Chapitre 13 : Retrouvailles


- Bienvenue dans ton tombeau, mon frère...

A cet instant seulement, Saga se rendit compte que l'éclat lumineux qui venait de jaillir n'avait rien à voir avec une torche, ni avec une quelconque lanterne. Il n'avait d'ailleurs rien de naturel. Et ses réflexions en étaient là au moment où la silhouette apparut face à lui, dans un fracas de lumière. Kanon, chevalier d'or des Gémeaux...

- Nous y voilà, fit le nouveau venu avec un sourire ironique.

Saga était hypnotisé. Autant par la brusque apparition de son frère, que par l'armure qu'il avait endossée. Elle exhalait un profond et envoûtant magnétisme, qui contrastait brutalement avec l'hostilité qui s'en dégageait. Etait-ce donc là la fameuse armure maléfique ? A un oeil non exercé, elle aurait pu ressembler en tous points à celle de Saga, mais celui-ci était le mieux placé sans doute pour en percevoir toutes les subtiles nuances. Si sa forme était identique, son éclat, son aura, son essence même n'avaient rien de commun avec l'armure de Saga. Elle était différente.

Subjugué. En dépit de tous ses efforts pour garder le contrôle de lui-même, Saga ne pouvait plus détacher son regard de cette armure aussi merveilleuse que terrifiante. Elle concentrait sur elle toute son attention, et le gardien du troisième Temple du Zodiaque se sentait irrésistiblement attiré vers des sensations oubliées, des images enfouies... et des souvenirs d'outre-tombe.

Ca s'était passé au début de l'année 1973. Le 27 février, pour être précis. Ca n'était pas un jour comme les autres. Saga avait subi l'Epreuve sacrée, celle qui avait fait de lui le détenteur d'une puissance effrayante. Et du même coup, le nouveau chevalier d'or des Gémeaux.

L'Epreuve s'était achevée au centre de l'arène du Sanctuaire. Saga avait dû affronter son maître et le surpasser dans tous les domaines imaginables. C'était ainsi que la Chevalerie formait ses disciples. Et après de longues heures d'efforts acharnés auxquels nul n'avait pu assister, Saga avait surgi d'une brèche dimensionnelle, au beau milieu de l'arène. Revêtu de la légendaire armure d'or des Gémeaux. Dans la douce chaleur d'un soleil de février, il s'était agenouillé devant le Pope. Tout le Sanctuaire était présent pour assister à un tel événement. Des minutes durant, le silence avait été religieux et sacré. Soudain Saga s'était relevé, la tête haute et le regard décidé. Il n'était plus le même. Il n'avait plus rien de l'adolescent, ni de l'élève qu'il avait pu être. Le disciple anonyme aux cheveux bleus n'était plus. Seul subsistait à sa place un chevalier sacré. Et pas des moindres. Mais sans tarder, ces instants oniriques avaient cédé la place à la traditionnelle banalité du quotidien. C'était terminé. La cérémonie avait rapidement pris fin, et le retour à la normale s'était fait de lui-même.

Mais tandis que la plupart se dispersaient, quelques-uns s'étaient rapprochés du bienheureux Saga, autant pour le féliciter que pour admirer de plus près son armure étincelante.
Des chevaliers d'argent le congratulèrent avec respect et, sans doute, quelque vénération. Des apprentis pleins d'espoirs louèrent son succès. Ceux-là aussi finirent par s'éclipser, avec la satisfaction d'avoir approché de près un des mythiques chevaliers d'or. Finalement, ne restèrent aux côtés de Saga que trois personnes. Un jeune disciple discret et réservé, venu tout droit d'une île grecque. Un certain Milo... Quant aux deux autres, le chevalier des Gémeaux les connaissait depuis des années déjà. Les frères inséparables, et meilleurs amis de Saga : Aiolos, et Aiolia. Ce dernier avait encore tout d'un enfant, et manifestait un enthousiasme aussi débordant que puéril à la vue de l'armure d'or. Aiolos, pour sa part, remplissait son rôle de grand frère avec sagesse et patience. Mais lui non plus ne masquait pas sa fierté d'avoir pour ami un chevalier si remarquable. Tout n'était que satisfaction, joie et bonheur. Tout allait bien.

