Chapitre 5 : Knossos


Hyoga

Ma première impression, quand j'émergeai enfin de l'avion, ce fut la chaleur étouffante. Après la fraîcheur de la climatisation, l'air brûlant de Crète me frappa de plein fouet, me faisant l'effet d'une gifle titanesque. J'hésitai à rentrer à l'intérieur mais Seiyar était déjà derrière moi et me poussait presque tellement il était pressé de se dégourdir enfin les jambes.

_Allez, blondin, on se dépêche ! me lança-t'il, trépignant sur place.

Je lui lançai un regard venimeux mais je m'exécutai malgré tout. Un instant plus tard, je me retrouvais sur la petite piste où nous avions atterri. La chaleur était encore pire que je n'en avais eu l'impression au début. Le soleil, rivé au-dessus de ma tête, semblait terriblement plus proche ici qu'à l'ordinaire et j'avais l'impression de cuire sur place. Comment était-il possible de vivre ici ? Je regardais rapidement autour de moi, m'efforçant de trouver un abri. Mais non, il n'y avait rien, pas le moindre petit recoin d'ombre, hormis sous les ailes de l'avion lui-même et je ne tenais pas à m'en approcher. La carlingue irradiait la chaleur.

Le soleil commençait déjà à me donner mal au crâne et je me demandais vaguement ce que je faisais là, et pourquoi je n'étais pas plutôt retourné en Sibérie Orientale ou à Asgard. Je n'étais pas fait pour les pays chauds, bon sang ! Le paysage semblait se brouiller autour de moi tout à coup, et je me demandais vaguement si je n'allais pas m'évanouir.

_Hyoga, ca va ?

Une main sur mon épaule qui me secouait. Ma vision retrouva soudain toute son acuité et je découvris Shun qui me regardait, l'air inquiet.

_Oui, oui, ca va, fis-je d'une voix faible. J'ai eu un étourdissement. C'est cette chaleur...

Shun me sourit avec affection et me donna une tape dans le dos.

_Tu vas t'y habituer, tu verras.

_Ouais, fis-je sans trop y croire.

J'avais toujours l'impression que mon cerveau était sur le point d'entrer en ébullition et cela faisait à peine quelques minutes que j'étais sorti de l'avion. Je n'osai imaginer ce que cela serait après une heure ou deux sous ce soleil de plomb.

_Tu n'as pas l'air très affecté, toi, remarquai-je soudain.

Shun rit.

_Tu oublies que j'ai été entraîné à l'Ile d'Andromède, au large de l'Ethiopie ! Il y fait autrement plus chaud qu'ici. C'est pareil pour niisan.

Effectivement. Sa majesté Ikki, premier du nom, était lui aussi sorti de l'appareil et il était actuellement en train de superviser les opérations d'un air supérieur et assuré, sans daigner le moins du monde remarquer la chaleur torride.

_Je suppose que ca doit lui rappeler son volcan, marmonnai-je, énervé.

Shun m'envoya une bourrade amicale.

_Il faut voir le bon côté des choses, camarade ! C'est vrai que le coin est un peu aride, mais ce n'est pas la peine de désespérer !

Un peu aride ? C'était le moins qu'on puisse dire ! De là où j'étais, j'avais une assez bonne vue d'ensemble sur les environs et ce n'était guère réjouissant. La piste où nous avions atterri se situait au beau milieu d'une vaste étendue rocheuse, où le peu de végétation avait été calciné par le soleil implacable. On pouvait vaguement deviner la mer, assez loin au nord. Au sud, il n'y avait que des montagnes rocailleuses et dépourvues de vie. Il n'y avait aucun signe de présence humaine nulle part. La piste elle-même semblait abandonnée depuis des années. Le béton était fissuré et de la mousse poussait dans les interstices. A quelques mètres de là où nous étions se trouvaient les ruines d'un vieux hangar métallique, complètement délabré. Et, par-dessus tout cela, la chaleur, omniprésente et étouffante. Il n'y avait pas même un arbre sous lequel s'abriter.

_Eh ! Il ne devait pas y avoir quelqu'un pour nous reçevoir ?

Je me retournais. Seiyar était également en train de scruter les environs, l'air perplexe.

_Je ne sais pas, fis-je en haussant un sourcil. Peut-être qu'ils ne savaient pas quand nous arriverions.

_En tout cas, il faudrait peut-être se dépêcher de trouver, observa Miho d'un ton dubitatif. Parce que le pilote a l'air de vouloir repartir tout de suite.

_Envoyons-lui Ikki, ricanai-je. Cela devrait le dissuader de faire quoi que ce soit sans permission pour le restant de son existence !

_Hyoga ! protesta Shun.

_D'accord, d'accord, je n'ai rien dit. N'empêche que nous...

_Regardez, là ! m'interrompit soudain Seika, qui se tenait un peu à l'écart depuis l'arrivée.

Nous nous retournâmes tous dans la direction qu'elle indiquait. Il y avait deux personnes, un homme et une femme, qui se tenaient juste au bord de la piste, à quelques pas seulement de l'endroit où nous étions occupés à parler entre nous, et semblaient nous regarder avec beaucoup d'amusement. Un silence stupéfait s'ensuivit. Comment diable avaient-ils fait pour que nous ne les remarquions pas plus tôt ? Seiyar fut le premier à réagir enfin.

_Hem, euh... bonjour, nous sommes les... les envoyés du Sanctuaire. Vous êtes ici pour vous... pour nous attendre ?

Je me passais une main sur le front, consterné. Visiblement, Seiyar avait encore quelques progrès à faire avant de pouvoir incarner un ambassadeur convenable. J'espérais que les Crétois n'étaient pas trop à cheval sur l'étiquette.

_C'est exact, répondit l'homme dans un grec parfait. Nous avons été envoyés par le roi Minos pour vous conduire jusqu'au palais de Knossos, où vous pourrez vous reposer des fatigues de votre voyage. Mon nom est Androgée.

Il s'inclina légèrement, puis se redressa, un sourire aimable aux lèvres. Androgée était d'une carrure pour le moins impressionnante. Il devait faire près de deux mètres de hauteur et il avait des épaules larges et carrées. Son visage aussi était assez remarquable: un front haut, un nez long et droit, des pommettes saillantes et des yeux sombres saisissants. De longs cheveux noirs lui tombaient dans le dos presque jusqu'à la taille. Il ne portait en tout et pour tout qu'une sorte de pantalon court, coupé au niveau du genou, et des sandales de cuir. Un pendentif gravé, peut-être une sorte d'amulette, était suspendu autour de son cou au moyen d'une lanière de cuir. Androgée avait un charisme indéniable et il émanait de lui une impression très forte. Etait-ce de l'assurance ? De la détermination ? Mon sixième sens, même s'il semblait se rétablir peu à peu, n'était pas encore suffisamment fort pour me donner une opinion précise. Malgré tout, il me fut immédiatement sympathique. Je pouvais presque deviner en lui un caractère agréable, et sa voix laissait filtrer une impression de noblesse courtoise qui me plût aussitôt.

_Enchanté de faire votre connaissance, reprit Seiyar, qui s'était remis de son hésitation. Je suis le chevalier Pégase et voici mes compagnons.

Il nous présenta les uns après les autres, avec tout le formalisme dont il était capable. A part moi, je ne pouvais m'empêcher de songer que nous avions plutôt piètre apparence, pour des envoyés officiels. Le long trajet en avion et les décalages horaires successifs nous avaient épuisés. Nos habits étaient affreusement frippés et sales et je ne pensais pas être beaucoup plus présentable moi-même. Avec un peu de remord, je songeai que j'avais justement des vêtements de rechange dans le sac de voyage que j'avais emporté. Un peu tard pour y penser, maintenant. De toute façon, les deux Crétois ne semblaient pas s'en formaliser.

_...et voici ma soeur, Seika, acheva Seiyar.

_Je suis charmé, fit Androgée en s'inclinant de nouveau.

Je vis Seika rougir imperceptiblement et je me demandai vaguement si cela était dû uniquement au soleil. Androgée était diablement séduisant, c'était certain, mais ce n'était peut-être pas l'occasion idéale pour...

