se faire un garrot, pour que le venin ne se répande pas dans tout son corps.

Si seulement la douleur de mourir n'était pas aussi terrible.

Myriam essaya de bouger, de s'appuyer contre la paroi pour se remettre en position assise, n'y parvint pas, renonça. Les cartes l'avaient avertie. Elle avait eu beau essayer d'interpréter cela différemment, son destin avait été de mourir depuis le début. Et elle ne pouvait plus qu'attendre qu'il se réalise, désormais. Toute la magie du monde ne la sauverait pas.

La magie. Annelys et Jessalynn se seraient moqué d'elle si elles l'avaient su, mais le rêve de Myriam avait toujours été de devenir une grande magicienne, de pouvoir changer la réalité selon ses désirs. A défaut de cela, elle se serait contenté de devenir chevalier. Mais elle n'aurait même pas cela. Une larme hésitante apparut au coin de l'oeil de Myriam avant de glisser lentement le long de sa joue. Elle avait toujours voulu apparaître sûre d'elle-même et de ses capacités. Elle s'était toujours retenue de s'apitoyer sur elle-même. Et pourtant, en ce moment, elle avait terriblement peur. Elle n'avait que quinze ans. Et elle n'avait encore rien fait de son existence.

Le coeur de Myriam rata un battement et ses yeux s'obscurcirent.

Le Mage. Le Mage. Au prix d'un immense effort, Myriam parvint à ne pas sombrer dans une inconscience sans retour. Le Mage avait le pouvoir... de changer la nature des choses. Les cartes lui avaient indiqué une échappatoire ! Mais comment faire ? Peut-être le cosmos permettait-il d'accomplir des miracles, mais elle ne savait pas comment le découvrir. Elle n'y parviendrait jamais pendant les quelques instants qui lui restaient avant de mourir.

Fais comme si c'était magique. Les lèvres crispées de Myriam esquissèrent un sourire. Après tout, quelle différence y avait-il entre le cosmos et la magie ? En cet instant, elle n'en voyait aucune. Et la magie était sa spécialité.

Un spasme traversa le corps de Myriam tandis qu'elle concentrait toute sa volonté, rassemblant toute la force qui demeurait encore en elle, mais aussi celle qui résidait au-delà, derrière une barrière invisible qu'elle n'avait jamais tenté d'atteindre. Son coeur se débattait dans sa poitrine alors que le feu du poison l'enserrait en une étreinte déchirante. Sa gorge était atrocement douloureuse. Elle ne pouvait plus respirer. Les ténêbres allaient l'engloutir. Mais la magie était en elle, la recouvrait comme une seconde peau, la protégeant de tout mal. Elle n'avait qu'à le vouloir.

Avec un cri terrible, Myriam fit affluer la magie à travers son corps, chassant le poison, le repoussant de son organisme. La douleur s'intensifia, il lui semblait que son sang était devenu de l'acide qui la consumait de l'intérieur. Lentement, très lentement, le venin reflua, parut s'échapper d'elle comme il y était entré. Le bras, l'avant-bras, le poignet. Puis plus rien, excepté un vague fourmillement dans la paume de sa main.

Myriam se redressa péniblement. La douleur avait disparu, mais elle se sentait aussi faible qu'un enfant nouveau-né. Il lui semblait ne pas avoir mangé depuis des semaines. Baissant les yeux, elle regarda son bras gauche. La peau avait reprit sa couleur naturelle, et même la trace de morsure avait disparu. Et pourtant, il y avait quelque chose d'étrange. Sa main, réalisa-t'elle, plissant les yeux pour mieux voir dans la semi-obscurité. Sa main semblait chatoyer, changeant de couleur en une évolution constante et chaotique, du bleu azur au rouge incarnat, au blanc d'ivoire puis au noir d'ébène.

_Je suppose que je viens de passer le test pour devenir magicienne, fit Myriam avec un petit rire.

*****

Annelys prit une nouvelle inspiration, puis une autre et encore une autre. A chaque fois, les fils acérés semblaient se resserrer autour d'elle, meurtrissant un peu plus sa peau. Bientôt, si cela continuait, elle ne pourrait plus respirer du tout.