Et pourtant... il aurait suffi que Saga lève les yeux. Il aurait suffi qu'il pose le regard là-haut, en direction d'une colonnade à demi-détruite, pour y apercevoir la silhouette de celui pour qui cette cérémonie avait résonné comme une marche funèbre. Kanon, la main agrippée au rocher, avait assisté à la scène en sentant ses yeux s'embuer de larmes, qui exprimaient autant la rage que le remords. Sans doute aurait-il dû être heureux, en voyant son frère jumeau accéder au rang de chevalier d'or. Sans doute aurait-il dû ressentir quelque fierté, en l'observant revêtu de l'armure des Gémeaux. Sans doute aurait-il dû accourir vers Saga, le féliciter, lui dire toute l'estime qu'il avait pour lui. Mais rien à faire. Kanon ne pouvait lutter contre ce sentiment d'injustice qui lui comprimait la poitrine. Et en lui, une seule question demeurait, une seule interrogation martelait son âme et son être, d'une intensité telle qu'elle lui vrillait le crâne : et moi, je suis quoi ?


Et aujourd'hui, plus rien n'était semblable. Treize années de souffrance, de lutte et de combats sanglants avait bouleversé la situation. Et c'était à présent Kanon qui jubilait, recouvert de son armure resplendissante, les yeux remplis d'un orgueil enfin assouvi. Et c'était à présent Saga, l'humble et modeste Saga, qui devait accepter la désormais écrasante supériorité de son frère. Rien n'était décidément plus comme avant, et les souvenirs d'une époque dorée s'étaient bels et bien évanouis.

- Alors, Saga, quel effet ça fait de se retrouver de l'autre côté de la barrière ? Que ressens-tu en ce moment ? De la jalousie ? De la colère ? Peut-être les deux ? Qu'importe... tu n'es plus rien désormais.
- Kanon, interrompit Saga dont le front commençait à être assailli par de grosses gouttes de transpiration, j'ignore à quoi tu joues, mais arrête ce cirque immédiatement.
- Tu n'es pas en position de me donner des ordres, cher frère. Cette armure que tu peux admirer a fait de moi un homme neuf. Un nouveau Kanon ! Je me contrefous de ce que tu peux en penser, d'ailleurs. Je suis devenu quasiment invincible.
- Kanon, reprit Saga d'un ton déformé par l'inquiétude, tu ne sais pas ce que tu fais. Moi non plus d'ailleurs ! Tu nous as trahis ? Tu es passé du côté des Dissidents ?
- Je suis passé de mon propre côté, là est toute la nuance. Je suis à présent le chevalier des Gémeaux, que cela te plaise ou non. Et, à mon grand regret, tu es désormais devenu plus une gêne qu'autre chose. Je dois t'empêcher de te mettre en travers de mon chemin, comprends-le...

Tout en parlant, Kanon envisageait diverses possibilités. Il était exclu de projeter Saga dans une autre dimension, celui-ci aurait eu tôt fait de s'en extraire. Kanon pouvait également utiliser une attaque mentale telle que l'illusion diabolique, mais il avait du mal à en saisir l'utilité dans le cas présent. Alors il se décida bien vite pour la force brute. La solution à bien des problèmes, pensa-t-il brièvement.

- Désolé pour toi, Saga, mais tu ne seras pas là pour assister au dernier acte. Adieu!

Les jumeaux se mirent en position de combat et déclenchèrent leur assaut au même instant.

- GALAXIAN EXPLOSION !

