Chapitre 9 : Ce que la pluie n'a pas effacé


Idoménée

L'orage avait cessé et le jour se levait, très loin à l'est. Je ne pouvais pas voir l'aurore de là où je me trouvais, mais je la devinais. Le ciel au-dessus de moi avait pâli jusqu'à en devenir presque blanc et, à l'ouest, les ténêbres se repliaient derrière l'horizon. Pour le moment. Je ne pouvais m'empêcher de songer que ce n'était que provisoire, que la fraîche journée qui commençait n'était en fin de compte qu'une fragile poignée d'heures avant que la nuit ne tombe de nouveau.

J'étais assis en tailleur au milieu du jardin, au pied de l'arbuste noueux qui marquait l'emplacement du Coeur. Le sol sous moi était sec. J'étais resté là toute la nuit. Etrange. Il me semblait que cela n'avait été que quelques instants seulement. Mes vêtements étaient trempés et l'eau dégoulinait encore sur mon front et dans mon cou. Non, j'étais bien resté là toute la nuit, sans bouger, même lorsque l'orage avait éclaté avec fracas, perdu dans une contemplation intérieure où j'essayais d'atteindre l'état de sérénité qui m'échappait toujours.

Je clignai des yeux. Le jardin ne semblait guère avoir souffert de la violence de la tempête, ce qui n'avait rien de très surprenant. Les fleurs s'étaient courbé sous le poids de l'eau. Les branches et les feuilles étaient couvertes de gouttelettes qu'un rayon du soleil à son lever enflammait parfois de reflets scintillants. Et il y avait cette senteur intense qui semblait émaner de l'ensemble du jardin. La fragrance des fleurs aux pétales humides s'était brusquement exacerbée avec la fin de l'orage, et elle se mêlait à présent à l'odeur de la pluie en un parfum presque étourdissant.

De là où je me trouvais, assis à même le sol, je ne pouvais même pas distinguer les bâtiments du palais, tant la végétation qui m'entourait était haute. J'aurais presque pu prétendre que je ne me trouvais pas à Knossos en ce moment, que j'étais ailleurs, loin, très loin. Mais je n'ai jamais été très doué pour me mentir à moi-même. Pas moi. Il fallait toujours que j'ai l'esprit clair, objectif. J'avais toujours pensé qu'il s'agissait là d'une qualité, mais, en cet instant, je me disais que je m'en serais volontiers passé. Mais je ne m'attardai même pas sur cette pensée, parce que je savais qu'elle était inutile. Objectif. Réaliste. Maintenant que l'aube s'était levé, je n'avais plus beaucoup de temps à moi. Quelques minutes, probablement. Qu'est-ce que j'allais en faire ? Qu'est-ce que je pouvais faire avec seulement quelques minutes ? Pas grand-chose, hormis attendre.

Je jetai un coup d'oeil à mon sceau. Comme à l'accoutumée, je le portais attaché à mon poignet gauche par une lanière de cuir. Mes doigts parcoururent distraitement les contours du motif. Je les connaissais bien, très bien. En fermant les yeux, j'aurais été capable de les redessiner exactement derrière mes paupières. Deux lionnes assises, se faisant face. Le sceau qui m'était dévolu, en tant que commandant de la garde de Knossos. Commandant de la garde. Quelle plaisanterie. Je me souvenais d'avoir accepté le fardeau que cela représentait sans même y réfléchir, l'esprit plein seulement de ma propre fierté. Plutôt naïf de ma part, en y repensant. Pour une fois que j'aurais dû réfléchir à la situation de façon véritablement objective...

Le motif était usé. Le sceau était très ancien. Pas tout à fait autant que celui de Minos lui-même, bien sûr, ni que celui de Hermia ou d'Androgée. Mais ancien, tout de même. Combien d'hommes l'avaient-ils porté avant moi à travers les siècles et les millénaires ? C'était quelque chose auquel je pensais souvent. D'habitude, cela me procurait une sorte de réconfort, l'impression de faire partie d'une continuité ininterrompue, d'avoir un rôle. Mais, ce jour-là, cela ne me semblait plus être qu'une cruelle moquerie. J'aurais voulu pouvoir le briser.

Le matin était en train de déferler autour de moi comme une immense vague de clarté. Mais même cela ne parvenait pas à me réconforter. Il y avait toujours cette ombre dans mon coeur que la pluie n'avait pas emportée.

Plus très longtemps à attendre, maintenant. Saisi d'une brusque intuition, je fermai les yeux et me concentrai. J'avais passé toute la nuit à essayer de m'accorder au Coeur, comme si je pouvais retrouver en quelques heures le don que j'avais négligé pendant toutes ces années.

Le don est très différent du cosmos, et pourtant semblable, en un sens. Je le sais, parce que je dois être le seul habitant de Knossos à maîtriser les deux, encore que je ne sois un expert ni dans l'un ni dans l'autre. Le cosmos est quelque chose d'abstrait, à l'origine. Le don est plus concret, en ce qu'il dérive directement de l'énergie vitale. Je me souvenais d'y avoir souvent réfléchi. Peut-être le don n'est-il en fin de compte qu'une forme particulière de cosmos. Peut-être que c'est quelque chose d'autre. Pour le moment, ça n'avait pas d'importance.

J'inspirai profondément, les yeux toujours fermés. L'odeur qui embaumait désormais le jardin m'emplit les narines, emplissant mon esprit d'une foule d'images colorées. Je me sentais très calme, subitement. Détaché. Pourquoi me tourmenter avec des choses sur lesquelles je n'avais pas de prises ?

Un frémissement. Quelque chose s'ouvrit à l'intérieur de moi et, brusquement, je ressentis le Coeur dans toute son intensité merveilleuse. Je faillis en avoir les larmes aux yeux. Presque. Cela faisait trop d'années que je n'avais pas pleuré, et mes yeux étaient devenus secs. Mais je ressentais cette étrange émotion en travers de ma gorge, qui m'empêchait presque de respirer.

Mon don s'était brusquement ravivé, et il m'emplissait à présent comme s'il n'avait jamais disparu. Je ressentais avec une intensité quasi-douloureuse tout ce qui se passait à l'intérieur de mon propre corps. Le sang dans mes veines, l'air dans mes poumons, mes muscles douloureux d'être restés si longtemps inactifs. Et mon coeur, qui battait sans cesse, au même rythme que le jardin qui m'entourait.

L'idée me vint qu'il me suffirait d'une pensée pour l'arrêter. Mais même cela m'était interdit. Et je restais donc tel que j'étais, à me perdre dans cet instant dont j'aurais voulu ne pas sortir.

L'espace d'une seconde, j'eus l'impression que deux bras bronzés et ornés de bracelets venaient se refermer autour de mon cou, me berçant doucement.

Idoménée, quel enfant tu fais ! Tu devrais tout de même être assez malin pour te mettre à l'abri quand tu vois qu'il va y avoir de l'orage !

Un sourire apparut brièvement sur mes lèvres. Elle avait raison. Quel idiot je faisais...

Puis le message mental apparut dans mon esprit et le rêve apaisant disparut en fumée.

Idoménée. Viens immédiatement.

La présence disparut presque aussitôt, me laissant seul. Le Coeur avait disparu également. Il n'y avait plus rien que moi.

Je me levai péniblement. Mes membres étaient engourdis, et mes vêtements trempés étaient désagréablement froids dans la fraîcheur du matin. J'avais peut-être le temps de passer dans ma chambre, au moins pour me changer. Le moment que j'appréhendais tant était enfin venu, et je me sentais étonnament calme. Peut-être que c'était le dernier matin que je voyais.

Peut-être que ce serait mieux si c'était bien le cas.


Ikki

L'orage était passé. Et, dans la grande cour du palais, d'immenses flaques d'eau reflètaient le ciel d'azur infini. C'était dans l'une d'elles que j'étais en train de me regarder, accroupi tout au bord, un genou au sol.

Je n'ai jamais aimé les miroirs. Je n'ai jamais aimé y voir le reflet de mon propre visage. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être que je crains d'affronter mon propre regard. Mais là, j'étais en train de me regarder moi-même avec une sorte de... stupéfaction ?

Je ne reconnaissais plus mon propre reflet.

Oh, les traits de mon visage n'avaient pas changé. Ils étaient toujours les mêmes. Mais relâchés, détendus. Mes lèvres avaient une tendance incompréhensible à se plisser en un sourire et je n'arrivais pas à les en empêcher. Et mes yeux étaient... neufs, clairs, limpides, comme si la pluie qui était tombée cette nuit les avait lavés de tout ce qui les avait obscurcis au cours des années.

Cette nuit. J'y repensais et mon coeur frémit dans ma poitrine. Je n'arrivais pas à y réfléchir clairement, non, pas même alors qu'elle était terminée et que le matin était là. Peut-être qu'un jour je pourrais le faire. Peut-être pas.

Hermia... Je me souvenais du contact de sa peau et du goût de ses lèvres. Je me souvenais de l'avoir aimé avec toutes les émotions qui étaient en moi et que j'avais gardé enfermé pendant si longtemps. Plus encore, je me souvenais de son toucher mental, léger comme une plume, je me souvenais du moment où nos deux esprits s'étaient mêlés. Elle avait lu en moi. Mon âme s'était ouverte sous ses doigts. Elle avait vu ce que j'étais et elle m'avait accepté.

Je secouai la tête. Ce n'était tout de même pas une raison pour me laisser aller au sentimentalisme. J'aurais mieux fait de mettre un peu d'ordre dans mes pensées et mes émotions plutôt que de sombrer dans le romantisme incurable. Cela ne pouvait pas me faire de mal.

Hermia m'avait laissé peu après l'aube. Elle devait parler à quelqu'un ce matin. Elle avait dit qu'elle serait bientôt de retour. Je pouvais attendre, de toute façon, cela ne me posait pas de problème. Quelle importance qu'elle ne soit pas juste à côté de moi pendant une heure ou deux ? Bien sûr que je pouvais attendre ! C'était l'évidence même, et l'air rêveur de mon idiot de reflet n'y changeait rien du tout.

En fin de compte, songeai-je en perdant mon regard dans les morceaux de ciel que reflétaient à l'infini les flaques qui m'entouraient, j'étais toujours celui que j'avais été la veille. Et pourtant, je me sentais différent. Semblable et transformé à la fois. Un peu... un peu comme si j'étais mort et revenu à la vie au cours de cette nuit.

Il m'est déjà arrivé de mourir et de ressusciter pourtant. Plusieurs fois. Je suis le Phénix, et, en un sens, cela me rend immortel. En un sens. Revenir de l'au-delà n'est pas... quelque chose d'agréable. Quelque chose de facile. Mes frères... Il leur est déjà arrivé à chacun de frôler la mort de très près. Mais aucun d'eux n'est véritablement allé au-delà de la sombre frontière, hormis peut-être Seiyar, avant qu'Athéna ne le ramène.

