Hélios, la Légende... (part 2)


1942, début Septembre

L'hiver était descendu sur la Russie, recouvrant tout le paysage d'un épais manteau de glace et de neige. Au loin, il était possible de distinguer la fumée qui s'élevait dans le ciel bleu pâle, marquant probablement l'emplacement d'un village. De ce qui avait été un village.

Hélios détourna le regard avec une grimace et reprit ses recherches. L'endroit où il se trouvait avait dû être une sorte de vaste exploitation agricole, employant probablement des dizaines d'ouvriers. Il était difficile de tirer beaucoup d'autres conclusions des ruines délabrées et noircies qui en demeuraient.

Hélios s'arrêta un instant pour nettoyer sa cape de toute la cendre qui s'y était déposé. Elle était à sa taille désormais. Plus d'un an s'était écoulé depuis qu'il l'avait reçue et il avait beaucoup grandi pendant cette période. Sa carrure s'était affermie, devenant presque celle d'un adulte, et sa taille se rapprochait toujours plus de celle des deux autres Chevaliers Divins. Encore deux ou trois années, et il espérait bien les dépasser.

Pour l'heure, cependant, ses préoccupations étaient très nettement autre. Les ruines qui se trouvaient ici ne constituaient jamais qu'une partie infime de toute la destruction qu'il avait pu voir ces dernières semaines, et les cadavres qu'il avait découverts et enterrés n'étaient malheureusement qu'une poignée parmi un nombre immense.

Se trouver ainsi confronté à l'horreur de la guerre avait fait un choc à Hélios. En tant que Chevalier, son rôle était de se battre, mais seulement quand c'était nécessaire et contre des adversaires capables de se défendre. Ce qu'il avait découvert ici…

Des soldats allemands avaient fait cela. Hélios n'entretenait guère d'illusions quand à la capacité des hommes normaux à faire preuve de barbarie, quel que soit l'uniforme qu'ils portaient. Ce n'était pas cela qui le préoccupait. Même si le fait de voir les traces que laissait la guerre sur son passage le révulsait, il n'avait pas à intervenir dans un conflit entre mortels. Ce n'était pas pour cela qu'existaient les Chevaliers.

Hélios fronça les sourcils. Interférence. Le mot résonnait dans son esprit. Certes, des soldats auraient très bien pu mettre le feu aux bâtiments et tuer tous ceux qui se trouvaient là. Mais auraient-ils été capables de procéder à une destruction si complète alors qu'ils ne s'étaient visiblement pas attardés ? Même les vastes granges métalliques qui s'étaient trouvées là avaient été réduites à l'état de débris. Et certains des cadavres qu'il avait retrouvé avaient été presque totalement déchiquetés.

Tout cela rejoignait une foule d'observations qu'il avait déjà eu l'occasion de faire dans d'autres lieux, d'autres villages dévastés. Une telle destruction était l'œuvre de guerriers disposant du cosmos, il en était presque certain. Et depuis de longues semaines, il avait entrepris de les traquer, cherchant à savoir qui ils étaient et pour quelle raison ils avaient interférés dans cette guerre entre mortels.

Un bruit subit le fit se retourner précipitamment, adoptant presque sans y réfléchir une position de combat et embrasant son cosmos. Puis il se détendit, voyant qu'il ne courait aucun risque. Trois personnes venaient d'émerger des ruines de l'un des bâtiments les plus proches et étaient en train de s'approcher prudemment. Un couple d'âge moyen et une petite fille aux cheveux blonds, qui ne devait pas avoir plus de cinq ans. Ils étaient tous les trois couverts de cendre et de poussière. Hélios n'imaginait même pas comment ils étaient parvenus à échapper à la destruction qui s'était abattue sur ce lieu.

_Tout va bien, je vais vous aider, leur dit-il dans le meilleur russe dont il était capable.

Hélios était certain d'avoir massacré la prononciation correcte des mots, mais ils durent comprendre malgré tout car ils parurent se calmer quelque peu. L'homme était assez lourdement appuyé contre sa femme. Il ne paraissait pas blessé extérieurement, mais il ne cessait de tousser, comme si ses poumons avaient absorbé trop de fumée. Son épouse le soutenait de son mieux, même si elle semblait pareillement épuisée, au bord de l'effondrement. Ils avaient besoin de pouvoir se reposer dans un endroit sûr, jugea aussitôt Hélios. Mais il y avait une notable absence de lieux sûrs à proximité.

La petite fille le regardait avec de grands yeux, remarqua-t'il tout à coup. Son visage enfantin était sale au point d'être presque noir et elle serrait obstinément dans sa main droite une poignée de fleurs colorées comme si c'était la seule chose à laquelle elle pouvait se raccrocher. Hélios sentit une vague de compassion et de tristesse mêlées noyer son cœur. Quelles choses avait-elle vu ici qu'aucun enfant ne devrait jamais voir ?

_Tes fleurs sont très jolies, lui dit-il en se baissant pour se mettre à son niveau. Garde-les bien et ne t'inquiète pas. Tout va bien se passer.

L'espace d'un instant, elle n'eut aucune réaction. Puis ses lèvres se plissèrent pour dessiner un timide sourire.

Hélios se redressa et se tourna vers les parents.

_Je vais vous conduire dans un endroit où vous serez en sécurité. Je vais employer un moyen un peu étrange, mais ne vous affolez pas, vous ne courez aucun danger.

Puis il se détourna et, d'un geste de la main, ouvrit le tissu dimensionnel.

Et ce fut à ce moment-là que quelqu'un se jeta sur eux pour les attaquer.


Monter la garde au Sanctuaire n'était jamais quelque chose de très passionnant, ce qui expliquait pourquoi la tâche était généralement réservée aux simples gardes. Parfois, cependant, il arrivait que des chevaliers décident de consacrer une partie de leur temps à ce qui était malgré tout une nécessité. Ce qui était le cas ce jour-là.

Tyriel du Renard n'était chevalier que depuis peu de temps. Bien que disposant d'un niveau très correct pour un chevalier de bronze, il n'avait pas encore une énorme expérience de toutes les possibilités du cosmos.

C'est pourquoi il fut totalement pris au dépourvu lorsqu'une large faille dimensionnelle s'ouvrit tout juste un mètre devant l'endroit où il avait choisi de monter la garde.

Un couple en émergea, l'un s'appuyant sur l'autre, puis une petite fille, et enfin, quelques pas en arrière, un jeune homme qui, d'après l'aura qu'il dégageait, devait être un guerrier. La faille se referma derrière lui, ne laissant aucune trace de son existence.

Déconcerté, Tyriel en était encore à se demander comment il devait réagir lorsque le jeune guerrier s'avisa de sa présence et se dirigea vers lui.

_Ces gens ont besoin de repos et de soins, lui dit-il d'un ton impératif. Je te les confie pour l'instant, il faut que j'aille voir le Pope.

Tyriel ouvrit de grands yeux et ne sut pas quoi répondre immédiatement. Il n'était pas censé obéir à des gens qui ne faisaient pas partie des chevaliers d'Athéna et dont il ne connaissait même pas l'identité. Mais une impression marquante émanait de l'inconnu, qui forçait le respect. Et les trois personnes qui se trouvaient là semblaient véritablement épuisés et à bout de force.

_Vous pouvez compter sur moi, répondit-il.

L'inconnu hocha la tête, puis se détourna et prit la direction des escaliers du Sanctuaire.

_Attendez ! lui cria Tyriel. Les escaliers sont gardés par les Chevaliers d'Or ! Ils ne vous laisseront pas passer !

Mais l'homme ne se retourna pas, se contentant de rabattre le capuchon de la cape sombre qu'il portait sur sa tête. Après encore quelques pas, sa silhouette sembla se brouiller. Tyriel cilla. Est-ce que ses yeux lui jouaient des tours ?

Et… où était-il donc passé, à présent ?


La longue montée qui menait au palais du Pope n'était à vrai dire gardée que par deux Chevaliers d'Or, les deux seuls présents. Bien que six chevaliers aient atteint ce rang à cette époque, la réincarnation d'Athéna était encore lointaine et leur présence à tous ne se justifiait pas.

Une ombre à peine discernable franchit sans difficulté les Maisons les unes après les autres. Des deux Chevaliers d'Or présents, celui du Cancer et celui du Scorpion, ni l'un ni l'autre ne ressentit même vaguement sa présence. L'ombre passa également à moins d'un mètre des gardes qui défendaient le palais du Pope sans qu'aucun ne réagisse aucunement.

Le Pope lui-même ne ressentit finalement l'intrusion que lorsque l'ombre pénétra finalement dans sa salle du trône.

_Pas un pas de plus, avertit celui qui avait été à une époque le chevalier Shion du Bélier. Révèle ta présence, maintenant.

L'air parut vibrer légèrement et le régent du Sanctuaire en l'absence d'Athéna se retrouva subitement face à un jeune homme revêtu d'une cape sombre. Maintenant qu'il ne cherchait plus à le dissimuler, le cosmos qui l'entourait était d'une puissance aisément discernable.

_Je suis impressionné, admit le Pope. Je ne me souviens pas avoir jamais vu un tel niveau de maîtrise mentale. Mais si tu souhaites me tuer, je t'avertis qu'il ne faudra qu'un instant aux Chevaliers du Cancer et du Scorpion pour venir me prêter main-forte.

_Vous n'avez rien à craindre de moi, répondit le jeune homme. Je suis venu vous parler et vous faire une proposition. Je m'appelle Hélios, Chevalier Divin de Zeus.

Le visage de Sion ne laissa filtrer aucun signe de surprise, mais il parut considérer un instant ce qu'il venait d'entendre.

_Pour autant que je puisse le déterminer, tu ne sembles pas mentir, dit-il finalement. De quoi souhaites-tu donc m'entretenir, Chevalier Divin ?

_De la guerre qui fait rage en ce moment en Europe, et qui menace de s'étendre encore au-delà.

_Cette guerre est certainement une tragédie, dit le Pope d'une voix grave, mais ce n'est pas notre rôle que d'intervenir dans ces conflits mortels.

_Il y a eu une interférence.

Un silence s'ensuivit.

_C'est ce que je pressentais, dit le Pope après un long moment. C'est pour cela que j'ai envoyé deux des Chevaliers d'Or observer cette guerre et me rapporter des preuves.

Hélios passa une main sous sa cape et en retira un large cimeterre fendu en deux qu'il jeta au sol.

_Voici la preuve. Alors que j'étais en train d'enquêter sur les lieux des combats, j'ai été attaqué.

Le Pope examina avec attention l'arme massive.

_C'est une arme de Berseker, dit-il finalement, comme s'il regrettait la conclusion à laquelle il était parvenue. C'est bien ce que je craignais. Les serviteurs d'Arès interviennent dans cette guerre alors même que leur dieu n'est pas ressuscité.

Il prit une profonde inspiration.

_Malheureusement, admit-il à regret, nous ne sommes pas en mesure de nous opposer efficacement à eux. Cela fait bien longtemps que j'ai entrepris de reconstruire le Sanctuaire, mais la réincarnation d'Athéna n'arrivera probablement pas avant encore au moins trente ans. Je n'ai tout simplement pas assez de chevaliers, et ceux dont je dispose manquent d'expérience. Même s'ils ne sont pas au complet, les Bersekers sont certainement en nombre.

_Je peux trouver des chevaliers pour lutter contre eux, répondit Hélios. Je n'ai pas l'intention de laisser les Bersekers agir à leur guise. Mais je ne souhaite pas me révéler. Vous n'informerez personne de mon intervention, ni vos chevaliers, ni même la déesse Athéna quand elle se réincarnera.

_Très bien, finit par dire le Pope. Y a-t'il autre chose ?

Hélios ouvrit la bouche pour répondre par la négative, puis se ravisa.

_J'ai amené une famille avec moi, dit-il. Deux parents et une fille qui ont échappé de peu au massacre. Je souhaiterais que vous vous occupiez d'eux, au moins jusqu'à ce que cette guerre trouve un terme.

_Le Sanctuaire leur est ouvert.

* * *

1942, mi-Septembre

Le temple de Zeus dans la Ville Céleste avait des allures de quartier-général. Hélios avait annexé l'une des pièces pour y réunir la totalité des Chevaliers de Zeus et leur exposer la situation sur Terre.

_C'est assez grave, dit Endymion lorsqu'il eut fini de parler. Les guerres saintes sont déjà problématiques, mais elles respectent au moins certaines règles. Si des guerriers sacrés se mettent à participer à des conflits entre mortels, voire à les provoquer, nous allons vers le chaos le plus total.