_Nous devrions nous mettre en route, Androgée, intervint soudain la femme, qui était restée un peu en retrait jusqu'à présent. Nos hôtes sont épuisés et ils voudront certainement se rafraîchir un peu.

_Oui, bien sûr, tu as raison, Hermia, fit Androgée d'une voix presque embarrassée. Nous devrions partir tout de suite.

Hermia. Je n'avais pas fait immédiatement attention à elle et, en la regardant, je me demandais tout à coup comment j'y étais parvenu. Elle était d'une beauté sculpturale, et pourtant incroyablement sensuelle. Sa bouche large, sa chevelure noire remontée en une coiffure compliquée d'où s'échappaient quelques boucles éparses, ses grands yeux d'animal sauvage et sa peau fonçée se mêlaient dans mon regard tandis que j'essayais de la détailler. Ses bras fins étaient ornés de lourds bracelets dorés en forme de serpent et elle portait une somptueuse robe rouge qui découvrait assez largement sa poitrine. Je me contraignis avec beaucoup de peine à détourner le regard, sans y parvenir tout à fait. Je n'avais jamais vu une femme si... J'essayais de me calmer. Du coin de l'oeil, j'observai que je n'étais pas le seul à subir ce genre d'émois. Seiyar et Ikki avaient aussi les yeux rivés sur Hermia, et ce qui leur passait par la tête pouvait presque se lire sur leur visage. J'avais l'impression très nette qu'Hermia en était tout à fait consciente et que cela ne la dérangeait pas le moins du monde. Bien au contraire, elle souriait, comme ravie de l'attention centrée sur elle.

_Allons, messieurs les émissaires, fit-elle de sa voix rieuse, il est temps de nous rendre au palais.

Il nous fallut quelques instants pour récupérer nos affaires et nous mettre en route. Le pilote de l'avion était déjà en train de manoeuvrer pour repartir. Nos maigres bagages à la main, nous suivîmes Androgée et Hermia. Le chemin serpentait entre les pierres, pratiquement invisible, et semblait se diriger vers les hauteurs. Nous marchions en une sorte de procession disparate sous le soleil accablant qui ne faiblissait pas. Androgée d'abord, puis Hermia, Ikki et Shun, Seiyar, Seika et Miho et, enfin, Shiryu et Shunrei. Pour ma part, je me trouvais juste derrière Hermia et je ne parvenais pas à détacher mon regard d'elle, au point que je ne cessais de trébucher contre les pierres qui parsemaient le chemin. Elle était vraiment superbe. Même en ce moment, tandis qu'elle gravissait le sentier rocheux devant moi, chacun de ses mouvements était empli d'une grâce et d'une élégance incroyables. J'étais captivé.

Je finis pourtant par reprendre un tant soit peu mes esprits. Le chemin semblait se prolonger indéfiniment vers les montagnes et je ne voyais toujours pas la moindre trace d'une quelconque habitation, ce qui commençait à m'inquiéter. La chaleur était toujours aussi forte et je dégoulinais littéralement de sueur. Je me prenais à rêver de pouvoir encore utiliser mon cosmos, afin de rafraîchir l'air autour de moi. C'était vraiment infernal. Même si nous n'avançions pas très vite, je commençais à me demander si j'allais tenir tout le reste du chemin. De la pierre, de la pierre à perte de vue. Le paysage autour de nous était un gigantesque désert rocheux. Et le soleil, toujours présent, qui paraissait suspendu à quelques mètres seulement de ma tête. Ma vue commençait à nouveau à se brouiller. Je ne voyais plus bien où je posais les pieds. J'avançais comme dans un rêve insupportable. Chaud. Il faisait tellement chaud. Ma tête tournait. J'allais...

Fraîcheur. Fraîcheur et douceur. Nous étions au beau milieu d'une vaste forêt, où se mêlaient le chant des oiseaux et le bruissement des feuilles sous le vent. L'air était délicieusement parfumé. Les branches des arbres s'élançaient vers le ciel, formant de vastes voûtes gothiques qui ne laissaient guère filtrer que quelques rayons de lumière diffus. Il faisait bon ici. Tout ne semblait être qu'une vaste mosaïque de couleurs douces, vert, marron et brun, où ressortaient ça et là des fleurs colorées en un contrepoint plus vif. J'étais tellement abasourdi par cet assortiment mêlé de demi-teintes, de sons et d'odeurs que je restai immobile un long moment, littéralement hypnotisé par ce spectacle si riche... si étourdissant...

Une forêt ?! Mais comment... Je me retournai, l'esprit bourdonnant de questions. Les autres étaient là, eux aussi, et n'avaient pas l'air moins surpris que moi. Un instant, nous étions en train de cheminer péniblement sur un chemin poussiéreux sous le soleil accablant et soudain, sans transition, nous nous retrouvions ici, au beau milieu d'une mer de végétation luxuriante. Je remarquai qu'Androgée et Hermia étaient tous deux en train de nous observer, et souriaient de notre stupéfaction.

_Qu'est-ce qui s'est passé ? leur demandai-je en m'approchant d'eux. Vous nous avez téléportés ?

Hermia eut un léger rire.

_Absolument pas, répondit-elle. Nous venons simplement de franchir le Voile. Et nous voici dans la forêt de Knossos.

Elle appuya ces derniers mots d'un large mouvement du bras qui embrassa tout le paysage qui s'offrait à nos yeux.

_Le Voile ? demanda Shun avec curiosité. De quoi s'agit-il ?

_Oh, c'est assez compliqué, fit évasivement Hermia, comme si cela ne l'intéressait pas le moins du monde. C'est une sorte d'illusion à grande échelle, qui est centrée sur Knossos.

_Et pourquoi est-elle là ? fit Ikki, qui scrutait les environs comme s'il s'attendait à une embuscade.

_Elle a été installée il y a une vingtaine d'années, après le dernier tremblement de terre, quand nous avons commençé à rebâtir Knossos, intervint Androgée. La grande prêtresse de l'époque l'a créée pour écarter tous les intrus et éviter d'attirer l'intérêt. Tous les... "modernes" étaient partis parce qu'ils craignaient de nouveaux séismes et ils n'ont rien remarqué.

_Et la forêt ? demanda Shiryu avec intérêt. Je croyais que la Crète était extrèmement aride.

_Elle date de la même époque, répondit Androgée. C'était l'une des raisons pour lesquelles le Voile a été mis en place.

_Tu veux dire qu'elle ne date que d'une vingtaine d'années ? fis-je, incrédule. C'est impossible, une forêt pareille ne...

Je me tus brusquement. Je n'avais pas voulu être impoli. Mais Androgée ne semblait pas offensé le moins du monde.

_C'est un endroit particulier, susurra Hermia en me regardant d'un air qui me fit presque rougir.

Elle s'approcha de moi calmement et effleura doucement ma joue de sa main aux doigts fins.

_Tu as perdu un oeil, n'est-ce pas ?

Je grimaçais et j'eus un mouvement de recul. Je ne pus m'en empêcher. Malgré tout ce qui s'était passé depuis, j'étais resté très susceptible au sujet de mon oeil gauche. A l'époque, je l'avais donné à Isaac en compensation pour le sien, qu'il avait perdu en me sauvant la vie. Mais Isaac était mort de ma main et, depuis, je n'aimais pas qu'on me fasse de remarque là-dessus. Je n'aimais pas cette impression d'être incomplet, mutilé, que j'avais quand je me voyais dans le regard des autres.

_C'est exact, fis-je d'un ton plus cassant que je ne le désirais, j'ai perdu un oeil lors d'un combat. Je suis donc borgne, tout comme Shiryu est aveugle. Avez-vous un intérêt particulier pour les blessures de guerre ?

Hermia sourit, de nouveau. Un sourire triste, cette fois, plein de compassion et de douceur.

_Je me disais simplement qu'il ne serait pas juste que vous ne puissiez pas profiter pleinement de votre première vision de Knossos, fit-elle à mi-voix, comme pour elle-même.