Je suis mort plusieurs fois. Dans l'éboulement que j'avais moi-même provoqué pour protéger mes frères, en affrontant Saga, en affrontant Mime. D'autres fois encore. A chaque fois, l'expérience a été la même. A chaque fois... A chaque fois, je me suis retrouvé dans les ténêbres infinies et glaciales, entouré seulement de mes propres flammes pour me protéger. A chaque fois, j'ai dû affronter une nouvelle fois tous les actes que j'avais commis, défilant inexorablement derrière mes paupières. A chaque fois, j'ai dû trouver la force de repousser le froid qui me gagnait avec mon propre feu intérieur. A chaque fois, j'ai réussi à revenir.

Le fait de revenir à la vie est une sensation... déroutante. Rester le même et pourtant changer profondément. Et, en un sens, c'était bien cela que je ressentais en cet instant. Je ne pensais pas être devenu un émotif irrécupérable comme l'étaient tous mes frères juste en l'espace d'une nuit. Je ne pensais pas que je cesserais soudainement d'être cynique et désagréable quand l'envie m'en prendrait. Mais je me sentais... léger ? Comme si les portes de mon être s'étaient enfin ouvertes pour laisser entrer l'air frais de l'extérieur. Mon reflet sourit et, cette fois-ci, je me sentis sourire en même temps.

Un vent glacial balaya brusquement la cour, et les flaques de pluie se couvrirent d'une pellicule de givre opaque. Je levai la tête. Hyoga se tenait devant moi, à quelques mètres seulement. Son cosmos l'entourait d'une aura glacée. Et son expression... Une pensée irrationnelle me traversa l'esprit alors que je le regardais. C'était sans doute cela que Shun avait dû voir quand j'avais essayé de le tuer lors du tournoi organisé par la fondation Graade. C'était cette expression-là que j'avais dû avoir dans les yeux.

Je me lèvai. Hyoga ne fit pas un mouvement, mais son cosmos s'étendit, chargé de froid et de violence. Je sentis l'oiseau de feu se raviver en moi instinctivement, en réaction à l'hostilité que je ressentais, mais je le contins. Il devait y avoir un moyen pour que j'évite de recourir à la violence, pour une fois. Je comprenais ce qu'il éprouvait. Je le comprenais très bien, parce que j'aurais certainement réagi de même. Il fallait que je lui parle, que je le persuade.

Mais il ne m'en laissa pas le temps.


Shun

La déflagration de cosmos me percuta comme un coup de poing en plein ventre. Je me figeai, le souffle court, le sang cognant à mes tempes comme un marteau. Mes jambes tremblaient sous moi et c'était tout juste si je parvenais à conserver mon équilibre. Qu'est-ce qui se passait ? Qu'est-ce qui se passait ?!

Je m'appuyai contre le mur du couloir pour ne pas tomber. J'avais beau inspirer aussi fort que je le pouvais, c'était comme si l'air ne parvenait plus à mes poumons. Ma tête était pleine d'une sorte de brouillard que je ne parvenais pas à dissiper. Qu'est-ce qui se passait ? Qu'est-ce que c'était ?

Un cosmos. Non, deux cosmos, en train de s'affronter. Mon sixième sens bourdonnait si fort que je ne parvenais plus à ressentir quoi que ce soit d'autre, même pas la pierre froide du mur contre ma main et le sol sous mes pieds. Les cosmos m'étaient terriblement familiers, mais mes perceptions étaient comme surchargées. Je ne parvenais pas à sentir de qui il s'agissait.

La sensation disparut brusquement, me laissant étourdi et hors d'haleine. Me laissant avec une sorte de crainte sourde dans le creux de l'estomac. Les cosmos avaient disparu aussi brutalement qu'ils étaient apparus. Et je commençais seulement maintenant à reconnaître à qui ils avaient appartenu.

Je me mis à courir aussi vite que je le pus, m'efforçant de prendre la direction du combat qui venait de se dérouler en l'espace d'un instant. Cette partie-là du palais ne m'était encore guère familière et je dus me perdre plusieurs fois mais je ne cessais jamais de courir. Ca et là, je croisai d'autres personnes qui semblaient se diriger dans la même direction, mais je ne m'arrêtai pas pour leur demander s'ils savaient ce qui s'était passé.

Plusieurs longues minutes s'écoulèrent encore avant que je ne parvienne finalement à la cour centrale du palais, où se trouvait déjà une petite foule rassemblée. Je me précipitai en avant, dévoré d'angoisse, mais quelqu'un me saisit le bras et m'arrêta.

_Shun !

Troublé comme je l'étais, il me fallut un instant pour reconnaître Seiyar.

_Shun, calme-toi ! Ils n'ont rien de grave !

Je clignai des yeux plusieurs fois en succession rapide. C'était comme si je ne parvenais pas immédiatement à comprendre ce qu'il me disait.

_Rien... de grave ?

_Non, répondit Seiyar sans relâcher mon bras pour autant. Ils ont tous les deux été blessés et ils sont inconscients pour le moment, mais leurs vies ne sont pas en danger. Ils seront remis d'ici à demain.

Je crus un instant que j'allais m'évanouir de soulagement, mais je me forçai à garder l'esprit aussi clair que possible.

_Je veux les voir.

Seiyar me regarda un instant, puis hocha la tête et relâcha mon bras. Je le suivis jusqu'au bord de la grande cour. Une foule de Crétois se trouvait là en train de parler entre eux dans un brouhaha continu, maintenus à distance par une poignée de gardes, qui nous laissèrent cependant passer sans difficulté.

Mon coeur rata presque un battement quand je vis mon niisan et Hyoga étendus sur le sol boueux, côte à côte, leurs vêtements déchiquetés et du sang maculant leurs visages. Athéna, oh non ! Non !

_Ils sont en vie, Shun ! dit Seiyar d'une voix apaisante tandis qu'il m'étreignait l'épaule. Ce ne sont que des égratignures. Ils n'étaient pas en assez bonne forme pour utiliser leur cosmos comme ils l'ont fait, c'est tout. Ils ont perdu connaissance.

Je l'entendais à peine. Ils étaient en vie, oui, c'était vrai. Maintenant que j'y faisais attention, je pouvais voir leurs poitrines qui se gonflaient à intervalles longs mais réguliers. Mais cela ne changeait rien, en un sens. J'avais toujours cette sensation écrasante à l'intérieur de moi, comme si mon coeur s'apprêtait à éclater. Mes yeux étaient humides de larmes tout juste retenues. Pourquoi ? Athéna était morte. Elle s'était sacrifiée pour mettre un terme à une guerre terrible et pour nous permettre d'y survivre quand nous aurions dû mourir également. J'avais pensé, j'avais vraiment pensé que cela marquerait la fin de tous les combats auxquels nous avions dû participer. J'avais cru - espéré ? - ne plus jamais voir de blessés ni de morts. Et là...

L'émotion étrange menaçait de me submerger, et je réalisai soudain que c'était de la colère. Nous avions surmonté tellement d'épreuves ensemble, tellement de batailles grâce à l'amitié qui était entre nous et ils s'étaient battus entre eux ?! Quelle raison pouvait-il y avoir à ce genre de folie ?!

_C'est idiot, dit soudain Shiryu, qui était apparu à nos côtés. J'ai remarqué la réaction de Hyoga hier soir, mais je n'ai pas voulu intervenir. Je pensais qu'ils pourraient règler ça en discutant.

La réaction de Hyoga ? Oui, j'avais vaguement remarqué qu'il avait paru terriblement distant et renfermé au cours du banquet de la veille, mais je n'y avais pas fait très attention parce qu'Ariane avait passé la soirée à me raconter des histoires et à m'en réclamer d'autres.

Oui, en y réfléchissant, la raison pour laquelle ils s'étaient battus était très claire. J'envoyai un regard hostile à Hermia, qui se tenait accroupie à côté de mes deux frères. Elle avait posé une main sur chacun de leurs fronts et semblait en train de se concentrer. Tout cela était de sa faute ! Maintenant que j'y repensais, je l'avais vu en train de parler longuement avec Ikki, juste la veille. Je n'avais pas songé à intervenir, tant mon frère avait semblé heureux à ce moment. Et je n'avais pas songé une seconde qu'elle ne retournerait pas du tout avec Hyoga par la suite. Je n'avais pas songé une seconde qu'elle se contenterait de l'abandonner comme ça, sans plus lui accorder la moindre attention.

Mon poing se serra sans que je puisse le contrôler. C'était de sa faute ! Elle les avait dressé l'un contre l'autre pour s'amuser, comme s'ils n'avaient été que des jouets !

_Shun, tu vas bien ?

Seiyar me regardait d'un air plutôt surpris, et Shiryu également, encore qu'il le montrât moins. Qu'est-ce qui leur prenait ? Ils paraissaient encore plus inquiets à mon sujet qu'à celui de Hyoga et d'Ikki que cette garce avait manipulé jusqu'à ce que...

Je fermai les yeux et pris une profonde inspiration. Qu'est-ce qui m'arrivait tout à coup ? Il n'était pas dans mon caractère de m'enflammer si rapidement. Pourquoi est-ce que je réagissais ainsi ?

Un bref remue-ménage me fit rouvrir les yeux. Sous la direction de Hermia, une demi-douzaine de serviteurs étaient en train d'emmener Hyoga et Ikki. Ni l'un ni l'autre n'avait encore repris connaissance, mais le sang de leurs blessures semblait s'être arrêté de couler. J'eus le réflexe de faire un pas en avant pour les arrêter, mais Shiryu m'arrêta.

_Il vaut mieux que ce soit elle qui s'occupe d'eux. Je suis bien placé pour savoir que ses dons de guérison dépassent de loin ceux de n'importe quel chevalier.

_Mais... Mais c'est à cause d'elle qu'ils sont dans cet état ! protestai-je tout de même.

_Raison de plus, observa Seiyar avec une tape sur l'épaule. Ils pourront règler cette affaire ensemble.

Je finis par hocher la tête, bien qu'à contrecoeur. Il avait raison. Ikki et Hyoga ne seraient de toute façon pas en état de recommencer à se battre lorsqu'ils reprendraient connaissance. Et je n'arrangerais pas les choses en m'en mêlant. Ce n'était pas facile à admettre, mais c'était probablement le cas. Je ne pouvais pas les aider. Il allait falloir qu'ils trouvent une solution par eux-mêmes.

Je ne les laisserais pas recourir à la violence de nouveau. Non. Il n'en était pas question. Mais il valait mieux qu'ils parviennent à cette décision de leur propre volonté. Autant me faire une raison. Je ne pouvais pas imposer la paix dans le monde entier à moi tout seul, même en me sacrifiant. Et mes frères étaient suffisamment âgés pour se débrouiller seuls.

Malgré tout, alors que je regardais la vaste cour maintenant déserte, balafrée partout de terre noircie et de plaques de glace, je ne pus m'empêcher de songer que cette journée qui commençait tout juste était déjà gâchée.


Seika

Laissez pleuvoir, ô coeurs solitaires et doux !
Sous l'orage qui passe il renaît tant de choses.
Le soleil sans la pluie ouvrirait-il les roses ?
Amants, vous attendez, de quoi vous plaignez vous ?