_Je suis d'accord, approuva laconiquement Harmonie. Nous devons débusquer ces Bersekers et les éliminer.

Les autres Chevaliers présents - près d'une vingtaine au total - approuvèrent bruyamment. La plupart d'entre eux étaient relativement jeunes, bien que souvent plus âgés qu'Hélios lui-même, et ils n'avaient jamais eu l'occasion de participer à de véritables combats. La perspective de faire leurs preuves face aux Bersekers, réputés être des guerriers redoutables, n'était pas pour leur déplaire.

_Il ne faut pas nous emballer pour autant, tempéra Endymion, voyant que tous les Chevaliers se disposaient à partir sur l'heure. Nous ne devons pas laisser la Ville Céleste sans protection. Et les Bersekers ne sont apparemment pas au complet. Nous n'avons pas besoin d'y aller tous.

_C'est vrai, approuva Hélios en hochant la tête. Je pense laisser les Chevaliers Terrestres garder la Ville, avec un Chevalier Céleste pour les commander. Ce qui reste sera bien suffisant.

Les mots douchèrent quelque peu l'enthousiasme des Chevaliers Terrestres, au nombre de treize. Les six Chevaliers Célestes eux-mêmes s'entre-regardèrent nerveusement, se demandant qui aurait la malchance de devoir rester.

_Si tu le permets, j'aimerais aussi vous accompagner.

Hélios se retourna, surpris, pour faire face à Lyncée. Le Chevalier d'Héra lui offrit un pâle sourire.

_J'ai quelques raisons d'en vouloir aux Bersekers, dit-il de sa voix calme.

Hélios réfléchit à la proposition en l'espace d'une brève seconde. Il ne connaissait pas véritablement Lyncée, n'avait pas souvent eu l'occasion de le revoir depuis le jour où ils avaient tous deux accompagnés Zeus et Héra vers le temple où devait se dérouler leur réincarnation. Mais il avait eu l'occasion directe d'expérimenter sa valeur.

_Ce sera avec plaisir, dit-il finalement en souriant à son tour.

Lyncée s'inclina en un geste de remerciement.

_Quand partons-nous ? voulut savoir Harmonie.

_Dès demain.

* * *

1942, début Octobre

Hélios embrassa le champ de bataille du regard. La neige s'était remise à tomber, recouvrant peu à peu le sol dévasté d'un manteau scintillant, ainsi que la demi-douzaine de corps sans vie qui gisaient là.

Lyncée était en train de revenir vers lui après s'être assuré que plus aucun n'était en vie. Les deux Chevaliers Célestes qui les accompagnaient, Atrée et Siona, le suivaient à quelques pas.

_Une victoire facile, dit Lyncée en arrivant devant lui.

_Assez facile, approuva Hélios d'un hochement de tête. Je m'étais attendu à trouver les Bersekers plus dangereux que cela.

Une bonne dizaine de jours s'était écoulée depuis le début de leur chasse et c'était les premiers guerriers d'Arès qu'ils avaient finalement eu l'occasion d'affronter. Les traces de destruction qu'ils laissaient n'avaient guère été difficile à suivre. Les quatre Chevaliers les avaient pris par surprise au moment où ils s'apprêtaient à attaquer un nouveau village. Le combat n'avait duré qu'un instant. Hélios et Lyncée en avaient chacun tué deux, Atrée et Siona un. Aucun n'avait subi ne serait-ce qu'une égratignure.

_Les Bersekers d'Arès ont des niveaux qui peuvent varier énormément, dit Lyncée en se retournant vers ceux qu'ils avaient combattus. Ceux-là n'étaient que de la piétaille. Même eux pourraient se révéler dangereux dans une guerre entre mortels, mais nous n'avons pas grand-chose à craindre de guerriers de ce niveau.

_Et les plus forts ? interrogea la rousse Siona, qui était arrivée à son tour.

Lyncée haussa les épaules.

_Les meilleurs sont les Commandants des Bersekers et il est arrivé que certains d'entre eux aient véritablement un niveau remarquable, dit-il avec un sourire particulier. Mais dans l'ensemble, cependant, ils ont la force d'un Chevalier Céleste moyen, ou mettons de l'un des Chevaliers d'Or d'Athéna. Puissants, certes, mais loin d'être invincibles.

_J'espère que le groupe d'Endymion et Harmonie aura eu autant de succès que nous, dit Hélios avec une moue songeuse. Mais, quoi qu'il en soit, nous n'avons pas de temps à perdre. Il nous faut trouver ces Commandants et les éliminer une fois pour toutes.

_Reste à les trouver, observa Atrée.

_Je ne pense pas que ce sera trop difficile, dit Lyncée. Les Commandants des Bersekers se trouveront toujours à l'endroit où le combat est le plus intense. Ce sont de bons guerriers, mais pas forcément de grands stratèges. Si les rumeurs que nous avons entendues sont vraies, je dirais que nous avons de bonnes chances de les trouver du côté de Stalingrad.

Hélios hocha la tête. Cela rejoignait ses propres observations. Les Bersekers semblaient tous suivre la même direction que le gros des forces allemandes.

_Alors en route, dit-il avec un geste de la main.

* * *

1942, mi-Octobre

La neige tombait avec insistance sur la plaine déserte, aplanissant tout relief sous une couche de blancheur épaisse et froide. Seuls quelques arbres déformés se découpaient çà et là sur le ciel d'une grisaille uniforme. Il n'y avait rien d'autre. Rien sinon les quatre guerriers qui se faisaient face silencieusement.

_Vous nous avez trouvé, dit finalement Cadmos, Commandant de l'une des quatre armées des Bersekers d'Arès.

Ni Hélios ni Lyncée ne répondirent rien. Leur poursuite des Bersekers avait duré plus de deux semaines. Elle les avait finalement mené tout près de Stalingrad, comme il s'y était attendu. Là, ils avaient également retrouvé Endymion, Harmonie et les trois autres Chevaliers Célestes, qui avaient suivi le même genre de traces qu'eux. Les Bersekers, s'était-il avéré, avaient monté une sorte de camp à quelque distance de l'armée allemande. Hélios et Endymion les avaient longuement observé, recourant à leurs pouvoirs d'illusion pour dissimuler leur présence. Les guerriers d'Arès étaient une quinzaine, regroupés sous la direction de deux Commandants. D'autres se trouvaient parfois dans le camp, mais ne portaient ni arme ni armure. Des apprentis, avaient-ils jugé, peut-être même recrutés au cours de cette campagne sanglante.

Hélios avait échaffaudé un plan simple. Les Commandants des Bersekers partaient souvent en reconnaissance, sans doute pour décider de leurs cibles à venir. Ils ne prenaient pas la peine de se faire accompagner d'autres Bersekers, trop certains de leur propre force. Alors qu'ils étaient partis pour l'une de ces reconnaissances, Hélios et Lyncée leur avaient tendu une embuscade. En cet instant même, Endymion, Harmonie et les cinq Chevaliers Célestes devaient être en train d'attaquer le camp des Bersekers.

_Vous devez être ceux qui nous ont causé ces ennuis récemment, dit Cadmos avec un rictus de mépris. Ceux que vous avez tué n'étaient que des faibles. Cela va être un plaisir de vous montrer la force de véritables Bersekers.

Son aura sanglante s'embrasa d'une violence indicible dès qu'il eut fini de parler. Cadmos était un véritable géant, faisant près de deux mètre cinquante et doté d'une carrure particulièrement épaisse. Il tenait entre ses mains une lourde hache d'acier noirci, dont la tête était enveloppé de flammes ardentes.

L'autre Berseker était de taille plus normale, mais le cosmos qui émanait de lui n'était pas moins agressif que celui de Cadmos. Il tenait une large épée dentelée d'une seule main. Cela faisait déjà un moment qu'il fixait Lyncée d'un regard carnassier.

_Cela va être un véritable plaisir, siffla-t'il avec une sorte de délectation, Lyncée…

_J'aurais dû te tuer avant de partir, Diomède, lui renvoya le Chevalier d'Héra d'une voix froide. Je vais réparer ça maintenant.

Le combat s'engagea brutalement, comme si un signal silencieux venait d'être donné. Hélios vit Cadmos arriver sur lui, sa hache de feu brandie, et bondit sur le côté pour l'esquiver. Le coup ouvrit le sol, creusant une large faille de près d'une dizaine de mètre dans le sol gelé.

Hélios songea à riposter à cet instant, alors que le Berseker était exposé, mais y renonça aussitôt. Il valait mieux rester sur la défensive pour le moment, afin de prendre la mesure de son adversaire. Cadmos s'était retourné et les flammes ardentes qui enveloppaient son arme brûlaient plus vivement encore qu'auparavant.

_Burst Flare !

Une gigantesque boule de feu rougeoyante partit de sa hache, fusant vers le Chevalier Divin à la vitesse de la lumière. Mais Hélios réagit aussitôt. Tendant les mains devant lui, il déforma l'espace.

_Another Dimension !

La comète ardente s'engouffra dans la faille dimensionnelle et y disparut tout juste un mètre avant d'atteindre Hélios. Mais déjà, le Commandant Berseker s'était relançé à l'attaque. Dissipant la faille d'une pensée, Hélios n'eut que le temps de reculer précipitamment pour ne pas se faire trancher en deux. Malgré la taille démesurée de son arme, Cadmos la maniait avec une rapidité terriblement efficace. Pendant un moment, Hélios ne put rien faire d'autre que battre en retraite devant lui.

A quelques mètres de là seulement, il pouvait entendre les bruits du combat entre Lyncée et Diomède. Mais il ne pouvait même pas se permettre d'y accorder une parcelle de son attention. Son adversaire était dangereux et il ne devait pas le sous-estimer.

Un coup de pied brutal le percuta en pleine poitrine alors qu'il venait une nouvelle fois d'esquiver la hache meurtrière et le fit tomber. Etendu sur le sol couvert de neige, Hélios vit son adversaire brandir son arme à deux mains et l'abattre sur lui…

Il attendit le tout dernier moment pour se téléporter, réapparaissant directement dans le dos de Cadmos. Totalement pris au dépourvu, le géant encaissa à son tour un coup terrible qui le fit tomber au sol. Il se redressa aussitôt, pourtant, mais il était déjà trop tard. Hélios avait croisé les bras devant lui et son aura s'était embrasée de toute sa force.

_Galaxian Explosion !!

A cette distance, rien ne pouvait sauver le Berseker. L'impact percuta Cadmos de plein fouet, pulvérisant son armure et broyant son corps en l'espace d'un instant. Il était déjà mort lorsqu'il percuta le sol, une dizaine de mètres plus loin. Sa hache flamboyante vint se planter juste à côté, faisant fondre la neige qui se trouvait là.

Hélios se permit un soupir de soulagement avant de se retourner vers le duel que menaient toujours Lyncée et Diomède.

Lyncée était en train de perdre.

Cela lui fit presque un choc lorsqu'il s'en rendit compte. Le Chevalier d'Héra avait été le seul face auquel il ait jamais dû déployer la totalité de sa force. Et pourtant, là, il se trouvait acculé petit à petit par son adversaire, cédant constamment du terrain et ne tentant plus que de rares ripostes. Du sang coulait sur son visage d'une large blessure qu'il avait au front et il portait de nombreuses autres plaies. Face à lui, Diomède semblait pratiquement indemne. Son épée virevoltait sans cesse en une danse meurtrière, contraignant Lyncée à reculer et à reculer encore.

Non, quelque chose n'allait pas, réalisa brusquement Hélios. Les souvenirs de son propre combat contre Lyncée étaient gravés dans sa mémoire. Qu'étaient donc devenues la fougue et la rapidité dont il avait fait preuve à cette occasion ? Les mouvements du Chevalier d'Héra semblaient terriblement lents, maintenant, et il paraissait déjà être en train de s'épuiser. Que lui était-il arrivé ? Etait-ce un pouvoir particulier de l'adversaire contre lequel il combattait ?

L'idée vint à Hélios que c'était peut-être une feinte. Mais non, c'était impossible. Lyncée ne se serait pas laissé blesser si gravement seulement pour abuser son adversaire. Alors quoi ?

Lyncée recula brusquement, se dégageant un instant du duel où il avait le dessous. Son propre sang recouvrait désormais tout son visage de la même couleur que ses cheveux écarlates. Hélios le vit tendre les mains en avant et intensifier brutalement son cosmos. L'aura qui l'entourait doubla, tripla, revenant l'espace d'une fraction de seconde au niveau qu'elle avait eu lorsqu'il avait affronté le Chevalier Divin.

