Chapitre 8 : De nouveaux espoirs, de nouveaux périls


Assis sur son trône, immobile, Poséidon ne bouge pas. Son trident est posé à côté de lui, à portée de main, brillant de pouvoir contenu. La tête du souverain des océans est inclinée en avant, comme s'il sommeillait. Le silence est total. Aucun frisson ne vient agiter le corps figé. C'est à peine s'il semble encore vivant. L'essence divine qui l'habite d'ordinaire en est étrangement absente.

Loin, très loin de là, l'esprit de Poséidon est en train de s'étendre sur la Grèce. Examinant, sondant, observant, analysant. La victoire absolue, qui semblait déjà être dans sa main, s'est soudain écartée, retardée par un événement imprévu : la défaite de l'un de ses généraux. Ce simple fait ne semble pas à lui seul être suffisant pour remettre en cause sa domination sur chaque cité grecque sans exception. Ce n'est tout au plus qu'une contrariété. Mais l'intelligence divine de Poséidon n'en sous-estime pas pour autant la portée. Aucun de ses généraux n'aurait pu être battu par un simple accident, ce qui signifie clairement qu'Owanon s'est retrouvé confronté à une force supérieure à la sienne. Mais comment cela peut-il être possible ?

Poséidon maudit son incapacité à observer directement le camp des réfugiés de Mycènes pour obtenir la réponse. La présence d'Athéna l'en empêche. Même si la déesse aux yeux pers se refuse à intervenir directement dans cette guerre, son influence n'en est pas moins perceptible. Il ne fait guère de doute dans l'esprit de Poséidon que c'est elle qui a permis à certains des Mycéniens d'acquérir une puissance suffisante pour rattraper la lumière et vaincre un de ses généraux surpuissants.

Mais combien sont-ils ? Peu, c'est certain. Avec ou sans aide divine, le cosmos n'est pas quelque chose d'aisé à découvrir. De plus, le nombre d'armures dont les Mycéniens peuvent disposer est forcément en nombre limité. Poséidon sait qu'ils ont à leur disposition les talents du Forgeron du Sud. Il connaît l'étendue de ses capacités. Mais bien que ce soit effectivement elle qui ait créé les formes matérielles des écailles de ses généraux, c'est lui qui leur a insufflé leur puissance. Seule, elle serait incapable de réaliser quelque chose d'approchant. Poséidon se doute que le Forgeron du Sud n'est pas le seul créateur d'armure du camp d'Athéna, mais il est douteux qu'aucun des autres ait des connaissances beaucoup plus étendues.

L'esprit de l'Ebranleur du Sol s'attarde autour de l'emplacement des ruines de Mycènes, s'approchant autant qu'il peut de ce vide à l'intérieur duquel ses perceptions s'estompent. Bien entendu, une armure ne suffit pas à faire un guerrier puissant, mais inversement, un guerrier doté d'une armure insuffisamment résistante a peu de chances de survivre suffisamment longtemps pour devenir puissant.

En y réfléchissant, il est probable qu'Owanon aura causé des dommages importants à ceux qui sont parvenus à l'abattre. Qui qu'ils soient exactement, ils ne présenteraient certes guère de danger pour les deux généraux qu'il avait envoyé là-bas. Au plus, songe Poséidon, il existe peut-être une demi-douzaine de guerriers en état d'utiliser le cosmos parmi les réfugiés de Mycènes. Au plus. Sans doute moins. Même s'ils sont parvenus à brièvement trouver en eux la force de vaincre un de ses généraux, ils leur restent malgré tout bien inférieurs. Le cosmos nécessite des années d'apprentissage qu'ils n'ont pas eu et qu'il n'est pas possible de remplacer.

Oui, en fin de compte, cette victoire finale qu'il recherche ne peut lui échapper. Et ce délai inattendu ne la rendra que plus appréciable.

Pourtant, tandis que l'esprit de Poséidon réintègre finalement son enveloppe corporelle, abandonnant ses investigations inutiles, il ne peut s'empêcher d'être saisi d'une impression désagréable. Il a certes parcouru toute la Grèce et partout il n'y a vu que la trace des ses conquêtes. Seule la région à proximité de Mycènes reste comme un angle mort dans sa vision divine, à l'intérieur duquel sa pensée ne peut pénétrer. Mais est-ce vraiment le seul endroit ainsi protégé ? Le souverain des océans ne peut se défaire d'une sensation désagréable, celle d'avoir oublié quelque chose d'important, qu'il ne parvient pas à se rappeler malgré tous ses efforts.

