Annexe 1 : Amazone : les destins liés


Il est d'insaisissables lieux que l'on ne saurait placer, leur découverte n'étant bien souvent fruit que d'un inopportun hasard… plus encore en cette période de grands changements. L'endroit dans lequel nous nous trouvons ne ressemble plus en rien à cette cité jadis nommée Amazone, du nom de l'ensemble du territoire dédié à la " Vierge blanche ". En cette ère décisive règne le mal le plus insidieux et, malheureusement, bien peu de personnes peuvent se glorifier d'être en mesure de le contrer. Néanmoins certains héros demeurent, telles ces femmes, arc bandé glaive à la main, prêtes à tout pour défendre leur monde, un univers sylvicole en proie aux inextinguibles flammes destructrices d'un mal sans nom.

Ici elles bénéficient d'un immense privilège : celui d'être détentrices du titre de " Chasseresse ". Toutefois leur rôle aujourd'hui ne se limite plus qu'à cela : toutes ont revêtu leur cuir de guerrière, décidées à se battre pour la sauvegarde d'Amazone, pour la continuité d'un monde.

Une splendide jeune femme, le teint délicat, un arc argenté à la main, apparaît alors. Ses longs cheveux d'un soyeux blond d'or retombent en boucles harmonieuses le long de ses frêles épaules. Malgré cela ne nous y trompons pas : même si la créature semble fragile, son regard bleu-acier nous prouve qu'il n'en est rien, tout comme son éclatante armure. Chacun ici la connaît, elle se veut première représentante d'Artémis : Séléné, la Grande Prêtresse lunaire, Amazone de la Sérénité. Cependant ça n'est pas tant dans sa fonction d'Amazone, et encore moins dans celui de Prêtresse sacrée qu'elle officie aujourd'hui. En cette heure de malheur elle est en pleine possession de ses pouvoirs et demeure dans toute sa magnificence Séléné, Gardienne lunaire de la Sérénité.

A ses côtés, lui tenant la main de manière ferme et tendre à la fois, un homme aux cheveux noirs de jais, les yeux gris emplis d'une insondable profondeur : il se nomme Endymion, est également Prêtre… même si en cet instant il se veut plus que jamais Gardien lunaire de la Contemplation.

Ils se trouvent perchés sur le haut parvis d'un colossal édifice aux teintes argentées dont le nom d'Artémision est évocateur de ce qu'il recèle, inestimable trésor… Devant leur regard désolé s'offre un paysage de destruction où règnent amertume et injustice : la mort désincarnée a ici accompli son office, à savoir détruire à jamais la perspective d'un avenir heureux pour tant de valeureuses guerrières. Aujourd'hui est une funeste date dans l'histoire d'Amazone : la grande majorité des combattantes d'Artémis gisent en sang aux abords de la cité, ayant dû faire face à l'impromptu assaut d'un ennemi fourbe et cruel, aussi puissant et destructeur qu'inconnu de tous.

Seules demeurent les plus puissantes, formant grâce à leur concentration et leurs pouvoirs cosmiques un mur d'énergie infranchissable contre lequel l'implacable ennemi se heurte sans relâche depuis maintenant plusieurs heures. Elles sont dix, toutes plus vaillantes les unes que les autres, dix gardiennes dans la force de l'âge et pour qui rien en ce monde ne compte plus que leur sacro-saint devoir. Ensemble elles forment autour de l'Artémision et de la cité encore préservée un parfait pentacle, étoile à dix branches. Ces gardiennes lunaires sont traditionnellement rattachées à la suite d'Artémis, sa garde personnelle : elles forment la caste supérieure des Chasseresses, les nobles Amazones.

Pour les soutenir en cas de guerre, trois hommes, protecteurs attitrés des terres de cette divine sphère propriété de la farouche déité : ils se nomment Oreste, Orion et Actéon, respectivement Chasseurs de la Revanche, de la Poursuite et de la Maîtrise. Seuls les deux premiers demeurent encore sur le territoire sacré. Actéon quant à lui, également Gardien lunaire de la Chasse, avait déjà disparu lorsque leurs âmes réintégrèrent leur enveloppe, il y a de cela peu de temps. C'est Endymion qui, lors d'une ronde dans la Forêt de la Vie, découvrit le corps meurtri et exempt de vie du Chasseur, néfaste présage d'un avenir sombre désormais aux portes de la cité. La Grande Prêtresse en fut immédiatement avertie.