_Tu va mourir, Lyncée ! hurla Diomède en se précipitant sur lui, l'épée brandie.

Presque lentement, Hélios vit le cosmos lumineux du Chevalier d'Héra s'assombrir jusqu'à devenir presque noir. L'expression sur le visage de Lyncée était d'une résolution sinistre.

_Forbidden !

La vague de noirceur submergea Diomède au moment même où il allait atteindre son adversaire, soufflant son cosmos comme s'il n'avait été que la flamme d'une bougie. Une expression fixe de stupéfaction apparut sur le visage du Berseker tandis que toute force semblait déserter ses membres et que son épée lui échappait des mains, comme devenue trop lourde à porter. Entraîné par son élan, il dépassa Lyncée et fit encore quelque pas avant de s'arrêter et de demeurer immobile. Son cœur avait cessé de battre depuis plusieurs secondes lorsque ses jambes ployèrent finalement sous lui et qu'il s'abattit au sol.

Mais Hélios ne lui prêtait déjà plus la moindre attention. Se précipitant vers Lyncée, il parvint tout juste à le rattraper avant qu'il ne s'effondre à son tour sur la terre enneigée.

_Lyncée ! cria-t'il en se penchant sur lui, au bord de la panique. Tiens bon !

Le Chevalier d'Héra gisait entre ses bras, inerte. Toute trace de son cosmos s'était volatilisé et, sous le sang qui le maculait, son visage était aussi pâle qu'un linceul. Ses yeux se rouvrirent pourtant lorsqu'il entendit son nom.

_Hélios ? fit-il d'une voix rauque et difficile. Désolé… je ne pensais pas… que je serais déjà si faible… Mais en fin… de compte… ça ne fera qu'avancer… un peu la chose…

_Lyncée, dit Hélios, qui cherchait désespérément ce qu'il pourrait faire pour le sauver encore, mais qu'est-ce qui s'est passé ? Qu'est-ce qui t'est arrivé ?

Puis la révélation le frappa de plein fouet comme une douche d'eau glacée.

_C'est moi, murmura-t'il à mi-voix. C'est de ma faute. Je n'avais utilisé cette attaque que contre Zeus lui-même, je ne savais pas ce qu'elle donnerait contre un mortel. Et tu ne t'en es jamais remis. Je n'aurais jamais dû l'utiliser. C'est de ma faute, j'aurais dû abandonner quand tu me l'as proposé.

_Ne raconte pas n'importe quoi, lui dit Lyncée en lui serrant le bras avec le peu de force qui lui restait. C'était un beau combat, le plus beau que j'ai jamais mené. Je ne le regrette pas. Mes anciennes attaches doivent être plus fortes que je ne le croyais. Je n'aurais pas supporté d'être vaincu par quelqu'un d'autre que le meilleur.

_Mais si j'avais su me contrôler… commença Hélios.

_Tu étais trop jeune pour ça, répondit Lyncée, dont le regard bleu commençait à s'embrumer. Ta puissance est trop grande pour un mortel, tu ne peux rien y faire. Il va te falloir vivre avec.

Sa respiration se ralentit encore, jusqu'à n'être plus qu'à peine perceptible.

_Ton cosmos… dit-il encore d'une voix si faible qu'elle était à peine audible. Il est tellement brûlant… Même les flocons de neige fondent avant… avant d'arriver…

Sa respiration s'arrêta et ses yeux dissemblables se voilèrent soudain.

Hélios se redressa. Entre ses bras, Lyncée ne paraissait rien peser. Les joues mouillées de larmes, le Chevalier Divin ouvrit un passage dimensionnel et y disparut.

Sur la plaine gelée de Russie ne demeurèrent que deux cadavres et une tâche écarlate sur la neige que les flocons vinrent peu à peu recouvrir.

* * *

1946, Juin

Le soir était en train de tomber sur le Sanctuaire, apportant fraîcheur et ombre après la chaleur de la journée. Quelques étoiles pouvaient déjà se deviner indistinctement dans le ciel crépusculaire et immaculé. Ce devait être un réconfort pour tous ceux qui s'entraînaient ici, songea Hélios en son for intérieur. Cela donnait même une forme de beauté à ce lieu rocailleux et désertique qu'étaient les terres sacrées d'Athéna.

_On est presque arrivés à la maison, dit Tiffany, qui était pour l'heure perchée sur ses épaules. Tu resteras pour le dîner, dis ?

_Qu'est-ce qu'il y aura à manger ? demanda Hélios avec amusement.

_Oh, de la soupe, des légumes, peut-être un lapin, des…

Hélios sourit tandis que la fillette, moitié moins âgée que lui, continuait son énumération. A l'époque où il l'avait amené ici avec ses parents, il se souvenait avoir pensé que la pauvre ne se remettrait sans doute jamais de tout ce qu'elle avait vu. Elle avait assisté aux ravages perpétrés par les Bersekers et il avait même été obligé de tuer l'un d'entre eux juste sous ses yeux. Il avait craint qu'elle reste marquée à vie.

Et pourtant, cela ne semblait pas être le cas. Depuis la fin de la guerre, près d'une année auparavant, il était venu de nombreuses fois rendre visite à la famille qu'il avait sauvée alors qu'il traquait les guerriers d'Arès en Russie. Au début, son intention n'avait été que de rendre visite au Pope afin d'entretenir une relation entre les Chevaliers de Zeus et ceux d'Athéna. Cela lui avait paru être une bonne idée. De plus, il en était véritablement venu à apprécier Sion et ses connaissances incroyablement étendues.

Et c'était de la bouche de Sion qu'il avait appris que la famille qu'il avait amené au Sanctuaire y était demeurée, après même la fin de la guerre. Les poumons du père étaient restés en mauvaise état depuis l'incendie de leur village et il n'était pas en mesure de se déplacer sur de longues distances. Même si cela n'avait pas été le cas, ils n'avaient en vérité nulle part où retourner. Et Sion avait donc décidé de les laisser s'établir au Sanctuaire de façon permanente. Ils firent de la culture, un peu d'élevage et se mirent à apprendre le grec. A entendre Tiffany continuer de parler presque sans interruption, Hélios avait du mal à se rappeler que sa langue d'origine avait été le russe.

_Regarde, on est presque arrivés ! fit-elle tout à coup en tendant une main devant elle.

Effectivement, la petite maison où s'était établie la famille était désormais en vue. De par la taille, elle n'avait rien de très impressionnant, mais Hélios sentait que, pour la fillette de huit ans, ce lieu était véritablement devenu chez elle. C'était une bonne chose. Peut-être parce qu'il l'avait sauvé, il tenait véritablement à ce qu'elle puisse grandir heureuse.

Il avait pris l'habitude de l'emmener se promener dans les environs à chaque fois qu'il venait. Les parents de Tiffany s'en étaient montrés reconnaissants. Les distractions étaient rares au Sanctuaire et les enfants qui s'y trouvaient suivaient tous l'entraînement extrêmement prenant des apprentis-chevaliers.

Au début, Hélios avait juste eu l'intention de rendre visite à la famille qu'il avait secouru afin de voir comment ils s'adaptaient à leur nouvelle existence. Il ne s'était pas attendu à ce que Tiffany s'attache à lui avec une rapidité si déconcertante. Se retrouver dans la position d'un grand frère était quelque chose de nouveau pour lui, mais il s'y était fait plutôt facilement, somme toute.

Il commençait même à trouver cela plutôt agréable, songea-t'il tandis qu'il franchissait les derniers mètres les séparant encore de la petite maison.

* * *

1949, Février

Les réunions hebdomadaires des Divins et Célestes avaient été une idée d'Endymion. Lorsqu'Hélios s'était brusquement retrouvé en charge de la Ville Céleste et de ses dix mille habitants suite à la disparition de Zeus, il avait éprouvé un léger sentiment de panique à l'idée de toutes les responsabilités qui lui incombaient brusquement. Pour le rassurer, son maître lui avait suggéré de réunir périodiquement une sorte de conseil qui rassemblerait les chevaliers de plus haut rang et délibérerait sur les sujets d'importance.

En pratique, son moment d'inquiétude passé, il n'avait pas fallu très longtemps à Hélios pour réaliser qu'il s'était fait du souci pour bien peu de choses. La Ville Céleste, en fin de compte, s'administrait tout à fait correctement par elle-même. Peut-être était-ce le fait de vivre dans un environnement qu'on pouvait qualifier de divin, mais les habitants tendaient à être à la fois responsables et pacifiques. Leurs vies quotidiennes s'écoulaient calmement, sans que le besoin d'une intervention extérieure se fasse véritablement sentir. Somme toute, cela arrangeait plutôt Hélios, qui ne s'était jamais senti une âme de grand administrateur.

Les réunions chaque semaine avaient été maintenues, mais elles avaient prise l'apparence de déjeuners conviviaux entre les neuf Chevaliers Célestes et Divins. Il y était rarement question de choses plus sérieuses que le prochain spectacle devant se dérouler au grand amphithéâtre de la cité.

Cette réunion-ci faisait donc un peu figure d'exception, même si le sujet n'était pas véritablement d'une importance critique.

_Tu es sûre qu'il s'agit bien de Bersekers d'Arès ? demanda Hélios à Harmonie, qui se trouvait de l'autre côté de la table.

L'intéressée hocha la tête.

_J'ai eu plusieurs rapports à ce sujet, dit-elle tout en vidant son verre à petites gorgées, et mes propres observations l'ont confirmé. Mais ils ne sont pas très nombreux, ni très puissants. Je suppose qu'ils ne devaient être que des apprentis à l'époque où nous avons combattu les Bersekers. Ils sont apparemment dirigé par un unique Commandant, qui ne devait pas non plus avoir reçu son armure à ce moment-là. Somme toute, rien de bien redoutable.

_Nous pourrions les écraser une fois pour toutes, observa l'un des plus jeunes Chevaliers Célestes, du nom de Diomos.

_Non, contesta Endymion. Nous n'avons lutté contre eux que parce qu'ils étaient intervenus dans un conflit entre mortels, alors que leur dieu ne s'était pas réincarné. Quoi que nous pensions d'eux, ils restent des guerriers sacrés. Nous ne devons pas prendre sur nous de les éliminer tant qu'ils ne violent pas les règles établies.

_Je suis d'accord avec Endymion, dit Hélios en remplissant de nouveau son verre. De toute façon, il va se passer encore bien des années avant que les Bersekers ne représentent de nouveau une menace pour qui que ce soit. Tant que nous continuons de les surveiller attentivement, il n'est pas nécessaire d'agir avec précipitation.

Un murmure d'approbation parcourut les autres Chevaliers, même Diomos. Cela faisait huit ans déjà que Hélios était à leur tête. A l'époque, il n'avait été qu'un enfant, bien que doté d'une puissance inimaginable. Mais, même à ce moment-là, il avait déjà été capable d'agir de façon réfléchie et efficace, capable d'écouter les avis qu'on lui donnait et de prendre une décision. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour acquérir leur confiance et leur fidélité.

Il avait eu dix-huit ans voilà plusieurs mois et, par certains côtés, il ne semblait guère avoir changé. Peut-être avait-il surtout acquis la confiance en lui-même qui lui avait fait défaut toutes ces années auparavant. D'une façon ou d'une autre, aucun des Chevaliers de Zeus ne songeait même vaguement à contester ses décisions.

Hélios attendit qu'ils fussent tous parvenus au dessert pour faire l'annonce qu'il avait préparée.

_Comme nous en avons déjà parlé plusieurs fois, cela fait un moment que je pense souhaitable qu'il y ait un quatrième Chevalier Divin. Après en avoir beaucoup parlé avec Endymion et Harmonie, j'ai décidé de nommer Siona à ce poste.

La jeune femme aux cheveux roux s'étrangla sur ce qu'elle était en train de manger tandis que les autres Chevaliers Célestes la félicitaient bruyamment.

_M-moi ? fit-elle d'un air abasourdi une fois qu'elle eut repris son souffle.

_Non, bien sûr, répondit Hélios en la regardant d'un air moqueur. Je faisais référence à ta sœur jumelle, qui s'appelle également Siona et qui est caché juste sous la table en ce moment.