Un instant de panique la traversa et Annelys esquissa un geste. La douleur qui en résulta lui fit monter les larmes aux yeux. Les fils la maintenaient totalement immobile, et ils étaient si tranchants que le moindre sursaut suffisait à entamer sa chair. Son sang coulait déjà d'une multitude de petites égratignures, maculant sa tunique déjà sale. Impossible de faire quoi que ce soit.

Les fils parurent se resserrer brutalement autour de sa gorge lors de l'inspiration suivante, et Annelys crut un instant qu'elle allait être étranglée. Mais non, pas encore. Elle parvenait toujours à respirer, à condition de le faire suffisamment lentement. Toutes les fois où elle avait pratiqué des exercices de respiration lui revinrent en mémoire en un tourbillon confus. Elle n'avait jamais eu la patience pour ce genre de chose. Cela lui avait toujours paru tellement inutile.

Annelys ne put s'empêcher de bouger légèrement la tête et elle ressentit une vive douleur en réponse. Du sang se mit à couler le long de son front et jusque dans ses yeux, l'empêchant de voir. Annelys réprima de justesse un gémissement. Elle avait toujours pris particulièrement soin de son visage. Ses deux amies, surtout Myriam, la plaisantaient souvent à ce sujet, mais elle les avait toujours ignorées. Elle aimait l'impression d'être belle, la sensation que ceux qui la voyaient détournaient le regard pour la suivre des yeux. Vanité inutile, en fin de compte. Ce n'était pas cela qui lui permettrait de sortir de ce dernier piège.

Annelys s'était toujours plu à se faire passer pour une idiote auprès des autres novices. A présent, elle se demandait si elle n'en était pas véritablement une. Pourquoi s'était-elle précipité dans le tunnel sans réfléchir ? Trop tard pour revenir en arrière, maintenant, évidemment.

Une autre pensée lui traversa l'esprit, comme si l'imminence de la fin lui apportait un peu de clairvoyance. Pendant toutes ces années, elle s'était appliqué à charmer les garçons qui l'entouraient, à leur plaire. Elle avait toujours cru qu'elle le faisait uniquement pour qu'ils ne la considèrent pas comme un danger, pour qu'elle ait plus de chance quand viendrait le moment de conquérir l'armure. Annelys esquissa un pauvre sourire. A présent, elle avait plutôt l'impression qu'elle avait toujours eu envie de gagner l'armure dans le seul but de plaire aux garçons, pour qu'ils la regardent et qu'ils l'admirent. Pas vraiment l'idéal de la chevalerie...

Les fils se resserrèrent encore autour d'elle et la respiration d'Annelys se fit plus faible encore, et plus espacée. Elle ne voulait pas encore perdre espoir, pourtant. Myriam et Jessalynn n'étaient pas très loin. L'une d'entre elles parviendrait bien à récupérer l'armure et pourrait revenir à temps pour la sauver. Après tout, il ne devait pas être bien difficile à un chevalier de rompre ces fils. Elle aurait une chance de s'en tirer... et de se souvenir, le restant de son existence, qu'elle avait été incapable de surmonter cette épreuve toute seule. De se souvenir que c'était une de ses amies qui lui avait évité de perdre la vie et que ce serait elle qui irait au Sanctuaire pour y devenir chevalier.

Un sursaut d'énergie traversa Annelys. Non, jamais ! Elle ne pouvait pas supporter l'idée du regard empli de condescendance et de pitié que Myriam ou Jessalynn lui adresserait en la tirant de ce piège où elle s'était empêtrée à cause de sa propre stupidité.

Annelys serra les dents. Cela allait faire mal, elle le savait, mais cela valait mieux que de se laisser mourir ainsi. Lentement, délibérément, elle se mit à tirer contre les fils, à presser son corps en avant pour avancer. Le sang jaillit immédiatement, commençant à ruisseler le long de ses bras. Les fils étaient trop tendus, trop serrés, ils l'empêchaient de s'échapper. Peu importait. Annelys continua, luttant pour se dépêtrer de l'enchevêtrement meurtrier qui la retenait prisonnière. Les fils déchiquetaient sa tunique, tailladaient sa chair. Ils étaient trop solides, réalisa-t'elle brusquement, ils ne cèderaient jamais de cette façon. Elle ne parvenait pratiquement plus à respirer, à présent. Sa gorge la brûlait et son visage lui faisait horriblement mal. Son visage... Elle pouvait l'imaginer, ensanglanté, couvert de coupures. Elle aurait au moins voulu avoir la satisfaction de mourir belle. Visiblement, ce ne serait pas le cas. Tant pis.