Cela fait maintenant bon nombre de siècle qu'Artémis a appuyé sa volonté de demeurer à jamais endormie, laissant pleine garde de sa cité à Séléné et Endymion, ses deux plus proches fidèles. Ses paupières à peine closes cette dernière fit le vœu que tous ses sujets, profondément affligés par cette irrévocable décision, la suivent dans son éternelle léthargie. Dès lors furent frappés d'un lourd repos tous les habitants de la lune sylvestre, des nymphes aux Gardiens lunaires, des Chasseurs aux Amazones. Mais le sommeil fut brisé…

C'est en découvrant ce que le sort avait réservé à Actéon, alors mandaté par Apollon, que Séléné prit la rude décision d'éveiller à nouveau toutes les âmes endormies. Toutefois le mystère demeure encore entier. Comment le Gardien lunaire de la Chasse a-t-il bien pu se soustraire d'un sommeil dont seule la Grande Prêtresse aurait été capable de l'extraire ? Aurait-il atteint un pouvoir tel qu'il s'en serait échappé seul ? Non, c'était virtuellement impossible ! Cela signifierait alors qu'une entité supérieure avait été mise à contribution… De plus, ayant la preuve qu'Actéon avait été envoyé par Apollon, il semblait dès lors indéniable que sa mort était un avertissement, sombre augure du dieu des oracles. L'hésitation n'était plus permise. Devant de tels événements il était confirmé que la situation d'urgence devait être déclarée et l'armée d'Artémis promptement reformée.

Le rituel d'éveil fut accompli grâce à d'antiques us connus de quelques élus seulement. Séléné en est l'une des détentrices principales, preuve en est s'il en faut les anciens mythes qui lui ont octroyé la faveur de voir son mortel aimé Endymion à jamais endormi, objet de son regard passionné. Dans la continuité des événements elle convoqua toutes les guerrières d'Artémis tandis que le Gardien lunaire de la Contemplation informa les chasseurs de la situation alarmante. Puis les événements s'enchaînèrent rapidement, trop justement.

Dans l'incertitude de la conjoncture actuelle, Séléné ne put que supputer l'ampleur et la gravité de ce qu'il était en train de se passer : la lune d'Artémis semblait soudain coupée du monde, toutes les voies menant aux lunes voisines ayant été rompues. On eût pu croire que le royaume sylvicole s'était détaché de la structure olympienne… Mais les incidents s'aggravèrent et tout se précipita bien vite.

Tandis qu'Eos la légère foulait de ses délicates enjambées l'empyrée, annonciatrice d'un jour nouveau, de curieux éclats rougeoyants s'élevèrent au loin, accompagnés ça et là d'immenses masses noires voilant peu à peu les cieux. Six vaillantes Chasseresses partirent en reconnaissance, avides de connaître la réalité de ces formes chimériques à peine devinées. Bien mal leur en prit… Quelques heures plus tard leurs têtes retombèrent tout droit dans la cité, premiers signes d'évidente hostilité de ce qui approchait dangereusement de l'Artémision.

Peu à peu les silhouettes étranges dessinées au loin révélèrent leur véritable nature, volutes étranges d'une démoniaque ignition dont les auteurs dissimulés se voulaient sans nom. Une terrifiante armée marchait tout droit en direction de la cité avec, à sa tête, un étrange guerrier dissimulé dans les ténèbres.

- L'Ombre de la prophétie… murmura gravement la Gardienne de la Sérénité.

La marée meurtrière arriva à la vitesse d'un cheval lancé au galop, violente, brutale et sanglante. Les combattantes s'acharnèrent, encore et encore, mais malgré leur farouche volonté elles furent emportées par le nombre. Derrière elles, des hauteurs de la cité, les nymphes elles-mêmes, pourtant inexpertes à l'art de la guerre, prirent arc et flèches et visèrent l'ennemi… en vain la plupart du temps. Tous portaient de lourdes cuirasses les protégeant presque intégralement.