Il sourit avec amusement en la voyant essayer de trouver quelque chose à dire, puis y renoncer. Siona était véritablement la plus puissante des Chevaliers Célestes, tout le monde en avait conscience, à l'exception probable d'elle-même. Et elle était par ailleurs universellement reconnue comme étant tout à fait capable. De sorte que sa décision ne risquait pas de provoquer un quelconque mécontentement chez les autres Chevaliers qui auraient pu prétendre à ce rang.

Les Chevaliers de Zeus ne suivaient pas une structure rigide, mais les Chevaliers Divins étaient censés être au nombre de quatre. Lui-même était le Chevalier du Sud. Siona deviendrait celui de l'Ouest, place qui était restée vacante depuis de nombreuses années. En l'absence de Zeus, ce serait à lui de lui remettre son armure lors de la cérémonie.

Dans ces circonstances, en fin de compte, administrer n'était pas chose si terrible.

* * *

1953, Février

La pluie n'était pas quelque chose de fréquent au Sanctuaire. Et lorsqu'elle tombait enfin, c'était souvent sous la forme d'orages dévastateurs qui labouraient le sol sans merci. Ajouté à l'aridité du climat et à la pauvreté du sol, il en résultait une végétation maigre et clairsemée. Livrées à elles-même, seules les plantes les plus robustes parvenaient à survivre.

Et pourtant, des fleurs poussaient ici. Pa seulement quelques-unes, mais un véritable parterre de couleurs vives qui s'étendait sur plusieurs mètres carrés, comme un oasis inattendu au milieu de ce désert d'aridité.

_Elles sont magnifiques, dit Hélios après les avoir admiré longuement. C'est toi qui t'en occupe ?

Tiffany hocha la tête en signe d'approbation.

_Cela doit demander beaucoup d'attention, observa Hélios.

_Il faut surtout les arroser souvent, répondit Tiffany avec sérieux, parce que le sol ne retient pas bien l'eau. Et il faut aussi faire attention de les protéger quand il y a un orage.

Hélios la regarda, légèrement amusé. La jeune fille - elle avait désormais près de quinze ans - avait quelque peu mûri par rapport à l'enfant dont il se souvenait. Elle était plus sérieuse, plus appliquée la plupart du temps. La vie à proximité du Sanctuaire n'était pas excessivement dure, mais elle n'était pas aisée non plus, et cela l'avait fait grandir plus rapidement que la normale.

Extérieurement aussi, elle avait quelque peu changé. Elle ne serait sans doute jamais d'une taille très imposante, mais ses formes suggéraient la femme qu'elle était en train de devenir. Le soleil de Grèce avait bronzé sa peau et fait pâlir ses longs cheveux blonds. Seuls ses yeux clairs étaient restés les mêmes, empreints d'un charme innocent.

_En fait, reprit Tiffany, ce sont les mêmes fleurs que celles que j'avais à la main quand je suis arrivée ici. Tu te souviens ? Tu m'as dit que tu les trouvais jolies.

Hélios haussa un sourcil, légèrement surpris. Il s'en souvenait, effectivement. A ce moment-là, il avait dit la première chose qui lui était passé par la tête, les premiers mots qui lui étaient venus pour rassurer l'enfant qu'il voulait sauver. Il ne s'était pas attendu à ce qu'elle s'en rappelle encore… Etait-ce le soleil ou est-ce que Tiffany était en train de rougir légèrement ?

Mais le Chevalier Divin n'eut pas le temps de poursuivre cette ligne de pensée, car Tiffany se remit aussitôt à parler, presque précipitamment.

_Au fait, tu te souviens que tu m'avais dit que je pourrais visiter la Ville Céleste si j'en avais envie ? Est-ce que tu es toujours d'accord pour m'y emmener ?

_Euh… Oui, si tu y tiens, fit Hélios, quelque peu pris de court par le brusque changement de sujet. Mais il faut que tu aies toute une journée de libre ou tu n'auras pas le temps de tout visiter. Même une journée entière ne suffira pas, d'ailleurs, mais tu pourras au moins voir les plus beaux endroits.

_J'aimerais beaucoup, dit Tiffany, regardant rêveusement le ciel comme si elle espérait y distinguer les contours de la cité divine.

Hélios sentit une légère inquiétude s'infiltrer en lui, sans raison bien définie. Ce ne serait pas la première fois où il emmènerait Tiffany visiter un endroit situé bien au-delà des limites du Sanctuaire. Mais, jusqu'ici, il s'était toujours refusé à l'amener à la Ville Céleste. Pas parce qu'elle ne le méritait pas, non, au contraire. Pas même parce que la tradition voulait que la cité divine n'ait aucun contact avec le monde terrestre. Mais la Ville Céleste était un endroit qui n'était pas pour les humains ordinaires. Après avoir contemplé sa splendeur, il ne serait pas chose aisée de se satisfaire du monde terrestre et de ses imperfections.

Il l'amènerait là-bas, pourtant, puisqu'elle le souhaitait. Il l'amènerait là-bas, en sachant que le souvenir de la Ville Céleste resterait avec elle le restant de son existence une fois qu'elle en serait repartie. Il faudrait qu'elle vive avec, comme elle devrait sans doute bientôt vivre avec d'autres choses encore plus difficiles.

Hélios s'assombrit. La santé du père de Tiffany s'était beaucoup détériorée au cours des derniers mois. L'état de ses poumons se détériorait de plus en plus et il lui arrivait fréquemment d'être pris de quintes de toux déchirantes qui ne semblaient jamais s'achever. Hélios aurait voulu faire quelque chose pour lui. Mais la totalité de sa puissance, pourtant sans rivale parmi les mortels, n'était pas suffisante.

La mère de Tiffany était enceinte, il s'en était rendu compte lors de sa dernière visite. Cela permettrait peut-être de changer les idées à la jeune fille. Mais, malgré tout…

Il ne pouvait pas s'empêcher d'éprouver un sombre pressentiment.

_Tu viens ? fit tout à coup Tiffany en cessant ses rêveries et en se retournant vers lui. On va faire un tour jusqu'au Sanctuaire.

Hélios hocha la tête et lui emboita le pas tandis qu'elle prenait la direction des lieux d'entraînement des chevaliers d'Athéna. Il s'arrêta brièvement, pourtant, et se retourna pour regarder une dernière fois le jardin de fleurs.

Elle n'avait été qu'une enfant, à l'époque, et ses souvenirs devaient être très confus. Les fleurs ne ressemblaient pas du tout à celles qu'elle avait tenu en main lorsqu'elle était arrivée ici.

Puis un souffle de vent porta jusqu'à lui le parfum léger qui émanait du parterre et il haussa les épaules. Quelle importance cela avait-il, en fin de compte ?

* * *

1955, Avril

Le vent soufflait sans relâche, soulevant des nuages de poussières. L'orage qui avait eu lieu la veille avait ravagé le paysage, creusant le sol et brisant les branches des arbres. Il s'était finalement apaisé avec l'aube et ne demeurait désormait plus comme souvenir de sa violence que de vastes flaques d'eau dans lesquelles flottaient çà et là des fleurs arrachées, tâches de couleur dans des morceaux de ciel reflété.

Hélios se tenait quelque pas en arrière de Tiffany, sans bouger. Il aurait voulu la réconforter, lui donner de la force. Mais cela non plus n'était pas dans ses pouvoirs. Il était encore bien trop tôt pour qu'elle puisse être consolée, et il ne pouvait pour l'instant que rester là, à la regarder souffrir en silence.

Les deux tombes se trouvaient côte à côte, creusée dans le sol aride des environs du Sanctuaire. C'était lui qui les avait creusé, d'abord l'une, puis l'autre, plusieurs mois après. Son poing se crispa convulsivement. C'était la seule chose qu'il avait été capable d'accomplir avec sa force, la seule.

Tiffany se tenait immobile devant les tombes. Ses cheveux blonds étaient défaits, masquant son visage au regard d'Hélios. Son frère de un an, Hyunkell, dormait toujours dans la maison désormais abandonnée. C'était sans doute mieux ainsi. Mais devait-elle vraiment porter tout ce fardeau seule ?

Pour la première fois depuis des années, Hélios se prit à souhaiter que Zeus soit toujours de ce monde. Sûrement, s'il le lui avait demandé, le Maître des Cieux aurait pu faire quelque chose. N'est-ce pas ? Il aurait pu guérir les poumons du père de Tiffany et guérir la tumeur au cerveau qui avait brutalement emporté sa mère. Il aurait pu agir.

Lui n'avait rien pu faire.

Tiffany se retourna brusquement vers lui et il ne put s'empêcher de frémir. Son visage était pâle comme un linceul et ses yeux étaient marqués par une douleur sans borne, sans fin. Et pourtant, elle ne pleurait pas, comme si elle n'y parvenait pas. Elle ne faisait que le regarder, comme si elle attendait désespérement qu'il fasse quelque chose, qu'il la protège de tout cela.

Hélios sentit son cœur se briser. Traversant en un instant la distance qui les séparait, il la prit dans ses bras et la serra contre lui. L'espace d'un instant, elle ne réagit pas. Puis elle laissa tomber sa tête contre son épaule et se mit finalement à sangloter.

Loin vers l'est, les derniers nuages sombres s'enfuyaient dans le vent du matin.

* * *

1956, Mai

Hélios était en train d'attendre patiemment dans l'une des nombreuses pièces vides du vaste temple de Zeus.

Assez peu patiemment, à la réflexion : cela faisait un bon quart d'heure qu'il marchait de long en large sans interruption, dévoré par des pensées et des doutes de dernière minute.

_Il a l'air nerveux, hein ?

_Il a l'air plutôt nerveux.

Interloqué, Hélios releva la tête pour découvrir Endymion et Harmonie qui le regardaient avec quelque chose s'apparentant à de l'amusement. Il ne les avait pas entendu entrer.

_Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce que j'ai ?

_Quel âge est-ce qu'il a maintenant, déjà ? demanda Harmonie à Endymion en ignorant totalement le jeune Chevalier Divin.

_Vingt-six ans d'ici quelques semaines, si je me souviens bien, répondit Endymion du même ton.

_Un âge raisonnablement mature, pourrait-on dire.

_Oui, mais elle n'en a que dix-huit. Peut-être qu'il essaye de paniquer à sa place.

Hélios les foudroya tous deux du regard avant de se détendre finalement. Un peu.

_Bon, d'accord, j'admets que je suis légèrement nerveux. J'ai quelques raisons, non ?

Harmonie rit doucement.

_ " Légèrement " n'est pas le mot que je choisirais…

Hélios grimaça…

_Très bien, je suis nerveux. Très nerveux. Ca vous va ? Je me demande si j'ai bien fait de tellement précipiter ça. On aurait pu attendre un an de plus, ou même deux.

Endymion s'approcha de son ancien disciple et posa une main réconfortante sur son épaule.

_Ne t'inquiète donc pas comme ça ! Je l'ai rencontrée, souviens-toi, et elle m'a paru tout à fait mûre. Et puis, vous formez un très beau couple.

Hélios esquissa un pauvre sourire. Il espérait que c'était vrai. Il croyait que c'était vrai. C'était juste qu'il avait éprouvé des doutes subits et nombreux depuis la prise de cette décision.

Il ne s'était pas attendu à tomber amoureux de Tiffany. Leur simple différence d'âge - huit ans - avait paru exclure d'entrée la possibilité d'une telle chose. Après la mort de sa mère, il n'avait éprouvé que le besoin de la consoler, de la soutenir dans sa douleur. Tiffany avait paru réconfortée par sa présence. Ils avaient passé beaucoup de temps ensemble et des sentiments s'étaient tissés entre eux. Ou peut-être qu'ils avaient simplement été révélés par leur proximité.

Et en fin de compte, leur différence d'âge ne paraissait plus un tel obstacle maintenant qu'elle avait atteint ses dix-huit ans.

_Allez, du nerf ! l'encouragea Endymion en lui donnant une tape dans le dos. Pense un peu à tous ceux qui sont venu assister à ton mariage ! Même le Pope d'Athéna est venu pour l'occasion, alors que la Ville Céleste est normalement fermée aux gens de l'extérieur.

Hélios déglutit nerveusement. Il avait toujours eu le pressentiment qu'Endymion savait qu'il avait amené Tiffany dans la Ville à une occasion, quand bien même cela remontait à deux ans.

_Qu'est-ce que vous allez faire après le mariage ? demanda Harmonie. Euh… je veux dire " après " en général… pas nécessairement juste après…

Hélios sentit ses joues s'enflammer brièvement, mais répondit malgré tout.