Le Diable. L'idée effleura Annelys tandis que son sang jaillissait de toutes parts, recouvrant les fils et dégoulinant le long de ses membres. Il symbolisait l'attachement aux choses matérielles et périssables, elle était pratiquement certaine de s'en souvenir, tout à coup. Annelys faillit rire, mais elle avait trop mal. Drôle de moment pour se rappeler ça, mais c'était assez approprié à la situation. Elle renouvela ses efforts. Les fils semblaient céder quelque peu devant elle, mais ils ne faisaient en fait que se resserrer davantage. Sa peau était couverte de plaies, et, à chaque mouvement, les fils invisibles s'enfonçaient davantage. En fin de compte, ses efforts ne lui auraient valu qu'une mort plus rapide et plus douloureuse. Elle n'y arriverait pas.

Une colère noire s'empara soudain de l'esprit d'Annelys. Elle ne s'avouerait pas vaincue. Elle ne laisserait personne se montrer meilleure qu'elle. L'armure lui appartiendrait... à elle !!

Un choc électrique parut lui traverser le corps tandis que sa volonté devenait énergie et que les fils se rompaient brutalement autour d'elle, se repliant dans les ténêbres et disparaissant. Annelys tomba à genoux, haletante, incapable d'additionner deux pensées ensemble. Elle était vivante. Les fils avaient cessé de la retenir, ils n'étaient plus là. Ou l'étaient-ils encore ? Elle avait l'impression perturbante que certains d'entre eux étaient venus se loger parmi ses propres cheveux blonds. Stupide, vraiment. Elle n'avait pas de temps à perdre avec cela. L'armure attendait.

*****

Jessalynn gémit doucement. Un son si faible qu'il parvint à peine à ses propres oreilles. Elle avait tellement mal. Elle était allongée sur le ventre, à même la pierre humide, et la flaque de ce qu'elle devinait être son propre sang ne cessait de s'élargir autour d'elle.

De façon surprenante, son esprit ne semblait aucunement affecté par la souffrance, et ses idées fusaient aussi rapidement que jamais. Elle était incapable de ressentir quoi que ce soit au-delà de sa taille. Le choc lui avait-il brisé la colonne vertébrale ? Plus vraiment important, maintenant, bien entendu. Elle ne pouvait pas se relever et ses forces l'abandonnaient de seconde en seconde. Sa tête semblait être aussi lourde que du plomb. Elle ne parvenait même plus à la soulever.

Avec un soupir, Jessalynn laissa sa joue reposer contre la pierre glacée. Immobile à présent, elle ne pouvait plus que penser. Combien de temps lui faudrait-elle pour mourir ? Sans doute plus trop longtemps, à en juger par la vitesse à laquelle s'écoulait son sang. La blessure devait être particulièrement profonde. Elle avait manqué son coeur, mais lui avait déchiré le ventre. Les blessures au ventre mettait du temps à tuer quelqu'un, elle avait entendu dire cela, une fois. Mais quand ? Elle ne parvenait pas tout à fait à s'en souvenir.

Un souvenir la traversa. Une nuit, Myriam, Annelys et elle étaient sorties sans bruit de leur hutte pour aller regarder le ciel étoilé. Allongées l'une auprès de l'autre, elles avaient parlé de bêtises et s'étaient raconté des histoires à dormir debout pendant des heures. Et, finalement, elles s'étaient endormies, toutes les trois, sous la vaste voûte nocturne. Elle s'était sentie heureuse, à ce moment-là, même si elle n'y avait pas pensé à l'époque. Ces cinq années d'entraînement avaient été parsemées de petits moments comme celui-là, qui s'étaient insérés dans les failles de l'entraînement pour s'épanouir comme autant de fleurs dans sa mémoire. En fin de compte, elle n'avait pas été tellement malheureuse, pendant cette période. Dommage qu'elle soit terminée.

Dommage que tout doive bientôt se terminer.