Je la vis fermer ses grands yeux noirs et prendre une profonde inspiration. Autour de nous, les oiseaux avaient cessé de chanter. Saisi d'un pressentiment, j'eus le réflexe d'invoquer mon cosmos pour me protéger, oubliant que je n'en étais plus capable. Trop tard, déjà. Je me sentais parcouru de frémissements convulsifs que je ne parvenais pas à contrôler. L'air était chargé d'electricité et tous les poils de mon corps étaient hérissés. Tout ce qui m'entourait paraissait si loin, soudain, et pourtant si proche en un sens... Je sentais... je sentais quelque chose d'étrange qui me traversait, me reliait à tout ce qui m'entourait. Je sentais mes frères, Androgée, Hermia, les arbres et les fleurs, les oiseaux et les bêtes... Je sentais la vie, qui affluait autour de nous. J'entendais le battement de leurs coeurs, l'écoulement du sang dans leurs veines, l'air expiré par leurs poumons. Cela me rappelait un peu le souvenir que j'avais du septième sens. Moins intense, moins sublime, mais infiniment plus proche et tout aussi beau. Cette impression de n'être qu'un avec tout ce qui existait, d'être partie intégrante de l'univers qui vivait autour de moi...

La sensation cessa, brusquement. Mon sixième sens cessa de bourdonner follement et mon corps cessa de trembler. Je regardai autour de moi. Mes compagnons avaient ressenti la même chose que moi et étaient encore sous le choc. Shiryu s'appuyait assez lourdement contre Seiyar, comme privé de toute force. Androgée ne paraissait pas autant affecté, comme s'il avait l'habitude de ce genre d'expérience. Et Hermia... Hermia était en train de reprendre sa respiration, épuisée par l'effort. Je voyais sa poitrine adorable se soulever tandis qu'elle haletait presque, affalée, le dos contre un arbre, ses cheveux bouclés en désordre. Elle était si belle... Je lui souris avec tendresse quand mes yeux croisèrent les siens. Oui, mes yeux. Je me sentais presque euphorique. La vie affluait dans mes veines et j'avais envie de danser.

_Je ne pourrai jamais vous remercier suffisamment, belle Hermia, fis-je en m'inclinant profondément tandis que mon coeur battait la chamade. Je ne saurais même pas trouver les mots pour le faire. Vous avez ma reconnaissance éternelle.

_Et la mienne, ajouta Shiryu en s'avançant à mes côtés, ses yeux bleus-gris emplis de respect. Je n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi.

_Ce n'était rien, dit Hermia, en répondant à mon sourire. Ce n'était qu'une façon de vous souhaiter un heureux séjour en Crète. Ces bois devraient être un lieu où chacun peut trouver ce que son coeur désire, et je suis là pour y veiller.

Elle prit une inspiration et se hissa difficilement en position debout.

_Et, si vous tenez vraiment à repayer cette dette, ajouta-t'elle en battant légèrement des paupières, donnez-moi donc le bras pour m'aider à marcher. La route est encore longue et je suis tellement fatiguée...


Seiyar

_Et là, juste devant, vous voyez l'une des grandes places de la ville. C'est là que se déroulent la plupart des compétitions sportives.

Je hochai la tête, intéressé. Même si j'étais loin d'éprouver la même fascination que Shiryu pour tout ce qui se rapportait à l'histoire et aux civilisations antiques, je devais reconnaître que cette visite improvisée de Knossos, que nous étions en train de traverser pour nous rendre au palais, ne m'ennuyait pas autant que je l'aurais pensé, bien au contraire. J'avais pourtant l'habitude des villages "arriérés". Celui du Sanctuaire, par exemple, où je m'étais souvent rendu lors de mes six ans d'entraînement. Mais Knossos était différent. Rien ici ne rappelait la civilisation, même indirectement. C'était comme si, en franchissant ce Voile, nous avions fait un bond de quatre mille ans dans le passé. Je savais, bien entendu, qu'à quelques dizaines de kilomètres seulement d'ici, il y avait de véritables villes, avec des voitures, des aéroports et des usines. Je le savais... Mais est-ce que j'en étais vraiment sûr ? Cela me paraissait si loin tout à coup, si impréçis, comme un rêve dont on essaie de se souvenir. La seule réalité dont je pouvais être certain, c'était celle qui s'offrait à mes yeux. Knossos.

Knossos ne ressemblait à rien que j'aie jamais vu auparavant. C'était une ville étrange, particulière. Des maisons presque cubiques s'entassaient de toutes part, les unes sur les autres, en une sorte de chaos confus. On aurait dit que rien n'avait été planifié à l'avance, que les bâtisseurs s'étaient contenté de construire au fur et à mesure, suivant leur fantaisie. Le tout avait un certain charme, pourtant. Un mélange de simplicité et de souplesse dans l'architecture, qui ne manquait pas de beauté.

Knossos était une grande ville, aussi. Bien entendu, elle ne faisait probablement guère plus d'une fraction de la taille des métropoles japonaises auxquelles j'étais habitué, mais elle donnait une sensation d'espace. Les rues, larges et pavées, sinuaient entre les maisons pour déboucher sur de vastes esplanades où semblait se retrouver une bonne partie de la population pour discuter et commerçer. Nous ne manquions d'ailleurs pas d'attirer les regards partout où nous passions. Je n'aurais pas été surpris d'apprendre qu'aucun d'entre eux n'avait jamais vu de Japonais. Androgée, qui nous conduisait toujours, adressait ça et là un signe ou quelques mots. Ce qui n'empêchait nullement de petits attroupements de se former sur notre passage pour nous observer avec curiosité. Beaucoup de gens sortaient de leurs maisons à notre approche pour nous apercevoir et, très bientôt, nous nous retrouvâmes au beau milieu d'une vaste foule qui allait en s'accroissant de minute en minute, comme si nous étions une véritable attraction. De toute évidence, les habitants de Knossos n'avaient pas souvent l'occasion de voir des étrangers.

Nous poursuivîmes tant bien que mal notre chemin, à la suite d'Androgée qui nous frayait un passage. Les Crétois n'étaient pas le moins du monde agressifs, seulement curieux, mais il était pour le moins malaisé de se déplacer au milieu de tant de personnes. Au passage, je remarquai qu'il y avait autant de femmes que d'hommes dans cette foule, et que presque toutes portaient des robes aussi révélatrices que celle d'Hermia, voire plus encore. Je déglutis péniblement. Ce n'était vraiment pas le moment, avec Miho près de moi...

La foule finit par se dissiper un tant soi peu après un certain temps, et Androgée s'arrêta pour nous permettre de nous regrouper. Je me retournai, moi aussi. Seika et Miho étaient restées juste derrière moi tout au long du trajet et elles paraissaient toutes deux fatiguées, après tout ce chemin. Quelques pas derrière venait Shun, puis Shiryu et Shunrei, la main dans la main. Shiryu ne cessait de dévorer du regard tout ce qui l'entourait, comme s'il voulait rattraper en un jour tout le temps où il avait été aveugle. Je me sentais heureux pour lui. Même s'il ne m'en avait jamais parlé ouvertement, je savais à quel point il avait souffert de son infirmité. Mais maintenant qu'il était guéri, les choses allaient pouvoir redevenir comme avant. Pour la première fois depuis plusieurs jours, je me sentais véritablement optimiste à ce sujet.

Encore derrière venaient Hyoga et Ikki, qui se tenaient de part et d'autre d'Hermia et la soutenaient. A part moi, j'avais l'impression très nette que cette prétendue faiblesse était essentiellement de la comédie, mais mes deux frères semblaient prendre très à coeur leur tâche. C'en était presque amusant. Je ne me souvenais pas d'avoir jamais vu Ikki aussi agréable et aussi prévenant à l'égard de qui que ce soit, excepté Shun. Il souriait. Ikki était en train de sourire. Un sourire qui n'était ni agressif, ni ironique. Et Hyoga semblait se dégeler lui aussi assez rapidement. Décidément, ce séjour promettait beaucoup de surprise... Il faut dire que cette Hermia était une véritable beauté. Si je n'avais pas Miho à côté de moi... J'interrompis le cours de mes pensées. Miho était à côté de moi et cela signifiait que je devais me tenir correctement, autant que possible. Donc, je pouvais faire une croix sur Hermia.