* * *

Athènes. La ville a prospéré depuis la dernière fois où elle y est venue, songe la déesse aux yeux pers en son for intérieur. A l'époque, elle y a disputé à Poséidon la souveraineté sur l'Attique. Cela n'a pas été là leur première querelle, même si cela a sans doute été l'une des plus importantes.

Avec affection, Athéna passe une main le long du tronc rugueux du très grand olivier qui se trouve devant elle. Le présent qu'elle a fait aux habitants de la cité s'est épanoui en même temps que celle-ci. Elle sent la vie qui en émane, chaude et rayonnante. Elle ressent une certaine fierté à la vue de cette création, parmi les plus belles qu'elle ait jamais conçues.

Finalement, avec une sorte de regret, Athéna détache son regard de l'arbre sacré et s'avance le long de l'acropole vaste qui domine la ville. Il est tôt encore. Le pâle éclat de l'aube commence juste à se faire deviner à l'est. Il n'y a personne. Athéna parvient à un endroit d'où elle surplombe toute la cité.

Celle-ci n'est pas encore aussi vaste que Mycènes, loin s'en faut. Mais cela sera suffisant dans l'immédiat, songe la déesse aux yeux pers. Les réfugiés de Mycènes pourront y trouver assistance et secours, au moins pour le temps que durera cette guerre. Le pouvoir dont elle a imprégné l'olivier lors de sa création est un obstacle aux sens divins de Poséidon, tout comme le serait sa présence à elle-même.
L'endroit idéal pour regrouper ceux qui s'opposent à Poséidon et peut-être même pour recruter de nouveaux guerriers. Athéna sent la présence de plusieurs potentiels considérables dans cette cité qui s'étend devant elle.

Mais il faudra également un autre endroit, à proximité, où puissent être formés les guerriers qui affronteront Poséidon. Un endroit où ils puissent grandir en nombre et en force, à l'abri de tout danger, jusqu'au moment où ils seraient prêts. Une sorte de… sanctuaire.

* * *

- J'ai mal aux mains, j'suis fatiguée. J'ai faim, j'ai envie d'me r'coucher…
- Travaille en silence, Jaelrina, grogna Alcyar, lassé d'entendre geindre son ancienne disciple. Ca n'en ira que plus vite.

Jaelrina fit la moue en regardant son ouvrage. Certes, l'armure de Pégase n'était plus tout à fait la ruine qu'elle avait été quelques heures auparavant. Mais, à en juger par l'entrelace de fissures plus ou moins profondes qui couvraient toute sa surface, il allait lui falloir encore un certain temps avant d'en avoir terminé.

Au moins, se consola-t-elle, ce n'était pas elle qui avait dû verser son sang sur l'armure. Quand ils avaient entrepris de réparer ces armures, ils n'avaient pas compris immédiatement ce qui n'allait pas avec l'armure de Pégase. C'était Alcyar qui avait finalement saisi. L'armure était morte. Les coups qu'elle avait encaissés ne l'avaient pas seulement réduite en morceaux, ils avaient également détruit la vie qui l'habitait. Et, pour réparer l'armure, il avait donc fallu l'abreuver de sang une nouvelle fois. C'était Tolivar qui s'en était chargé avant de partir voir son père, comme il avait été le seul resté à peu près indemne après le combat contre le général des mers. Le prince héritier de Mycènes avait enduré l'épreuve sans un murmure, quand bien même elle avait vu son visage perdre ses couleurs tout du long. Et, quand cela avait été finalement terminé, elle n'avait pu s'empêcher de l'admirer en voyant qu'il tenait toujours sur ses jambes. Après tout, le moins qu'elle pouvait faire était de s'assurer que ce sang n'était pas gaspillé. L'armure de Pégase serait supérieure à ce qu'elle avait été, se promit-elle.

Jaelrina leva brièvement les yeux de son œuvre. Quelques mètres plus loin seulement, Alcyar s'affairait sur l'armure du Cygne. Son état n'avait pas été nettement meilleur que celui de l'armure de Pégase à l'issue de leur premier combat, mais elle n'était pas morte. Apparemment, songea Jaelrina, il devait exister une sorte de limite de non-retour séparant les armures de la mort. Un peu comme les êtres humains.