_Tiffany a décidé de retourner dans le monde terrestre avec son frère, dit-il simplement.

Cela n'avait pas été une décision aisée à prendre, mais les lois régissant la Ville Céleste étaient stricte. La seule autre alternative aurait été de demeurer dans la cité divine pour le restant de son existence et Tiffany s'y était refusée. Hélios la comprenait. Lui-même qui était né ici n'aurait pas supporté d'y demeurer éternellement maintenant qu'il avait vu à quoi ressemblait le monde des mortels. C'était sans doute différent pour ceux qui n'en était jamais parti.

_Ah, vous êtes là ! s'exclama Siona, entrant précipitamment dans la pièce. La cérémonie va commencer, il faut se dépêcher !

Hélios esquissa un sourire nerveux. Le moment était finalement venu. Prenant un dernier moment pour épousseter la tunique d'un blanc immaculée qu'il avait revêtue, il rassembla son courage à deux mains et suivit Siona hors de la pièce. Endymion et Harmonie lui emboitèrent le pas.

La vaste salle qui avait été préparée pour le mariage était littéralement surpeuplée. Hélios avait acquis une popularité assez large au cours de sa " régence ", même si le fait d'y être confronté le plongeait toujours dans des abîmes de perplexité. Alors qu'il fendait la foule, escorté des trois autres Chevaliers Divins, il eut brièvement l'occasion d'entrevoir les autres guerriers sacrés qui habitaient la Ville Céleste, tous revêtus de leurs armures resplendissantes pour l'occasion. Sion était présent également, revêtu de la robe cérémonielle qu'exigeait son office.

Puis Hélios vit Tiffany et toutes les autres pensées disparurent de son esprit, emmenant son appréhension avec elles. Elle était resplendissante, vêtu d'une robe d'un blanc presque lumineux contre laquelle ressortissaient sa peau bronzée et ses cheveux d'or fin. Elle l'attendait juste devant l'autel, un sourire radieux sur son visage aux traits fins.

Hélios se sentit à peine franchir les derniers mètres qui le séparaient encore de celle qu'il aimait. Elle était là désormais, autant à lui qu'il était à elle, et ils seraient toujours ensemble à partir de maintenant. Toujours.

* * *

1958, 30 mai

Hélios parvint tout juste à se retenir de se précipiter sur la sage-femme lorsque celle-ci ressortit enfin de la pièce après ce qui avait paru être une éternité.

_Comment va-t'elle ? Dites-moi ! Est-ce qu'elle va bien ?

La sage-femme à la peau brunie qui s'était déplacée spécialement du village voisin ne se laissa guère démonter par les questions pressantes. De toute évidence, elle avait l'habitude des nouveaux pères. Qu'ils soient chevaliers ou pas n'était qu'un détail assez accessoire de son point de vue.

_Elle va bien, mais elle est fatiguée. Vous pouvez aller la voir, mais ne rester pas trop longtemps. Elle a besoin de se reposer.

Hélios poussa un soupir de soulagement intense. L'heure qu'il venait de passer à attendre des nouvelles, sans même pouvoir se trouver auprès de Tiffany, avait sans doute été la plus longue de sa vie.

_Pourquoi est-ce que cela a duré si longtemps ? finit-il par demander. Est-ce que quelque chose s'est mal passé ?

La sage-femme le regarda, une expression neutre sur le visage.

_Non, on ne peut pas dire ça, répondit-elle finalement. Vous avez un fils en parfaite santé. En fait, vous en avez même deux.

_Je… Deux ?!

_Vous devriez aller voir par vous-même, fit la sage-femme, esquissant quelque chose qui ressemblait pour la première fois à un sourire en lui montrant la porte de la pièce voisine.

Hélios referma la bouche. Tout le besoin qu'il avait ressenti d'être auprès de Tiffany au cours de l'heure qui venait de s'écouler ressurgissait brusquement. Prenant tout juste le temps de remercier la sage-femme, il franchit en un instant la distance le séparant de la porte, qu'il poussa doucement.

Tiffany sourit en le voyant entrer. Elle était étendu sur le lit, emmitouflée dans de chaudes couvertures, et son visage d'ordinaire bronzé était pâle. Hélios vint s'agenouiller à ses côtés et l'embrassa légèrement sur le front.

_Alors… dit finalement Tiffany à mi-voix, qu'est-ce que tu penses de tes fils ?

Les deux bébés dormaient paisiblement dans les bras de leur mère, emmaillottés chacun dans une couverture. Hélios les regarda tous deux et une émotion l'emplit brusquement, jusqu'à la plus petite parcelle de son être. Une émotion indiciblement forte et douce, mais qu'il ne serait jamais parvenu à exprimer avec des mots.

_Ils ont la beauté de leur mère, dit-il finalement.

Tiffany rit doucement.

_J'espère qu'ils auront aussi un peu de la tienne. Tu n'es pas si mal, tu sais. Je t'ai épousé, après tout.

Les couleurs étaient en train de revenir lentement sur son visage et elle esquissa le mouvement de se redresser. Hélios l'en empêcha en posant une main sur son épaule.

_La sage-femme a dit que tu devais te reposer.

_Je suppose qu'elle a raison, fit Tiffany en soupirant et en se rallongeant. Je tomberai probablement par terre si j'essayais de me lever. Où est Hyunkell, au fait ? Il n'était pas avec toi.

_Je l'ai envoyé jouer dans le jardin.

_Il va falloir qu'il rencontre ses neveux, fit Tiffany avec un léger sourire. Je me demande ce qu'il en pensera.

_Est-ce que tu as déjà choisi leurs noms ?

Une expression radieuse éclaira le visage de Tiffany, remplaçant en un instant la fatigue et l'épuisement qui s'y était trouvé l'instant d'auparavant.

_Celui-ci est Kanon. Et celui-ci est Saga.

* * *

1961, Mars

_Sois plus rapide sur tes jambes ! Voilà, comme ça ! Mais continue à surveiller ta garde ! Trop haute, elle est trop haute ! Et voilà, je l'avais bien dit…

Le dernier commentaire accompagna la chute assez brutale de Hyunkell, auquel Hélios venait de faucher les jambes d'un coup rapide et précis.

_Tu vas trop vite ! protesta le jeune garçon en se relevant.

Hélios sourit, amusé. Hyunkell avait sept ans et demi et cela faisait maintenant plus de deux ans qu'il l'entraînait. Commencer si jeune le long parcours qui menait au statut de chevalier n'était pas très fréquent, mais Hélios considérait que c'était pour le mieux. L'éveil au cosmos était plus facile chez un enfant très jeune, même si l'entraînement physique était logiquement plus difficile. Hyunkell s'en tirait assez bien, à vrai dire. Il ne possédait pas encore le cosmos, mais il démontrait déjà une certaine sensibilité dans ce domaine. D'ici un an ou deux, Hélios était certain qu'il aurait fait des progrès considérables.

_Je n'utilisais pas mon cosmos, comment est-ce que j'aurais pu aller " trop vite " ? riposta-t'il. La clef de la puissance des chevaliers, c'est avant tout de réussir à suivre les mouvements de leurs adversaires. Allez, on réessaye encore une fois !

Hyunkell fit la grimace, mais se remit un garde. Il ressemblait vraiment assez peu à sa sœur, songea Hélios en l'observant. Cheveux noirs là où ceux de sa sœur étaient blond pâle. Yeux d'un vert émeraude quand ceux de sa sœur étaient bleu azur. Même les traits de leurs visages ne montraient guère de similarité. Paradoxalement, Hyunkell admirait beaucoup Tiffany, dont le caractère déteignait sur lui.

Coup de poing au visage. Coup de genou à la poitrine. Pas sur le côté et coup de pied balayé. L'explosion subite de mouvements contraignit Hyunkell à reculer précipitamment, mais, cette fois, il ne se laissa pas déborder. Esquivant méthodiquement, contrant ou bloquant lorsque c'était nécessaire, il s'appliqua à réduire lentement la distance entre eux pour tirer parti de sa plus petite taille. Hélios sourit. Il réfléchissait bien, c'était une bonne chose.

Un souvenir brusque lui traversa l'esprit. Lorsqu'il avait combattu Lyncée dans la Ville Céleste, il s'était comporté exactement de la même façon. Combien de temps cela faisait-il maintenant ? Quinze ans ? Vingt ? Un léger vertige le saisit à cette pensée.

Il se reprit juste à temps pour esquiver le poing de Hyunkell, qui n'avait pas manqué l'occasion que lui offraient ses états d'âme soudains. Il ne fallait pas le sous-estimer, observa Hélios avec un mélange d'admiration et de satisfaction. Il avait très bien assimilé toutes les techniques qu'il lui avait enseigné, avec une vitesse tout à fait étonnante. Il ne lui manquait plus que la maîtrise du cosmos. Hélios avait l'intuition qu'il la découvrirait bientôt, peut-être dans les mois qui venaient. Son sixième sens lui permettait de sentir exactement le niveau auquel se trouvait Hyunkell, et l'enfant était parvenu à un seuil qu'il lui restait à franchir.

_Oh, les braves guerriers ! Est-ce qu'aucun de vous deux n'a jamais faim ? Il est midi passé depuis depuis longtemps !

Le combat d'entraînement s'interrompit tandis que le maître et l'élève se tournaient vers Tiffany. La jeune femme se dirigeait vers eux, un lourd panier visiblement chargé de nourriture dans une main.

_Quel besoin est-ce que vous avez eu d'aller si loin pour vous entraîner ? plaisanta-t'elle en arrivant et en déposant le panier au sol. Vous aviez besoin de tellement d'espace ?

_Je ne voulais pas déranger Saga et Kanon, répondit Hélios en souriant. Est-ce qu'ils continuent toujours l'exercice que je leur ai demandé ?

Tiffany rit.

_La méditation ? Oui, ils y sont encore. J'ai l'impression qu'aucun des deux ne veut se montrer moins persévérant que l'autre. Mais ils vont finir par s'endormir sur place, si tu veux mon avis.

Hélios hocha la tête, amusé, tandis que Hyunkell entreprenait d'inspecter de près le contenu du panier de nourriture. Il ne s'attendait pas à ce que Saga ou Kanon montre encore de grandes capacités de concentration, ni que cet exercice les rapproche véritablement de leur cosmos. Mais la patience était une vertu essentielle à un entraînement de chevalier, et c'était quelque chose qu'ils pouvaient apprendre dès maintenant. Ils avaient tous deux un potentiel considérable, il l'avait senti sans aucune erreur possible. Même si le sens du cosmos ne semblait pas inné chez eux comme il l'avait été chez lui, il ne faisait aucun doute qu'ils avaient de grandes dispositions à le découvrir.

_Et si on allait faire un tour au Sanctuaire quand l'entraînement sera terminé ? demanda subitement Hyunkell, qui avait entamé une épaisse miche de pain frais. Tiffany, tu serais d'accord ?

_Pourquoi veux-tu aller au Sanctuaire ? demanda-t'elle d'un air innocent, prétendant ignorer la raison.

_Pour voir des chevaliers !

Hélios sourit. Les Chevaliers d'Athéna étaient devenus l'idée fixe de Hyunkell. Il voulait en faire partie. C'était son rêve, la raison pour laquelle il se dépensait tellement lors de ces entraînement. Hélios en avait parlé avec Sion qui lui avait dit qu'il accepterait de faire passer l'épreuve au jeune garçon lorsqu'il serait prêt. Cela ne serait pas avant encore un ou deux ans, de toute façon. Hyunkell se montrait très précoce par rapport aux novices habituels du Sanctuaire, qui commençaient rarement leur entraînement avant sept ans, mais il lui faudrait encore du temps. Hélios était convaincu qu'il pourrait faire un Chevalier excellent. Peut-être pas un Chevalier d'Or, mais sa force s'en approcherait certainement beaucoup.

_D'accord, on ira faire un tour au Sanctuaire, finit-il par dire. Mais seulement si tu te débrouilles bien pour le reste de l'entraînement !

_ Pas de problème ! lança le jeune garçon avec assurance.

Hélios sourit. Lui-même ne se rendait pas souvent au Sanctuaire, excepté pour voir Sion. Il tendait à éviter les Chevaliers d'Or autant que possible. Il était peu probable qu'ils aient une chance de percer à jour sa puissance réelle, et même si cela arrivait, cela n'aurait sans doute pas de conséquences néfastes. Mais il préférait ne pas prendre le risque. Il demeurait un Chevalier Divin et, en tant que tel, il devait limiter son interraction avec le monde terrestre.