Les pertes furent considérables, notamment du côté où les assaillants arrivaient, encore et encore, à savoir pile devant les marches menant à l'Artémision, de là où la Prêtresse observait. Mais si les Chasseresses succombaient les unes après les autres les Amazones se relevaient encore, toujours plus fortes, plus aguerries, encourageant leurs sœurs à se battre pour la survie de ce territoire sacré.

" Pour la gloire d'Artémis ! " hurlaient-elles en chœur.

Les envahisseurs, partiellement stoppés dans leur progression, ne se démontèrent pas pour autant. Les guerriers arrivant par l'arrière s'écartèrent de part et d'autre de la ligne de front, laissant l'âpreté du combat aux premiers. Ainsi s'engagèrent-ils de chaque côté de la capitale, bien décidés à la prendre en tenaille afin de définitivement l'affaiblir.

Les combats étaient d'une bestialité extrême. Dans cette bataille acharnée la puissance du cosmos était atout de survie mais il fallait bien plus que ça, de la chance, la protection de la déesse peut-être… En effet, pour chaque ennemi tombé trois autres surgissaient. Si ce n'était pas la force c'était bien le nombre qui allait avoir raison d'elles.

L'une des Amazones, jeune brune aux formes élancées, tendit son arc en direction de l'empyrée. Son corps s'embrasa d'une vive lueur orangée tandis qu'elle relâcha son étreinte : une flèche empreinte d'énergie traversa promptement l'éther avant de se diviser en myriades de traits de lumières qui s'abattirent au sol, pourfendant plus d'une douzaine de soldats.

A cet instant la doyenne de leur caste, Lysippé, prit une irrémédiable décision, la seule qui aurait encore une chance de sauvegarder l'Artémision. Par l'intermédiaire de son sixième sens elle contacta ses pairs et, d'une onde mentale extrêmement puissante, leur intima l'ordre de former l'ultime alliance, arcane protecteur dont l'usage est strictement honni par Artémis, seule à pouvoir en ordonner l'utilisation. Après un premier refus les Amazones, par la force des événements, acceptèrent avec résignation le jugement de Lysippé, quoi qu'il leur en coûterait…

Gagnant les contours de la cité selon un schéma connu d'elles seules, elles furent bientôt prêtes à exécuter la technique maudite, sous couvert des Chasseresses qui se faisaient un devoir d'assurer leur protection le temps de la manœuvre. Faisant subrepticement vibrer leur cosmos les Amazones gagnaient à atteindre la suprême communion de l'esprit.

" N'être plus qu'une, une seule entité, barrage infranchissable et indestructible, mur de roc et d'acier, insurmontable. Suprême harmonie de la guerrière, sérénité de l'âme, oubli du corps, du sang, des blessures, de la douleur… Perte du monde matériel, perte de l'unicité. Vivre, survivre à travers le cosmos. Le cosmos est la vie, le cosmos est la clé, nous sommes le cosmos, humbles réceptacles de la force universelle…"

Plongées dans un état de transe mystique les dix combattantes ne purent voir le miracle qui s'opérait tout autour de la cité. La lueur diaphane émanant de leur corps se mit graduellement à s'étendre, gagnant en éclat, en intensité. Les êtres présents purent clairement discerner des filins d'énergie pure naître de l'aura des Amazones et s'étendre progressivement, cherchant à gagner leur sœur la plus proche. Peu à peu les traits polychromes se rencontrèrent et se mélangèrent, tissant autour de la ville assiégée un mur fragile qui, de seconde en seconde, gagnait en grandeur, en beauté, mais surtout en puissance.

Une secousse se fit alors sentir, prémisse d'une colossale vague de puissance qui férocement déchiqueta les troupes sur plus de cents mètres à la ronde. Le paysage avait quelque chose d'onirique : des corps ensanglantés, des membres éparpillés, des terres ravagées, le tout immortalisé sur la toile somptueuse que formait la muraille d'énergie cosmique érigée par les fières guerrières de la déesse endormie. Seule épargnée : la haute citée sur laquelle reposait l'Artémision. Tel était leur but, leur objectif final, dès lors l'armée barbare reprit son offensive, se ruant à nouveau sur les quelques survivantes…

- Séléné, je… je refuse de laisser faire ça ! Je dois aller leur porter assistance !