J'étais encore dans ce moment indistinct et délicieux qui sépare le sommeil du réveil. Chaque parcelle de mon corps était encore au repos et mon esprit était plein d'une infinie douceur. Je n'étais que sensations. Sensation des rayons chauds du soleil qui venaient caresser ma joue comme des doigts immatériels. Sensation du drap rugueux qui m'enveloppait comme une étreinte. Sensation de l'odeur qui imprégnait encore le lit et m'enivrait comme un baiser. Et ma tête était pleine de ces vers que j'avais dû lire quelque part, je ne savais plus où.

Il avait cessé de pleuvoir. Il faisait frais. Je me sentais bien. J'avais envie de toujours rester ici.

Un mouvement, soudain. Le crissement du lit tout à coup débarrassé d'un poids. La présence apaisante qui avait été à mes côtés l'instant d'auparavant n'y était plus. Un frémissement traversa le demi-songe où j'errais encore. J'ouvris les yeux.

_Androgée ?

Il n'était pas parti. Il était là, au pied du lit, en train de s'habiller. Je me sentis aussitôt rassurée.

_Je ne voulais pas te réveiller, Seika, fit-il avec un sourire d'excuse.

Je me lovai sur le côté et esquissai une moue boudeuse.

_Tu voulais t'en aller comme ça ?

Androgée eut l'air embarrassé.

_Non, pas du tout...

_Dans ce cas, reviens immédiatement ici ! m'exclamai-je d'un air moqueur.

Rendant finalement les armes, Androgée revint s'asseoir au bord du lit, juste à côté de moi. J'en profitai pour me blottir contre lui et passer mes bras autour de sa taille. Le contact de son dos nu contre ma poitrine fit courir un frisson agréable juste en-dessous de ma peau.

_Alors, espèce de fourbe, fis-je avec un sérieux feint, tu t'imaginais pouvoir m'abandonner sans le moindre mot ?

Androgée rit doucement et passa une main dans mes cheveux emmêlés. Je resserrai encore mon étreinte, ronronnant presque.

_Je suis désolé, dit-il d'une voix affectueuse. C'est vrai que mes responsabilités ne me prennent pas tant de temps que cela en règle générale, mais il y a toujours des exceptions.

_Alors tu vas me laisser ? demandai-je, désappointée.

_Oui, reconnut-il, je n'ai pas le choix. Je vais être occupé pendant le restant d'aujourd'hui, la nuit et sans doute une partie de demain. Je n'aurai pas une minute à moi tant que la tâche en question ne sera pas terminée.

Je me mordillai les lèvres. Je ne le reverrais pas avant demain ? Ce n'était pas juste. Pas juste du tout. Je ne réussirais jamais à patienter jusque là !

_Hmm, et si je t'attendais ici sans bouger, fis-je tout à coup en repoussant le drap et en m'allongeant en arrière sur le lit, est-ce que tu reviendrais plus vite ?

Je lui envoyai une oeillade aussi sensuelle que possible, et Androgée éclata de rire.

_Je ne pense pas, non, finit-il par dire à regret. Mais, crois-moi, si je le pouvais, je resterais ici avec toi jusqu'à demain.

Avec surprise, je le vis saisir le sceau qui pendait à son cou et faire passer la lanière de cuir par-dessus sa tête.

_J'aimerais que tu le gardes jusqu'à demain, si cela ne t'ennuie pas, dit-il en me le tendant.

Je le pris sans réfléchir. J'avais déjà eu l'occasion d'observer ce sceau à plusieurs reprises, et pourtant, c'était comme si je le voyais pour la première fois. La pierre avait cette texture usée et légèrement rugueuse qui n'appartient qu'aux objets très anciens. Le motif de la tête de taureau qui y était gravé paraissait plus qu'à moitié effacé. Bien qu'ils fussent difficiles à distinguer, les contours en paraissaient relativement simples, sans grand raffinement. Androgée ne s'en séparait jamais. Enfin... Presque jamais.

_C'est une promesse de fiançailles ? demandai-je en le regardant, la tête inclinée sur le côté.

Androgée secoua la tête et j'éprouvai une sorte d'impression bizarre en moi. Quelle réponse avais-je espérée ?

_Je dois m'en aller, maintenant, dit Androgée avec une grimace de regret.

_N'oublie pas de revenir bientôt, le taquinai-je, ou je viendrais te chercher moi-même.

Il me ferma les yeux de deux baisers et je sentis fugitivement la flamme de ses lèvres contre les miennes. Puis il se releva et s'en fut. J'entendis le bruit de ses pieds nus diminuer le long du couloir, puis plus rien. Alors seulement je rouvris les yeux et me levai à mon tour, réprimant un soupir. Ce n'étais encore que le matin. J'avais toute la journée devant moi.

Et j'avais l'impression très nette qu'elle allait être longue.


Hermia

Tu peux bien avoir le don le plus puissant qui ait jamais existé en Crète depuis des siècles, ça ne change rien à ce que tu es ! Ca ne change pas le fait que tu ne sois qu'une garce et une sale putain !

C'était Procris qui m'avait dit ça, il y avait plusieurs années. Ou plutôt, qui me l'avait hurlé à la figure. Je m'en souvenais. Cela s'était passé après cette affaire avec Androgée. Une période où il avait été en proie à une sorte de déséquilibre intérieur. Il avait perdu ses repères. Il ne parvenait plus à s'assumer lui-même, et encore moins son rôle. Je me souvenais qu'il avait eu de violentes disputes avec son père à cette époque, ce qui ne lui était jamais arrivé avant. Je n'avais jamais su exactement quelles en avaient été les raisons. Je soupçonnais qu'Androgée commençait alors à trouver l'Ile de Crète bien petite, et qu'il avait ressenti l'envie de voir le monde extérieur. Mais sa fonction lui interdisait de partir. Il n'avait même pas eu la possibilité de s'enfuir. Pour avoir lu dans son esprit, je soupçonnais que c'était cela qui avait tellement affecté son caractère.

S'il avait eu une mère, peut-être qu'elle aurait pu s'occuper de lui et le guérir de ses doutes. Mais Pasiphaé était morte depuis déjà longtemps à cette époque. Il n'avait eu personne vers qui se tourner. Qu'est-ce que j'aurais dû faire ? Ignorer sa détresse ?

Je l'avais aidé, de la seule façon dont j'étais sûre. Nous étions resté ensemble près d'un mois. A ce moment-là, Androgée avait repris goût à la vie et ses blessures intérieures s'étaient cicatrisées. J'avais alors cru que mon rôle s'arrêtait là, qu'il n'avait plus besoin de moi. J'étais allé le voir et je le lui avais expliqué. Je me souvenais qu'il était resté silencieux tout du long, de plus en plus pâle, et qu'à la fin il était parti sans un mot.

Et le lendemain, Procris était venue me trouver pour m'injurier. C'était encore l'époque où nous étudiions toutes deux sous la direction de la grande prêtresse d'alors. Procris avait eu un faible pour Androgée, si je me rappelais bien, bien que cela lui soit passé depuis. Ce jour-là, pourtant, la situation avait rapidement dégénéré et nous nous étions retrouvées par terre à nous tirer les cheveux et à nous griffer. La grande prêtresse nous avait séparées, non sans nous administrer par la même occasion une sévère correction. Nous n'en avions plus reparlé, mais je savais que Procris m'en avait voulu longtemps, et peut-être encore aujourd'hui.

Mais j'étais toujours certaine d'avoir agi comme il le fallait, et je n'avais besoin de personne pour me dire que j'avais raison ou tort. Androgée avait surmonté l'obstacle de ses émotions et il était devenu l'homme aimable et sensible qu'il aurait pu ne pas être. Il avait compris. Oui, j'en étais certaine. Il lui avait sans doute fallu du temps pour l'accepter, mais il avait compris pourquoi j'avais agi ainsi.

Il m'était encore arrivé de nombreuses fois d'agir de cette façon, ce qui ne m'avait en fin de compte guère valu de remerciements. J'avais par contre acquis une réputation qui n'était guère flatteuse, et un certain nombre d'inimités. Idoménée me méprisait franchement. Ariane me détestait. Procris s'efforçait de m'ignorer autant que possible. Minos lui-même respectait mes compétences mais ses conseillers me prenaient tous pour une idiote à la tête vide.

L'idée me vint que ces vieux gâteux n'avaient peut-être pas si tort que ça pour une fois.

Je cillai. Je me trouvais dans ma chambre, debout, légèrement appuyée à l'un des murs. Juste à côté de moi se tenait le grand lit où j'avais fait étendre Hyoga et Ikki. Ils avaient l'air étonnament jeunes, ainsi endormis côte à côte. Jeunes et paisibles, excepté pour ce qui était de leurs vêtements déchiquetés. La lumière limpide de ce matin filtrait à travers la fenêtre, éclairant leurs traits d'une façon inhabituelle qui mettait en valeur la ressemblance entre eux. C'était étrange. Ce n'était pas quelque chose que j'avais véritablement remarqué auparavant, et je connaissais pourtant leurs visages aussi bien que le mien. Mais ils se ressemblaient, c'était un fait. En toute logique, cela devait venir de leur père commun. Mitsumasa Kido. Un homme intéressant, d'après ce que j'avais rassemblé. Mais ni Hyoga, ni Ikki n'avait vraiment voulu parler de lui. C'était une chose qu'ils avaient encore visiblement du mal à assumer. Ils lui en voulaient toujours, d'une façon presque irrationnelle, même en sachant pourquoi il avait agi. Est-ce qu'ils éprouveraient la même chose à mon égard une fois qu'ils auraient repris connaissance ? Avec surprise, je réalisai que j'éprouvais une véritable anxiété à ce sujet.

Les blessures de mes deux jeunes amants avaient disparu presque totalement. C'était tout juste s'il restait ça et là quelques cicatrices à peine visibles. Je n'avais pas relâché mon attention pour autant. Mon don les enveloppait toujours tous les deux. Je ressentais chaque parcelle de leurs corps comme s'ils avaient été le mien, avec une intensité presque pénible tant elle était aiguë. Et pourtant, je me prenais à maintenir ce contact, et même à le renforcer encore, m'absorbant dans ce mélange inextricable de douleur et de plaisir.

C'était en sondant leurs corps pour les guérir que je m'étais rendu compte du nombre de combats terribles auxquels ils avaient déjà survécu par le passé. Les blessures qu'ils s'étaient infligés en se battant entre eux n'étaient rien à côté de celles qu'ils avaient reçues au cours de toutes les batailles qu'ils avaient dû livrer en tant que chevaliers. J'en avais retrouvé les traces, malgré le temps écoulé. Leurs corps avaient des capacités de régénération presque incroyables, mais ces blessures auraient dû malgré tout leur coûter la vie. Toute fausse modestie mise à part, j'étais la meilleure guérisseuse de Knossos et de loin. Je savais de quoi je parlais.