En attendant, songea-t'il brusquement, il allait effectivement être temps qu'il aille interrompre l'exercice de Saga et Kanon. Sans quoi, il avait le pressentiment que ses deux fils seraient capables de rester à méditer dans la position du lotus jusqu'à la nuit.

* * *

1963, Décembre

_Un toast ! Pour le nouveau Chevalier d'Argent Hyunkell !

Les cinq gobelets s'entrechoquèrent au-dessus de la table en bois. Pour l'occasion, Tiffany avait permis à son jeune frère de boire du vin. Saga et Kanon, assis côte à côte sur le banc, avaient dû se contenter de jus de raisin.

_C'était très impressionnant de te voir réussir cette épreuve comme si de rien n'était ! dit Tiffany à son frère.

L'intéressé rougit légèrement. Il n'avait guère que dix ans, mais il avait déjà presque rattrapé sa sœur en taille et sa musculature n'avait rien à envier à celles des autres Chevaliers. Par certains côtés, pourtant, il était encore un enfant. La joie du moment se combinait au vin pour l'enivrer rapidement.

_Et nous, quand est-ce qu'on pourra essayer d'avoir des armures ? voulut savoir Kanon, qui avait bu presque d'un trait son jus de fruits.

_Oh, je ne sais pas… plaisanta Hélios en souriant. Mais je ne pense pas que ce sera d'ici à la fin de la semaine.

_Moi, je voudrais devenir le Chevalier de… euh… des Poissons ! lança Saga, qui avait passé beaucoup de temps à admirer l'armure brillante de son oncle.

_C'est pas possible ! le rembarra son jumeau. Il faut que ça aille avec notre signe astronomique, c'est les Jumeaux !

Les deux frères entamèrent une de leur nombreuses disputes, qu'ils semblaient capables d'avoir au sujet de tout et n'importe quoi. Hélios et Tiffany avaient fini par s'y accoutumer. Saga et Kanon s'entendaient parfaitement la plupart du temps, démontrant parfois un degré d'unité qui évoquait la transmission de pensée. Le reste du temps, ils ne pouvaient pas se supporter.

_Qu'est-ce que tu vas faire, maintenant que tu as remporté ton armure ? demanda Tiffany à son frère.

_Je ne sais pas trop, admit l'intéressé. Je vais peut-être voyager un peu dans quelques-uns des autres camps d'entraînement de Chevaliers. J'aimerais bien avoir un peu de temps à moi pour perfectionner encore mes techniques et… Tiffany ? Ca ne va pas ?

Hélios se tourna vers sa femme, alarmé, et les deux jumeaux en cessèrent même de se disputer. Tiffany avait porté une main à son front. Son visage était très pâle et elle vacillait sur sa chaise, comme sur le point de s'évanouir d'un instant à l'autre.

_Je… Je vais bien, finit-elle par dire après un instant. J'ai juste eu… juste un mal de tête. Mais c'est passé, maintenant. Je vais bien… Tout va bien.

* * *

1965, Décembre

Hélios ressortit de la pièce, prenant soin de refermer doucement la porte derrière lui.

Hyunkell et les deux jumeaux se trouvaient tous les trois dans la pièce principale de la petite maison, attendant avec un mélange d'appréhension et d'indicible crainte. Lorsqu'il réapparut, trois paires d'yeux se tournèrent aussitôt vers lui. Aucun ne parla, comme s'ils craignaient de poser la question.

Hélios se força à sourire. C'était étrangement facile, rien de plus qu'un plissement de lèvres sur son visage froid, si froid.

_Saga, Kanon, votre mère veut vous voir.

Hyunkell avait déjà compris, il l'avait lu dans son cosmos. Le jeune garçon était blême comme un linceul et des larmes étaient en train de naître aux coins de ses yeux. Mais Saga et Kanon ne disposaient pas encore d'un sixième sens suffisamment puissant. Ils se levèrent tous deux et coururent tous deux vers la porte, impatient de voir enfin leur mère après cette longue nuit où ils avaient dû rester ici à attendre, sans savoir ce qui se passait.

Hélios ferma les yeux au moment où les jumeaux atteignaient ensemble la porte. Le moment était venu pour lui de dire également adieu à ses fils. Son cosmos démesuré s'embrasa, atteignant sa plénitude en l'espace d'un instant et figeant sur place les deux jeunes garçons.

Envahir mentalement leurs esprits ne lui prit qu'un instant, même si y apporter les modifications qu'il avait décidé fut plus long. Ses pouvoirs mentaux étaient considérables, mais, même pour lui, ce genre de choses étaient difficiles. Nécessaire pourtant. Hélios supprima la brève hésitation qui l'avait traversé. C'était mieux ainsi.

Lorsque cela fut terminé, les deux jeunes enfants s'effondrèrent au sol, privés de connaissance. Hélios s'assura brièvement qu'ils respiraient normalement avant de se retourner vers Hyunkell.

Le jeune Chevalier d'Argent dégageait un tel sentiment de douleur que même le cœur gelé d'Hélios éprouva de la peine pour lui.

_Qu'est-ce… Qu'est-ce qui lui est arrivé ? parvint finalement à demander le jeune garçon.

_Une tumeur au cerveau, répondit Hélios d'une voix vide d'émotions. Lorsqu'elle s'est véritablement révélée, il était déjà trop tard pour faire quoi que ce soit.

Il aurait dû pleurer également, songea-t'il quelque part à l'intérieur de lui-même. Il aurait dû être dévoré par le chagrin. Mais c'était comme si quelque chose était brusquement venu l'anesthésier, retirant sa conscience au moment où la petite flamme qu'était la vie de Tiffany s'éteignait entre ses mains. Il ne ressentait rien, rien du tout.

_Je vais retourner à la Ville Céleste et y demeurer à partir de maintenant, continua-t'il, toujours de la même voix. Je l'emmènerai avec moi, mais Saga et Kanon resteront ici. J'ai effacé leurs souvenirs de moi et de leur mère, mais ils garderont tout ce qu'ils auront appris par ailleurs. Je suis certain qu'ils feront de très bons chevaliers d'ici quelques années. Je demanderai à Sion de s'occuper d'eux.

_Et moi, demanda Hyunkell, dont les larmes s'étaient arrêtées. As-tu également l'intention de m'effacer la mémoire pour que je t'oublie ainsi que ma sœur ?

Hélios le regarda un long instant sans répondre.

_Non, dit-il finalement. Ce genre de technique est dangereuse au-delà d'un certain âge, surtout chez quelqu'un possédant des pouvoirs mentaux développés, ce qui est ton cas. Mais tu ne devras jamais parler de moi à personne.

Hyunkell hocha la tête avec difficulté. Au travers de son chagrin, il percevait un peu de ce que devait être la souffrance d'Hélios, quand bien même celui-ci ne semblait pas la montrer.

_Je ferai comme tu voudras.

_Alors adieu, Hyunkell, mon frère.

Ce soir-là, Hélios, Chevalier Divin du Sud, quitta la maison où il avait vécu la période la plus heureuse de sa vie. Il ne devait plus revenir au Sanctuaire qu'une seule fois, le jour où son destin devait finalement être consommé.

* * *

1966, Juin

Au sommet d'un temple circulaire de la Ville Céleste où peu de gens venaient jamais, deux flammes venaient de se rallumer et brûlaient avec vigueur. La nouvelle s'était répandu à travers la cité comme un incendie de forêt, suivie aussitôt d'une atmosphère de liesse intense. Qu'ils aient été suffisamment âgés ou non pour se souvenir des dernières incarnations de Zeus et d'Héra, tous les habitants étaient heureux à l'idée d'accueillir à nouveau leurs souverains divins.

Même Hélios, qui se trouvait dans la salle du trône du temple de Zeus à ce moment-là, sentit pour la première fois depuis longtemps quelque chose s'apparentant à du bonheur occuper son cœur. Cela faisait si longtemps qu'il attendait cela. Il se souvenait encore parfaitement du jour où il avait escorté Zeus vers ce même temple circulaire. A l'époque, toutes les années qu'il devrait attendre lui avaient paru démesurées. Mais cela avait fini par arriver.

Cela demeurait un bonheur teinté de mélancolie, pourtant. Tant de choses avaient changé depuis, à commencer par lui-même. Tant de choses étaient passées et ne demeuraient plus. Tiffany… La douleur lui mordit le cœur, comme à chaque fois qu'il repensait à elle. Il aurait tant voulu la présenter à Zeus. Et maintenant, elle ne pourrait jamais plus rencontrer le maître des cieux, pas plus que ses fils, qui ne conservaient même pas son souvenir.

La Ville Céleste elle-même était restée pareille à ce qu'elle avait toujours été, mais lui-même ne s'y sentait plus à sa place. Les habitants et les autres Chevaliers le respectaient toujours pareillement, cela ne faisait aucun doute. Mais il ne se sentait plus chez lui parmi les bâtiments de marbre blanc, les fontaines ruisselantes et les arbres élancés, pas plus qu'il ne l'aurait été s'il avait choisi de retourner à la petite maison près du Sanctuaire maintenant que Tiffany n'y était plus.

Endymion avait cédé son armure depuis plusieurs années et Harmonie avait fait de même plus récemment. Il les voyait encore, de temps en temps, mais même leur compagnie ne lui apportait plus le même réconfort qu'elle aurait procuré à une époque.

Seuls Siona et lui occupaient encore le rang de Chevaliers Divins pour le moment. Conscient de son devoir, il avait entrepris de sonder tous les jeunes enfants disponibles pour voir si certains d'entre eux possédaient le potentiel nécessaire. Pour l'heure, il n'avait pas eu de succès, mais il poursuivrait ses efforts. Cela faisait partie de la tâche qui lui incombait et il avait peu d'autres responsabilités pour l'heure.

Hélios savait qu'il lui faudrait encore attendre avant de pouvoir de nouveau discuter avec le maître des cieux comme il avait pris l'habitude de le faire quand il était encore enfant. Le souvenir évoqua un sourire sur ses lèvres, le premier depuis longtemps. Il se demandait comment Zeus réagirait à tous les changements qui l'avait transformé. Oui, il attendrait avec impatience le jour où ils pourraient de nouveau discuter ensemble.

* * *

1972, Juillet

C'était un matin de début d'été. Le soleil n'était levé que depuis moins d'une heure, mais l'air était déjà agréablement chaud, comme une caresse insubstantielle sur la peau de ceux qui se trouvaient à l'extérieur.

Sur l'une des nombreuses places de la cité, un homme d'une quarantaine d'année, aux cheveux noirs et à la carrure solide, était assis sur un banc, d'où il regardait tranquillement la ville qui s'animait autour de lui. Les passants étaient déjà nombreux, arpentant les rues de marbre blanc dans cette heure calme qui suivait l'aube.

L'homme promena son regard sur la place qui s'étendait devant lui, embrassant en l'espace d'un instant tout ce qui s'y trouvait, arbres, fontaines et vastes bassins. Il se sentait plein d'une sérénité apaisante, en parfaite harmonie avec tout ce qui l'entourait. La sensation était à la fois agréable et presque étrange. Il ne se souvenait pas de l'avoir déjà ressenti auparavant.

Un jeune enfant retint son attention alors qu'il se promenait avec sa mère. Extérieurement, il ne semblait guère différent des autres, de taille moyenne, les cheveux noirs. Il ne devait pas avoir plus de deux ans. Mais l'homme ne s'était jamais attaché aux apparences extérieures, habitué qu'il était à une réalité plus profonde. Il se dégageait de cet enfant une impression subtile, fascinante.

_L'histoire fait parfois des boucles amusantes, tu ne trouves pas ?

Hélios se retourna, un peu surpris. Le jeune Zeus se tenait à ses côtés, souriant tandis qu'il regardait également l'enfant.

_Toutefois, il n'a pas un potentiel aussi exceptionnel que l'était le tien, même en considérant que tu étais un peu plus âgé à l'époque.

Hélios sourit également, perdu dans cet instant où se mêlait le passé précieux au présent.

_Je suis heureux que vous soyez à nouveau vous-même, seigneur, dit-il finalement, même si bien des choses ont changé.

_C'est ce que je vois en te regardant, dit simplement Zeus en s'asseyant à ses côtés.

Il y eut un long moment de silence tandis qu'ils suivaient du regard le jeune enfant aux cheveux noirs.