Se dirigeant d'un pas décidé vers les marches menant à la basse cité Endymion, le Gardien lunaire de la Contemplation, sentit une douleur aiguë traverser son cœur par l'intermédiaire de son sixième sens. Se retournant, il comprit instantanément l'origine de ce mal : sa bien-aimée le transperçait du regard, le visage baigné de larmes. Il fit alors demi-tour et s'approcha d'elle, effleurant de l'index son visage délicat.

- Malgré les siècles notre lien demeure indestructible : ta douleur sera toujours mienne. Cependant je sais que tu me comprends…

Elle approuva ses paroles d'un léger hochement de tête.

- Mon tendre berger, même si porter secours à mes sœurs est mon plus grand désir tu sais tout comme moi que nous ne pouvons aller à l'encontre des règles antiques de l'Olympe. La loi stipule qu'à compter du jour où l'Ombre surgira…
- …il faudra impérativement attendre le treizième jour de la Prophétie prédite par l'Oracle de Delphes pour pouvoir s'y opposer. Je sais tout cela. Mais comment savoir si tel n'est pas le jour ?
- Ne le sens-tu pas ?

La Grande Prêtresse posa sa main sur le front de son amant tandis qu'une douce aura les entoura soudain. Le monde tout autour d'eux était ravagé par des troupes barbares mettant à feu et à sang l'ensemble du royaume, pourtant, en cet instant, ils étaient tous deux ailleurs, en un monde d'amour et d'harmonie, en parfaite osmose. Devant leur regard s'ouvrait l'univers, ils en faisaient partie, ils sentaient le cosmos, ils étaient lui. L'espace était obscur mais ici nul n'éprouvait la crainte, bien au contraire : les milliers d'astres lumineux éclairant cette tapisserie d'onyx étaient autant d'éclats d'espoir que d'hommes et de femmes se battant pour une cause. Juste ou non ? Là n'était pas la question. En cet univers régnait l'harmonie, la suprême sérénité du cosmos, et c'était bien cela qui importait.

Une voix neutre s'éleva alors, rompant le lourd silence.

- Vois Endymion, vois.

Tout autour d'eux apparurent alors des sphères à l'intérieur desquelles ils pouvaient nettement percevoir des silhouettes.

- Il y en a exactement cinquante, une pour chacun d'entre nous.

Le Prêtre resta stupéfait devant l'éclat d'un tel spectacle, grandiose, étourdissant. Instantanément une question lui brûla les lèvres.

- Pourtant toutes n'ont pas le même éclat. Alors que certaines brillent de milles feux d'autres sont presque indiscernables…
- La lune représente l'être qui est sous sa protection. Son éclat fait écho à celui de son protégé.

Le regard d'Endymion se posa alors sur une lune brisée, caillou grisâtre fragmenté de toutes parts, astre mort.

- Actéon…
- En effet, répondit Séléné. Mais ce que tu dois chercher n'est pas cela. Regard autour de toi. Tu constateras que si certains de nos pairs se sont éteints, d'autres n'ont pas encore pris conscience de leur véritable nature.
- N'est-il pas déjà temps ?
- Observe.

Elle désigna de sa main un astre crépusculaire dont la transparence et la pureté n'avaient rien à envier au plus beau des cristaux. En son sein brillait un éclat rosé dont la lueur sembla traverser Endymion. Il fut bouleversé par ce qu'il ressentit.

- C'est lui, il n'y a aucun doute, murmura-t-il profondément touché.
- Exactement, il est celui que nous attendons. Le treizième jour de la Prophétie sera marqué par l'éveil du treizième Gardien, celui de l'Innocence.
- Mais la lune, elle n'est pas encore illuminée !
- Alors tu as compris. Nous ne pouvons combattre : l'heure n'est pas encore venue.