Les deux formidables déflagrations se heurtèrent avec un grondement sourd. Force contre force. Des morceaux de roche se détachèrent des parois, et vinrent s'amonceler au sol. Et à chaque seconde, la tornade gagnait en intensité, se faisant de plus en plus menaçante. Mais la victoire fut sans surprise. Largement avantagé par l'armure qui le recouvrait, Kanon n'eut pas beaucoup de mal à prendre l'avantage. Et un instant plus tard, le corps de Saga, percuté par l'explosion, se vit projeter contre la pierre, avant de retomber lourdement au sol, inconscient.

Il y eut un silence. Kanon, des secondes durant, scruta son frère comme s'il s'attendait à le voir se relever. Ses yeux bleus se firent plus durs, en même temps qu'un éclat vengeur passait dans son regard.

Le silence était revenu dans la salle. Kanon resta un moment immobile, perdu dans ses pensées, puis tourna les talons. Bientôt, les pas s'éloignèrent et tout fut à nouveau calme, et les ténèbres enveloppèrent le corps toujours inanimé du chevalier Saga.

*****

Des secondes, des minutes s'écoulèrent. Puis Solagar descendit de l'autel d'un mouvement souple et rapide. Il était temps de récapituler où en étaient les manœuvres.

Tarkan avait intercepté Minéos, et un âpre combat faisait désormais rage entre les deux prétendants à l'armure de la Couronne Boréale. Un combat dont le vainqueur était déjà fixé.
Solagar avait en effet toute confiance en Tarkan pour ce qui était de triompher d'un adversaire en combat singulier. Le sort de Minéos n'était donc plus un problème.

Qui restait-il... Saga ? La menace qu'il représentait était négligeable, et son jumeau ne tarderait pas à se débarrasser de ce gêneur. Dans le meilleur des cas, les deux frères s'entretueraient au cours de leur bataille, ce qui mettrait définitivement un terme au problème. De toute façon, les Gémeaux n'avaient qu'un rôle somme toute mineur à jouer, rôle qui touchait à son terme. Inutile donc de se soucier de Kanon et Saga.

Solagar baissa les yeux sur le corps étendu devant lui. Eileen. La Grande Prêtresse était un pion essentiel dans le jeu des Dissidents, mais ça n'était pas l'affaire de Solagar. C'était le dieu lui-même qui s'en chargeait, et le chevalier de la Couronne Australe s'en félicita intérieurement. Il éprouvait des sentiments bizarres et ambigus envers cette femme aux pouvoirs étranges. S'il avait regardé avec attention au plus profond de son être, il aurait décelé la crainte, la peur de cette sorcière dont les motivations lui demeuraient cachées par un mur inébranlable. Mais Solagar était bien comme tous les hommes, pour rien au monde il n'aurait voulu prendre le risque de découvrir la teneur réelle de ses émotions. Alors il se bornait à constater son dégoût primaire et instinctif pour Eileen, et ne cherchait pas plus loin. Cela valait sans doute mieux pour tout le monde.

Restait donc le chevalier Andromède. Solagar n'eut pas de mal à localiser son cosmos, errant dans les environs. Un cosmos qui vibrait d'une façon étrange et inhabituelle, soit dit en passant.
En tous cas il parviendrait ici tôt ou tard, mais il était encore temps de l'intercepter, lui aussi. Et Solagar ne pouvait se permettre de le laisser évoluer à sa guise. Il était de son devoir d'éliminer ce danger potentiel, quels que soient les moyens à utiliser. D'autre part, cela aurait le double intérêt d'interrompre une oisiveté qui ne lui plaisait guère, et de lui fournir l'occasion de connaître l'étendue des pouvoirs de ce fameux chevalier divin d'Andromède. C'est dans cette optique qu'il se dirigea d'un pas décidé en direction d'un tunnel tout proche, laissant Eileen aux mains du dieu toujours endormi.

"Shun atteindra bientôt la salle située exactement au-dessus de celle-ci, pensa-t-il en se remémorant un plan approximatif des catacombes qu'il avait eu l'occasion d'examiner. Ce sera l'endroit idéal pour le mettre hors d'état de nuire. Mais il ne faut pas le tuer. Pas tant qu'il peut nous être utile. Non, je crois plutôt qu'il faut le réduire à l'impuissance, puis l'amener jusqu'à celui qui fut son frère. Le chevalier Phénix sera, je pense, heureux de retrouver sa famille réunie..."