Mon don s'attardait sur chaque partie de leur être, régulant leur souffle, rythmant les battements de leur coeur. C'était un peu comme si j'effleurais leur peau du bout des doigts, les caressant doucement pour faire disparaître tout ce qui n'allait pas en eux.

C'était une impression presque sexuelle. Etais-je donc condamnée à toujours tout ramener à cela ? Quand parviendrais-je donc à éprouver des émotions plutôt que seulement des sensations ?

Je devais réfléchir. Anticiper. Qu'est-ce que je leur dirais quand ils se réveilleraient ? Comment est-ce que je parviendrais à leur faire comprendre mes raisons ? Et surtout, comment éviter de blesser au moins l'un des deux, en fin de compte ?

Je fronçai les sourcils en réfléchissant à cette troisième question. S'ils me détestaient tous les deux, cela règlerait le problème, évidemment. Avec un pincement au coeur, je réalisai que ce n'était pas une solution que j'aimerais beaucoup.

Et s'ils ne me détestaient pas ? S'ils me restaient tous deux attachés ? Quelle solution pourrais-je trouver ? Je ne voulais pas être la cause d'un nouveau combat entre eux. Je ne l'aurais pas supporté. Mais quelle solution trouver ? Je ne pensais pas qu'ils accepteraient de partager mon affection, comme j'aurais voulu pouvoir le faire.

Un sourire polisson se dessina sur mes lèvres sans que je l'ai voulu. Et si je leur proposais de faire ça à trois ?

Je m'expédiai aussitôt une gifle mentale. C'était vraiment le moment de penser à ça ! Etais-je donc totalement incapable de réfléchir sérieusement à un problème sans avoir ce genre d'idées ?

Peut-être... Cela faisait tellement de temps que je n'avais pas eu à faire d'efforts pour la moindre chose. "Elle est intelligente et plus douée que cela ne devrait être permis, mais il lui faut lui flanquer une bonne raclée pour en tirer quoi que ce soit tellement elle est paresseuse." C'était l'ancienne grande prêtresse qui avait dit ça, un jour. A l'époque, j'étais encore très jeune. Et insolente. Et arrogante. J'avais mis cette réflexion sur le compte de la jalousie, parce que j'étais nettement meilleure que Procris, qu'elle préférait. J'étais probablement meilleure qu'elle-même, en fait.

Mais elle avait eu raison. En devenant grande prêtresse, je m'étais mis dans la tête que je ne pouvais pas me tromper, que j'agissais toujours pour le mieux. Et je commençais seulement à en voir les conséquences. Je n'avais pas su prévoir les réactions de Hyoga et Ikki. Je n'avais pas réfléchi qu'ils ne venaient pas de Knossos, qu'ils ne réagiraient pas de la même façon que quelqu'un qui serait né ici. C'était ma faute. J'avais cru agir pour le mieux, mais je n'avais pas pris une seconde pour penser aux conséquences. Quelle idiote je faisais !

Je soupirai. Cela devait faire des années qu'il ne m'était pas arrivé de me remettre un peu en question. C'était d'autant plus désagréable à présent.

Je me forçai pourtant à ne pas relâcher mon don. Hyoga et Ikki étaient très certainement hors de danger, mais je ne voulais prendre aucun risque. Ce n'était pourtant pas évident de continuer à les monitorer alors que mon esprit était si troublé. Je m'efforçai de me calmer, recourant à des techniques de respiration élémentaires pour retrouver mon équilibre intérieur. Avec surprise, je réalisai que cela m'était difficile.

Je ne sais pas exactement quand je m'en suis rendu compte. J'étais en train d'essayer d'atteindre cet état d'harmonie nécessaire à la bonne utilisation du don. La façon la plus simple pour y arriver était d'abord de me concentrer sur moi-même, avant d'étendre de nouveau mes perceptions à ce qui m'était extérieur.

Ma première réaction fut la stupéfaction. Bien sûr, étant donné mes fonctions, j'étais familière avec ce genre de chose. Mais mon don aurait dû me mettre à l'abri de ce genre d'éventualité. N'est-ce pas ?

Ma deuxième réaction fut l'anxiété. Qu'est-ce que j'allais faire maintenant ?

J'étais enceinte.


Shun

_J'arrive, je finis juste de me recoiffer !

Je souris, mais ne répondis pas. Le chat blanc me regardait d'un air suspicieux. Je lui fis un signe amusé de la main, mais il s'éloigna d'un air hautain, ayant visiblement décidé que je n'étais aucunement digne d'intérêt.

La chambre d'Ariane donnait une impression... d'espace. Le plafond y était très haut, et tout un côté de la pièce s'ouvrait sur une terrasse extérieure. La lumière se déversait à flot de l'extérieur dans la chambre par cette ouverture immense. Des panneaux de bois se trouvaient placés de part et d'autre, sans doute pour isoler la pièce de l'extérieur quand il pleuvait, comme cela avait été le cas cette nuit.

Les murs étaient d'un blanc clair où volaient des oiseaux de toutes sortes. Il y avait des meubles un peu partout, la plupart complètement recouverts d'objets de tout genre. De toute évidence, Ariane avait fait un effort pour donner à sa chambre une apparence ordonnée avant de m'inviter à venir la visiter. De toute évidence aussi, elle n'y était pas tout à fait parvenue. Rien que la table à côté de laquelle je me tenais paraissait si surchargée qu'il était surprenant qu'elle ne se soit pas encore écroulée. On y voyait pêle-mêle près d'une demi-douzaine de robes qu'elle avait dû sortir avant de décider qu'elles ne lui convenaient pas, plusieurs vases qui devaient en temps normal faire partie de la décoration, beaucoup de colliers, bracelets et autres choses de ce genre, quelques flacons peints qui devaient contenir du parfum et encore un certain nombre d'autres objets très divers.

_Voilà, j'ai terminé ! s'exclama Ariane en abandonnant finalement son miroir et en se retournant vers moi, les bras écartés.

Je souris, mi-amusé, mi-admiratif. Toutes les Crétoises que j'avais eu l'occasion de rencontrer jusqu'ici semblaient avoir une prédilection pour les coiffures sophistiqués et complexes. Mais Ariane aurait dû en toute justice remporter une médaille pour celle qu'elle venait de se faire au prix de longues minutes d'effort.

_Tu n'aimes pas ? demanda-t'elle d'un air anxieux.

_Si, si, bien sûr ! lui assurai-je.

Ariane se retourna vers son miroir et fronça les sourcils.

_Je n'aime pas trop non plus, en fin de compte.

Elle ôta le peigne doré qui retenait l'ensemble, et toute la coiffure s'écroula comme une tour privée de fondations. Ariane fit la moue un instant, considérant le résultat de ses efforts, puis elle ramena tous ses cheveux en arrière et les attacha avec un ruban rose clair.

_Tu préfères comme ça ? demanda-t'elle en se retournant vers moi de nouveau.

_Je dois reconnaître que oui, répondis-je en souriant.

Ariane pouffa et esquissa quelques pas de danse, avant de venir me prendre le bras et de me tirer vers la terrasse.

_Viens ! Tu vas voir, la vue est très jolie d'ici !

Je clignai des yeux en passant à l'extérieur. La clarté était un peu aveuglante. Elle se reflétait ça et là sur les quelques flaques d'eau qui ne s'étaient pas encore évaporées complètement, créant autant de miroirs de pluie scintillants. Il faisait frais. C'était comme si l'orage qui avait eu lieu cette nuit avait momentanément dissipé un peu de la chaleur étouffante de Crète. Distrait brièvement par cette pensée, je laissais Ariane me traîner jusqu'au bord de la terrasse sans réagir.

_Regarde, c'est beau, hein ?

_Très, répondis-je par réflexe.

_Shun, tu n'as même pas regardé !

Je cillai, brusquement tiré de ma distraction passagère.

_Désolé, fis-je avec un sourire d'excuse à Ariane qui me regardait avec suspicion. J'étais en train de me dire qu'il faisait très frais aujourd'hui. Je m'étais habitué à la chaleur.

_C'est toujours comme ça quand il a plu, dit Ariane en s'appuyant contre la rembarde, un air légèrement songeur sur le visage. Mais ça n'arrive pas très souvent à cette époque de l'année. Il pleut beaucoup plus en automne et en hiver.

_Je te crois sur parole, dis-je, amusé. Tu as vécu un peu plus longtemps ici que moi.

_Hmm, répondit seulement Ariane, qui regardait vaguement le paysage qui s'étendait devant nous.

Je fronçai légèrement les sourcils, interloqué. Cela ne faisait après tout que quelques jours que je connaissais la jeune princesse, mais c'était bien la première fois que je la voyais ainsi. Elle semblait morose, tout à coup, dépourvue d'énergie.

_Ariane, ça va ?

_Pardon ? Oh, euh... oui, oui, bien sûr !

_Tu avais l'air pensive.

Ariane me regarda un instant, puis me fit une grimace.

_Tu as dû te tromper, fit-elle, croisant les bras d'un air faussement hautain. Tu peux demander à tout le monde, ça ne m'arrive absolument jamais de réfléchir à quoi que ce soit. J'ai la tête vide. Je n'apprends pas mes leçons, je ne fais jamais ce qu'on me dit, je ne suis bonne à rien...

_Tu es sûre que tu n'exagères pas un peu ? demandai-je en haussant un sourcil.

Ariane fit la moue et parut réfléchir un long moment.

_Je suis meilleure en couture que Hermia, finit-elle par dire avec un demi-sourire. C'est vrai, j'avais oublié. La seule fois où je l'ai vu essayer de coudre quelque chose, elle s'est tellement piqué les doigts qu'elle ne pouvait plus rien faire de ses mains après. Elle a dû utiliser son fichu don pour se guérir ou il aurait fallu que son amant attitré de l'époque la nourrisse lui-même. Je suis sûre que ça lui aurait plu, en plus.

Je passais une main dans mes cheveux, mi-amusé, mi-embarrassé. J'avais déjà eu l'occasion de me rendre compte qu'Ariane ne portait pas exactement Hermia dans son coeur, mais elle ne me l'avait jamais dit aussi franchement. De fait, c'était bien la première fois depuis que je la connaissais que la petite princesse se montrait tellement... Acerbe ? Rancunière ? Je n'étais pas sûr du mot qui aurait convenu. Mais elle était différente de ce qu'elle m'avait montré jusqu'ici. Il y avait quelque chose qui la tracassait, visiblement. Mais je n'étais pas sûr de comment aborder la chose. Et, en fin de compte, Ariane me prit de vitesse alors que j'étais encore en train d'y réfléchir.

_Combien de pays est-ce que tu as visité, en tout ? me demanda-t'elle brusquement.

Pris au dépourvu par la question soudaine, il me fallut un moment pour y réfléchir.

_Et bien, assez logiquement, j'ai passé le plus clair de ma vie entre le Japon, la Grèce et l'Ethiopie, répondis-je finalement. Nous sommes passés par la Norvège quand nous nous sommes rendus à Asgard, mais sans vraiment nous attarder. J'ai un peu visité la Chine et l'est de la Russie à quelques occasions. Et Saori nous a plusieurs fois fait visiter des pays divers, souvent en Europe. Je ne suis jamais allé en Amérique, et presque jamais dans la plupart de l'Afrique...