_Le palais n'est plus très loin, annonça Androgée quand nous nous fûmes regroupés. Vous ne le voyez pas d'ici mais il n'est plus qu'à quelques dizaines de mètres.

Il y eut quelques soupirs de soulagement au sein de notre petit groupe. Le trajet avait été long et fatiguant depuis l'endroit où nous avions atterri. J'avais l'impression d'avoir usé mes chaussures jusqu'à la semelle et mon dos était aussi douloureux que mes pieds. Décidément, j'avais perdu la forme. Il allait falloir que je me remette à l'entraînement bientôt, mais, pour l'instant, la perspective d'un bain tiède et d'un lit confortable m'attirait infiniment plus.

Nous nous remîmes en route. Ici, les maisons étaient nettement plus espacées que celles que nous avions vues auparavant et elles étaient généralement entourées de jardins délimités par des murs. Sans doute l'équivalent des quartiers riches de nos villes modernes, songeai-je. Les habitants ne paraissaient guère différents des autres, cependant. Les hommes portaient des vêtements simples et légers, adaptés au climat. Certains ne portaient même guère plus qu'une sorte de pagne. Je les enviais presque. Le soleil avait quelque peu perdu en altitude depuis que nous nous étions mis en route mais la chaleur restait accablante et, pour ma part, je suais à grosses gouttes. Les femmes, elles, portaient pour la plupart de grandes robes, colorées et élégantes, qui laissaient pratiquement à nu leur poitrine. Je sentis mes joues s'empourprer légèrement tandis que je m'efforçais de maintenir mes yeux fixés sur la route devant moi. Si c'était vraiment la coutume par ici, il allait bien falloir que je m'habitue, mais j'avais l'impression très nette que cela n'allait pas être facile.

_Et voici, fit Androgée en s'arrêtant à l'extrémité de l'allée et en se retournant vers nous, le palais de Knossos !

Je regardai dans la direction qu'il indiquait, et, brusquement, j'oubliai la chaleur. J'oubliai la fatigue et les robes aguichantes des Crétoises. J'oubliai même tous ces remords étouffés que j'avais traîné jusqu'ici derrière moi. Le palais de Knossos se tenait juste devant, dominant le reste de la ville de la hauteur où il était situé. Et moi, comme un idiot, je restai immobile, la bouche à demi ouverte, à le regarder.

Je n'y connais rien en art architectural, je suis le premier à le reconnaître. Shun et Shiryu s'y intéressent bien plus que moi, pour qui cela ne représente qu'un tas de vieilleries poussiéreuses. Et pourtant... Je me souvenais du Sanctuaire et de ses temples de marbre blanc. Je me souvenais d'Asgard et de son palais taillé à même la roche. Mais jamais, jamais je n'avais vu quelque chose qui m'ait autant touché le coeur que ce que j'avais sous les yeux en cet instant.

Le palais de Knossos était immense, recouvrant toute la partie supérieure du plateau. Des murailles de moellons s'étendaient à perte de vue, leur régularité lisse constamment rompue par des retraits et des ouvertures multiples. Partout, des portes et des fenêtres. Partout, des balcons et des pièces à ciel ouvert. Partout des colonnes, des colonnes minces et élançées. C'était à croire que le palais de Knossos ne comprenait aucun mur. Le tout donnait une impression d'ouverture, de légèreté même, en dépit de la masse imposante du bâtiment. Les étages étaient presque impossibles à distinguer les uns des autres, tant leurs structures se croisaient et s'entremêlaient. L'ensemble dégageait une impression de chaos, plus encore que la ville. Mais ce chaos-là était celui de la beauté, trop riche pour être embrassé en un seul regard, trop vaste pour être englobé en une seule pensée, trop radieux pour laisser au souvenir autre chose qu'une impression confuse de splendeur à la fois éphémère et éternelle. J'étais véritablement fasciné.

_C'est magnifique, souffla Miho à côté de moi.

Androgée sourit. On sentait qu'il était fier de cette réalisation, autant que si c'était lui-même qui en avait été l'auteur.

_Oui, la reconstruction a pris beaucoup de temps, parce que nous voulions que le nouveau palais ait exactement l'apparence de l'ancien. Nous ne l'avons véritablement achevé qu'il y a à peu près deux ans. Mais vous aurez certainement le temps de l'admirer de nouveau dans les jours qui viennent. Pour le moment, vous avez certainement envie de vous reposer.

J'avais envie de dire que non, que je voulais encore rester ici à regarder. Mais au fond il avait raison. J'étais fatigué après tous ces voyages et j'aurais certainement l'esprit plus clair après un peu de repos. Du reste, nous passerions plusieurs jours ici. Rien ne pressait.

_Oui, allons-y.

Shun et Shiryu hochèrent la tête. Hyoga et Ikki étaient encore trop absorbés par Hermia pour faire attention à quoi que ce soit.

Nous empruntâmes une sorte d'escalier couvert qui menait jusqu'au palais. C'était agréable d'avoir enfin un peu d'ombre après tout ce trajet à travers la ville sous le soleil. Il ne nous fallut qu'un moment pour parvenir à la porte même du palais, où deux hommes armés de lourdes haches montaient la garde. Ils nous saluèrent à notre approche et, l'instant d'après, nous étions enfin à l'intérieur.

Nous nous trouvions dans une salle assez vaste et très éclairée, dont les murs étaient couverts de fresques colorées. Levant la tête, je réalisai qu'une large ouverture se découpait dans le plafond, de sorte que la lumière du jour parvenait directement à l'intérieur. Plus loin, je distinguais vaguement un long couloir et d'autres escaliers.

_Maintenant que nous sommes arrivés, je suppose que vous voudrez prendre un peu de repos, fit Hermia, toujours entourée de ses deux chevaliers servants. Le roi Minos vous verra lors du banquet de ce soir, mais ce n'est pas avant plusieurs heures encore. Si vous le désirez, je vous accompagnerai jusqu'à vos chambres, où vous pourrez dormir un peu et prendre un bain si vous en avez envie.

Ah oui, un bain. Ce serait effectivement une bonne idée. Un bain... Avec Miho ? Je jetai un coup d'oeil furtif sur ma gauche. Miho avait l'air épuisée mais j'avais l'impression très nette que, si je lui suggérais quelque chose de ce genre, elle me noierait de ses propres mains. Sans Miho, donc. Pour l'instant, du moins...

_Avant cela, j'aimerais beaucoup avoir l'occasion d'explorer un peu le palais, intervint tout à coup Shiryu. Est-ce que cela serait possible ?

_Bien entendu, répondit Androgée en souriant. Mais je ne sais pas si tes compagnons sont du même avis.

_Shunrei, tu m'accompagnes ? demanda Shiryu.

Shunrei le regarda avec amusement, la tête légèrement inclinée sur le côté.

_Désolé, Shiryu, mais je suis fatiguée. Je préfère aller me reposer.

_Seiyar ?

Je grimaçai. Ce n'était pas le moment de se cultiver, j'avais envie de me reposer, moi aussi ! Mais, bon, je n'allais pas le laisser tout seul...

_Okay, Platon, je viens avec toi. Miho, Seika, vous avez envie d'une petite ballade ?

_Ce sera sans moi, Seiyar, fit Seika en souriant légèrement. Je suis épuisée.

_Pareil pour moi, ajouta Miho avec une tape amicale sur le bras. On se retrouvera tout à l'heure.

Je soupirai intérieurement. Décidément, je n'avais pas de chance.

_Shun, tu veux venir avec nous ? risquai-je.

Shun jeta un coup d'oeil en direction d'Ikki, mais celui-ci aurait aussi bien pu avoir complètement oublié son existence.

_D'accord, je viens, dit-il finalement.

_Alors en route, lança Androgée en se dirigeant vers le couloir. Je n'ai pas le temps de tout vous faire visiter, mais je vais essayer de vous en montrer autant que possible.

_A plus tard, Seiyar, me lança Miho tandis que nous nous éloignions. Je t'attendrai pour le repas.

Peut-être que ma chance était encore là, réflexion faite...