*****

Le printemps. Les gazouillis d'un oiseau accompagnaient le doux frémissement des arbres que le vent caressait.
Au-delà, dans le ciel azuré, les rayons dorés du soleil déjà haut parvenaient à se frayer un passage entre les feuillages, et déposaient sur l'herbe leur semence de lumière. Un peu plus loin, derrière les chênes à demi recouverts de mousse, le courant d'un ruisseau limpide surgissait d'entre deux rochers dans un chuintement paisible. Et là, au fond de l'eau claire et pure, jaillissait parfois un poisson aux écailles éclatantes, qui bien vite disparaissait au coin d'un galet. L'herbe était épaisse, la terre meuble et l'air chargé d'un parfum de sérénité. Un panorama enchanteur, qui eût rempli d'ardeurs nouvelles et d'inspirations oniriques les poètes de tous temps.

Quelqu'un approchait. Un feulement vif et régulier, qui gagnait en sonorité à chaque seconde. Un écureuil grimpa prestement le long d'un tronc d'arbre pour se mettre à l'abri. Soudain une silhouette parut à l'extrémité de la clairière, demeura debout dans l'ombre des arbres. Lorsque enfin elle s'avança dans la lumière, son visage resta impassible malgré la beauté du décor. C'était un adolescent. Un regard averti aurait pu reconnaître sur lui la légendaire armure d'Andromède, celle que personne avant lui n'avait pu revêtir. Les formes en étaient courbes et harmonieuses, presque amicales. En parfaite opposition avec l'étincelle brûlante qui illuminait les pupilles du chevalier sacré, ne dévoilant sans doute qu'une infime parcelle de son bouillonnement intérieur. L'enfant promena lentement ses yeux de gauche à droite, et sembla s'arrêter sur ce qui aurait paru insignifiant à n'importe quel autre individu.

Des roses rouges. Là, au pied d'un arbre massif, intercalées entre la mousse et les racines, elles présentaient leur charme et leur splendeur au promeneur égaré. Un parfum envoûtant se répandit peu à peu dans la clairière, tandis que l'éclat des pétales écarlates redoublait d'intensité comme un appel au délassement et à l'ivresse des plus beaux jours. En cet instant, ces fleurs surpassaient en magnificence toute autre création terrestre, et même les oeuvres d'art les plus spectaculaires auraient été fades et insipides en comparaison. Et les roses trônaient ici, ensorcelantes et magiques, entraînant les spectateurs de leur beauté insolente vers le sommeil. Les paupières du chevalier Andromède s'abaissèrent. Le sommeil... Un papillon se posa sur son avant-bras.

Shun se redressa, les yeux bien ouverts cette fois-ci. Il posa son regard brûlant sur le papillon. Il y eut un battement. Le cosmos de l'adolescent s'illumina une fraction de seconde, et l'animal aux ailes savamment décorées prit feu dans un crépitement acéré, ne laissant qu'une lueur violette derrière lui pour témoigner de sa présence. Un sourire éclaira le visage du chevalier Andromède. Soudain, peut-être en réponse à cette mise à mort, le paysage entreprit de se métamorphoser. Un grondement jaillit des entrailles de la terre, semant avec lui la ruine et la damnation. Destruction, ravage et dévastation. Tout se passa très brièvement, une minute tout au plus. Le ciel devint noir. Le sol trembla d'abord, puis se fissura à plusieurs reprises. Le tonnerre déchira l'air, furieux et terrifiant, et le grondement assourdi lui répondit en s'amplifiant. C'est cet instant que choisit le décor pour commencer de se désagréger. Tous les oiseaux apeurés avaient pris la fuite vers des horizons plus cléments. Les arbres tombaient en miettes.
L'eau du ruisseau, dont le niveau montait à une vitesse alarmante, était entrée en ébullition. L'herbe avait viré au jaune pâle, et sous elle, la terre se craquelait, s'entrouvrait pour engloutir tout ce qui s'en approchait. Les plantes pourrissaient et entraient en décomposition à une vitesse accélérée. Des morceaux entiers de matière se soulevaient et dansaient dans les airs, formant une spirale autour du chevalier Andromède. Le tonnerre résonna une nouvelle fois. Dans le ciel auparavant si doucement bleuté, le soleil s'était enfui. Une nuit obscure et impénétrable avait pris sa place, une voûte céleste dénuée d'étoiles. L'air était lourd et brûlant, chargé de mort et de fumée. Tout était parti, envolé, disparu. Ne restait que l'Enfer.