Puis l'univers se disloqua, laissant place au monde réel, insoutenable… Le Gardien lunaire de la Contemplation s'éveilla : Séléné l'observait gravement. Tous deux semblèrent se perdre dans le regard de l'autre, mais une explosion de cosmos fit dévier leurs sens vers les rares survivantes luttant encore. A elles dix elles contenaient toute une armée, elles dix qui n'étaient mêmes pas des Gardiennes… juste des Amazones.

Séléné les visualisa alors.

Lysippé, Amazone de la Fondation, aux frontières de la mort et dégageant pourtant une colossale puissance.
Wlasta, Amazone de la Chasteté, arc bandé en direction du ciel, déployant son cosmos telle une muraille.
Lampado, Amazone de la Conquête, jetant un regard haineux à ses centaines d'assaillants.
Penthésilée, Amazone de la Combativité, hurlant de rage toute sa colère, implacable fureur guerrière.
Hyppolité, Amazone de la Possession, le visage en sang genoux à terre, résistant avec courage.

Une nouvelle déflagration retentit, bien plus intense que la précédente. L'infranchissable rempart de cosmos vacilla soudain, sur le point de se rompre… mais il ne céda pas. Les Amazones faisaient preuve d'une admirable dévotion et la foi qu'elles entretenaient pour Artémis les poussait à se dépasser, à accomplir des miracles. La Gardienne lunaire, plus qu'inquiète, continua alors son inspection.

Callisto, Amazone de la Vertu, dont les larmes de peine et de douleur sont la force ultime.
Marpessa, Amazone de la Fermeté, qui plie mais ne rompt pas, malgré les terribles souffrances.
Aréthuse, Amazone de la Fuite, noble combattante dont le corps n'est plus que plaie ouverte…
Iphigénie, Amazone de l'Agilité, faisant fièrement face à l'ennemi de plus en plus nombreux.
Et Atalante, Amazone de la Rapidité, éclatante étoile solitaire repoussant vaillamment la foule conquérante.

Séléné se surprit à penser que jamais auparavant elle n'aurait pu imaginer que ces femmes pouvaient être aussi puissantes. Mais n'est-ce pas en temps de crise que l'on découvre la véritable valeur des guerriers ? Elle sentit alors une main se poser sur la sienne, lui transmettant force et chaleur.

- Aie confiance en elles, elles tiendront tant qu'il le faudra. Je suis sûr qu'Apollon nous viendra bientôt en aide.
- A moins que lui aussi ne soit attaqué… rétorqua-t-elle troublée.
- L'un des dieux viendra, il ne peut en être autrement. Malgré leurs dissensions tous sont liés par un pacte de protection mutuelle du territoire céleste.

Un rire retentit alors, brisant le tête-à-tête des deux Gardiens lunaires. Puis une voix féminine se fit entendre.

- Je te trouve bien optimiste beau brun. Saches que si tu attends de l'aide il te faudra beaucoup de patience : l'Olympe tout entier est aux prises avec l'Ombre.
- Qui est là ?! Je te somme d'apparaître ! Ordonna impérieusement la Grande Prêtresse.

L'air se rafraîchit tandis qu'une fine brume s'éleva des marches, au loin. Une ombre se dessina à travers, évanescente silhouette qui progressivement s'approchait dans un manteau de fins flocons neigeux. Peu à peu les Gardiens purent clairement distinguer l'individu : une gracieuse femme dans la force de l'âge, le visage pâle encadré d'une longue chevelure aussi blanche que la neige qui délicatement s'y déposait. Ses yeux, froids comme son âme, les transperçaient d'un bleu iceberg qui trouvait écho dans la teinte blafarde de ses fines lèvres gercées. Séléné et Endymion restèrent stupéfaits devant l'apparition.

- Vous devez savoir pourquoi je suis là ! Mais tout comme vous connaissez la raison de mon intrusion, je connais votre interdiction d'agir. Alors poussez-vous que j'accomplisse ce pourquoi je suis venu ! Le temps m'est compté.
- Qui es-tu donc pour oser souiller de ta présence ce lieu sacré ?! Tonna Endymion. Et surtout comment as-tu fait pour franchir le rempart des Amazones ?