Shun

J'étais complètement perdu. Nous avions parcouru des couloirs interminables, traversé des salles innombrables, emprunté des escaliers... Je n'aurais même pas su dire avec précision à quel étage nous nous trouvions. Labyrinthique était le mot juste. J'avais l'impression très nette qu'il était possible d'errer des jours et des jours dans ce palais sans jamais en retrouver la sortie.

Pour le moment, donc, nous étions en train d'errer le long d'un couloir quelconque à la suite d'Androgée. Les murs étaient ornés de plantes gigantesques et de singes bleus. On se serait cru en pleine jungle. Les Crétois semblaient beaucoup aimer représenter la nature dans leurs fresques. Et il y avait des fresques partout. Je me demandais d'ailleurs vaguement comment il avait été possible de les peindre toutes en si peu de temps. Ou même tout simplement comment il avait été possible de reconstruire ce dédale gigantesque en moins d'une vingtaine d'années. Cela représenterait un véritable travail de titan, même avec des outils modernes.

Et pourtant, le palais était bien là, empli de cette beauté vivante et chatoyante. Et rien en lui ne pouvait laisser deviner que nous étions au XXème siècle. Knossos ne faisait pas partie du présent d'où nous provenions. Ce palais était d'un autre temps, si ancien que je me sentais jeune à nouveau, moi qui à quatorze ans avait tellement vécu. C'était difficile à expliquer, mais, en un sens, je m'y sentais à ma place. Je n'étais pas fait pour vivre dans le présent. Je ne m'y retrouvais plus. Ici... Ici, c'était différent. Je m'y sentais plus libre, plus léger, comme si un lourd fardeau avait été ôté de ma poitrine. Comme si l'adolescent japonais en moi, trop usé par tout ce qu'il avait subi, cédait enfin totalement la place à l'enfant de la Grèce antique.

_Et par là, qu'est ce qu'il y a ? demanda Shiryu à Androgée tandis que nous nous engagions dans un nouveau couloir.

_Ce sont les appartements des principaux dignitaires du palais. Ce n'est pas un endroit où va beaucoup de monde.

Effectivement, nous n'avions croisé personne depuis un moment déjà, et cette partie du palais était relativement silencieuse. A d'autres endroits, en comparaison, il était impossible de faire trois pas sans buter contre quelqu'un. C'était notamment vrai de la grande cour qui se trouvait au milieu du palais et que nous avions traversé peu après avoir commencé notre exploration. Nous y avions vu des dizaines, peut-être des centaines d'hommes en train de s'entraîner à des sports divers, le tout dans un brouhaha épouvantable. Androgée nous avait expliqué que la majeure partie du palais était ouverte en permanence à tous les habitants de Knossos, sans restriction, et que les plus importantes des compétitions et des cérémonies s'y déroulaient.

_Tiens, et ca, qu'est-ce que c'est ? fit tout à coup Seiyar qui jusque-là baillait à se décrocher la machoire.

Nous nous arrêtames. Seiyar était en train de regarder avec curiosité une grande double hache, probablement aussi haute que lui et entièrement faite de métal, qui était accrochée au mur par deux solides crochets d'acier.

_Elle doit faire un poids énorme, observa Shiryu avec intérêt. Impossible à utiliser dans un combat, à mon avis.

Androgée hocha la tête.

_C'est exact, elle est beaucoup trop lourde. Nous avons retrouvé plusieurs de ces haches, mais elles ne servent plus que d'ornements. Les rares fois où on s'en sert pour des cérémonies, il faut au moins quatre hommes pour les porter. Cependant, d'après nos légendes, nos ancêtres s'en servaient parfois, à l'époque des héros.

Je me penchai sur l'arme, intéressé. Elle était d'une réalisation tout à fait remarquable et semblait très bien équilibrée, bien que massive.

_Elle est en parfait état, remarquai-je. Est-ce qu'elle est vraiment si ancienne que cela ?

Androgée hocha la tête de nouveau en signe d'approbation.

_Elle est en orichalque. Le passage du temps ne l'affecte pas comme l'acier normal.

En orichalque ! L'orichalque, si je me souvenais correctement de ce que m'avait un jour raconté Shiryu, était un métal d'origine inconnue, qui ne se trouvait pas à l'état naturel. Il entrait dans la composition de nos armures et c'était ce qui leur donnait leur solidité prodigieuse. Les armes de la Balance étaient également en orichalque et leur puissance était terrifiante.

_Je me demande si je réussirais à la soulever, fit Seiyar en examinant la hache sous toutes ses coutures.

_Ce ne serait probablement pas une bonne idée, Seiyar, observa Shiryu. De plus, ce n'est pas un jouet.

Mais Androgée haussa les épaules.

_D'après la coutume, n'importe qui peut essayer de les soulever. Ce n'est pas interdit.

_Tu vois bien, Platon, fit Seiyar en souriant. Tiens, regarde ça !

Et Seiyar referma ses deux mains sur la hache. Je vis les muscles de ses bras se tendre. Il était fort, comme nous l'étions tous. La hache bougea légèrement. Des gouttelettes de sueur commençèrent à apparaître sur son front, son souffle se fit court. L'arme devait être bien plus lourde encore qu'elle ne le paraissait. Ses phalanges se crispèrent sur le manche. Seiyar ne renonçait pas. Du coin de l'oeil, je vis Shiryu grimacer. Ce n'était pas l'exercice rêvé pour quelqu'un qui sortait de convalescence, mais Seiyar était souvent trop buté pour son propre bien.

_Je vais y arriver, l'entendis-je marmonner entre ses dents, le visage empourpré par l'effort.

Avec un cri, Seiyar arracha brusquement la hache à son support et la brandit au-dessus de sa tête.

_Eh, regardez ça ! Vous avez vu ? Je... Eeeehh !!

Déséquilibré par le poids titanesque de la hache, Seiyar partit à la renverse, incapable de se retenir. Je plongeai sur le côté pour éviter le choc. Avec un bruit fracassant, la hache échappa aux doigts de Seiyar et vint fendre en deux une lourde dalle de pierre.

_Félicitations, Seiyar, lança Shiryu en se redressant. Tu as failli me trancher la tête.

Il lui offrit malgré tout sa main pour l'aider à se relever.

_Mais j'ai quand même réussi à la soulever, tu as bien vu ! protesta Seiyar.

_Tu as surtout réussi à la lâcher, je l'ai vu aussi ! riposta Shiryu.

_Ah, oui, fit Seiyar d'un air gêné. Désolé...

_Ce n'est pas grave, fit Androgée qui examinait avec beaucoup d'intérêt la hache plantée dans le sol. C'était déjà tout à fait remarquable. Très peu de personnes sont capables de réussir une chose pareille.

Seiyar s'illumina de nouveau.

_Mais comment faire maintenant pour la remettre en place ? demandai-je en haussant un sourcil.

Je m'interrompis brusquement. Il émanait quelque chose d'Androgée, comme une vibration presque imperceptible qui me hérissait la peau. Les restes de mon sixième sens commençaient à palpiter follement. Androgée regardait fixement la hache, comme s'il s'efforçait d'effacer tout le reste de son esprit, et je distinguais quelque chose autour de lui. Un cosmos ? J'interrogeai du regard mes frères, qui avaient l'air aussi perplexes que moi. Brusquement, avec un grognement sourd, Androgée saisit la hache et l'arracha du sol. Il la tint brandie au-dessus de sa tête un instant, puis, lentement, avec délibération, la reposa sur son support d'acier.

_Comment tu as fait ça ? lâcha Seiyar, les yeux exorbités.

_Je m'entraîne régulièrement, fit simplement Androgée. Tu pourrais certainement en faire autant à condition d'être reposé et en bonne forme. Et, à ce sujet, je pense qu'il est maintenant temps pour vous d'aller dans les chambres qui vous ont été préparées. Le banquet commence dans moins d'une heure et vous devriez vous préparer. Le roi Minos vous recevra.

Je me tortillai nerveusement et j'époussetai une fois de plus les vêtements que je venais d'enfiler. Ils étaient propres, je le savais bien, mais, d'une certaine façon, je ne pouvais m'empêcher de les trouver... déplaçés. Et c'était pareil pour mes frères, qui patientaient avec moi dans cette antichambre richement décorée en attendant qu'on vienne nous chercher. Hyoga, tout comme moi, portait une chemise à manches courtes et un pantalon long. Seiyar et mon niisan étaient en jean et en tee-shirt. Je n'aurais pas été étonné de savoir qu'ils n'avaient rien d'autre dans leurs affaires. Shiryu, enfin, portait ses vêtements chinois habituels.