Une vision venue du fond des âges. La transformation achevée, la furie se calma quelque peu, du moins en apparence. L'enfant avait-il provoqué la destruction du paysage idyllique en tuant le papillon, ou était-il étranger au phénomène ? On n'aurait su le dire. Le résultat était de toute façon le même. Il était à présent juché sur un rocher nu et désert, au milieu d'une rivière de lave dont les bulles crevaient en exhalant des vapeurs suffocantes avec un bruit de chair calcinée. Sur les rives de ce fleuve cauchemardesque, s'étendait une terre désolée et laissée à l'abandon, parsemée d'ossements blanchis et d'arbres carbonisés. Le sol était desséché et craquelé, les morceaux de roc noirs comme la suie. Ce qui faisait office de ciel n'était qu'un nuage gigantesque, d'une teinte oscillant entre le gris et le brun. Et l'atmosphère portait une odeur insoutenable faite de cendres et de putréfaction, une odeur qui aurait fait défaillir le plus décidé des hommes. Mais le chevalier Andromède semblait n'y accorder aucune attention, et se concentrait plutôt sur les remous de plus en plus violents qui agitaient la lave.

Quelque chose arrivait. Le liquide visqueux et brûlant se secouait de plus en plus, sous l'action d'une force encore invisible. Soudain il y eut comme une explosion. Des projections rouges et fumantes jaillirent de toutes parts, formant un rideau incandescent entre l'enfant et la rive. Le rocher sur lequel il était posté devint le centre d'une impressionnante sphère de lave dont les mouvements s'accéléraient jusqu'à devenir presque imperceptibles. A tout instant elle menaçait d'engloutir le frêle îlot de roche, et le chevalier avec. Le danger demeurait donc bien réel. Pourtant, Shun ne cillait pas. Impassible, il observait les événements avec la curiosité de celui qui n'a rien à craindre. Au bout d'un moment cependant, son visage fit la moue, et sa bouche dessina un soupir. Visiblement, le spectacle l'ennuyait à présent, plus que tout autre chose. D'une voix claire et distincte malgré le grondement qui avait redoublé d'intensité, il prononça trois mots avec un mépris évident.

- C'est minable.

Il se redressa encore et serra les poings. Une aura d'un rouge sanguinolent apparut tout à coup autour de lui. Elle se transforma sans attendre en une seconde sphère rougeoyante et incandescente, dont la taille s'accrut en quelques secondes.
Bientôt, la lave perdit du terrain sous l'action ravageuse de la formidable cosmo-énergie du chevalier Andromède. Comme pour conforter ce début prometteur, le jeune garçon esquissa un geste qui avait sans doute pour but d'augmenter encore sa puissance. Mais ce ne fut finalement pas nécessaire.

L'illusion disparut. Les Enfers, la rivière de lave, les ossements, les vapeurs, tout s'éteignit d'un coup pour laisser la place à un paysage autrement plus familier. L'atmosphère étouffante et glauque des Enfers avait été remplacée par celle, glaciale et angoissante, d'une vaste salle des catacombes qui ne contrastait guère avec les précédentes. Des murs lisses et froids, un plafond situé à huit ou dix mètres de hauteur, soutenu par des colonnes nues et impersonnelles. Shun, calmé, observa avec dédain ce sobre décor à peine plus accueillant que la rivière de lave. Lorsqu'il se rendit compte qu'il était seul, il grimaça et interpella un ennemi invisible.