Je laissais traîner la fin de ma phrase. Ariane écoutait avec une attention qu'on ne pouvait qualifier que d'émerveillée. Ses yeux me regardaient sans me voir et elle paraissait plongée dans une sorte de rêve éveillé.

_J'aimerais tellement voir tout ça, moi aussi, dit-elle finalement après un long moment sans paroles. Même une partie seulement, ça me suffirait. Même juste un pays ou deux.

_Tu n'as jamais quitté la Grèce ? demandai-je, légèrement surpris.

Ariane haussa les épaules, l'air un peu triste. Le chat blanc, qui était en train de se chercher un endroit où faire la sieste au soleil, commit l'erreur de s'approcher un peu trop près et se retrouva entre les bras de le jeune princesse.

_Je n'ai même jamais quitté la Crète, admit-elle en fin de compte, serrant le malheureux chat contre elle. La plupart de ma vie, je l'ai passé autour du palais.

_Tu n'as jamais voyagé ? fis-je avec incrédulité.

Ariane eut l'air presque honteuse.

_Non, reconnut-elle en relâchant finalement le chat. Je n'en ai jamais eu l'occasion. Ici, la plupart des gens trouvent ça normal de passer toute leur vie autour de Knossos et de ne presque jamais s'éloigner. Quand ils doivent d'aventurer à l'extérieur du Voile, ils en parlent comme d'une aventure. Mais moi...

Elle laissa traîner la phrase, que je finis pour elle.

_Tu aimerais voir un peu au-delà, c'est ça ?

_Oui, fit-elle avec un soupir. Je suis née à Knossos et j'y ai passé toute ma vie. Tout ici est très beau, mais je n'y fait même plus attention. J'ai envie de voir quelque chose de différent, de m'en aller.

Elle inclina la tête sur le côté, comme si une idée venait de la frapper.

_Tiens, j'aimerais bien voir cette ville dont tu viens. Toky-o, articula-t'elle, trébuchant un peu sur la prononciation.

_Je ne sais pas si ça te plaierait beaucoup, répondis-je prudemment, songeant à l'agitation bourdonnante de la mégalopole japonaise et la comparant à la quiétude de Knossos.

_En Grèce, alors, fit-elle avec un geste d'agacement. C'est juste à côté d'ici. Il me faudrait tout juste quelques heures de bateau. Et je n'y suis jamais allé malgré tout.

_Il n'y a personne qui pourrait t'emmener ?

_La seule qui voyage régulièrement, c'est Procris, répondit Ariane en haussant les épaules. Parfois elle passe des semaines sans revenir. Je suis sûre qu'elle voudrait bien m'emmener si je lui demandais, mais mon père ne voudrait jamais.

_Pourquoi ? demandai-je sans réfléchir.

_Il dit que c'est mon devoir de rester ici en tant que princesse, dit Ariane d'un air vague. Au début, je pensais qu'il me permettrait peut-être de partir pendant quelques jours une fois que je serais assez âgée, mais ça m'étonnerait, maintenant. Après tout, il n'a jamais laissé partir mon frère.

Je cillai.

_Ton frère ? Je ne savais pas que tu avais un frère, fis-je, surpris. Pourquoi est-ce que je ne l'ai jamais rencontré ?

Ariane se tourna vers moi et me regarda, l'air étonné.

_Bien sûr que tu l'as déjà rencontré ! dit-elle, rejettant distraitement en arrière une mèche qui lui était tombée sur les yeux. Mon frère, c'est Androgée !


Shunrei

_Qu'est-ce que vous pensez de celui-ci ? demandai-je en montrant le collier d'ambre que je venais de trouver parmi ceux qu'exposait le marchand.

Procris et Miho cessèrent un bref instant de fouiller dans l'étalage pour regarder.

_Il est peut-être un peu voyant, observa Miho après un instant de réflection.

_Et ce n'est pas ta couleur, affirma Procris avec assurance. Tiens, essaie plutôt ça...

Nous étions en train de faire... du shopping. En quelque sorte. Je ne pensais pas que le mot aurait évoqué quoi que ce soit à l'esprit des Crétois, Procris exceptée. De fait, je n'étais pas vraiment une experte en la matière non plus, ayant passé la plupart de mon existence dans une partie reculée de la Chine. C'était lors d'une de mes quelques visites à Tokyo que j'avais découvert le concept de faire des achats pour le plaisir. Je ne me serais jamais attendue en avoir l'occasion dans la cité antique de Knossos. Et pourtant, c'était bien ce que nous étions en train de faire depuis au moins une heure. Peut-être plus. Je m'amusais énormément.

_Tu ne veux pas essayer ça ? demanda Procris en me montrant une paire de boucles d'oreilles circulaires qui devaient bien faire dix centimètres de diamètre.

_Je ne crois pas, non, répondis-je prudemment, me demandant si elle était sérieuse ou pas.

Procris se remit à chercher parmi les bijoux exposés, marmonnant quelque chose que je n'entendis pas sur "les filles qui ne savaient pas ce qui les rendait belles".

J'avais déjà eu un peu l'occasion de m'en rendre compte les jours précédents, mais j'en avais eu une confirmation plus que suffisante aujourd'hui. Les Crétois - les Crétoises, surtout - avaient une véritable passion pour la toilette et les bijoux. C'en était à la fois fascinant et déroutant. Le milieu de la journée approchait, encore que la température ne soit pas aussi élevée qu'à l'accoutumée, mais il y avait encore un bon nombre de passants dans les rues. Et j'avais beau les observer et les détailler, aucun, absolument aucun ne semblait vêtu de façon anodine. Les vêtements éclataient tous de couleurs vives et contrastées, rehaussés de bracelets, de colliers ou de pendants d'oreille. Hommes et femmes rivalisaient d'audacité pour leurs coiffures. Et l'air était chargé de l'odeur conflictuelle des parfums.

_C'est toujours comme ça ? demandai-je à Procris, un peu perplexe malgré moi.

_Comme quoi ? fit-elle, très occupée à considérer l'effet d'un bracelet argenté à son poignet. Oh, tu parles de l'inspiration esthétique des habitants de Knossos. Non, ce n'est pas toujours comme ça. Les jours normaux, ça reste assez traditionnel. Ce sont les jours de fête où on voit véritablement des choses surprenantes.

_Surprenantes comment ? demandai-je, incrédule.

_Oh, c'est difficile à décrire, répondit Procris d'un air évasif. Il faudrait que tu assistes à une de ces fêtes pour vraiment voir. Malheureusement, la prochaine n'est pas avant encore plusieurs semaines. Knossos me fait toujours penser à une gigantesque volière d'oiseaux exotiques, ces jours-là.

_Et tout le monde essaie de s'habiller de la façon la plus originale possible ? intervint Miho, qui avait fini par choisir un collier aux maillons fins et dorés parmi tous ceux qu'elle avait été en train d'examiner.

_C'est ça, fit Procris en hochant la tête. En fait, c'est presque une sorte de concours entre tous les habitants de la ville et du palais. Je dois reconnaître qu'il ne m'est jamais arrivé de l'emporter, contrairement à Hermia.

_On pourra peut-être essayer de la battre, si on est encore là lors de la prochaine fête ! fit Miho en pouffant. Comment est-ce qu'elle s'habille, en général ?

Procris eut l'air incrédule l'espace d'un instant, puis un sourire apparut sur ses lèvres.

_Ca dépend. La dernière fois, elle portait une quantité assez impressionnante de bijoux de toute sorte qui devaient peser pratiquement aussi lourd qu'elle.

_Et à part ça ? voulus-je savoir.

_C'était tout, répondit Procris, souriant désormais de toutes ses dents. Est-ce que vous êtes toujours bien certaines de vouloir rivaliser avec elle sur ce plan-là ?

Je rougis. Vraiment, il allait falloir que j'apprenne à arrêter de faire ça.


Environ une vingtaine de minutes plus tard, nous étions toutes trois attablées devant un repas consistant. Deux oliviers noueux nous abritaient de la chaleur du soleil qui approchait de son zénith tandis que nous mangions avec appétit.

_Tu aurais pu prendre quelque chose de plus, tu sais, me dit Procris, en train de se servir un verre. C'est le palais qui offre, alors...

Une fois de plus, je ne pus m'empêcher de jeter un rapide coup d'oeil à la broche que j'avais accroché à ma robe. C'était idiot, mais je n'avais pas l'habitude de porter des bijoux, surtout aussi beaux, et cela me rendait presque nerveuse. La broche représentait une fleur en argent, dont chaque pétale était rendu avec une précision minutieuse. Je l'avais choisie à moitié parce qu'elle me rappelait une autre fleur, que l'on m'avait offerte il y avait bien longtemps.

_Il n'y a plus personne dans les rues, observa Miho, qui avait pour son compte emporté et le collier doré et une paire de bracelets blancs.

_C'est une habitude de rentrer chez soi aux alentours de midi et de ne ressortir qu'en milieu d'après-midi, fit Procris, qui était en train de regarder sa propre acquisition. Même s'il ne fait pas aussi chaud aujourd'hui qu'à l'habitude, les gens rentrent malgré tout.

Les deux boucles d'oreilles qu'elle tenait étaient en fait de minuscules grelots, qui tintaient doucement à chacun de ses pas lorsqu'elle les portait. Elle les avait retiré lorsque nous étions arrivées ici, cependant, ce qui m'avait plutôt soulagé. Même si, de fait, personne d'autre n'avait semblé y trouver quoi que ce soit de surprenant.

_Ca fait de cette heure-ci le moment idéal pour manger et apprécier un peu de vin bien frais, acheva Procris, son verre à la main.

La table à laquelle nous étions assises toutes trois se trouvait à quelques mètres de ce qui devait être une sorte de taverne. Procris avait passé nos commandes quelques minutes auparavant, mais on ne nous avait encore apporté qu'une cruche de vin clair, et je préférais ne pas m'y risquer. Je n'avais jamais bu de vin avant de venir à Knossos. Cela avait changé depuis, et notamment une certaine soirée où j'avais beaucoup bu pour me donner du courage. Mais il n'en restait pas moins que je n'en avais guère l'habitude et que je ne tenais guère à me rendre ridicule.

_Je commence à regretter que nous n'ayions pas pensé plus tôt à visiter la ville même, reprit Miho après une pause. J'avais trouvé le palais impressionnant, mais, en un sens, Knossos l'est encore plus. Ca fait terriblement... vivant ?