Cela n'aurait pas dû être ainsi ! Nous aurions tous dû porter nos armures, comme il sied à des chevaliers. Alors seulement, nous aurions eu l'air de ce que nous étions devant cette cour auprès de laquelle nous avions été envoyés. Alors seulement, je me serais vraiment senti sûr de moi au moment de rencontrer le maître de ses lieux. Ce qui était loin d'être le cas en ce moment. Je me sentais mal à l'aise, divisé en deux. D'un côté, Shun, chevalier d'Andromède, qui trouvait parfaitement normal de se trouver en cet instant à l'intérieur d'un palais antique qui semblait être un vestige de l'Age de Bronze, sur le point de présenter ses respects au souverain du lieu. De l'autre, Shun Kido, qui n'avait pas tout à fait disparu, contrairement aux apparences, et qui se demandait ce qu'il faisait ici. J'aurais bien aimé qu'ils puissent se mettre d'accord entre eux. Peut-être que cela m'aurait apporté un peu de tranquillité, et j'en avais bien besoin.

Un bruit interrompit mes réflexions. Un serviteur vêtu de blanc nous faisait signe de le suivre dans la grande salle où devait avoir lieu le banquet. Il y eut un bref instant de flottement tandis que nous nous questionnions du regard. Puis Seiyar s'avança et nous le suivîmes. Hyoga, puis Shiryu, moi et enfin mon niisan, nous passâmes à sa suite dans la pièce voisine, où nous accueillit un brouhaha confus et étourdissant.

La salle était très vaste, ce fut ma première impression. Des tables avaient été installées bout à bout et il y avait assis là un grand nombre de personnes portant des vêtements colorés et chatoyants qui parlaient, discutaient et riaient dans un vacarme incroyable. Beaucoup d'entre eux nous regardaient avec curiosité tandis que nous avançions à la suite de notre guide. Dans un coin, des musiciens jouaient d'étranges instruments à vent et à percussion. Le banquet n'avait visiblement pas encore débuté, mais, déjà, une myriade de serviteurs allait et venait, des cruches de vin à la main, remplissant les gobelets de terre cuite qu'on leur tendait.

Le plus étonnant, peut-être, c'était que je ne ressentais aucune surprise à ce spectacle. C'était à peine s'y je lui accordais un regard, en fait. Comme si tout cela n'avait rien que de très banal.

Le serviteur qui nous guidait s'arrêta brusquement, parvenu à l'extrémité de la table la plus haute, et s'inclina profondément devant un homme assis sur un trône de bois finement sculpté.

_Votre majesté, voici les émissaires que vous attendiez.

Puis il se releva et s'éclipsa sur un signe de main de l'homme assis.

_Roi Minos, fit Seiyar en s'avançant à son tour, nous venons de la part du Sanctuaire d'Athéna pour vous présenter nos hommages.

Puis il s'inclina. Assez peu, mais c'était tout de même assez impressionnant de la part de Seiyar, qui n'avait guère l'habitude de témoigner de la déférence envers qui que ce soit, fut-ce un dieu. Je songeai à part moi que Shiryu avait dû consacrer un certain moment à lui donner des leçons d'étiquettes.

_Soyez les bienvenus ici, envoyés du Sanctuaire, répondit Minos, et prenez place à mes côtés pour ce repas.

Sur un nouveau signe de main de sa part, d'autres serviteurs vêtus de blanc surgirent et nous menèrent chacun à un siège. Puis le festin commença et de grands plats chargés de victuaille furent apportées. Très bientôt, le brouhaha, qui avait un instant perdu en vigueur lors de notre arrivée, reprit de plus belle. Mais je n'y prêtais pas immédiatement attention. Au lieu de cela, je regardais Minos, qui semblait étudier intensément tout ce qui se déroulait devant lui, sans qu'un seul muscle de son visage ne frémisse.

J'avais déjà rencontré quelqu'un qui s'appelait Minos, en un autre temps et un autre lieu. C'était le nom de l'un des trois Juges des Enfers au service d'Hadès. Le souvenir me fit frissonner malgré moi. Mais celui qui se trouvait en cet instant devant moi ne lui ressemblait aucunement. Le roi Minos était un homme d'âge mûr, robuste et carré, au visage anguleux qui semblait taillé dans la pierre. Ses cheveux et sa barbe étaient d'un noir anthracite où ne se voyait pas le moindre fil argenté. Et ses yeux, sombres, enfonçés sous ses sourcils épais, étaient d'une intensité saisissante. Instinctivement, j'eus le réflexe d'invoquer mon sixième sens pour essayer de lire son aura. Une douleur lancinante commença à me vriller le cerveau. Contrairement à ma cosmo-énergie, mes pouvoirs de perception extra-sensorielle m'étaient revenus très tôt, mais, en ce moment, j'étais trop fatigué pour les utiliser convenablement. Minos irradiait une volonté très forte, presque effrayante tant elle était absolue, mais je ne pouvais pas en dire plus. Mon mal de tête était en train de s'accentuer et je préférais finalement renoncer à ma curiosité, pour le moment du moins. Après tout, quelle importance ? Autant profiter pleinement des réjouissances qui nous étaient offertes.

J'entrepris donc de me servir assez largement. Nous avions à notre disposition plusieurs types de viandes, que je ne reconnus pas pour la plupart, et des fruits. Je piochai un peu hasard, prenant tout ce qui me tombait sous la main. Seiyar et Hyoga avait l'habitude de plaisanter sur mon appétit démesuré. Il est vrai que j'ai parfois tendance à me montrer un peu boulimique et à avaler autant que possible le plus rapidement possible. Mais, songeai-je pour me déculpabiliser, Seiyar ne valait guère mieux que moi, lui qui se bourrait de nourriture américaine chaque fois qu'il en avait l'occasion. Et je me resservis donc plusieurs fois, ignorant résolument les protestations de ma conscience.

La nourriture n'était pas mauvaise, même si elle ne ressemblait guère à ce dont j'avais l'habitude. L'une des choses que j'avais appris lors de mon entraînement pour devenir chevalier, c'était que le goût des aliments n'a guère d'importance pour quelqu'un qui ne mange pas à sa faim. Mais je devais reconnaître que ce repas n'était pas mauvais du tout, même si j'attendais de voir la suite. Autour de moi, les conversations allaient bon train, dans ce qui ressemblait un peu à du grec ancien. Je ne comprenais guère qu'un mot sur deux, aussi renonçai-je à prêter l'oreille après un instant. Mes frères n'étaient pas assis juste à côté de moi, et je ne pouvais pas leur parler à cause du bruit. Je me sentais un peu seul en cet instant. Qu'est-ce que je faisais ici ? Je ne connaissais personne et, même si j'essayais de leur adresser la parole, ils ne me comprendraient probablement pas.

_Excusez-moi, mais est-ce que vous êtes vraiment un chevalier d'Athéna ?

Je me retournai, interloqué. La question venait de m'être posée par ma voisine de droite, une très jeune fille qui ne devait pas avoir plus de onze ou douze ans et qui me regardait avec curiosité de ses grands yeux noirs. Elle parlait un grec très pur, comme celui que j'avais appris sur l'Ile d'Andromède.

_Oui, c'est vrai, répondis-je avec un temps de retard. Pourquoi me demandez-vous cela ?

Elle rougit légèrement, mais sans détourner le regard.

_Oh, je voulais juste savoir. J'ai beaucoup entendu parler de votre arrivée et j'ai toujours été curieuse de savoir à quoi ressemblait un chevalier sacré. C'est la première fois que j'en vois un. Mais je croyais que vous portiez tout le temps votre armure. Vous ne l'avez pas amenée ?

Je souris, un peu amusé. Il ne devait guère y avoir plus de deux ou trois ans de différence entre nous, et pourtant je me sentais tellement vieux devant cette enfant curieuse et enjouée.