_Est-ce que tu m'en veux de ne pas avoir été là quand tu avais besoin de moi ? demanda finalement Zeus.

Hélios ferma brièvement les yeux, puis les rouvrit.

_Non. Je vous en ai voulu à une époque, irrationnellement, parce que vous auriez pu la sauver alors que toute ma force n'était pas assez. Mais cela n'avait pas de sens. Vous ne pouviez rien y faire.

_J'aurais voulu la connaître, dit Zeus après un instant. Le souvenir que tu gardes d'elle brille encore dans tes yeux. Elle devait être exceptionnelle.

_Oui. J'aurais voulu qu'elle vous rencontre.

Un nouveau moment de silence passa entre eux. Hélios se sentait étrangement bien, même sans devoir parler. En ressentant la présence de Zeus à ses côtés, il se rendait compte à quel point elle avait pu lui manquer. Il n'avait plus besoin de gérer la Ville Céleste désormais, plus besoin de supporter tous ces fardeaux qui l'écrasaient.

_Je compte bientôt rendre mon armure, dit-il finalement.

_Je sais.

_Je continuerai d'entraîner Baran et Boréen. Ils feront deux très bons Chevaliers Divins. Même si Siona se retire également, la relève sera assurée.

Zeus hocha la tête silencieusement, sans répondre.

_Hélios, te souviens-tu de ce que je t'avais dit lorsque nous nous sommes quittés, il y a toutes ces années ? demanda-t'il après un temps.

_Vous avez dit que je serai peut-être prêt à franchir une nouvelle étape lorsque nous nous reverrions. Mais, seigneur, je n'ai pas progressé durant toutes ces années. Je crains d'avoir depuis longtemps atteint la limite de mes pouvoirs.

_Non, dit Zeus avec intensité. Même si ton cosmos n'a que peu progressé, ce n'est pas important. Ta force était déjà supérieure à celle de n'importe quel mortel à l'époque. Mais il te restait encore à grandir intérieurement. Hélios, pendant toutes ces années, tu as aimé et tu as souffert. Tu es prêt à franchir cette étape dont je parlais. Je souhaite que tu la franchisses. Tu le mérites plus que quiconque. Je souhaite que tu deviennes un dieu.

Hélios ne réagit pas. Son regard s'était perdu dans le vide, comme fixant quelque chose qui n'était plus là.

_Cela peut te paraître quelque chose de considérable, poursuivit Zeus, mais tu as la force physique et spirituelle nécessaire. Le huitième sens est éveillé en toi, même si tu n'as jamais eu l'occasion de t'en servir. Seul le neuvième te reste encore à découvrir et je sais que tu peux y parvenir. Je t'y aiderai. Il te faudra quelques années, rien de plus, et tu deviendras un dieu immortel. Même maintenant, tu ne peux pas entrevoir toutes les possibilités que cela t'ouvrira. Tu n'as qu'à…

_Non, interrompit Hélios et Zeus se tut subitement.

Le Chevalier Divin se tourna vers son maître et le sourire sur ses lèvres éclairait également ses yeux.

_Je vous remercie, seigneur, pour votre intention. Il y eut un jour où j'aurais tout donné pour obtenir ce pouvoir, parce qu'il m'aurait permis de sauver celle que j'aimais, de l'empêcher de mourir. Mais je vois plus clair, finalement, et j'ai cessé de désirer l'immortalité, que ce soit pour moi ou pour elle. Je ne veux pas prétendre être autre chose qu'un mortel.

Zeus détourna légèrement les yeux, ébloui par l'éclat qui habitait le regard de son Chevalier Divin.

_J'aimais Tiffany plus que tout, mais elle est morte et vit désormais dans mon souvenir, où elle sera toujours aussi belle. Et un jour, je mourrai aussi et je vivrai peut-être quelque temps dans le souvenir des autres avant que même cela ne s'efface. Ce n'est pas triste. Que serait ce que j'ai vécu avec Tiffany sans la mort qui a fini par nous séparer ? Toute chose mortelle doit un jour trouver son terme. C'est notre malédiction et notre bénédiction à la fois.

Zeus se leva du banc, détournant toujours le regard, et une tristesse inexpressible était sur lui, quand bien même il s'était attendu à cette réponse.

_Alors, reçois aussi ma bénédiction, Hélios. Jusqu'à ce que ta vie trouve son terme.

_Et recevez la mienne, seigneur, dit calmement le Chevalier Divin. Peut-être que cela sera vous qui m'en voudrez lorsque je vous laisserai finalement.

_Peut-être, dit Zeus, avant de s'en aller.

Hélios demeura là où il se trouvait, à regarder les gens de plus en plus nombreux affluer sur la place désormais baignée de lumière. Il y avait une beauté dans tout cela, qu'il ressentait sans savoir l'exprimer.

Ce fut la dernière fois qu'il parla avec le maître des cieux, Zeus à la foudre aveuglante.

* * *

1973, Septembre

Une tension imperceptible planait sur le Sanctuaire depuis plusieurs jours. Athéna venait finalement de se réincarner, signe certain des guerres saintes qui s'annonçaient à nouveau. Du temps s'écouleraient encore avant le début des conflits, mais combien exactement, personne ne le savait. Les chevaliers étaient plus nombreux qu'ils ne l'avaient été au cours des années précédentes, mais il s'en fallait de beaucoup qu'ils ne soient au complet. Sur les douze armures d'or, cinq seulement avaient déjà un propriétaire.

La nuit était tombé sur la Grèce depuis quelques instants seulement, laissant encore des reflets écarlates ensanglanter l'horizon occidental. L'air nocturne était froid et des nuages s'accumulaient peu à peu dans le ciel, obscurcissant les étoiles.

Shura, depuis peu Chevalier du Capricorne, veillait sur sa Maison silencieuse. Il était l'un des rares Chevaliers d'Or actuellement présent au Sanctuaire et il prenait sa responsabilité très au sérieux. Aphrodite des Poissons était également présent, ainsi que le Chevalier des Gémeaux, qui semblait avoir virtuellement disparu depuis quelques jours. Shura se sentait vaguement inquiet. Un pressentiment l'habitait, dont il n'arrivait pas à se défaire. Il se serait senti plus rassuré si tous les Chevaliers d'Or s'étaient trouvé là pour protéger le Sanctuaire, mais, sur les cinq qui existaient à cette époque, trois étaient pour l'heure absents.

Shura se raidit. Quelque chose venait de bouger juste devant lui, à l'intérieur même de sa Maison ! Plissant les yeux, il s'efforça de concentrer son septième sens pour percevoir à nouveau la présence qu'il avait ressenti l'espace d'un instant… Là, elle était là !

_Excalibur !

L'attaque déchira l'air à la vitesse de la lumière, avant de se volatiliser. Stupéfié, Shura vit apparaître devant lui une haute silhouette drapé dans une cape sombre qui dissimulait son visage. L'inconnu ne portait apparemment aucune armure, mais il émanait de lui une sensation indicible de pouvoir caché.

_Qui que tu sois, lança pourtant Shura, tu as mérité la mort en t'introduisant ici ! Je vais m'occuper de ton exécution !

L'homme ne répondit pas, mais ses yeux étaient empreints d'une dureté stupéfiante lorsqu'il tendit une simple main devant lui pour se défendre. Shura concentra tout son pouvoir pour une attaque dévastatrice, puis…


Aphrodite attendait sur le seuil de sa Maison. Il avait senti clairement le combat qui avait eu lieu dans la Maison du Capricorne, ainsi que sa conclusion, aussi soudaine qu'inattendue. Il ne restait donc plus que lui pour bloquer la route à l'envahisseur. Le Pope avait sans aucun doute également ressenti ce qui s'était passé, mais il ne lui avait transmis aucune consigne. Il ne lui restait donc plus qu'à se préparer au combat.

Le Chevaliers des Poissons n'eut pas à attendre très longtemps. Un léger frémissement le parcourut au moment où la silhouette sombre apparaissait au bas d'une volée d'escaliers. Apparemment, maintenant qu'il se savait découvert, l'intrus ne prenait même plus la peine de dissimuler sa présence.

L'espace d'un instant, Aphrodite ressentit quelque chose qui s'apparentait à de la crainte. Shura avait été vaincu par cet homme sans la moindre difficulté. Avait-il en lui le pouvoir de l'arrêter ? Puis, se reprenant, il entreprit de concentrer le cosmos qui faisait de lui un Chevalier d'Or.

L'inconnu n'avait plus que quelques marches à grimper avant de parvenir au seuil de la Maison. Il ne paraissait même pas l'avoir remarqué, mais Aphrodite ne se laissa pas abuser par cette apparence. S'il voulait une seule chance de l'emporter, il lui faudrait déployer immédiatement toute sa force. Matérialisant une rose blanche dans sa main droite, il l'imprégna de son pouvoir avant de la brandir et…

_Bloody Rose !


La salle d'audience du Pope était plongé dans un silence épais. Tous les gardes avaient été renvoyés et il ne demeurait personne pour assister à ce qui allait se passer.

L'homme assis sur le trône, revêtu de la lourde robe cérémonielle du Pope, releva la tête à l'approche de l'inconnu. Dans la semi-pénombre qui baignait la pièce, il était difficile de distinguer l'expression de son visage, mais ses yeux brillaient de reflets écarlates.

_Arrête, dit-il d'une voix tranchante. Tu es parvenu jusqu'ici en battant deux chevaliers d'or, sans subir la moindre blessure et sans même avoir à les tuer. C'est un exploit remarquable, mais sache que j'en aurais pu en faire tout autant si j'avais été à ta place. Malgré leur rang, tous deux ont encore à acquérir l'expérience qui fait les meilleurs guerriers. Cela ne sera pas aussi simple face à moi, si vraiment tu oses affronter le Grand Pope du Sanctuaire d'Athéna.

L'homme s'était arrêté, le visage toujours dissimulé par le capuchon de sa cape sombre. Mais sa voix, lorsqu'il parla finalement, ne manifestait pas la moindre once de crainte.

_Inutile de te revendiquer de ce titre, Saga. Non seulement tu n'es pas le Grand Pope, mais tu as assassiné celui qui détenait cet office, violant par la même occasion tous les serments que tu as jamais prêté.

L'homme assis sur le trône eut un mouvement de surprise, mais l'inconnu bougea avant qu'il n'ait le temps d'esquisser le moindre geste. Ses mains fusèrent, déchirant l'air en deux courbes acérées. Le casque doré du Pope percuta bruyamment le sol, fendu en deux, rejoint aussitôt par les lambeaux de la robe cérémonielle.

Saga se dressa, regardant l'inconnu avec défi. Il n'était plus vêtu désormais que d'une simple tunique, mais cela n'avait pas affecté son assurance. Ses yeux étaient plus rouges qu'auparavant et ses cheveux d'un gris d'acier.

_Félicitations pour tes talents de déduction, observa-t'il froidement. Je ne sais pas qui tu es, mais il ne te reste plus qu'à mourir, désormais.

Puis l'inconnu qui lui faisait face retira sa cape, la laissant glisser au sol et dévoilant ainsi son propre visage, et le Chevalier des Gémeaux ne put s'empêcher d'éprouver de la surprise. C'était comme s'il se retrouvait brusquement face à un miroir légèrement trouble qui le reflétait. Le visage de l'homme qui se tenait désormais devant lui était le double presque exact du sien. Mais plus âgé, plus calme.

_Qui es-tu ? demanda Saga avec agressivité.

_Je m'appelle Hélios, répondit l'homme d'une voix neutre. Et bien que je ne puisse en éprouver aucune fierté en ce moment, je suis également ton père.

_C'est impossible, tu mens, répondit aussitôt Saga, comme par automatisme.

_Vraiment ? Qu'en sais-tu donc ? Te souviens-tu de ton père ? De ta mère ? Te souviens-tu de qui t'as enseigné la maîtrise du cosmos ainsi que tes techniques de combat ? Te souviens-tu de qui t'as inculqué les principes de la chevalerie ? Non, tu ne te rappelles de rien. J'ai effacé tous tes souvenirs de ces choses et agi sur ton esprit pour que tu n'en viennes pas à te poser ces questions spontanément.

Un frémissement convulsif traversa le visage de Saga l'espace d'un instant avant qu'il ne se contrôle. Ce que l'homme lui disait était impossible, tout en lui le disait. Et pourtant, chacun de ses mots éveillait un écho dans sa mémoire, comme l'ombre d'un souvenir.