Je hochai la tête muettement en signe d'approbation. Je voyais ce qu'elle voulait dire. Même si j'avais passé la plupart de ma vie à l'écart des villes, j'avais eu l'occasion de visiter notamment les métropoles japonaises bourdonnantes de passants et d'activité. La cité de Knossos était animée aussi, mais infiniment plus... proche ? humaine ? chaleureuse ? Tout le monde semblait se connaître. Les gens s'adressaient la parole, riaient ensemble. Personne n'était pressé, personne ne se dépêchait sans faire attention à ceux qui l'entouraient. C'était véritablement une communauté. Une communauté terriblement unie, et pourtant, je ne me sentais même pas vraiment étrangère. On nous observait fréquemment, Miho et moi, c'était vrai. Avec curiosité, sans doute. Mais ce n'avait rien d'hostile ni de froid. C'était amical, presque affectueux. Je le sentais, sans pouvoir expliquer comment. Peut-être était-ce ce don que je devais posséder, d'après Procris. Quoi qu'il en soit, cette sensation me réchauffait agréablement.

_Il faut dire que cela ressemble parfois un peu à défilé de mode, était en train de dire Miho avec amusement.

Procris sourit.

_Je sais. Mais ça leur paraît tout ce qu'il y a de plus normal.

_Et pas à toi ? demandai-je, relevant qu'elle ne s'était pas incluse dans son affirmation.

La jeune Crétoise aux cheveux bruns haussa les épaules.

_Si... En quelque sorte... Disons que je suis l'une des très rares habitantes de Knossos, peut-être la seule, à disposer d'un point de comparaison. C'est un peu perturbant et ça alimente ce que Idoménée appelle mon "complexe de l'étrangère". Je suis arrivée très jeune à Knossos, et je ne garde pas de souvenirs de ce qu'a pu être ma vie auparavant. Mais en grandissant, j'ai bien été forcé de me rendre compte que je ne ressemblais pas à ceux qui m'entouraient, que ma peau était plus claire et que mes cheveux n'étaient pas noirs comme les leurs. Personne ne me traitait différemment pour autant, mais ça ne m'empêchait pas de me sentir...

Elle hésita un instant sur le mot.

_...mal à l'aise. Je me mettais moi-même à l'écart, en quelque sorte. C'est un peu resté le cas, d'une certaine façon. Je ne peux pas m'en empêcher. Mais, pour revenir au sujet, c'est ça qui m'a poussé assez tôt à voyager au-delà des frontières de la Crète, alors que ça ne viendrait pas à l'esprit de la plupart des habitants de Knossos. J'ai beaucoup visité la Grèce, l'Egypte et la Turquie, des endroits où les anciens Crétois allaient souvent autrefois. Et j'en ai rapporté... disons, une perspective différente. Les habitants d'ici croient que leur façon de vivre était la seule qui existe. Quelques-uns, comme Hermia ou Androgée, savent que ce n'est pas le cas mais sans le comprendre vraiment. Et moi... moi, je suis la seule à avoir véritablement un point de vue relatif sur cet endroit.

Elle écarta les mains d'un air résigné.

_Ce n'est pas toujours agréable ni facile.


Shiryu

Des îles. Une myriade d'îles, grandes et petites, semées partout dans la mer couleur lie-de-vin. Et des navires aux voiles blanches, fendant l'espace comme autant de grands oiseaux.

_Qu'est-ce que ça représente, à ton avis ? me demanda Seiyar.

_Probablement l'apogée de la Crète antique, répondis-je après un instant de réflexion. La thalassocratie crétoise.

Seiyar me jeta un regard en coin.

_Si tu pouvais faire l'effort d'utiliser des mots simples, ça me plaierait assez, observa-t'il sarcastiquement. Qu'est-ce que c'est qu'une thalassomachin ?

_Une thalassocratie, répétai-je, avec un sourire légèrement moqueur. C'est un mot utilisé par les historiens pour désigner la Crète tel qu'elle était avant même le développement de la civilisation en Grèce. Certains pensent qu'à cette époque-là, la Crète exerçait une influence très large du seul fait de sa grande puissance navale. Mais c'est encore très discuté.

_Uh uh, fit Seiyar, l'air sceptique de celui pour qui l'histoire n'était pas un sujet de prédilection.

_Tu n'es pas forcé de rester avec moi, tu sais, observai-je avec autant de diplomatie que possible. Ca doit sûrement être un peu rébarbatif de regarder toutes ces fresques quand on n'a pas un peu étudié l'histoire crétoise.

Seiyar haussa les épaules, résigné.

_Je ne peux pas dire que ça m'intéresse autant que toi, admit-il, mais il ne me reste pas grand-chose d'autre à faire. Les filles sont en train de se promener en ville et Shun a disparu. Quant aux autres...

Il laissa traîner la fin de sa phrase, mais je perçus ce qu'il ne disait pas. Moi aussi, je me faisais un peu de souci après ce qui était arrivé ce matin entre Hyoga et Ikki. Cela m'avait pris totalement au dépourvu. Certes, ils ne s'étaient pas toujours entendu, mais, après tout ce que nous avions vécu ensemble, ce genre de choses n'aurait pas dû pouvoir arriver. Je me rassurais un peu en songeant que ce n'était pas si étonnant après tous les traumatismes qu'ils avaient subi. Que nous avions subi. J'espérais que cela passerait. Je ne pouvais pas faire grand-chose d'autre, malheureusement.

L'idée me vint brusquement que Seiyar n'avait pas mentionné Seika. Est-ce qu'il croyait qu'elle était partie en ville, elle aussi ? Est-ce qu'il se doutait... Sans doute pas. Et ce n'était pas à moi de le lui dire. J'espérais tout de même qu'il ne réagirait pas mal. En temps normal, cela ne m'aurait pas préoccupé, mais aucun de nous n'était encore véritablement revenu à son état normal depuis que nous avions échappé aux enfers.

Peut-être que nous ne redeviendrions jamais ceux que nous avions été.

La fresque suivante était tout aussi intéressante que la précédente. On y voyait ce que je supposais être la Crète. L'île était recouverte de forêts denses, bien plus qu'elles ne l'étaient devenues. On distinguait aisément les villes, les palais somptueux, les ports où s'amarraient les navires avant de repartir. Hommes et femmes étaient représentés un peu partout, comme autant de taches de couleurs vives. La plupart ressemblaient à des Crétois, mais certains, pour autant que je puisse en juger, ne l'étaient pas. Une poignée même paraissait avoir des traits égyptiens. Je plissai les yeux, songeur. Décidemment, ce couloir isolé sur lequel nous étions tombés par hasard se révélait riche de surprises. Je me demandais si...

_Je me demande si ces fresques sont exactement comme celles qui existaient il y a quatre mille ans, fit Seiyar, devançant la question que j'étais en train de formuler pour moi-même.

_Elles le sont, fit quelqu'un que je n'avais pas entendu approcher le long du couloir.

Nous nous retournâmes tous deux, surpris. Le roi Minos lui-même se tenait devant nous, regardant la même fresque que nous avec ce qui s'apparentait à de la nostalgie. Il était vêtu plutôt sobrement, de couleurs peu remarquables, et n'arborait aucun autre ornement que le sceau qu'il portait au cou. C'était tellement en contraste avec ce que j'avais vu des habitants de Knossos que cela me surprit un instant. Puis je me repris.

_Je m'excuse, seigneur, fis-je en m'inclinant. Nous ne vous avions pas entendu approcher.

Seiyar m'imita, avec assez peu de spontanéité, mais Minos nous arrêta d'un geste de la main.

_Ce n'est pas nécessaire, fit-il sans détourner complètement son regard de la fresque. Vous êtes, après tout, des envoyés du Sanctuaire d'Athéna.

Il y eut un bref instant de silence, puis Minos cligna des yeux et se tourna vers nous.

_Je ne m'attendais pas à ce que vous vous intéressiez à notre histoire, fit-il, souriant presque. Ces fresques sont dans une partie si inhabitée du palais que pratiquement personne ne vient plus les voir. Mes enfants eux-mêmes doivent à peine se souvenir de leur existence.

_Nous nous demandions ce qu'elles représentaient exactement, dis-je, tâchant de réconcilier l'étiquette avec l'envie de satisfaire ma curiosité.

_Ce sera un plaisir pour moi de vous éclairer de mes connaissances, répondit Minos, l'air agréable. Toutes les fresques qui se trouvent dans ce couloir se trouvaient déjà dans le palais d'origine, mais elles n'avaient pas toutes le même âge, étant donné qu'elles représentent divers moments de notre histoire. Celles que vous venez d'observer sont les plus anciennes. Elles évoquent la véritable civilisation crétoise, dont il ne reste malheureusement plus qu'un écho aujourd'hui. C'était l'époque où nos navires sillonnaient la Méditerranée orientale de long en large, explorant, commerçant, diffusant notre culture et apprenant celles des autres. Des voyageurs venus de partout se rencontraient à Knossos. Egyptiens, Babyloniens, Hittites, Assyriens. Ils venaient tous ici. Tous...

Minos eut l'air rêveur l'espace d'un instant, ce qui paraissait étrange dans sa contenance habituellement sévère.

_Et le commerce ! reprit-il. Il s'échangeait ici du bois précieux, de l'huile, de l'argent et de l'or. Des parfums et des épices, du vin et de l'étain. La Crète était le point de rencontre de toutes les civilisations méditerranéennes, une merveille d'échanges et de tolérance.

Je regardai de nouveau la fresque où voguaient des navires innombrables. Il y avait quelque chose dans la voix de Minos qui me faisait presque entendre le claquement des voiles, les cris des marins, la proue des bâteaux fendant les vagues. J'imaginais les senteurs conflictuelles des marchandises venues de partout, les vêtements aux couleurs et aux coupes si diverses, les voix aux accents tous différents qui se répondaient continuellement.

_Qu'est-ce qui s'est passé ensuite ? demanda tout à coup Seiyar.

Minos fronça légèrement les sourcils, comme tiré d'un songe plaisant.

_Pendant plusieurs siècles, rien, dit-il finalement, nous emmenant à sa suite voir les fresques suivantes. Les rois de l'époque se succédaient sans difficulté. Les nations qui nous entouraient connaissaient des guerres et des divisions, mais pas la Crète. Nous dominions la mer et nos navires n'avaient pas de rivaux. De sorte que notre histoire s'est poursuivie assez tranquillement pendant une certaine période. Et puis...

Nous parvînmes à une nouvelle fresque, qui tranchait étrangement avec les précédentes. Les navires aux voiles blanches étaient encore là, mais ils transportaient des guerriers et non plus des marchandises. Plusieurs villes étaient en flammes. Les couleurs étaient plus sombres ici, moins vives et contrastées que sur les fresques précédentes.

_Et puis, les Achéens sont arrivés du nord, de Grèce, fit Minos, d'une voix subitement fermée. Contrairement aux autres peuples avec qui nous faisions des échanges, eux étaient surtout intéressés par la conquête.

_Il y a eu la guerre ? demandai-je, troublé pour une raison que je n'arrivais pas tout à fait à saisir.

_En quelque sorte, répondit Minos, haussant les épaules. Disons plutôt une succession d'escarmouches, tout d'abord. Rien de terrible, pour commencer. Les Grecs n'étaient guère unis et leurs marins n'avaient pas la qualité des nôtres. Mais ils étaient nombreux, et ils ne renoncèrent pas. Toujours, il essayaient de nous imposer leur domination, leurs coutumes, leur langue...