_Non, je ne l'ai pas amené. J'ai perdu mon armure il n'y a pas très longtemps.

_Oh, vous n'avez vraiment pas de chance ! Mais comment faites-vous pour vous battre, alors ?

Je réprimai une grimace. Après tout, ce n'était que normal qu'elle pose la question. Je ne pouvais pas lui en vouloir pour cela.

_Je ne peux plus me battre. Et, de toute façon, je n'en ai plus l'intention.

_Vraiment ? s'exclama-t'elle, les yeux arrondis par la surprise. Mais alors, qu'est-ce que vous allez faire ? Est-ce que vous avez l'intention de vous marier ?

Je la regardai avec stupéfaction, sidéré. Me marier ? Je faillis éclater de rire, mais je me retins.

_Pourquoi voulez-vous que je me marie avec quelqu'un ?

_Et bien, si vous ne voulez plus vous battre, vous n'avez plus de raison de ne pas vous marier, répondit-elle très sérieusement. Il n'y a personne que vous avez envie d'épouser ?

Un bref instant, je pensai à June. Je l'avais revu brièvement, lors du festin qui avait marqué le retour des chevaliers d'or, et nous avions échangé quelques mots, sans plus. Pourtant, quand elle avait essayé de m'empêcher de partir pour le Sanctuaire, j'avais eu l'impression... j'avais eu l'impression qu'elle éprouvait quelque chose pour moi. Mais je m'étais sans doute trompé. Après tout, elle avait été ma grande soeur pendant les six ans où nous étions entraîné ensembles, il était normal qu'elle tienne à moi et qu'elle veuille me protéger.

_Non, non, personne...

Son visage laissa apparaître une telle expression de doute que je ne pus m'empêcher de rire, cette fois.

_C'est vrai ! Je n'ai pas eu beaucoup de temps à moi réçemment et, à vrai, dire, l'idée ne m'est jamais encore venue.

_Mais alors, fit-elle en fronçant les sourcils, qu'est-ce que vous allez faire ?

Qu'est-ce que j'allais faire ? Une très bonne question. J'aurais aimé avoir la réponse. J'avais bientôt quinze ans et la vie s'offrait à moi. Seulement je ne savais pas quoi en faire.

_Je ne suis pas encore tout à fait sûr, marmonnai-je vaguement avec un geste évasif. Mais je crois que j'ai oublié de vous demander votre nom.

Son visage fin s'empourpra.

_C'est vrai, j'ai oublié de vous le dire, admit-elle d'un air presque honteux. Mon père m'a dit qu'il était très impoli de ne pas se présenter quand on s'adressait à quelqu'un que l'on ne connaissait pas, mais j'oublie tout le temps. Je suis la princesse Ariane.

La princesse Ariane ? Etait-ce donc la fille de Minos ? Après tout, cela n'était pas si étonnant que ça, cela expliquerait pourquoi elle était présente à ce banquet malgré son âge.

_Moi, je m'appelle Shun, répondis-je après ce bref instant de réflexion. Je suis le chevalier d'Andromède.

_Oh, je suis vraiment contente de savoir que vous êtes un vrai chevalier, fit-elle en battant presque des mains dans son excitation. Est-ce que vous voulez bien me raconter des histoires ?

Je souris de nouveau, malgré moi. Son enthousiasme enfantin avait quelque chose de communicatif.

_Quel genre d'histoire ?

Ariane eut une moue un peu étonnée.

_Et bien, des histoires de vos aventures ! Vous avez dû en vivre beaucoup depuis que vous êtes chevalier.

_C'est vrai, reconnus-je un peu malgré moi, mais je dois t'avertir que la plupart de ces histoires sont tristes et finissent mal.

_Ce n'est pas grave, dit Ariane d'un air sérieux, j'aime aussi les histoires qui finissent mal, même si elles font pleurer. Racontez-moi ce que vous voulez.

Je me pris à réfléchir. J'aurais voulu me dérober mais je n'en avais pas le coeur. Quelle histoire, voyons ? J'essayais de fouiller ma mémoire à la recherche d'un souvenir qui ne soit pas tâché de sang, en vain. Oh, il y avait bien ça et là des moments de bonheur que j'avais eu avec mes frères, qui ressortaient plus encore par contraste avec les tragédies que nous avions vécu. Mais assez peu, en fait. Pourtant il devait bien y avoir quelque chose que je puisse raconter à cet enfant qui ne soit pas trop dramatique. Nous avions vécu tellement d'aventures, il ne devait pas être si difficile que cela d'en raconter quelques-unes comme si ce n'était que des histoires qui n'étaient jamais arrivées. Comme si cela n'avait pas été vrai, comme si j'avais été un héros de conte que ni la peur ni la lassitude n'affectait jamais. Tout à coup, une certaine histoire s'imposa à mon esprit et je commençai à la raconter, sans même prendre le temps de réfléchir.

_Il était une fois un guerrier divin qui s'appelait Mime...

Quand je réalisai ce que j'étais en train de dire, je voulus m'arrêter, mais il était déjà trop tard, j'étais lançé. Je racontais comment moi et mon niisan nous avions dû affronter Mime au royaume d'Asgard menaçé par la folie de la princesse Hilda. Je racontais ce sentiment de mélancolie et de lassitude mêlées que j'avais ressenti façe à lui. Je racontais l'histoire qu'il nous avait lui-même narré et la façon dont Ikki l'avait forçé à regarder en façe la vérité sur son passé. Je ne savais pas pourquoi je disais tout cela, ne passant pas sur le plus petit détail. Le souvenir de Mime m'avait hanté de longues semaines après la bataille d'Asgard. Pourtant, ce n'était même pas moi qui l'avait tué. Je traînais bien d'autres fantômes derrière moi. Mais, étrangement, c'était Mime qui habitait mes souvenirs. La question qu'il m'avait posée quand nous nous étions rencontré résonnait encore à mes oreilles. Pourquoi te bats-tu, chevalier Andromède ? Pourquoi, vraiment ? Pourquoi avais-je fait tout ce que j'avais fait ? Si seulement je pouvais en être sûr. Mais je ne pouvais même plus me contenter d'avoir foi en Athéna. Elle était morte, elle aussi, et je devais affronter mes doutes seuls.

Quand j'eus enfin raconté de quelle façon Mime était mort, après avoir finalement renonçé aux mensonges dont il s'était entouré depuis son enfance, il y eu un long moment de silence entre nous, tandis que, tout autour, le brouhaha ne décroissait pas.

_Et est-ce que vous avez sauvé le royaume d'Asgard ? demanda finalement Ariane.

_Oui, fis-je en hochant gravement la tête. Nous avons dû tuer tous les guerriers divins mais nous avons fini par sauver le royaume d'Asgard et la princesse Hilda.

Elle poussa un soupir et regarda un instant son assiette.

_C'est vrai que c'est une histoire triste, reconnut-elle. Mais, en fin de compte, vous avez fait ce que vous deviez. Vous n'aviez pas le choix.

Je m'abstins de répondre. Si seulement je pouvais en être aussi convaincu...

_Est-ce que vous voulez bien m'en raconter une autre ? demanda-t'elle après un nouveau moment de silence.

Je souris encore, amusé malgré les idées noires qui habitaient mon esprit.

_Pourquoi veux-tu tellement que je te racontes des histoires de ce qui m'est arrivé ? Ce n'est pas si intéressant que cela !

_Oh si ! fit-elle en me regardant bien en façe. Parce que ce sont des histoires vraies. Ici, nous avons des centaines d'histoires, mais elles sont toutes tellement anciennes que personne ne sait plus si elles sont vraiment arrivées. Vous, vous êtes un héros pour de vrai !

Je me mordis les lèvres pour ne pas rire de nouveau. Un héros ! Comme dans les contes ! Si seulement je pouvais savoir comment celui-ci se terminerait... Qui sait, après tout, peut-être que d'ici soixante ans, je raconterais ces mêmes histoires, et d'autres encore, à mes petits-enfants et à mes petits-neveux. Mais je n'arrivais pas à l'imaginer. Le seul avenir probable que je me voyais, c'était une brève épitaphe sur une pierre tombale. C'était idiot, d'ailleurs. Ce n'était pas comme si j'avais encore l'intention de risquer ma vie. Mais, étrangement, je ne parvenais pas à m'imaginer vivre jusqu'à l'âge adulte. J'avais déjà tellement vécu qu'il me semblait être au soir de ma vie. Mais ce n'était guère le moment de me laisser aller comme ça. J'étais déjà d'une humeur suffisamment lugubre, inutile d'en rajouter encore.