Pourquoi avait-elle voulu l'armure ? Jessalynn y réfléchit un instant. Peut-être qu'elle l'avait désirée uniquement parce que c'était le seul but qu'on lui avait laissé. Mais elle ne le croyait pas vraiment. Non, l'idéal de la chevalerie l'avait vraiment attirée. Elle avait vraiment voulu défendre, protéger, aider, lutter pour une juste cause. Elle avait été prête à y consacrer sa vie, même si elle se doutait qu'elle n'avait pas eu conscience de tout ce à quoi cela l'engagerait. Elle avait été prête à faire de cela le centre de son existence. Et elle ne le pourrait pas. Peut-être que d'ici quelques années, d'autres parviendraient à remporter l'armure qu'elle n'avait pas su conquérir. Jessalynn eut un pâle sourire. Ce n'était pas exactement un réconfort.

Le sang s'écoulait toujours, inexorablement. Jessalynn commençait à avoir très froid. C'était vraiment idiot de mourir ainsi. En levant légèrement les yeux, elle pouvait distinguer l'urne sacrée qui contenait l'armure, à moins d'une dizaine de mètres. Elle voulait au moins la toucher, la sentir entre ses doigts, rien que cela.

Au prix d'un effort gigantesque, Jessalynn parvint à tendre un bras devant elle, puis l'autre. Ses doigts s'agrippèrent fermement à la roche. Jessalynn sentit ses muscles se crisper tandis qu'elle essayait de tirer le restant de son corps en avant, vers l'armure. C'était comme si elle avait essayé de déplacer une montagne. Tout le bas de son corps était inerte et la retenait en arrière tel un poids mort écrasant.

Jessalynn s'accrocha, parvint à avancer de quelques centimètres, lança ses bras plus loin, recommença. La douleur était pire, comme cela. Elle brûlait ses entrailles et lui déchirait les mains. Encore une dizaine de centimètres. Tendre les bras. S'accrocher à la pierre. Tirer. Ses doigts étaient en sang. La souffrance était terrible. A quoi bon faire tout cela ? Il serait tellement plus simple de rester ici et de se laisser gagner par les ténêbres. En fin de compte, cela reviendrait au même.

Jessalynn parvint encore à ramper sur une vingtaine de centimètres. L'urne paraissait encore infiniment loin, mais elle s'en rapprochait. Elle l'atteindrait tôt ou tard, même si cela devait lui prendre le restant de l'éternité.

Un vertige brouilla ses yeux, et, l'espace d'un instant, elle fut incapable de voir quoi que ce soit. Ses efforts n'avaient fait qu'accélérer sa perte de sang. Il ne lui restait plus assez de force. Elle n'accomplirait rien du tout. Jessalynn trouva encore la volonté de tendre un bras en avant.

Le Fou. Qu'importait le résultat, seul comptait l'action au moment présent. D'une façon ou d'une autre, tout le monde devait mourir. Pourquoi s'en soucier ? Même s'il ne lui restait plus que quelques minutes à vivre, elle pouvait les employer comme elle le désirait. Et, en ce moment, elle avait vraiment, vraiment envie d'aller jusqu'à cette armure.

Les doigts de Jessalynn s'enfoncèrent dans la roche et elle reprit sa progression, animée soudain d'une énergie colossale. Elle n'avait pas l'intention d'abandonner stupidement ici. Elle continuerait d'avancer jusqu'à ce que la mort l'emporte.

Jessalynn parcourut encore deux mètres en rampant. Elle ne ressentait plus la douleur. Elle ne ressentait plus qu'une volonté infinie, instinctive, insurmontable. Elle ne se préoccupait plus de savoir à quoi elle arriverait, ce qu'elle parviendrait à accomplir. Elle ne voulait plus qu'avancer. Et, soudain, Jessalynn réalisa qu'elle sentait de nouveau ses jambes, et que la faiblesse qui s'était emparé de son corps avait disparu.

Jessalynn se leva, lentement, faisant attention de ne pas tomber. Ses jambes tremblaient légèrement, mais elle se sentait capable de marcher. Baissant les yeux, elle vit la blessure, au niveau de son ventre. Le sang avait presque cessé de couler.

Jessalynn releva les yeux pour regarder l'urne sacrée qui se tenait devant elle, et ce fut à ce moment-là qu'elle réalisa qu'elle n'était plus seule.