- Tes talents d'illusionnistes sont pathétiques. J'espère pour toi que tu as mieux à proposer, sinon je ne donne pas cher de ta peau une fois que je t'aurai trouvé. A moins que tu ne préfères t'enfuir en courant ?

Shun se tut et tendit l'oreille en quête d'une réponse. Des pas, faiblement mais régulièrement, se rapprochaient. Quelqu'un arrivait par le couloir qui s'ouvrait au fond de la salle, entre deux piliers. Dans une seconde, il ferait son apparition. Le chevalier Andromède ne bougea pas et croisa les bras, les yeux fixés sur l'ouverture du tunnel. Son adversaire surgit enfin. Et là où personne n'aurait pu retenir une exclamation de surprise, Shun se contenta de hausser le sourcil droit, en guise de réaction.

- Eh bien, Shun ? C'est tout ce que tu trouves à me dire ?

Daidalos de Céphée !

Daidalos, chevalier d'Argent de la constellation de Céphée. Mentor de Shun pendant six longues années. Il se tenait là, en face de son ancien disciple. Daidalos s'avança vers Shun avec lenteur. Son visage était neutre, mais son regard plein de compassion et de douceur.

- Shun, reprit-il, tu n'imagines pas le bonheur que j'éprouve à te retrouver près de moi. Je t'ai suivi et guidé pendant près de la moitié de ton existence. Je t'ai formé au combat sans relâche, ayant vu en toi dès notre première rencontre un être exceptionnel. Au-delà même de ma mort, j'ai observé tes prouesses contre les chevaliers d'or, contre les Généraux des mers, contre Hadès. Lorsque tu t'es effondré sous les coups du chevalier des Poissons - mon propre bourreau ! -, je crois que j'ai failli pleurer pour la première fois de ma vie. Shun, tu as été mon disciple le plus prometteur et le plus talentueux.

Daidalos s'arrêta à deux mètres du chevalier Andromède, et tendit la main vers lui.

- Je ne suis plus ton maître, désormais. Voilà longtemps déjà que tes pouvoirs ont surpassé les miens. Tu as atteint un niveau que je ne peux pas même imaginer. Tout au plus puis-je avoir la fierté d'avoir contribué, même d'une façon infime, à ton propre accomplissement. Aujourd'hui Shun, je voudrais enfin pouvoir te dire à quel point je t'admire. L'occasion m'est donnée de te témoigner toute mon affection et mon attachement. Tu as été bien plus qu'un simple apprenti à mes yeux. Grâce à toi, je suis et je resterai persuadé que ma venue en ce monde n'a pas été vaine. Tu es la consécration de ma vie de chevalier, et je tiens à t'exprimer toute ma gratitude de t'avoir eu comme disciple. Ce fut un honneur que je ne suis pas sûr d'avoir mérité. Pour toutes ces raisons, Shun, mon élève, mon ami, mon fils presque, je voudrais t'embrasser une dernière fois avant de te quitter pour toujours.

Le chevalier d'argent de Céphée, guidé par un amour paternel et profond, se rapprocha de Shun pour l'étreindre dans ses grands bras accueillants et protecteurs.

Dès lors tout se passa très vite.