_D'accord, si tu veux, fis-je avec un effort sur moi-même. Mais avant, est-ce que tu pourrais me présenter quelques-uns de ceux qui sont assis autour de nous ? Je ne connais personne, c'est un peu gênant.

_Oh, bien sûr ! s'exclama Ariane. C'est facile ! Vous savez déjà qui est mon père, évidemment. L'homme avec lequel il est en train de parler s'appelle Euxanthios. C'est l'intendant du palais et l'un de ses conseillers personnels.

Euxanthios était un homme assez âgé, aux cheveux gris et au regard encore perçant. Il paraissait complètement absorbé par sa discussion avec Minos, comme si tout le reste des convives n'existait pas.

_Là, c'est Idoménée, c'est lui qui dirige la garde du palais.

Idoménée était assis un peu plus bas. L'air taciturne, il ne se mêlait pas aux conversations qui l'entouraient et ne semblait guère accorder de l'intérêt qu'à ce qui se trouvait dans son assiette. Contrairement à la quasi-totalité des convives, Idoménée n'était vêtu que de vêtements simples, aux couleurs sombres.

_Ici, c'est Androgée. Je crois que vous l'avez déjà rencontré.

Effectivement. Androgée avait revêtu une tunique rouge sombre pour l'occasion et il était actuellement en pleine discussion avec Seika.

_Et là-bas, c'est Hermia, la grande prêtresse de Knossos.

Elle fit la moue en disant cela. Hermia avait changé de robe avant le festin, et celle-ci était plus révélatrice encore que la précédente. Elle était assise à quelque distance de là où je me trouvais et semblait être le centre d'attention de tous ses voisins, à commencer par Hyoga, qui se trouvait juste à sa droite et qui paraissait suspendu à la moindre de ses paroles. Et c'était aussi valable pour mon niisan, qui, bien que se trouvant un peu plus loin, ne quittait pas Hermia des yeux. C'était étrange, je ne me souvenais pas de l'avoir jamais vu ainsi. Il avait l'air... fasciné. Comme si rien d'autre tout à coup n'avait d'importance. Je ne savais pas trop comment je devais réagir à cela. Mais, après tout, si cela pouvait l'aider à surmonter ses difficultés personnelles, je n'avais aucune raison de me plaindre, n'est-ce pas ?

_Et, juste à votre gauche, c'est Procris. C'est la seule autre prêtresse qui se trouve au palais pour le moment.

Procris était une jeune femme qui devait avoir entre vingt et vingt-cinq ans, aux cheveux bruns légèrement bouclés qui lui tombaient sur les épaules. C'était étrange, d'ailleurs: tous les Crétois que j'avais croisé depuis notre arrivée à Knossos avaient les cheveux noirs, et souvent assez longs.

_Elle n'est pas née en Crète, me dit Ariane, comme si elle avait lu dans mes pensées. Mais elle vit ici depuis qu'elle est petite. Et elle, au moins, elle est gentille.

J'avais l'impression très nette que cette dernière remarque était indirectement à l'intention de Hermia.

_Alors, vous me racontez une histoire, maintenant ?

_Si tu veux, répondis-je, mais je ne sais pas si je vais avoir le temps d'ici à la fin du repas.

Ariane éclata d'un rire cristallin.

_Vous savez, me dit-elle en s'efforçant sans y parvenir de retrouver son sérieux, le banquet vient à peine de commencer. Il va y avoir encore beaucoup de plats. Et puis, il y aura des danseurs, des musiciens, et beaucoup d'autres encore. Les banquets comme celui-là durent parfois jusqu'au matin. Vous avez tout le temps.

Et bien, dans ce cas-là, autant m'exécuter, songeai-je. Au moins, je ne mourrais pas de faim.

_Bon, alors commençons par le commencement, cette fois-ci. La légende dit que la déesse Athéna se réincarne tous les deux ou trois cents ans pour protéger l'humanité. Et, cette fois-ci, son incarnation se nommait Saori Kido...

Tandis que je me replongeais dans mes souvenirs pour le plaisir de cette enfant qui avait presque mon âge, je sentis que le temps autour de moi se ralentissait, s'arrêtait. Comme si le passé et le présent se mêlaient et se recoupaient. La soirée allait être longue, mais, pour la première fois depuis notre retour des Enfers, je me sentais presque heureux.


Seika

Je me réveillai en sursaut. Il faisait complètement noir et je ne voyais rien du tout. Quelqu'un venait de crier, où est-ce que cela n'avait été qu'un rêve ? Et qu'est-ce que je faisais ici ?

Il me fallut un moment pour retrouver tous mes esprits. J'étais à Knossos, bien sûr, au palais, dans la chambre qui avait été mise à ma disposition. J'avais de vagues souvenirs d'un grand festin, où j'avais bu plus que de coutume. Si seulement je pouvais avoir un peu de lumière...

Fouillant à l'aveuglette dans les affaires que j'avais laissées en tas au pied de mon lit, je parvins finalement à mettre la main sur un paquet d'allumettes. Je ne me souvenais même plus pourquoi j'en avais emporté un avec moi, mais, maintenant que cela pouvait être utile... Il me fallut m'y reprendre à plusieurs fois pour réussir à craquer une allumette dans l'obscurité totale, et je détournai précipitamment le regard quand j'y parvins enfin, à demi éblouie par la flamme. Voyons, il me semblait bien avoir repéré une sorte de lampe à huile quelque part. Ah oui, elle était là...

Un cri, de nouveau. Je me redressai précipitamment, la lampe à huile à la main. Seiyar ! J'étais sûre que c'était lui. Je sautai aussitôt à bas de mon lit, sans prendre la peine de m'habiller. La pierre était froide sous mes pieds, mais je n'enfilai pas même mes chaussures. Il ne me fallut qu'un instant pour parvenir à la porte et la pousser.

Le couloir était vide et silencieux. La lampe à huile projetait des ombres dansantes sur les murs ornés de fresques. J'avais l'impression d'être la seule personne éveillée dans ce gigantesque palais endormi. Où était Seiyar ?

Je me forçai à réfléchir, malgré la fatigue qui m'embrumait l'esprit. Sa chambre était celle située juste à gauche de la mienne, je m'en souvenais, maintenant. Je l'avais vu y déposer ses affaires. J'y fus en quelques secondes et j'ouvris silencieusement la porte. Il faisait sombre, ici aussi. Seiyar était recroquevillé sur son lit, le visage entre les mains, et gémissait faiblement.

_Seiyar ? Qu'est-ce qui ne va pas ?

Il n'y eut pas de réponse. Il paraissait sangloter. Doucement, sans faire de bruit, je posai la lampe à terre et je m'agenouillai au pied du lit.

_Seiyar...

Il leva la tête, tout à coup, et me regarda. Ses yeux étaient rouges et ses joues humides d'avoir tant pleuré. Son nez coulait et il ne parvenait pas à réprimer les sanglots qui l'agitaient.

_Sa... Saori...

Sa voix s'étrangla et ses larmes se remirent à couler. Doucement, très doucement, je m'assis sur le lit à côté de lui et je pris sa tête entre mes bras, comme quand il était petit et qu'il avait des cauchemars.

_Là, Seiyar, tout va bien, ce n'était qu'un cauchemar...

Lentement, très lentement, ses pleurs cessèrent et il cessa de trembler convulsivement.

_Seika, murmura-t'il.

Je le serrai un peu plus fort contre moi, sans répondre. Au bout d'un moment, il s'endormit. Mais je ne bougeais pas pour autant, même quand la lampe finit par s'éteindre. Je restai assise près de lui, sans faire le moindre mouvement de peur de le réveiller. Et, quand l'aube arriva enfin, elle nous trouva tous les deux endormis l'un auprès de l'autre.

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Cette fiction est copyright Romain Baudry.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.