Sauron n'était pas là, ce qui ne la dérangeait pas outre mesure. Le Forgeron du Nord avait reçu la tâche de réparer l'armure du Capricorne, ce qu'il avait sans doute déjà accompli. Sans doute était-il actuellement en train de songer à créer de nouvelles armures plus performantes ou quelque chose de la sorte…

A ce sujet, d'ailleurs…

- Est-ce que vous savez ce que c'est que Sauron nous a demandé de rajouter aux armures ? demanda-t-elle brusquement à Alcyar.
- Pour autant que j'ai pu voir, répondit l'intéressé sans lever les yeux, c'est du gammanium. Mais la composition exacte de l'alliage est différente de celle que nous utilisons d'ordinaire et la résistance qui en résulte est nettement supérieure. Les armures que cela donnera devraient nettement mieux résister aux chocs.

Jaelrina hocha la tête, sceptique. Plus résistantes ou pas, elle avait l'impression désagréable que ce n'était pas la dernière fois qu'elle réparait ces armures.

* * *

- C'est là.
- Je vois bien.
- Tu as une idée de la façon dont nous pourrions nous y prendre ?
- Le seigneur Poséidon nous a demandé de faire ça au plus vite. Ce n'est guère le moment de s'embarrasser de subtilités.
- Je ne dis pas le contraire, Harchissa. Mais il est inutile de foncer tête baissée pour autant. Je ne pense pas que nous courrions un grand risque en étant deux. Owanon a probablement sous-estimé ses adversaires et il a été pris par surprise. Nous sommes avertis du danger. Mais la précipitation pourrait nuire à l'efficacité dans le cas présent. Nous ne savons pas si tous ces ''chevaliers'' se trouvent bien à l'intérieur de ce camp minable. Certains pourraient en être partis provisoirement.
- Que proposes-tu, alors ?
- Sondons les environs avec notre sixième sens. Qui que soient ces guerriers, nous sentirons certainement leur cosmos et l'endroit où ils se trouvent. Je doute qu'aucun d'entre eux ait déjà appris à masquer son aura. Puis nous agirons dès que le moment sera propice. Nous éliminerons ces chevaliers et détruirons leurs armures avant de nous occuper des forgerons qui les leur ont confectionnées. Tout sera réglé en quelques instants.
- Hmm, ton plan me va. Mais je ne patienterai pas plus de quelques heures.
- Ce sera amplement suffisant.

* * *

Myrtès marchait tranquillement dans les rues d'Athènes qui s'éveillait. Le soleil commençait tout juste à s'élever dans le ciel du côté de l'orient. Bien qu'il ne puisse pas le voir, il sentait la chaleur de chaque rayon sur son visage.

Myrtès parvint à une petite place où se trouvait une bonne partie des commerçants de la ville.
Un certain nombre de femmes étaient là, en train de remplir d'eau leur cruche à la petite fontaine. Il avait conscience de leurs regards posés sur lui tandis qu'il traversait la place devant elles. Il sentait leurs pensées intriguées, curieuses, comme chaque jour. Myrtès ne s'y attarda pas. Il avait fini par s'y habituer.

Lorsqu'il était né aveugle, dernier fils d'une famille nombreuse, tout le monde s'était attendu à ce que ses parents - des artisans modestes - choisissent de s'en débarrasser. La vie était suffisamment difficile sans en plus s'encombrer d'un infirme. Mais ils ne l'avaient pas fait et, en grandissant, il était très rapidement apparu que cette infirmité ne nuisait guère à Myrtès. Ou plutôt, qu'elle lui permettait de développer des capacités inhabituelles.

Les gens parlaient souvent de sorcellerie quand il devinait leurs pensées ou qu'il achevait leurs phrases à leur place. Ce n'était pas cela, il le savait bien. Mais comment l'expliquer à des hommes et des femmes aveuglés en permanence par ce qu'ils voyaient ?

Agé désormais de quatorze ans, Myrtès était devenu l'apprenti d'un potier quelques mois auparavant et son travail approchait déjà de la qualité de celui de son maître. Le toucher de ses mains d'aveugle modelait l'argile avec une facilité déconcertante. Cela lui valait un peu de respect, sinon d'affection. La plupart des gens persistaient à le trouver étrange, voire un peu effrayant. Myrtès ne s'en souciait pas. Un jour, il en était certain, il trouverait des personnes qui comprendraient ses capacités et qui les accepteraient. Il ne pouvait pas être le seul à posséder cette vue qui n'en était pas une, n'est-ce pas ?