Ignorant sa deuxième question elle répondit :

- On me connaît sous le surnom de Reine des Neiges, car telle est la signification de mon nom. Je suis Chioné, et je viens prendre ma revanche sur ton orgueilleuse déesse.
- Blasphème ! Tu ne toucheras pas à un seul de ses cheveux, tu entends !
- Et qui m'en empêchera ? Toi, Gardien lunaire ? Nous savons tous qu'il existe des règles immuables !
- Je suis peut-être Gardien mais je demeure également Chasseur. Mon devoir est de protéger Artémis, quoi qu'il m'en coûte, quitte à répudier ma mission première !
- Endymion ! Le coupa sèchement Séléné.
- Ça ne serait pas dans ton intérêt, ironisa Chioné. Tu connais très bien le rôle qui incombe aux Gardiens lunaires et les enjeux qui en dépendent. Serais-tu prêt à en faire le sacrifice ?!

Le Prêtre fulminait de rage, serrant convulsivement ses poings face à la véracité des paroles de l'intruse.

- C'est bien ce que je pensais, rétorqua cette dernière, tu as fais le bon choix. Quelle ironie pour vous, ultimes protecteurs, que d'être réduits à une telle impuissance. Je suis sûre qu'Artémis comprendra lorsque je m'emparerai du divin arc d'argent et que je la transpercerai de ses propres flèches dans son sommeil. Elle paiera enfin pour tous les maux qu'elle a causés !

Son sourire dévoila des canines en pointe qui renforcèrent l'éclat cruel de son expression. Nonchalamment elle s'avança vers les légataires d'Artémis et passa juste entre les deux, ultime signe de provocation. S'en allant vers la porte de la chambre sacrée, bien décidée à accomplir sa mission, elle s'arrêta cependant et se retourna, invectivant la Grande Prêtresse et son acolyte.

- Au fait j'oubliai, mon maître m'a chargé de vous transmettre un message : nul éclat dans l'immuable vérité, la liste sera bientôt ordonnée. La destruction de votre déesse sera prémisse de la destruction de tous les autres… de l'Olympe tout entier. Et jamais vous ne pourrez l'en empêcher, jamais ! Il sera alors temps pour vous de rallier ceux qui sont votre raison d'être.
- Et de venger la perte de tous les habitants d'Amazone ! Bientôt vous paierez pour vos actes. J'extirperai moi-même de ton corps ce morceau de roche qui se fait appeler cœur et te le ferai contempler, afin que tu saisisses l'horreur de tes crimes ! lui asséna-t-il, poing serré.

Sur ce elle fit volte-face et murmura, plus pour elle que pour ceux qui étaient derrière :

- Irrécupérables…

Avant de se diriger d'un pas ferme vers l'entrée du temple sacré. Un trait d'énergie la percuta soudainement dans le dos, la faisant violemment chuter au sol. Se relevant promptement elle se retourna, pleine de colère, prête à faire payer aux Gardiens lunaires le prix de leur désobéissance. Quelle ne fut pas sa stupeur lorsqu'elle distingua deux silhouettes arriver derrière eux.

- Visiblement j'ai négligé quelques détails, railla Chioné, impérieuse. Cependant cela sera vite réglé !

Deux hommes vêtus de cuir guerrier avancèrent fièrement vers elle tandis que Séléné et Endymion s'écartèrent du passage.

- Orion, Chasseur de la Poursuite.
- Oreste, Chasseur de la Revanche.
- Ta présence est indésirée en ces lieux. Il est encore temps pour toi de te retirer.

Rabattant derrière l'oreille l'une de ses mèches argentées, elle leur asséna, acerbe :

- Pfff, de vulgaires Chasseurs ! Insulte pour moi que de m'opposer à des hommes tels que vous. Oserez-vous donc lever la main sur une femme ?
- Ici les femmes sont les égales des hommes, Artémis leur accorde même la suprématie. Ton statut ne te confère donc aucun droit particulier. A nos yeux tu es une ennemie comme les autres.

Cessant leur discussion stérile les deux hommes invoquèrent leur cosmos et firent d'emblée appel à leur plus puissante technique, conscients de l'exigence de la situation. Un véritable maelström d'énergie brute parfaitement canalisée se dirigea promptement vers Chioné. Cette dernière sembla prendre conscience trop tard de la complexité des arcanes conjugués.