Un éclair sombre traversa brièvement l'expression de Minos.

_...leurs croyances. Cela ne suffit pas à nous faire plier pour autant, malgré tout. Nous avions appris l'art de la guerre à leur contact, et nos navires demeuraient les plus nombreux. Nos cités étaient unies et fortes. Mais le sort a fini par tourner contre nous.

Encore quelques pas et nous arrivâmes devant la dernière fresque du couloir. Et je ne pus m'empêcher d'ouvrir de grands yeux en la découvrant, tant elle était stupéfiante. Une montagne - une île ? - était en train d'exploser, projetant de gigantesques quartiers de roches enflammés de toutes parts et noircissant le ciel d'un nuage de cendres impénétrable. Tout autour, la mer était secouée de gigantesques vagues qui balayaient les frêles navires blancs et submergeaient les ports. Les couleurs de cette fresque finale étaient d'une violence qui heurtait l'oeil, donnant une impression confuse de violence et de chaos terrible.

_L'explosion de l'île de Thera, expliqua Minos, voyant nos expressions stupéfaites. C'était une île volcanique, juste au nord de la Crète. Il s'y trouvait plusieurs de nos colonies. Le cataclysme a détruit la quasi-totalité de l'île, engendrant un gigantesque raz-de-marée qui a submergé nos cités portuaires et anéanti la majeure partie de notre flotte. Nous n'avons pas eu le temps de nous en remettre. Les Grecs avaient été touchés également, mais en bien moindre mesure. Ils sont revenus à la charge, et, cette fois, nous n'étions plus en mesure d'opposer une réelle résistance à leur invasion. La Crète a été envahie.

Il se détourna de la fresque, comme s'il la trouvait pénible à regarder.

_Il s'en est ensuivie une période de troubles assez longue qui a abouti à la destruction du palais de Knossos. Après cela, l'âge d'or de la Crète n'était plus qu'un souvenir. Les Grecs reprirent une partie de notre culture, probablement sans même en avoir conscience, puis ils nous oublièrent.

_Je ne connaissais pas du tout cette histoire, fit Seiyar, visiblement impressionné malgré lui. Quand je retrouverai Marine-san, il faudra que je pense à lui reprocher de ne jamais m'en avoir parlé.

_Cela n'a rien de très surprenant, observa Minos, se retournant vers nous. Même ici, il n'y a que peu de personnes qui se souviennent vraiment de ces évènements. Cela leur paraît très vieux. Mais j'aurais pensé que le Sanctuaire d'Athéna gardait des traces de l'histoire passée, même particulièrement ancienne.

Je grimaçai intérieurement en songeant aux archives du Sanctuaire. J'avais eu à quelques reprises l'occasion de m'y aventurer, mais cela avait été le plus souvent en pure perte. Non pas que le Sanctuaire n'ait pas conservé précieusement une quantité impressionnante de documents, mais la tâche de les classer et d'en prendre soin n'avait pas été assurée de façon correcte depuis plusieurs siècles selon toute probabilité, et le résultat était plus que désastreux. J'avais songé plusieurs fois par le passé à m'en occuper moi-même, mais je n'en avais jamais eu l'occasion.

_Je crains que nous n'ayons perdu beaucoup de nos archives au fil des guerres que nous avons connues, admis-je finalement. La tâche de préserver le souvenir du passé n'a pas été assurée correctement depuis bien longtemps.

_Je suppose que ce n'est pas étonnant pour un sanctuaire guerrier, fit Minos en hochant pensivement la tête. A Knossos, se souvenir du passé est un office réservé à un petit nombre. Ce n'est pas une mince responsabilité. La majorité des habitants de cette cité ne se soucient guère du passé, et pas non plus du futur. Pour eux, il n'y a rien d'autre que l'éternel présent. C'est cet état d'esprit que cultivait déjà nos ancêtres, à l'époque où ce palais n'avait pas encore été détruit. Le temps s'écoule ici comme partout ailleurs, mais il ne fait que renouveler sans rien changer. Le monde extérieur peut se précipiter où il veut, mais les choses ici restent les mêmes, de génération en génération. C'est pour cela que peu d'entre nous s'intéressent à notre histoire passée. Mais c'est aussi pour cela qu'il faut que certains s'en souviennent, afin de préserver ce qui existe ici.

Une expression de souffrance étouffée apparut sur son visage l'espace d'un instant tandis que ses doigts se refermaient sur le sceau qu'il portait au cou.

_C'est... difficile. Le poids de tous ces souvenirs n'est pas quelque chose d'aisé à supporter... C'est...

L'espace d'un instant, j'eus l'impression étrange qu'il luttait contre l'envie d'arracher son sceau et de le jeter. Puis son expression s'apaisa comme si un voile venait de la recouvrir, et il abaissa la main.

_C'est une charge que peu sont capables d'assumer, fit-il d'une voix à présent neutre. Mais elle apporte la connaissance. Les souvenirs de tous ceux qui nous ont précédé. L'image du passé aussi claire et vivante qu'elle l'était pour eux, aussi claire que le présent. Dans mon esprit, ce qui s'est passé il y a quatre mille ans est aussi véritable que ce qui s'est passé hier.


_C'est quelque chose d'étrange, s'efforça d'expliquer Ariane, jouant machinalement avec une mèche de cheveux. C'est pas facile à expliquer. J'ai beaucoup étudié l'histoire de la Crète. J'étais forcée, tu comprends. Je ne m'y connais pas autant que mon père ou qu'Androgée, évidemment. Mais... Enfin, bref, la vie ici est peut-être toujours comme ce qu'elle était il y a quatre mille ans, mais il y a une grosse différence. A l'époque, la Crète était un grand lieu d'échanges et de rencontres. C'était en quelque sorte le centre de la Méditerranée, parce que c'était ici que tout le monde se rencontrait. Et maintenant... Et bien, Procris m'a dit une fois que...


_Knossos existe dans une époque à part, fit Procris d'un air songeur. Ou peut-être une absence d'époque. Rien n'y change. Bien sûr, je ne peux pas en être certaine étant donné que nous ne conservons pratiquement aucun témoignage écrit. Mais, en tant que prêtresse, j'en sais beaucoup plus que la majorité des gens. Et surtout, j'ai eu l'occasion d'étudier l'histoire pendant mes voyages hors de Crète. Cet endroit reste toujours le même. Bon, il y a eu la reconstruction du palais, récemment, mais c'était plutôt une tentative de recréer le bâtiment exactement à l'identique qu'autre chose. Dans l'ensemble, cet endroit n'évolue pas, comme s'il s'efforçait de toujours rester tel qu'il était il y a des millénaires. Ce n'est pas naturel.


_La connaissance du passé est nécessaire pour préserver ce présent perpétuel qui existe ici. En connaissant le passé, on peut éviter les erreurs dans l'avenir. Ce passé si ancien est notre héritage. Un héritage parfois difficile à assumer pleinement, mais d'une richesse inégalable.


_La plupart des habitants de Knossos sont contents de vivre ici sans jamais connaître autre chose. Oh, ils s'aventurent parfois en-dehors du Voile, mais jamais longtemps. Ils n'ont pas envie de savoir ce qui pourrait exister ailleurs. Ils ne sont pas curieux à ce sujet. Je n'ai jamais vraiment compris...


_Je n'ai jamais vraiment compris pourquoi c'était ainsi. Comment une communauté a pu ainsi se préserver pendant des millénaires sans vraiment changer, sans être affecté par ce qui l'entoure. C'est très perturbant. Et il y a des fois où cela renforce encore mon sentiment de ne pas être intégrée ici.


_Le passé est toujours aussi vivant ici que lorsqu'il était...


_Le présent n'a pas de fin. Cette cité est coincé dans le temps, et on n'aperçoit jamais...


_Le futur n'est qu'une répétition de ce qui est déjà arrivé. Il demeure toujours comme...


_Le passé.


_Le présent.


_Le futur.


Shun

Nous étions revenus à l'intérieur de la chambre. A l'extérieur, le soleil commençait tout juste à quitter son zénith. Il y avait de cela une minute ou deux, Ariane avait suggéré que nous allions manger, mais l'idée semblait brusquement lui être sorti de la tête. Assise sur une chaise, le menton entre les mains, elle semblait en train de réfléchir.

Nous avions beaucoup parlé ensemble. Ou plutôt, elle m'avait beaucoup parlé d'elle. Je n'étais pas un expert en psychologie, mais il me semblait que le concept était justement de se confier à quelqu'un que l'on ne connaissait guère. Et Ariane avait visiblement attendu longtemps pour trouver enfin quelqu'un à qui se confier.

J'aurais voulu savoir quoi dire exactement pour l'aider, mais aucune idée brillante ne m'était venu à l'esprit et je m'étais surtout contenté d'écouter. Peut-être que c'était la meilleure manière, après tout. Je l'espérais. Après ce qui s'était passé avec Hyoga et Ikki ce matin, je ne me sentais guère de taille à aider quelqu'un d'autre à résoudre ses problèmes.

Le silence durait. Pour m'occuper, je m'absorbais dans la contemplation de plusieurs objets étranges disposés de façon à peu près rangée sur une étagère voisine.

C'était... étrange. Un sentiment de surprise, doublé de curiosité, me traversa l'esprit, chassant les soucis qui m'habitaient. Ces objets avaient quelque chose d'étonnant, d'inhabituel. Quelque chose que j'associais instinctivement à une armure sacrée, sans trop savoir pourquoi. Ils n'y ressemblaient pourtant guère. Il y avait là une petite boîte cubique qui devait être en ivoire, un peigne au motif de fleurs, une pelote de ce qui paraissait être du fil aussi fin que de la toile d'araignée, un bracelet visiblement trop étroit pour aller à n'importe quel poignet et d'autres encore, qui dégageaient tous la même impression, encore qu'à des degrés divers.

Puis je réalisai. Ces objets dégageaient un cosmos, un peu similaire à celui des armures de chevaliers.

_Tu regardes ma collection ?

Je me tournai. Ariane avait apparemment planté là son moment d'introspection pour venir voir ce que j'étais en train de faire.

_C'est très intéressant, répondis-je en toute honnêteté. Je n'ai jamais rien vu de tel.

Le visage d'Ariane s'éclaira du sourire spontané que j'étais venu à apprécier au cours de ces derniers jours.

_C'est très rare d'en trouver encore, expliqua-t'elle, visiblement fière de m'impressionner, mais il arrive parfois d'en découvrir ici ou là. Ce sont les créations de Dédale. Il y a très longtemps de cela, il a travaillé pour le roi de Crète et c'est alors qu'il a réalisé un grand nombre de ces objets. Mais beaucoup ont été perdus ensuite.

J'écarquillai les yeux, effectivement impressionné. Dédale ? Je n'aurais pas cru que l'homme avait vraiment existé. Mais le cosmos qui se dégageait de ces objets, s'il était dans l'ensemble moins puissant que celui d'une armure sacré, était d'une subtilité proprement stupéfiante. Je me demandais quelle pouvait bien être leur fonction.