*****

Un long moment, il ne se passa rien. Les trois jeunes filles se tenaient immobiles, se regardant les unes les autres. Le silence leur hurlait aux oreilles. Un peu à l'écart, baignée d'une lumière pâle, l'urne métallique paraissait scintiller.

Les trois jeunes filles se regardaient et elles ne faisaient pas un geste. La sueur ruisselait sur leurs fronts tandis qu'elles essayaient de prendre une décision. L'armure était juste là. Depuis le début, elles avaient toujours su qu'une seule d'entre elles pourrait l'avoir. Elles l'avaient toujours su. Mais elles n'en avaient pris véritablement conscience que maintenant. Que faire ? Que dire ?

Myriam esquissa un pas en arrière et ramena sa main gauche devant elle, au niveau de sa taille. Ses ongles s'étaient étirés pour devenir des griffes, comme en réponse à un désir informulé. Elle sentait le venin dans ses doigts, savait qu'elle pouvait en contrôler la puissance. Une simple estafilade serait assez pour paralyser les deux autres suffisamment longtemps pour qu'elle puisse s'emparer de l'armure.

Annelys tendit une main devant elle, le bras à demi fléchi. A présent, elle sentait clairement la présence des fils, comme une extension de ses cheveux. Elle pouvait s'en servir, les utiliser à sa guise. Une simple pensée suffirait pour qu'ils viennent emprisonner ses adversaires. Elles ne pourraient jamais se libérer à temps.

Jessalynn se mit en garde basse, les deux bras devant elle. Elle ressentait toujours cette puissance qui affluait en elle, une puissance qu'elle maîtrisait totalement. Avec la force et la rapidité que cela confèrerait à ses mouvements, ses deux rivales n'auraient pas la moindre chance d'esquiver. Elle n'avait qu'à frapper suffisamment fort pour les étourdir et les empêcher de réagir.

Un moment de tension s'écoula dans le silence étouffant, tandis que chacune d'entre elles s'apprêtait à porter son attaque. Elles s'étaient si souvent entraînées ensemble, elles s'étaient si souvent affrontées lors des entraînements. Et tout à coup, quelque chose apparut dans leurs esprits, plus fort que l'appréhension qui les habitait, plus fort même que le désir qu'elles avaient de l'armure. De la honte. Elles avaient été prêtes à sacrifier leur amitié, à se battre entre elles, peut-être même à se tuer, pour ce morceau de métal qui se trouvait sous leurs yeux.

Lentement, délibérément, les trois jeunes filles relâchèrent leurs postures de combat. Un instant de gêne remplaça la perspective de la violence.

_On dit qu'on a fait match nul ? hasarda Jessalynn pour détendre l'atmosphère.

_On peut toujours rapporter l'armure ensemble, suggéra faiblement Annelys.

_Attendez, regardez ! s'exclama brusquement Myriam.

La lumière avait décru, mais chaque détail restait encore parfaitement visible. Et, là où s'était trouvé une urne métallique ornée de motifs étranges s'en trouvaient à présent trois. Bouche bée, les trois jeunes filles observèrent la scène, tandis que leurs esprits s'efforçaient de trouver une explication. Est-ce que cela avait été une illusion d'optique ? Est-ce qu'elles n'avaient pas suffisamment fait attention en entrant dans la caverne ? Ou est-ce que cela avait été un ultime test à leur intention ?

Un déclic sourd. Les parois des trois urnes s'ouvrirent simultanément en un flamboiement d'énergie. Fascinées, émerveillées, Myriam, Annelys et Jessalynn demeurèrent immobiles tandis que leurs corps se mettaient à briller comme en écho à cet appel. Une sensation incroyable était en train de les parcourir. Elles ne s'étaient jamais senties aussi vivantes, aussi euphoriques. Aussi heureuses, à la fois d'avoir réussi et de l'avoir fait ensemble.

L'instant d'après, les trois armures se fragmentaient et venaient les recouvrir.

*****

Dévoré d'anxiété, maître Kurt était en train de se mordiller nerveusement la lèvre inférieure. Neuf heures. Cela faisait neuf heures que l'épreuve avait commencé. Il y avait presque deux heures de cela, il avait ressenti une violente explosion de cosmos, trop puissante pour qu'elle soit provenue d'un de ses novices. Qu'est-ce que cela signifiait ? Depuis, il n'avait pratiquement rien ressenti, hormis un pressentiment croissant.