Une puissante déflagration retentit devant l'Artémision, faisant écho aux centaines d'autres explosions qui tonnaient dans la vallée en contrebas. La muraille d'énergie formée par les Amazones tanguait dangereusement, prête à succomber… Pourtant elle était encore debout, à l'instar de la Reine des Neiges qui essuya rageusement un filin de sang prenant naissance sur son front. Le contraste était saisissant : traînée rouge écarlate sur une parfaite peau de porcelaine.

Mais la blessure semblait dérisoire face à la détermination et la force qu'avaient allégués les Chasseurs à leur attaque. Oreste et Orion n'eurent même pas le temps de se remettre de leur stupeur que déjà Chioné se tenait devant eux, emprunte d'un cosmos bleuté aussi glacial que le souffle de l'Hiver. Sous l'emprise de la colère elle les saisit simultanément par le cou tandis que tous deux sentirent leur chair en proie à un intense froid. La morsure de la glace officiait déjà, léchant entièrement leur corps, progressivement, pour finalement l'endormir dans la douleur, centimètre après centimètre, muscle après muscle.

Le Gardien lunaire de la Contemplation s'apprêtait à se précipiter à leur secours mais sa compagne le retint fermement par la taille, avant d'enfuir sa tête au creux de son cou et de respirer l'apaisante odeur de pin qui émanait de lui. Fermant les paupières elle ressentit sa douleur et sa frustration. Ils n'avaient toujours fait qu'un. Voilà pourquoi elle perçut en son âme les larmes qui glissaient sur son visage, tout comme lui distingua en la sienne le désarroi qui l'habitait. Un son de craquement leur fit rouvrir les yeux.

Orion, dévoré par le givre, venait de perdre une jambe. Son indicible cri satura l'atmosphère déjà lourde de violences. Le sourire perfide de Chioné vint se pendre à son visage lorsqu'elle murmura à ses deux victimes qu'il était temps d'en finir avec eux. Les projetant vigoureusement au-dessus d'elle, elle attendit quelques secondes qu'ils soient à hauteur suffisante avant de les cribler de stalagmites acérées. Les pics létaux les transpercèrent de toutes parts, achevant de leur soutirer d'ultimes râles d'agonie. Percutant le sol Oreste, totalement glacé, s'éclata littéralement, tué sur le coup. Orion quant à lui eut beaucoup moins de chances… il survit à la chute.

La souffrance morale des deux Gardiens lunaires était à son apogée. Un dialogue mental s'engagea entre eux, douloureux et prophétique.

- Malgré mon statut je ne peux me résigner. Je suis navré Séléné, navré de briser le Serment. Il me faut agir !
- Tu ne le peux ! Tu ferais là la plus belle erreur de ta vie. A toi seul tu risquerais de précipiter le destin du monde. Tu connais la primauté de notre rôle !


Un bruit sec se fit entendre : Chioné venait d'enfoncer sa main dans l'épaule d'Orion…

- Alors dis-moi, dis moi quoi faire pour stopper ce massacre ?!! Ne le ressens-tu pas ? Toutes les Chasseresses ont été vaincues ! Seules demeurent les Amazones qui ne vont pas tarder à céder. Leurs forces ne sont pas inépuisables !

- … - Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir. Nous n'avons d'autre choix que de nous battre. Je refuse de capituler !
- Tu… tu as raison.


L'ennemie tenait le Chasseur de la Poursuite par une mèche de ses cheveux bruns. Elle l'observait, le regard empli de haine. Il gémissait sous la souffrance…

- Alors pour l'honneur de nos compagnons et la survie d'Artémis, allons nous battre !
- Non !!!
hurla mentalement Séléné.
- Excuse-moi, mais malgré les sentiments qui nous lient je ne puis discerner tes intentions.
- Il existe une autre solution. Nous pouvons agir sans entraver les règles !
- Explique-toi.
- Il est dit que nous ne pouvons nous battre contre l'Ombre et ses forces avant le treizième jour de la Prophétie, celui qui verra l'avènement du Gardien lunaire de l'Innocence. Toutefois nous avons le pouvoir de contrecarrer les noirs desseins de l'Innommé sans être considérés comme parjures.