Shun contracta le muscle de son bras et enflamma son poing gauche, ne laissant subsister aucun doute quant à ses intentions. Il le plongea aussitôt au plus profond des entrailles de Daidalos, son maître vénéré. En deux temps, la main du chevalier Andromède, rapide et puissante, perfora la poitrine de Céphée dans une explosion écarlate et bouillonnante. Elle progressa très vite, brisant les côtes, broyant les organes vitaux, et réduisant le tout à une sinistre mélasse incolore. Puis le poing ensanglanté resurgit de l'autre côté, creusant un trou épais et rougi au milieu du dos. Daidalos eut un sursaut, suivi d'un hoquet de surprise. Mais en guise de son, ne sortit de sa bouche qu'un écœurant gargouillis rendu presque inaudible par le flot de sang qui s'en échappait. Cela dura de longues secondes, au cours desquelles Shun demeura figé dans cette posture, observant son maître debout et agonisant, comme si ce spectacle macabre excitait sa curiosité d'enfant. Enfin, lorsque son intérêt se fut assouvi, il extirpa avec difficulté son poing souillé de la poitrine de Daidalos. Non sans arracher au passage quelques lambeaux informes, seuls vestiges de ce qui avait été un appareil digestif. Après quoi le corps du chevalier d'argent s'affala sur le sol dans une posture indigne, venant s'ajouter lui-même aux impuretés sanglantes et pourries qui recouvraient la pierre.

Une minute s'écoula avant que Shun ne se décide à faire un geste. Son visage ne reflétait presque aucune émotion face à la dépouille peu reluisante de celui qui lui avait tout appris, comme si son crime le laissait indifférent. Peut-être était une esquisse de sourire que l'on distinguait au coin de ses lèvres, le sourire de celui qui venait de remporter une victoire sur son propre passé.
Lorsque enfin il releva la tête, le regard dévorant, ce fut pour s'adresser une nouvelle fois à son ennemi toujours dissimulé.

- Chevalier de Vermeil ! Tes illusions ridicules ne te mèneront nulle part. Si tu veux triompher de moi, il te faudra m'affronter réellement, et me vaincre en combat singulier !

Un silence.

- Qu'il en soit donc ainsi.

Solagar se matérialisa au centre de la pièce, immobile. L'armure de la Couronne Australe resplendissait sur son corps, fière et menaçante. L'arme qu'il tenait fermement dans sa main droite semblait prête à jaillir d'elle-même pour s'en prendre au chevalier Andromède. Mais tout cet attirail ne parvenait à faire illusion, et le regard du Dissident ne parvenait à masquer le sentiment intolérable qui le parcourait. Solagar avait peur.

*******

L'obscurité se dissipa en partie comme si un voile s'était soulevé. Mais les yeux d'Eileen ne pouvaient encore discerner avec précision ce qu'ils avaient devant eux. Un gouffre sans fond ? Ce qu'elle entrevoyait y ressemblait, en tous cas. Elle ferma les yeux, puis les rouvrit au maximum pour s'extirper de sa torpeur. Elle réalisa alors qu'elle était allongée à même le sol, et que le gouffre insondable qu'elle avait cru observer n'était qu'une fissure assez épaisse au milieu d'une dalle. En poussant un soupir qui pouvait exprimer autant la satisfaction d'avoir recouvré ses sens, que le désappointement de les découvrir tout engourdis, elle mit en mouvement ses membres ankylosés et se releva laborieusement. Si elle avait alors jeté un regard derrière elle, en biais, elle aurait pu apercevoir Elias, le chevalier du Lynx, qui observait la pièce à demi dissimulé derrière une colonne. Mais tel ne fut pas le cas. Eileen se contenta de se frotter les yeux, se demandant encore ce qui avait bien pu se passer.
Elle s'était assise un moment par terre, pour se reposer, tandis que ses compagnons exploraient les alentours... puis plus rien. Aurait-elle été la proie de quelque sortilège ? Cela n'aurait été guère étonnant de la part des Dissidents...

Elle décida soudain que les quelques secondes de répit qu'elle venait de s'octroyer était plus que suffisantes. Il fallait à présent en savoir plus. En se massant délicatement la nuque, elle releva la tête droit devant elle. Eileen sursauta si fort qu'elle dut faire un pas en arrière pour ne pas perdre l'équilibre.

- Nous voici donc enfin réunis, ma très chère mère...
- Mon... fils... hoqueta-t-elle en découvrant le sourire mauvais qui éclairait le visage d'Ikki d'une lueur de haine.

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Cette fiction est copyright Emmanuel Axelrad et Clément Baudot.
Les personnages de Saint Seiya sont copyright Masami Kurumada.