_J'ai trouvé la plupart de ceux-là dans une grotte anciennement consacré à la Déesse, poursuivit Ariane. La plupart ne sont pas très impressionnants. L'espèce de boîte fait de la musique très jolie quand on la pose sur certaines de ses faces. Il y en a d'autres que je n'ai jamais réussi à faire marcher. Cette chose-là, surtout...

Elle me tendit la pelote de fil. Je la pris, curieux, et l'examinai avec attention. Le fil était véritablement aussi fin que s'il avait été produit par une araignée, et pourtant il semblait d'une solidité remarquable. Je n'y décelai ni début ni fin. Le cosmos qui s'en dégageait était intense, mais d'une complexité qui me donnait le vertige.

_Je ne maîtrise pas encore très bien le don, reconnut Ariane avec une moue, mais j'ai l'impression que c'est la chose la plus intéressante parmi toutes celles que j'ai rassemblé. Je me suis cassé la tête pendant des heures pour deviner à quoi ça servait.

Je fis le geste de la lui rendre, mais elle m'arrêta d'un mouvement de la main.

_Tu peux la garder, dit-elle en haussant les épaules et en souriant. Peut-être que tu réussiras à trouver comment ça fonctionne. Quand je l'ai découverte, elle était dans un coffret en métal avec une inscription. Ca disait que l'objet à l'intérieur servait à "retrouver ce qu'on a perdu". Mais je n'ai jamais bien compris ce que ça voulait dire. Bon, et si on allait manger, maintenant ?


Miho

Toujours assise à la même table, devant les restes plutôt restreints de ce qui avait été notre déjeuner, j'étais en train de finir paisiblement mon verre de vin. Du vin. C'était surprenant, en y pensant. Ce n'était pas quelque chose que j'avais eu l'habitude de boire, avant. L'idée ne me serait jamais venu.

Peut-être que j'avais changé depuis que j'étais ici.

Je repensais à ce que Procris nous avait dit pendant le repas. Knossos était étrange, c'était un fait. D'un autre côté, j'avais aussi trouvé le Sanctuaire étrange lorsque Seiyar m'y avait emmenée pour une brève visite, quelques temps après leur première grande bataille. Pour moi, l'un et l'autre se trouvait dans une sorte de monde différent, qui n'était pas le même que celui où se trouvait mon orphelinat de Tokyo.

L'orphelinat. Il allait falloir que j'y retourne bientôt, oui. Le brouhaha familier des enfants me manquait. Et pourtant, j'avais du mal à penser à notre départ. Il allait falloir repartir. Il faudrait repartir. Mais je ne parvenais pas à y songer autrement que d'une façon abstraite et vague. D'ici quelques jours, sûrement, nous repartirions. Bientôt. Demain, nous déciderions de la date exacte. Ou peut-être après-demain. Bientôt, en tout cas.

C'était comme si mon esprit, maintenant qu'il avait connu la délicieuse quiétude de cet endroit, n'avait plus envie de la quitter.

_Alors ? Vous faites la sieste toutes les trois ?

Je clignai des yeux, puis les levai sur Seika, qui venait d'apparaître juste à côté de notre table.

_J'ai eu un mal incroyable à vous trouver, observa-t'elle en s'asseyant sur une chaise libre. Cette ville est presque aussi labyrinthique que le palais qu'elle entoure.

_Il fallait venir avec nous dès le départ ! ripostai-je en souriant. Tu ne te serais pas perdue !

Procris murmura quelque chose que je ne saisis pas bien avant de glousser. Seika riposta d'un regard de travers plus qu'à moitié amusé. Je me demandai brièvement ce qui avait été dit. J'avais appris le grec ancien et j'avais eu assez largement l'occasion de le pratiquer au cours de ces derniers jours, mais je n'étais pas encore très douée pour le parler et l'entendre couramment. Shunrei était meilleure que moi, mais, pour le moment, elle somnolait sur sa chaise, assoupie après le repas consistant que nous avions eu.

_Qu'est-ce qu'on fait, alors ? demanda Seika, se balançant impatiemment sur sa chaise.

_Est-ce que tu as eu le temps de manger ? interrogeai-je, un peu étonnée.

Certes, je n'avais pas vu Seika depuis des années, mais elle paraissait un peu bizarre en ce moment. Oh, après tout, cet endroit avait un effet sur nous tous.

_Oui, répondit-elle laconiquement.

_Nous pourrions reprendre notre promenade en ville, fit Procris, qui remettait ses boucles d'oreille au tintement léger. Il y a encore beaucoup de choses à voir. Et demain, nous pourrions nous promener dans les environs. Il y a des sites remarquables pas très loin de Knossos.

Je hochai la tête. L'idée me plaisait. Après tout, nous attendrions bien après-demain pour discuter de notre départ.

Ou même un autre jour.

Bientôt.

Sûrement.


Seiyar

_Je pense qu'il est temps que je vous relâche, mes jeunes hôtes. Je ne voudrais pas vous voler le reste de cette journée.

J'inclinai la tête en signe de remerciement. De fait, même si j'en avais été le premier surpris, ce repas avait été au contraire des plus agréables. J'avais pourtant passé beaucoup de mon temps à écouter Shiryu et Minos discuter d'histoire et de mythes. Mais, très étrangement, j'avais trouvé cela fascinant. Minos avait la faculté remarquable d'évoquer les images du passé comme s'il y avait véritablement assisté. Les histoires qu'il racontait avait une réalité incroyable. A l'issue de ce repas qui m'avait paru terriblement court, j'avais bien plus appris sur la Crète antique que je n'en avais jamais su. Et c'était tout juste si j'avais fait attention à ce que je mangeais.

_Je pense que nous allons profiter de ce temps pour aller visiter un peu la ville même de Knossos, dit Shiryu tandis que nous quittions tous trois la salle à manger.

_C'est une très bonne idée, répondit Minos d'une voix égale. Vous verrez que la cité est tout aussi intéressante que le palais, si elle est moins impressionnante. Avant que vous ne partiez, cependant, j'avais une dernière question.

Ses traits adoptèrent une expression indéchiffrable.

_Je m'excuse de remuer de pénibles souvenirs si c'est le cas. Vous m'avez beaucoup parlé de mademoiselle Saori Kido, la réincarnation d'Athéna. Est-ce que vous pourriez me répéter ce qu'elle vous a dit avant que vous ne partiez reconquérir le Sanctuaire ?

Je le regardai avec un peu de surprise. Mais je n'éprouvai pas de douleur en repensant à Saori. Je ne l'avais pas oublié. Jamais. Mais j'avais accepté la réalité. Cela ne m'empêchait pas de me souvenir, et surtout de cette phrase-là.

_Elle a dit que chaque homme et chaque femme était né sous une étoile particulière, et qu'il lui appartenait d'assumer sa destinée.

Minos se détendit visiblement. Il sourit, même.

_De sages paroles, fit-il d'une voix agréable. Je saurai m'en souvenir. Mais je vous ai assez retenu. Je vous en prie, profitez de ce qui reste de cette journée.


Le ciel ne cessait de s'assombrir. A l'intérieur, déjà, torches et lampes à huile éclairaient les couloirs et les pièces. Le palais n'était pas silencieux. Il y avait de l'animation, comme chaque fois, tandis que ceux qui y résidaient et d'autres qui venaient de la cité se préparaient à leur repas du soir. Pourtant, dans l'immensité massive et complexe du palais de Knossos, ces bruits de quasi-festivité ne portait pas très loin. La majeure partie du bâtiment à la fois récent et très vieux demeurait déserte, tout juste éclairée çà et là à l'intersection de deux passages. Il n'y avait personne, ni bruit, ni animation.

_C'est toujours comme ça ? demanda Shun tandis qu'ils avançaient le long du corridor étroit et sombre.

Ariane hocha la tête.

_Je vais parfois m'y promener, quand j'en ai envie. Il y a beaucoup de choses intéressantes qu'on peut trouver par ici. Mais la plupart des gens n'y vont pas. Ou ils se perdent quand ils essaient, conclut-elle en pouffant.

Cela n'avait rien de très surprenant, songea Shun en lui-même. Sans Ariane, qui paraissait connaître chaque détour du palais, il serait probablement encore en train d'errer quelque part en cherchant désespérément une issue.

_Ca t'a intéressé, au fait ? demanda Ariane, subitement anxieuse.

_Beaucoup, lui assura-t'il sans mentir.

Après le temps qu'il avait déjà passé dans le palais de Knossos, Shun n'aurait pas cru qu'il y eut encore beaucoup de choses qu'il n'ait pas vu. Il avait été contraint de réviser précipitamment son opinion quand Ariane lui avait démontré que c'était tout juste s'il avait vraiment entraperçu un petit quart du palais. Ce lieu recelait véritablement une foule de surprise, toutes aussi remarquables les unes que les autres.

_Il reste encore des chose à voir, tu sais, reprit Ariane. Si tu veux, demain, on pourra...

Elle s'interrompit brusquement, surprise. Brièvement interloqué, Shun regarda dans la même direction qu'elle. Il y avait quelqu'un qui se dirigeait vers eux, une torche à la main qui dissipait la semi-pénombre. Cela le surprit brièvement. Jusqu'ici, ils n'avait véritablement croisé personne dans cette partie du palais.

La torche s'approcha encore, dévoilant finalement les traits d'Idoménée, portant ses habituels vêtements sombres. Deux hommes l'accompagnaient, qui devaient être des gardes encore qu'ils ne portent apparemment aucune arme.

_Vous faites des rondes là où personne ne vient, maintenant ? demanda Ariane, haussant un sourcil.

_C'est nécessaire, princesse, répondit simplement Idoménée, s'arrêtant devant eux.

_Est-ce qu'il se passe quelque chose ? interrogea Shun, légèrement anxieux.

Idoménée hocha gravement la tête.

_En effet. Des évènements sérieux pourraient arriver très bientôt.

_Pourquoi est-ce que je ne savais rien du tout ? fit Ariane, perplexe.

_La chose a été gardée secrète, princesse. Jusqu'à maintenant.

Quelqu'un d'autre que Shun aurait sans doute eu des soupçons. Il aurait saisi le caractère anormal de la situation, le ton étrange et monocorde d'Idoménée, l'expression tendue des deux gardes. Mais Shun s'était habitué à l'atmosphère de paix qui régnait à Knossos, cette paix qu'il avait toujours désirée jusqu'à présent et qu'il voyait enfin concrètement. Il ne réagit pas assez rapidement.

Le poing le percuta violemment au creux du ventre, le pliant en deux et expulsant l'air de ses poumons. Tétanisé, plus encore par l'incrédulité que par la douleur, Shun eut tout juste le temps d'entendre le cri d'Ariane tandis qu'il tombait à genoux.

Puis on le frappa brutalement à la tête et le monde disparut.

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Cette fiction est copyright Romain Baudry.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.