Une lueur claire s'imprima dans l'esprit d'Endymion. Il avait compris ce dont il était question, savait à présent où Séléné voulait en venir.

- Ne serait-ce pas trop hasardeux ?
- Nous n'avons pas d'autres alternatives. C'est cela ou la proche destruction d'Artémis…
- Soit…J'approuve.
- Dès lors nous en remettrons-nous à la providence…


Se tenant les mains en signe de communion, les deux Gardiens lunaires s'observaient tout en intensifiant leur cosmoénergie. Chioné, sur le point d'achever Orion, fut paralysée par la stupeur lorsqu'elle ressentit leur aura. Elle ne comprit pas instantanément ce qu'ils étaient en train d'essayer de faire.

- Endymion, si nous ne devions pas survivre…
- Ne dis rien mon tendre amour, l'espoir toujours perdurera. Nous nous retrouverons sois en sûre.


La Reine des Neiges se dressa diligemment dans l'espoir de briser l'union des Gardiens. Mais contre toute attente une main la retint : Orion, aux portes de la mort, brûlait ses dernières forces vitales pour permettre à la Grande Prêtresse et au Prêtre sacré d'accomplir leur devoir. Après la surprise la peur se lisait sur le visage déformé de l'envoyée maudite.

La muraille entourant la haute cité céda brutalement, laissant entrer une violente marée humaine assoiffée de conquête. Les dix Amazones sortirent de leur transe mais ne s'avouèrent pas encore vaincues. Certaines moururent vite, d'autres avaient encore un semblant de force. Cela ne durerait pas…

Endymion observa sa femme comme s'il la voyait pour la première fois. Ses boucles couleur de miel, ce regard clair et pourtant si ferme, si tendre… Il l'aimait comme au premier jour. Elle insinuait son âme dans le cœur de son " berger ", s'y lovant tendrement, y affirmant ses sentiments et la confiance aveugle qu'elle portait en lui. L'alliance de la Sérénité et de la Contemplation.

Tous deux portaient la douleur en eux, la douleur de la perte, de la défaite, celle de la résignation. Leurs visages s'approchèrent l'un de l'autre, tendrement, et lorsque enfin leurs lèvres se touchèrent, un écho cristallin, voix unique, résonna dans leur esprit commun, parfaite symbiose des deux êtres.

" Serenity Contemplation "

Leurs cosmos unis sous une même bannière s'érigea à une édifiante hauteur, prenant la forme d'une titanesque colonne polychrome. Arrivée à une altitude suffisante le pilier d'énergie s'ouvrit en une corolle aux multiples couleurs chatoyantes qui vint graduellement recouvrir l'ensemble du territoire. Une fine nuée irisée tombait sur le champ de bataille, recouvrant peu à peu tous les êtres présents, animaux, végétaux, minéraux… Rien ne résista au charme de l'arcane conjugué des deux plus proches serviteurs d'Artémis.

Tous tombèrent rapidement dans un sommeil profond. Les envahisseurs lâchèrent leurs armes et s'écroulèrent à terre, dans les mares de boue et de sang, à l'instar de Chioné qui venait de se libérer de l'étreinte désespérée d'Orion et s'étalait à présent sur le parvis marbré, totalement inconsciente. Les quelques survivantes de la terribles bataille, pas plus d'une vingtaine, suivirent la même voie..

Après le choc des affrontements succédait un silence pesant, inquiétant, lourd de sens, semblable au silence de la mort… Mais c'était bel et bien pour éviter la mort, l'annihilation totale, que le couple qui gisait à terre devant les portes de l'Artémision avait prit cette irrémédiable décision. Puissent les dieux avoir pitié des pauvres mortels et venir aider leur semblable qui, dans son éternel repos, ignore les dangers qui la guettent…

Un bruit de pas, sûrs et posés, se fit entendre sur les dalles de marbre menant à la chambre sacrée d'Artémis. La porte d'entrée grinça tandis qu'une ombre inquiétante se faufila à l'intérieur…

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Cette fiction est copyright Eldar Fattakhov.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.