Myrtès s'immobilisa au milieu de la rue, fronçant les sourcils. L'espace d'un instant, il avait eu cette impression déconcertante… Quelque chose comme la présence d'un second soleil, à la chaleur aussi intense que le premier. Une chaleur qui l'appelait étrangement.

Myrtès se remit brusquement en marche. Mais pas vers l'atelier de son maître, qui n'était plus qu'à quelques pas. Il prit le chemin de l'acropole.

* * *

- Je te dis que c'est une mauvaise idée. On pourrait se faire prendre ! Et puis, de toute façon, tu n'as pas le droit !
- Allez, Erèbe, je te dis que ce sera facile ! Tu as juste besoin de retenir son attention un petit moment pendant que je prends une ou deux grappes de raisin. La vieille ne s'en rendra même pas compte !
- Non, je n'ai pas envie !
- Oh, arrête ça. Tu as tout à fait envie, tu as juste peur de te faire attraper. Et c'est moi qui prendrai tous les risques, je te dis !
- Non, pas question !

Nyx décocha une grimace à son frère tandis que celui-ci se détournait. Il n'y avait pas moyen de s'amuser, avec lui ! Elle avait envie de manger du raisin, c'était tout ! Ce n'était pas de sa faute si leurs parents ne leur avaient pas donné d'argent pour en acheter ! Tant pis, elle se débrouillerait toute seule. Il ne devait pas être trop difficile de voler une petite grappe de raisin à une vieille folle à moitié sourde, n'est-ce pas ? Elle n'avait pas besoin d'Erèbe pour cela.

Malheureusement, l'intéressé devait avoir suivi un raisonnement similaire car il se retourna vers elle avec un air suspicieux. Nyx s'efforça de paraître aussi innocente que possible. Elle aurait sans doute réussi avec n'importe qui d'autre, mais son frère la connaissait un peu trop bien.

- T'es vraiment impossible, fit-il en lui prenant le bras. Allez viens, on rentre.

Nyx songea brièvement à se dégager d'un bon coup de pied. Mais une dispute attirerait certainement l'attention de tous les marchands à proximité, ce qui ne servirait guère ses intentions. Avec un soupir, elle se laissa entraîner.

Quelqu'un qui aurait rencontré Erèbe et Nyx pour la première fois aurait bien été en peine de les distinguer l'un de l'autre. En fait, il aurait sans doute été bien en peine de dire qui des deux était le garçon et qui la fille. Ils avaient tous deux treize ans, la même taille et la même carrure plutôt mince. Leurs cheveux - noirs avec des reflets bleus - leur tombaient pareillement en boucles dans le dos. Même leurs voix se ressemblaient assez.

Bien entendu, l'illusion ne durait guère au-delà du premier instant, tellement les différences de caractère entre les deux étaient visibles. Ils se disputaient presque en permanence, mais n'étaient pratiquement jamais séparés pour autant. Peut-être tout simplement parce qu'Erèbe préférait conserver un œil constamment sur sa sœur. Ou peut-être était-ce tout simplement une habitude qu'ils avaient prise au cours des treize années qu'ils avaient toujours passées ensemble.

- Ca va, tu peux me lâcher, maintenant, protesta Nyx tandis qu'ils parvenaient à la rue où se trouvait la vaste demeure familiale.

Erèbe fit celui qui n'avait pas entendu.

- Eh, j'ai dit que…

La voix de Nyx s'étrangla et se tut. Quelque chose… Quelque chose… Mais qu'est-ce que c'était ? Elle ne parvenait pas à le définir avec certitude. Elle n'avait jamais ressenti une impression similaire. Une présence. Forte, douce, lumineuse. Qui les appelait irrésistiblement. Elle ne savait pas exactement comment elle le savait, mais elle en était certaine au-delà de toute certitude.

Erèbe l'avait lâchée. Du coin de l'œil, elle vit qu'il avait ressenti la même chose.

- Ca venait de l'acropole, fit-il d'une voix distante, émerveillée.

Nyx hocha la tête distraitement. Oui, cela venait de l'acropole, quoi que ce fut. Elle ressentait le désir pressant d'y diriger ses pas, maintenant, tout de suite. Elle voulait savoir ce qui les appelait ainsi.

- Allons-y.

Chapitre précédent - Retour au sommaire - Chapitre suivant

www.saintseiya.com
Cette fiction est copyright Emmanuel Axelrad et Romain Baudry.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.