Maître Kurt se leva d'un bond et se mit à marcher de long en large. Il y avait un peu plus d'une heure qu'il avait ordonné à ceux qui avaient échoué à l'épreuve de retourner au camp et il pouvait donc se permettre de paraître inquiet, étant donné qu'il ne restait personne pour le voir. Est-ce que tous ses efforts au cours des cinq dernières années allaient se révéler vains ? Ou est-ce que...

Il s'interrompit brusquement. Il y avait quelque chose d'étrange. Le sol semblait vibrer très légèrement. Peut-être était-ce une secousse tellurique. Mais cela n'y ressemblait pas. Perplexe, maître Kurt se baissa et posa son oreille contre le sol. Il y avait des sons, oui, qui semblaient relativement proches. En s'appliquant, il parvenait presque à entendre...

_J'en ai marre. Pourquoi c'est moi qui creuse ?

_Parce que tu es la plus petite.

_Et parce que tes pouvoirs sont les plus physiques de nous trois.

_C'est une raison, ça ?

_Allez, arrête de te plaindre un peu, on est presque arrivées.

_Ah ! Tu n'as pas arrêté de dire ça depuis une demi-heure !

_Pfff... Et qui est-ce qui nous a perdu dans les tunnels avec son "sens de l'orientation infaillible", hein ?

_On serait déjà ressorties depuis longtemps si vous m'aviez écoutée ! Ca aurait été plus simple que de creuser notre propre tunnel. Je me demande bien où on va se retrouver, maintenant.

_On va se retrouver dehors. Si je ne me trompe pas, nous sommes actuellement juste sous le gros derrière de maître Kurt.

_Bon, on va voir ça tout de suite. Ecartez-vous un peu...

Maître Kurt se releva précipitamment et courut se mettre à l'abri dix mètres plus loin. L'instant d'après, le sol sur lequel il s'était trouvé volait en éclats dans un fracas assourdissant, projettant dans les airs d'énormes quartiers de roche. Le nuage de poussière qui s'ensuivit masqua encore sa vision pendant quelques instants, et quand il se dissipa enfin, trois silhouettes en armure se tenaient devant lui.

Souriant de toutes ses dents dans son armure vert sombre, Myriam lui adressa un geste désinvolte.

_Salut... Kurt.

Maître Kurt écarquilla les yeux. Si un de ses novices s'était avisé de se permettre une telle familiarité, il l'aurait regretté très rapidement. Mais alors même qu'il s'apprêtait à répondre, l'idée lui vint que celles qui se trouvaient là n'étaient plus ses élèves. Il se tenait devant trois chevaliers sacrés d'Athéna, auxquels il devait donc respect. Mais... trois ?!

Annelys s'avança à son tour, étincelante dans une étrange armure d'un jaune étincelant, et déposa devant lui une boîte d'acier ornée qu'il reconnut aussitôt.

_Nous sommes tombées dessus sur le chemin du retour, expliqua-t'elle d'un air évasif. Votre fameuse armure du Cheval. Malheureusement, il s'est avéré qu'aucune de nous n'en avait plus besoin.

Maître Kurt cilla. De toute évidence, les armures que les trois jeunes filles arboraient avaient dû être placées dans ce labyrinthe des décennies, voire des siècles auparavant. Il ne se souvenait pas d'en avoir jamais entendu parler. Le Sanctuaire avait dû totalement oublier leur existence et l'endroit où elles étaient cachées.

Armure brun clair sur tunique blanche, Jessalynn s'approcha à son tour, un sourire malicieux sur les lèvres.

_A ce sujet, il me semble bien que vous aviez dit quelque chose comme quoi vous avaleriez votre canne si nous vous rapportions une armure.

_Vous avez de quoi en avaler trois, semble-t'il, compléta Annelys, souriant à son tour.