_Je regrette d'avoir agi ainsi, maintenant, reprit Hélios, dont le visage demeurait de marbre. Je n'avais pas senti que tu possédais déjà des pouvoirs mentaux à l'époque et les résultats n'ont pas été ce que j'espérais. Au fil des années, les modifications que j'avais apporté à ton esprit ont suscité la division de ta personnalité en deux.

_Si c'est vrai, alors c'est toi le responsable pour tout ce que j'ai accompli, ironisa Saga, ses yeux brûlant comme des brandons.

_Non, répondit Hélios sans expression. Ce n'est pas moi qui ait fait naître le mal dans ton esprit. Je ne t'ai pas ôté ton libre-arbitre. C'est toi-même qui a laissé ton côté sombre te dominer. C'est toi-même qui a assassiné Sion et qui avait l'intention de supprimer la réincarnation d'Athéna.

_En fait, à l'origine, c'était une idée de Kanon, répliqua le Chevalier des Gémeaux avec un rictus. Tes petites manipulations mentales n'ont pas dû l'arranger mieux que moi… père. Dommage qu'il ne soit pas là pour entendre toutes ces fascinantes révélations.

_J'ai une part de responsabilité dans ce que tu es devenu, Saga, dit froidement Hélios, et je compte l'assumer. Je vais te tuer de mes propres mains.

_J'en doute, répliqua son fils avec sarcasme, mais inutile de dévaster ce palais. Allons régler nos différends familiaux ailleurs.

Levant la main, il ouvrit une brèche dans l'espace qui vint se refermer autour de lui, le faisant disparaître aussitôt. Demeuré seul dans le palais abandonné, Hélios ferma brièvement les yeux et le suivit.

Lorsqu'il réapparut, il se trouvait au beau milieu d'une île rocailleuse presque totalement plongée dans les ténêbres. Le bruit régulier des vagues lui parvenait, distant d'une cinquantaine de mètres. Il n'y avait que peu de végétation ici, et pas la moindre trace d'habitations humaines.

Devant lui, Saga avait revêtu son armure des Gémeaux étincellante d'énergie dorée. Son cosmos le recouvrait en une aura flamboyante qui baignait les environs de son éclat. La puissance qui lui valait d'être comparé à un dieu crépitait le long de ses membres, aisément perceptible même pour quelqu'un qui n'aurait pas eu la moindre idée de ce qu'était le cosmos. Il se dégageait de lui une impression de force absolue, indestructible. L'air frémissait autour de lui, comme par anticipation de la violence qu'il allait déchaîner. Tel était le pouvoir de Saga, Chevalier des Gémeaux, que nul n'aurait pu prétendre égaler au sein de la chevalerie d'Athéna, sinon peut-être Aioros du Sagittaire.

_Je me demandais si tu me suivrais, dit Saga à l'approche d'Hélios. Mais tu es fou de l'avoir fait. Je te tuerai aussi facilement que je l'ai fait pour Sion. Ma force est sans rivale et je porte l'une des armures les plus indestructibles qui soient. Tu n'as pas l'ombre d'une protection pour amortir mes coups. Je te déchiquèterai de part en part à ma première attaque.

_Essaie, si tu crois avoir suffisamment progressé.

Et, à ces mots, Hélios enflamma à son tour son cosmos. C'était la première fois qu'il le déployait dans sa totalité face à un adversaire mortel depuis plus de trente ans. Jamais il ne l'avait fait depuis qu'il avait pu en voir les conséquences lors de la mort de Lyncée. Jamais jusqu'à ce jour.

Saga ne put s'empêcher de reculer, aveuglé et incapable d'admettre ce qu'il découvrait devant lui. C'était à peine si son septième sens lui permettait d'entrevoir l'étendue du pouvoir d'Hélios. Son propre cosmos, malgré toute son étendue, pâlissait devant lui comme une étoile au lever du soleil.

Mais il était déjà allé beaucoup trop loin pour encore ressentir l'hésitation ou le doute. Rassemblant ses deux mains au-dessus de sa tête, il concentra toute son énergie entre ses paumes.

_Le moment est venu pour que j'ajoute le titre de " parricide " à celui de " parjure ", lança-t'il avec un rire mauvais. Galaxian Explosion !!

L'attaque dévastatrice déferla comme un raz-de-marée destructeur, ouvrant le sol sous sa course. Mais Hélios tendit une main et elle se brisa contre son cosmos comme s'il avait été une armure indestructible. Stupéfié, Saga fit un pas en arrière, puis se reprit, concentrant à nouveau son pouvoir.

_Another Dimension ! cria-t'il, écartant les bras tandis qu'il déchirait l'espace de son cosmos.

Une large faille apparut dans l'air derrière Hélios pour l'engloutir. L'attraction que dégageait le tourbillon interdimensionnel aurait été presque impossible à contrer, même pour un Chevalier d'Or. Mais Hélios ne bougea pas d'un pouce, comme à l'abri de tout à l'intérieur de son cosmos rayonnant. Au bout d'un moment, finalement, il tendit une main sur le côté, sans même prendre la peine de se retourner, et la faille se referma aussitôt comme si elle n'avait jamais existé.

Saga enchaîna encore deux fois l'attaque du Galaxian Explosion, y mettant chaque fois plus de force. Cette technique était d'une puissance inégalable et il l'avait pratiquée jusqu'à la maîtriser totalement, mieux même que Kanon. Et pourtant, elle se révélait maintenant totalement vaine.

_Tu ne veux pas comprendre, dit Hélios, alors qu'il avait arrêté la dernière attaque entre ses deux mains. Tu m'es inférieur en pouvoir et en connaissances, que ce soit dans la maîtrise de l'énergie, des dimensions ou dans le contrôle mental. Et de surcroît, tu essaies de m'attaquer avec mes propres techniques, que j'ai développé moi-même longtemps avant même que tu ne sois né. Tes efforts sont voués à l'échec.

Puis un grondement s'échappa de sa poitrine et, d'une poussée formidable, il renvoya la boule d'énergie flamboyante qu'il tenait encore entre ses mains. Incapable d'accepter ce qu'il voyait, Saga ne tenta d'esquiver qu'au tout dernier moment. Sa propre attaque le percuta en pleine poitrine, le projetant d'une dizaine de mètres en arrière sans qu'il puisse aucunement résister. Il y eut un bruit sourd lorsqu'il alla finalement s'écraser contre le sol pierreux de l'île, fissurant la roche sous le choc.

Saga se releva, un goût de sang dans la bouche. Il se sentait étourdi, mais sa protection sacrée avait absorbé l'essentiel de l'impact. Il pouvait encore se battre, c'était l'essentiel. Son armure le protégerait le temps qu'il trouve une tactique qui puisse contrer son adversaire. Il était encore loin d'être battu…

Saga redressa la tête. Hélios s'était avancé jusqu'à lui, ne s'arrêtant qu'à quelques mètres. Ses bras étaient croisés au-dessus de sa tête, les paumes de ses mains face à face. Son visage était toujours marqué de la même résolution, même si quelque chose qui ressemblait presque à de la tristesse pouvait se voir dans son regard.

_Le moment est venu de découvrir la vraie force de cette attaque que tu crois maîtriser, dit Hélios tandis que son fils s'efforçait de prendre une position de défense.

Le cosmos rayonnant qui l'avait recouvert comme une seconde peau se volatilisa brusquement pour réapparaître entre ses mains, concentré au point d'être impossible à regarder en face.

_GALAXIAN EXPLOSION !!!

L'explosion titanesque qui accompagna l'attaque illumina le ciel nocturne, formant une énorme colonne de lumière qui alla se perdre parmi les nuages sombres qui dissimulaient toujours les étoiles. Les habitants des îles voisines qui se trouvaient encore à l'extérieur la virent s'élever au loin et, quelques secondes plus tard, il entendirent les échos de la déflagration comme un roulement de tonnerre assourdissant.

L'île elle-même avait été virtuellement anéantie par l'attaque. Toute trace de relief en avait été vaporisé comme si elle n'avait jamais existé et des failles gigantesques creusaient le sol de pierre, semblant plonger jusqu'aux tréfonds de la Terre.

Etendu à même la pierre brûlante, le visage couvert de sang et de poussière mêlés, Saga s'efforçait péniblement de se relever. Il lui semblait que tous les os de son corps avaient été réduits en miettes. C'était à peine s'il parvenait encore quelque peu à bouger ses membres. La douleur était horrible, pire que tout ce qu'il avait jamais connu, et il lui semblait presque qu'il allait perdre connaissance, sombrant dans le néant pour ne plus en ressurgir.

Il parvint pourtant à se redresser quelque peu sur ses genoux, au prix du peu de force qui lui demeurait encore. Baissant les yeux, il vit les larges fissures qui striaient son armure. Le métal, autrefois d'or éblouissant, était à présent maculé d'écarlate. Saga n'en ressentit même pas de surprise, sinon à l'idée qu'il avait survécu à un tel coup. Son esprit était incapable de fonctionner, comme anesthésié par le choc.

Un bruit de pas lui fit relever la tête. Hélios était devant lui, le visage fermé, une main dressée au-dessus de sa tête. Saga accrocha son regard et, avec surprise, y lu de la peine, un chagrin à peine soutenable. Une émotion étrange le submergea un moment, soudain amenée à sa conscience par le reflux de sa mémoire, et il sentit quelque chose s'échapper de lui, comme la folie qui l'avait dominé jusque-là. Ses yeux perdirent leur éclat rouge et ses cheveux fonçèrent, retournant à leur couleur originale. Saga ouvrit la bouche, ne sachant que dire.

_Je… je suis désolé…

Hélios croisa son regard et, l'espace d'un instant, il y revit toute l'époque où il avait vécu avec sa famille, près du Sanctuaire, toutes les journées qu'il avait passé à enseigner à ses deux fils tandis que leur mère les regardait en les encourageant.

Il hésita.

Le démon aux cheveux gris se releva à la vitesse de la pensée. Sa main fusa comme un éclair meurtrier, trop rapide pour qu'il soit possible de l'esquiver. Il y eut un cri étouffé et du sang vint maculer le sol noirci.

L'espace d'un moment sans fin, Hélios resta debout face à son fils meurtrier, comme si son pouvoir seul lui permettait de refuser la mort qui avait transpercé son cœur. Puis il bascula en arrière, lentement.

_Tiffany…

La foudre embrasa le ciel nocturne, illuminant chaque détail comme si cela avait été le milieu de la journée. Saga fit un pas en arrière, se protégeant les yeux pour ne pas être aveuglé. Lorsqu'il put enfin voir de nouveau, le corps du mortel le plus puissant de tous les temps avait disparu, comme si la puissance brute qui l'avait habité toute sa vie l'avait finalement consumé dans la mort.

Saga demeura immobile un long instant à regarder le sol devant lui tandis que les gouttes d'eau se mettaient à tomber peu à peu, venant se perdre dans sa chevelure bleue.


L'orage se déchaîna sur le Sanctuaire, précipitant des éclairs et des trombes d'eau sur les pierres anciennes et le sol desséché. Perdue au milieu des éléments en furie, personne ne vit une silhouette revêtue d'une armure d'or encore trempée de sang regagner difficilement le palais silencieux du Pope.

Parvenu au seuil de la demeure sacrée qu'il avait usurpé, Saga se retourna un instant pour regarder le ciel qui pleurait. Puis il se remit en marche, laissant derrière lui une traînée de gouttes écarlates que la pluie vint dissoudre.

La grande salle d'audience du Pope était vide. Plusieurs des torches qui l'avaient éclairées s'étaient éteintes, plongeant la vaste pièce dans une obscurité partielle. Saga s'arrêta un instant, puis se baissa pour ramasser la cape sombre qui était restée là, à même le sol de pierre. Se redressant, il franchit en quelques pas la distance qui le séparait encore du trône et s'y assit, toujours revêtu de son armure fissurée.

Immobile, la tête baissée observant la cape qu'il tenait entre ses mains, il resta à écouter le grondement distant de l'orage. L'éclat des torches suscitait des reflets d'or et d'écarlate sur l'armure des Gémeaux. Après un long instant, un sourire vint se dessiner sur ses lèvres.

Un vent froid venu de l'extérieur pénétra dans la pièce et les flammes crépitantes des torches s'élevèrent brusquement, repoussant momentanément les ombres et illuminant les larmes qui perlaient de ses yeux.

Puis les torches s'éteignirent et il ne resta plus que les ténêbres.

Fin de la deuxième partie

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Cette fiction est copyright David Judenne.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.