Maître Kurt sentit sa tête commencer à tourner mais il se reprit rapidement. Ces préférences personnelles mises à part, il avait toujours eu conscience du fait que c'était elles trois qui avaient le plus de potentiel parmi ses novices, et il s'était appliqué à le révéler, sans le faire de façon très agréable. Apparemment, il avait réussi sur ce point-là, au moins. Elles avaient toutes les trois remporté une armure. Il ne pouvait qu'agir en conséquence. Maître Kurt fit un pas en avant et s'inclina devant la jeune fille brune.

_Chevalier Myriam du Serpent.

Puis devant sa voisine aux cheveux blonds.

_Chevalier Annelys de la Chevelure de Bérénice.

Et enfin devant la dernière, avec ses airs de gamine.

_Chevalier Jessalynn de la Grande Ourse.

Puis il se redressa, et les regarda tour à tour. Les trois jeunes filles paraissaient tiraillées entre le fou rire et l'embarras. Apparemment, il allait leur falloir du temps pour s'habituer. Mais cela n'était pas important. Maître Kurt se sentait fier d'elles. Une sensation des plus étranges, à laquelle il n'était pas habitué. Mais il s'y ferait bien.

_Plutôt que de me faire avaler ma canne, reprit-il avec un de ses très rares sourires, que diriez-vous si je vous emmenais acheter tout ce qu'il vous faudra pour votre voyage de demain ?

La suggestion emporta immédiatement l'enthousiasme d'Annelys, qui, oubliant le décorum, se mit à bondir sur place d'excitation.

_Oh oui, oh oui, oh oui !

_Un peu de tenue, fit Myriam, lui envoyant son coude dans les côtes.

_Y compris toute la lecture dont vous aurez envie, compléta maître Kurt.

Myriam interrompit aussitôt ses protestations.

_Et même un repas aux frais du Sanctuaire, dans l'un des restaurants de Tigil.

Jessalynn, qui avait été sur le point d'ouvrir la bouche, la referma de suite.

_Est-ce que cela vous convient, chevaliers ?

Les trois jeunes filles le fixèrent un instant. Maître Kurt avait fait des cinq dernières années qu'elles avaient vécu un véritable enfer. Et pourtant, maintenant qu'elles avaient chacune leur armure et tout le reste de leur vie devant elles, cela ne semblait plus si grave. Peut-être que cela en avait valu la peine, au fond.

_D'accord, firent-elles toutes les trois, pratiquement au même moment.

L'instant d'après, tous les quatre suivaient le chemin aride qui les ramèneraient au camp. Le soleil était déjà en train s'enfoncer à l'horizon et l'air était froid, même s'il paraissait plutôt vivifiant aux trois jeunes filles après tout le temps qu'elles avaient passé dans les tunnels obscurs. Et, tandis que le souvenir de l'épreuve disparaissait déjà dans un recoin de leur mémoire, toutes les trois se mirent à parler du futur et de ce qu'elles comptaient en faire.

_Je n'ose pas imaginer comment elle va transporter tout ça, dit Myriam à Jessalynn tandis qu'Annelys entreprenait d'énumérer tout ce qu'elle comptait acheter à Tigil.

_Elle va ruiner le Sanctuaire, répondit Jessalynn en souriant.

_Mais nous ne pouvons pas partir pour la Grèce vêtues n'importe comment ! protesta Annelys. Et j'ai encore des traces de coupures sur le visage ! Il va falloir que je trouve quelque chose pour que ça ne se voit plus quand nous arriverons.

_Est-ce que je vous ai parlé des masques que doivent porter les femmes chevaliers ? demanda maître Kurt, s'efforçant d'avoir l'air innocent.

*****

Le lendemain, le vol de huit heure trente, Tigil-Athènes, via Vladivostok et Moscou, avait trois jeunes passagères de quinze ans vêtues de jeans, de tee-shirts et de chaussures de tennis, qui avaient toutes été contraintes de payer un supplément important étant donné le poids de leurs bagages. Malgré l'inquiétude qu'elles avaient toutes ressenties lors du décollage - c'était leur premier vol - elles s'étaient maintenant habituées à la chose et avaient cessé de s'en soucier. Actuellement, vautrées dans leurs fauteuils après un petit déjeuner copieux, elles étaient en train de se plonger dans la presse féminine.

Loin derrière, les montagnes du Kamtchatka avaient depuis longtemps disparues sous les nuages cotonneux.

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Cette fiction est copyright Romain Baudry.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.